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Cet article propose d’explorer la manière dont les travaux de Colette Guillaumin ont été reçus et lus en France par ses collègues sociologues, entre les années 1970 et aujourd’hui. Colette Guillaumin publie sa thèse en 1972 : comment cet ouvrage, considéré aujourd’hui comme majeur, est-il lu et reçu ? Comment la réception de son oeuvre a-t-elle ensuite évolué ?

Au cours des années 1970, la société française est marquée par une politique de restriction des droits d’entrée et de séjour des étrangers, par la multiplication d’actes racistes à l’encontre des « immigrés », notamment ceux issus des anciennes colonies, et par divers conflits de décolonisation. Les chercheur.e.s en sciences sociales sont alors politiquement divisés sur la question sociale, mais ils partagent une pensée républicaine, universaliste, qui encourage les intellectuels à ignorer la dimension structurante des rapports ethniques et de race. Historiquement, l’absence d’intérêt de Durkheim[1], et de Halbwachs[2], pour ces questions, puis la prédominance du marxisme sur la pensée sociologique, ont contribué à mettre en avant la « question sociale » au détriment des autres rapports sociaux. L’idéologie jacobine reste alors importante pour une grande partie des intellectuel.le.s français.es. Les individus et les groupes racisés sont le plus souvent perçus comme des « travailleurs immigrés », partie la plus précaire de la classe ouvrière. Le souvenir du nazisme, celui du passé colonial et les politiques mémorielles contribuent à détourner les sociologues des questions raciales et contribuent à la faible réception de l’ouvrage.

Ce contexte républicain français, si prégnant soit-il, ne suffit pas à comprendre la réception d’une oeuvre ou de ses parties. Il n’est pas facile de savoir exactement qui, à l’époque, lit le travail de Colette Guillaumin, ni ce que ses lecteur.trice.s retiennent des questions qu’elle pose et des outils conceptuels qu’elle propose. La réception semble d’abord faible, entravée par la pensée républicaine qui imprègne alors les sciences sociales d’un puissant nationalisme méthodologique (Lorcerie, 1994), favorable au développement du paradigme de l’intégration et entretenant une réticence forte à l’égard des travaux traitant des rapports ethniques et de race (Keyhani, 2017). Ses apports théoriques sont néanmoins partagés dans quelques cercles dont nous éclairerons les acteurs et leurs débats. Cette réception en sociologie apparaît à la fois lente, fragmentée et divisée entre des chercheur.e.s en relations interethniques pour qui le racisme n’en constitue qu’une dimension[3], d’une part, et d’autre part des chercheur.e.s investi.e.s dans la création du champ des études féministes.

Cette partition structure les deux parties qui suivent. Dans un premier temps, nous commencerons par souligner quelques indices sémantiques et divers repères temporels afin de comprendre la réception du travail de Colette Guillaumin dans un contexte scientifique qui voit pointer l’émergence du champ des relations interethniques (De Rudder, 1992). Nous prendrons l’exemple de deux revues, la revue Ethnies dont la publication commence en 1971, puis la revue Pluriel-débat, en 1974, qui constitua un cercle intellectuel important pour la diffusion des réflexions théoriques de Colette Guillaumin. Puis nous suivrons quelques-unes d’entre elles à travers leur circulation, avec quelques travaux de celles et ceux qu’elle a durablement influencés, comme Véronique de Rudder.

Dans un second temps, nous aborderons la réception de ses travaux dans le champ des études féministes, et plus particulièrement au sein des féminismes issus du marxisme dans les années 1970-1980. Cette période est marquée par le projet d’institutionnalisation du champ. La réception de son oeuvre croît fortement à partir des années 2000 dans un contexte où la question de l’articulation des rapports sociaux de classe, de sexe et de race devient centrale.

Point méthodologique

Nous avons tâtonné pour trouver la meilleure méthode permettant de saisir, de façon fine, les signes fiables de la réception progressive de l’oeuvre de Colette Guillaumin au sein de la sociologie française. Notre méthodologie s’est donc déployée en plusieurs stratégies. Une première approche a consisté à repérer, dans les revues dédiées aux rapports sociaux de race, aux relations interethniques et aux rapports sociaux de sexe, les références à ses travaux. Lorsque son travail est mentionné par les chercheur.e.s en sociologie ou anthropologie qui publient dans les revues des années 1970, 1980, 1990 et 2000 en France, comment ses idées sont-elles appropriées ? Et comment ces personnes font-elles circuler sa pensée ? Qu’en retiennent-elles ?

À partir de cette première exploration, nous avons aussi constitué un corpus de textes permettant de comprendre la place et la reconnaissance des analyses sociologiques proposées par Colette Guillaumin, et aussi de repérer son appartenance à des réseaux et sa participation aux dynamiques intellectuelles de certains groupes scientifiques. Construire le corpus de textes suppose un choix parmi une production scientifique d’abord circonscrite puis de plus en plus abondante au fil des décennies observées. Aussi avons-nous choisi ces textes selon deux critères : d’une part, pour leur proximité avec l’objet des recherches de Colette Guillaumin, d’autre part, pour les traces scientifiques qu’ils offrent de cette réception, comme la référence explicite faite à ses travaux ou la mention de certains de ses outils théoriques ou conceptuels.

La liste des textes du corpus est placée dans la première partie de la bibliographie. Elle est relativement courte au regard de la période couverte, soit 1970-2000, et ne prend pas en compte bien des articles parus et répondant à nos critères, notamment dans les décennies les plus récentes. Cependant, notre objectif n’était pas de faire un travail de mesure quantitatif ni exhaustif, mais de repérer l’élargissement de la réception et de trouver les signes d’une appropriation dans une diversité de cercles scientifiques. Le choix des textes tente de couvrir cette diversité, tout en laissant de côté les cercles où l’appropriation de l’oeuvre fut longtemps très faible. Au-delà de ce choix de textes, nous avons cherché les formations de réseaux ou de groupes scientifiques émanant des laboratoires (ou parfois d’une dynamique collective inter-laboratoire) sur ces questions de Race et de Sexe, réseaux qui se multiplient au cours des années 2000. Nous avons repéré les événements scientifiques que ces chercheur.e.s organisaient, ou encore la création de revues ou de collections. Nous avons recherché les possibles filiations au sein de travaux de doctorant.e.s ou jeunes docteur.e.s qui adoptent une perspective guillaumienne.

Enfin, au cours de l’été 2020, nous avons eu des échanges épistolaires avec Pierre-Jean Simon, Ida Simon-Barouh et Danielle Juteau, chercheur.e.s qui ont croisé la route scientifique de Colette Guillaumin et qui ont été des acteur.trice.s et des témoins de plusieurs décennies de cette réception. Cela nous a permis de croiser les sources et de vérifier divers éléments repérés dans les publications, notamment celles des décennies 1970 et 1980.

La réflexion s’appuie aussi sur des échanges mensuels entre les deux auteures s’étalant de janvier à août 2020 qui ont permis l’analyse croisée de leur propre insertion dans ce champ de recherche. Elles sont en outre marquées par l’appartenance à des générations politiques et scientifiques françaises distinctes séparées par une trentaine d’années.

Quelle réception dans le champ des relations interethniques en émergence ?

Dans les années 1950 et 1960, les enseignements du socio-anthropologue Roger Bastide dénotent dans le paysage universitaire. À partir de 1954, il revient en France après plusieurs années au Brésil et enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et à la Sorbonne, sur les contacts de civilisations, s’appuyant sur les apports de l’École de Chicago et sur ses travaux de terrain menés auprès de minorités brésiliennes. Il étonne par ses analyses inspirées des travaux américains, par ses choix sémantiques et ses objets de recherche. Lui et celles et ceux qu’il a formés étudient en effet les « relations raciales » comme on le fait en Grande-Bretagne (Banton, 1961) et dans les Amériques (DuBois, Baldwin, 1963 ; Bastide et Van Den Berghe, 1957). Roger Bastide obtient une chaire en 1966 intitulée « Chaire des relations raciales et des contacts interculturels » et forme une génération de jeunes chercheur.e.s sur ces questions dont Colette Guillaumin, Pierre-Jean Simon, Ida Simon-Barouh et Denys Cuche. Il reste cependant peu inséré dans les réseaux universitaires qui perçoivent ses intérêts pluridisciplinaires comme trop éclectiques (Laburthe-Tolra, 1996)[4]. Cela a-t-il contribué à invisibiliser la publication de la thèse de Colette Guillaumin ? Celle-ci publie sa thèse dans une jeune maison d’édition associée au tout récent Centre d’études et de recherches sur les relations interethniques de Nice (CERIN)[5] que soutient Roger Bastide.

Les travaux scientifiques français relatifs aux questions ethniques ou raciales sont alors souvent descriptifs, éparpillés dans différentes disciplines et sans ambition théorique, écueil qui est encore souligné vingt ans plus tard[6]. Le travail de Colette Guillaumin tranche avec ce constat et propose, au contraire, un cadre théorique particulièrement élaboré.

La revue Ethnies[7]

Si l’on porte notre attention aux outils conceptuels utilisés dans les quelques cercles universitaires qui s’intéressent à ces sujets, le terme scientifique adopté pour désigner ceux que les chercheur.e.s appellent aujourd’hui les « migrants » ou les « racisés » est d’abord celui d’ethnie. C’est d’ailleurs le titre d’une revue, Ethnies, qui voit le jour en 1971 à Nice, présentée comme la « première revue de langue française sur les rapports inter-ethniques[8] ». Le choix de ce terme d’ethnies reflète-t-il une approche anthropologique encore imprégnée du regard colonial (Amselle et M’Bokolo, 1985) ? À cette même période, on commence à parler de relations ethniques et d’ethnicité ailleurs en Europe (Barth, 1969) et bientôt, en 1976, dans la nouvelle revue Ethnicity. Cependant, ces travaux sont alors peu connus et peu partagés en France, comme le confirment nos différentes sources ainsi que les références bibliographiques des publications françaises de cette période.

Dans le premier numéro de la revue Ethnies, en 1971, on peut lire un article des anthropologues Françoise Morin et François Raveau sur les « populations de couleur[9] ». Il y est question des difficultés d’adaptation des migrants africains, antillais et surtout des Haïtiens en France. Comme dans beaucoup de travaux publiés au cours des années 1960 et tout au long des deux décennies qui vont suivre, la notion de race n’est pas évoquée, encore moins travaillée. Les chercheur.e.s ne parlent alors ni de race ni d’ethnicité. Cela n’empêche pas ces deux auteur.e.s de prendre en compte ce qu’ils appellent « la différence de couleur » et ses effets, qu’ils étudient de façon à la fois qualitative et quantitative. Leur attention porte principalement sur les phénomènes d’acculturation et d’adaptation de ces personnes rencontrées en France. Leur perspective reste centrée sur les spécificités du minoritaire, pensé au masculin neutre, sans opérer le déplacement d’analyse que propose déjà Colette Guillaumin dans sa thèse : étudier non pas tant le groupe minoritaire et ses présumées différences que le rapport social qui le constitue, justement, en tant que groupe.

Les rapports de sexe ne sont pas étudiés dans cet article, conformément aux approches scientifiques de l’époque telles qu’elles vont se prolonger encore en France, pendant une trentaine d’années. Une variation de genre est mentionnée toutefois à la dernière page du premier article, où les auteur.e.s restituent les résultats d’une enquête par questionnaire visant à mieux comprendre « l’adaptation des populations de couleur en France ». L’une des questions portait sur les comportements sexuels en France, donc dans ce contexte de migration depuis Haïti. L’étude conclut alors que, dans ce domaine, « l’effet de la transplantation affecte différemment hommes et femmes » (Morin et Raveau, 1971, p. 164), tandis qu’aucune autre comparaison entre femmes et hommes n’est faite pour tous les autres items (l’adaptation de ces migrants à la vie française, leur vision de la situation politique en Haïti, etc.). Absente de tout ce travail de recherche, la distinction de genre apparaît au moment d’analyser les comportements sexuels, seul domaine où il a sans doute paru abusif de considérer le masculin comme le général. Cet exemple, pris dans cette toute nouvelle revue, sur des thématiques soutenues par celui qui fut le directeur de thèse de Colette Guillaumin, est révélateur des approches privilégiées alors, à une époque où peu de sociologues décident de travailler sur les thématiques du racisme ou des relations raciales.

Ceux qui font référence à la pensée de Colette Guillaumin, dans ces années 1970, sont rares. Est-ce trop tôt ? Certes, la dissémination scientifique est alors plus lente qu’aujourd’hui et elle est sans doute plus difficile lorsque les idées bousculent des conceptions sociales et scientifiques très partagées. Un autre élément à prendre en considération : la distance qui existe à l’époque entre les écrits savants sur le racisme, l’antisémitisme et les travaux empiriques portant plutôt sur les « immigrés » ; les premiers sont plutôt le fait de philosophes et historiens, les seconds d’anthropologues et de sociologues raisonnant à partir des paradigmes de l’intégration et de l’acculturation (De Rudder, 1991).

Au regard de ces développements scientifiques, les travaux de Guillaumin apparaissent décalés : son approche est résolument sociologique, mais son propos est à la fois théorique et empirique, sans toutefois développer un terrain de type ethnographique. En choisissant de travailler sur l’idéologie raciste, comme la face mentale du rapport de domination, elle est amenée à dialoguer davantage avec les historiens du racisme qu’avec les sociologues ou les anthropologues qui s’attèlent plutôt à comprendre la question ethnique. Par exemple, dans l’ouvrage que Léon Poliakov (1975) coordonne sur le racisme, sa contribution « Les ambiguïtés de la catégorie taxinomique “race” » vient après celles de nombreux historiens (de l’Antiquité, du Moyen-Âge), philosophes ou spécialistes de littérature, dont la perspective demeure très différente. Du côté des sociologues et des anthropologues, son propos est alors peu entendu pour au moins deux raisons : il rompt avec la censure établie sur la notion de race depuis l’après-guerre d’une part, et d’autre part, le « terrain » choisi ne ressemble en rien à ceux de ses collègues qui, au cours de ces années 1970, défendent une méthodologie de la recherche in situ. Pourtant, le terrain de Colette Guillaumin ne manque pas d’être lui aussi situé, mais c’est celui du discours, des productions langagières du quotidien.

Le collectif et la revue Pluriel

Dans les travaux sociologiques de ces années 1970, la réception des travaux de Colette Guillaumin est donc plutôt faible, mais elle est néanmoins perceptible chez quelques auteur.e.s que nous avons privilégié.e.s dans notre corpus. À cette époque, en effet, se cristallise progressivement à Paris un groupe de chercheur.e.s[10] sur les relations interethniques, dont les ambitions théoriques visent à faire émerger un champ de recherche spécifique. Colette Guillaumin ne le rencontre qu’après avoir rédigé sa thèse. Pierre-Jean Simon est l’un d’eux, lui aussi ancien étudiant de Roger Bastide. Ils se rencontrent en 1970 et travaillent dans le même sens, à certains égards, on va le voir. Ils se lisent mutuellement, tous deux soucieux de faire l’histoire de la notion de race, notamment celle de sa construction comme une catégorie scientifique par les anthropologues physiques.

Au début des années 1970, Pierre-Jean Simon, lui aussi recruté au CNRS[11], étudie la question coloniale, la question raciale en Indochine française et les relations interethniques en Indochine et en France[12]. Pour penser les relations raciales, il s’appuie d’abord sur Roger Bastide et Georges Balandier, mais aussi sur Everett V. Stonequist, Oliver C. Cox, Maurice Freedman, William E. B. Du Bois, Franklin Frazier, Everett Hughes. En 1970, il publie « Ethnisme et racisme ou l’École de 1492 » dans les Cahiers internationaux de sociologie, un article qui souligne notamment l’absence de voix des sciences humaines sur ces questions vives. Aussi entreprend-il de poser les bases du champ des relations interethniques et des relations raciales, au sein duquel il situe ses propres recherches. Dès la première page, il cite un des premiers articles de Colette Guillaumin paru trois ans plus tôt, dans la même revue, sur la théorie raciale de Gobineau (Guillaumin, 1967). Avec quelques collègues comme l’historien René Gallissot et l’ethnologue Ida Simon-Barouh sa femme, Pierre-Jean Simon crée en 1974 la revue Pluriel[13] qui propose de saisir, dans une même perspective théorique, les « relations raciales », les relations interethniques, la question minoritaire, les phénomènes relatifs aux immigrations, les régionalismes et la question nationale. Dans cette présentation du champ, on remarquera que l’item « relations raciales » ou plus rarement « race » est souvent le seul entre guillemets, nous y reviendrons. Pour Pierre-Jean Simon, les relations raciales et le racisme sont une des facettes de la perspective théorique des relations interethniques.

Colette Guillaumin, de son côté, connaît et lit le travail de Pierre-Jean Simon et le cite dans son rapport au CNRS, en 1970[14]. Elle viendra présenter ses travaux au « séminaire Pluriel », et appartient même quelques années au « collectif Pluriel[15] » qui constitue le comité de rédaction de la revue. En 1976, dans le sixième numéro de la revue renommée Pluriel-Débat, Pierre-Jean Simon publie ses « Propositions pour un lexique dans le domaine des études relationnelles[16] », où il interroge le mythe de la race et son histoire. La question qu’il pose à propos de la race est très proche des préoccupations de Colette Guillaumin ; il fait une analyse approfondie des multiples tentatives de construction scientifique du concept, montrant les impasses successives rencontrées par les théoriciens de la race. Il s’appuie sur l’ouvrage de Colette Guillaumin et reprend une de ses idées importantes qu’il documente lui-même par diverses recherches, à savoir que « la race n’est pas un fait de nature » et que ses représentations sociales varient selon les sociétés et les époques. Pourtant, la censure de la « race » reste très forte, Colette Guillaumin le souligne tout en disant, dès 1984, que le regard change. Si le mot est censuré, « l’univers sémantique autour de la race » se renouvelle et se précise, explique-t-elle, à travers l’usage des termes de « culture » et de « différence » pour évoquer ceux qu’on appelle désormais les « immigrés » (Guillaumin, 1984).

Race et racisme : une facette du champ des relations interethniques

Pierre-Jean Simon et l’équipe du Cériem-Rennes 2

À partir de 1978, devenu professeur de sociologie à l’Université de Rennes 2, Pierre-Jean Simon offre à ses étudiant.e.s un cours sur les processus de différenciation et hiérarchisation ethniques, pour lequel il fait lire les essentiels de la recherche française, mais surtout britannique et américaine sur la colonisation, le racisme, l’ethnicité, l’immigration. Il crée le Centre d’études et de recherches sur les Relations interethniques et les minorités (CERIEM). Pendant vingt ans (1983-2003), Ida Simon-Barouh et lui animent des séminaires réguliers et plusieurs colloques qui feront date[17]. Comme Colette Guillaumin, il développe ces questions à l’intérieur d’une sociologie générale plus « marxienne[18] » que marxiste et considère le travail de celle-ci comme particulièrement innovant, notamment la théorisation de la situation minoritaire, qu’il a ensuite travaillée dans ses propres travaux. En 1988, il invite Colette Guillaumin à l’Université de Rennes 2 pour une conférence sur la naturalisation des catégories et ses effets.

Ils défendent tous les deux une approche radicalement sociologique du racisme, écartant provisoirement ses manifestations apparemment les plus évidentes (le phénotype, la culture, l’hostilité, la violence) pour mieux l’analyser comme un phénomène social, relationnel et structurant l’ordre social. Dans ses écrits, il la rejoint sur une autre idée importante, celle de la dilution du racisme dans des usages banals et métaphoriques et de la continuité entre le discours « banal » et le discours scientifique, car « cette dichotomie rassurante est fallacieuse » (Simon, 2000, p. 120). Enfin, ils s’intéressent tous les deux aux ruses du langage qui parvient toujours à dire ce que l’on ne doit pas dire, entérinant ainsi le rapport inégal. Certains mots mentionnent (ou se contentent d’évoquer) la nationalité, l’origine, le sexe ou la classe et participent ainsi à soutenir et à actualiser des « catégories closes et marquées du signe de l’irréversible » (Guillaumin, 1972, p. 181).

Colette Guillaumin, cependant, ne s’intéresse pas aux relations interethniques, ni à l’ethnicité. Ce n’est pas sa perspective, et elle n’emploie par exemple jamais le terme « groupe ethnique[19] ». De son côté, Pierre-Jean Simon ne poursuit pas le dialogue scientifique avec Colette Guillaumin lorsque celle-ci choisit de se consacrer aux rapports sociaux de sexe. Ce choix est compris comme une reconversion thématique qui avait pour effet l’abandon de la question raciale. Lorsqu’il développe sa théorie transversale de la différenciation et de la hiérarchisation sociale, visant à combiner les différents modes de classements sociaux, Pierre-Jean Simon prolonge les réflexions de Colette Guillaumin sur la catégorisation sociale et évoque les rapports sociaux de sexe comme un des quatre grands modes de classements sociaux. Toutefois, dans son ouvrage publié en 2006, il ne développe pas plus de quelques pages sur cette question, sans approfondir l’analogie observée par Colette Guillaumin. À ses yeux, c’est la situation minoritaire qui permet d’articuler race, classe et sexe, au sein d’une sociologie transversale[20] de la différenciation et de la hiérarchisation sociales. Les rapports sociaux de sexe constituent un autre objet, avec ses propres spécialistes.

Véronique de Rudder et l’équipe de l’Urmis-Paris VII

Véronique de Rudder, chercheure au CNRS elle aussi, lit les travaux de Colette Guillaumin dès la fin des années 1970[21] et met au travail ses outils conceptuels dans différentes enquêtes de terrain. Elle joue un rôle particulièrement important dans la diffusion des travaux théoriques de Guillaumin sur la race, notamment en participant à la formation de plusieurs générations d’étudiant.e.s de l’Université de Paris VII à qui elle fait lire des extraits de son ouvrage et ses articles. Elle transmet et développe la pensée de Colette Guillaumin sur plusieurs points, tous relatifs aux rapports sociaux de race, comme le fait que « l’idée de race est le produit et non le support de l’idéologie raciste », ou cette conception du racisme comme « face mentale de pratiques et de faits sociaux matériels, de telle sorte qu’y sont étroitement imbriquées les dimensions psychiques, intellectuelles et symboliques » (de Rudder, 2017) dans un même système perceptif. Comme Pierre-Jean Simon, elle considère que le racisme et les rapports sociaux de race appartiennent au champ plus large des relations interethniques, champ qu’elle et le collectif Pluriel parviennent d’ailleurs à faire reconnaître par le CNRS en 1994 à travers un Groupe de recherche (GDR) Migrations et Relations interethniques qui va préfigurer la création de l’Unité mixte de recherche Migrations et Sociétés à l’Université de Paris VII, en 1995.

Colette Guillaumin intègre d’ailleurs l’Urmis dès sa création et y « organise plusieurs colloques et séminaires notamment sur l’analogie entre sexisme et racisme[22] ». Elle participe encore, de loin en loin, au collectif Pluriel dont les séminaires reprennent en 1991, autour du projet de confection d’un Vocabulaire historique et critique des relations interethniques[23] dans les locaux de l’Urmis. Les membres du collectif rédigent de longues notices (souvent plusieurs pages) dédiées généralement à des concepts ou à des mots dont l’usage est récurrent dans ce domaine des sciences humaines[24]. Pendant quelques années, Colette Guillaumin fait partie du comité éditorial du Vocabulaire et est notamment sollicitée pour écrire l’article « Race », qui sera publié au sein du Cahier n° 2 en 1994, aux côtés de nombreuses autres notices, dont « Ethnicité », « Emigré/émigrant », « Ethnocide », « Migration », « Racisme », « Ségrégation », etc. rédigées par d’autres personnes.

Les recherches de Véronique de Rudder seront durablement influencées par le travail théorique de Guillaumin : le processus de naturalisation bien sûr, dont elle vérifiera consciencieusement les effets sur le terrain ; la catégorisation (conduisant à l’étiquetage), cette « activité de désignation » qui opère « par réduction de l’autre à la totalité de ce qui le désigne » (Guillaumin, 1972, p. 195), le désigné devenant l’actualisation d’un groupe. Avec son ami chercheur François Vourc’h, V. de Rudder publie l’article « Ordre social raciste, classisme et sexisme » en 2006 dans un numéro dédié aux discriminations. Si elle a elle-même peu développé l’articulation théorique entre race et sexe, la perspective des discriminations, qu’elle contribue à construire, va favoriser ce développement dans les travaux des étudiant.e.s. et jeunes chercheur.e.s du laboratoire, dans les années 1990 puis 2000, dont ceux de Christian Poiret, Élise Palomares, Aude Rabaud, Marguerite Cognet, Mireille Eberhard, Fatima Ait Ben Lmadani, Simona Tersigni, et j’en oublie certainement : tous.tes, dans leurs travaux, portent une attention soutenue à des situations sociales traversées par les différents rapports sociaux, mettant progressivement fin à la partition qui semblait séparer ces deux champs.

Race, sexe, classe : une postérité en plein essor

L’oeuvre de Colette Guillaumin a souvent été présentée en France de façon fractionnée, avec ses travaux sur la race d’une part, et ses recherches sur le sexe d’autre part. Elle publie pourtant très tôt sur ces deux objets et propose un raisonnement analogique qui décèle une « parenté » (Abreu et al., 2020) entre esclavage et sexage.

En 1981, Colette Guillaumin fonde une revue interdisciplinaire Le genre humain, aux côtés de quatre historien.ne.s Léon Poliakov, Nadine Fresco, Alain Schnapp et Maurice Olender et du biologiste Albert Jacquard. Le premier volume intitulé La Science face au racisme (1981) est issu d’un travail collectif mené deux ans plus tôt avec Léon Poliakov au sein du groupe de recherches sur l’histoire du racisme au CNRS. Elle publie plusieurs articles sur le sexe et la race dans cette revue. Comme le soulignent Nadine Fresco et Maurice Olender dans un hommage à Colette Guillaumin publié dans la revue en 2017 : « au sein de la rédaction du Genre humain, tout le monde partageait pleinement ses vues sur la question du racisme. Sur les rapports de sexe, il en allait de même pour plusieurs d’entre nous – et différemment pour quelques-uns[25]. » Elle est manifestement prise dans un contexte qui sépare les deux champs quand bien même dans plusieurs de ses articles elle propose un raisonnement analogique entre le sexe et la race. Dans son article de 1981(c), elle prend appui sur le Sexe et la Race pour illustrer le processus de catégorisation. Elle montre qu’il s’agit de définir des « essences exclusives » : « Noir se définit (est défini) de n’être pas blanc (et inversement), sémite de n’être pas aryen (et inversement), femme de n’être pas homme (et inversement), etc. » (p. 32). Lorsqu’elle explique que ce processus passe par l’attribution à des groupes un trait de « marque » elle prend l’exemple de « la couleur de la peau, le nom, le sexe anatomique, l’“origine” ». Elle continue : « Catégoriser c’est séparer, séparer l’un de l’autre par une distinction (clair/foncé, mâle/femelle, frisé/plat, etc.), par un nom spécifique, nom qui cristallise un ensemble “distingué” de son environnement » (p. 34). Dans un autre article de 1982, elle analyse les images visuelles et les messages qui sont transmis, notamment dans une publicité pour un appareil de télévision où « l’image était celle d’une femme afro-européenne ». Elle y montre que « la détermination est double : “femme” et “couleur” l’objet télé est doublement usable ; parfaite disponibilité de l’objet ; parfaite légitimité de l’appropriation par son possesseur » (p. 37). Elle y articule très clairement les rapports sociaux de sexe et de race.

Cela n’a rien d’étonnant puisque dès son premier ouvrage en 1972 elle propose d’y voir un raisonnement analogique[26]. Elle continue ainsi dans ses écrits de 1977[27] qui apparaissent dans la deuxième édition de l’Idéologie raciste en 2002 lorsqu’elle réfléchit à l’idée sociale de la reproduction des groupes « naturels » dans les États-Unis des XVIIe et XVIIIe siècles. Les enfants des esclaves sont esclaves même s’ils sont les enfants du maître. Colette Guillaumin explique à propos de l’enfant de la femme esclave que lui aussi sera esclave « parce qu’un enfant est difficilement dissociable de sa mère » (p. 329). Or, si l’on suit cet argument d’« indissociabilité de la mère », comment expliquer qu’un enfant esclave peut être celui d’une femme libre (et d’un homme esclave) ? C’est ici que Guillaumin propose de « [faire] un pas de plus [en considérant] les rapports sociaux de sexe en cette affaire, ils nous éclairent les rapports sociaux de “race” (théoriquement impliqués dans l’esclavage), mieux que des considérations sur la “maternité”. L’enfant et l’épouse sont la propriété du mari-père » (p. 329). Quelques pages plus loin dans ce texte de 1977, elle donne à voir les « “effets croisés” du sexe et de différentes positions de races − en l’occurrence, par rapport à l’activité-travail » (p. 32), comme en témoignent les autrices dans l’article introductif du numéro consacré à Colette Guillaumin dans les Cahiers du genre (Abreu et al., 2020).

En 1978, Colette Guillaumin publie deux articles dans Questions Féministes (1978a, 1978b), revue qu’elle fonde en 1977 avec d’autres chercheuses et militantes, s’inscrivant elles aussi dans une perspective matérialiste, Christine Delphy, Monique Wittig, Nicole-Claude Mathieu et Paola Tabet. Dans ces articles, elle forge le concept de sexage (l’appropriation de la « classe des femmes ») et montre une logique globale similaire de naturalisation et de rapports d’appropriation dans les relations entre les sexes, le régime des castes et l’institution esclavagiste. Elle ne prétend pas qu’il s’agit des mêmes processus sociaux, mais que l’analyse fine du racisme peut aider à comprendre les rapports sociaux de sexe. Certes, il y eut des analogies hâtives faites au XIXe siècle entre l’esclavage et le mariage, et après l’abolition entre le racisme et le sexisme qui ont été dénoncés par les féministes noires états-uniennes. Mais ces critiques ne peuvent pas s’adresser à Colette Guillaumin comme l’ont souligné les autrices de l’article introductif du numéro de 2020 :

Car la double influence du marxisme et du structuralisme français contribue à placer Guillaumin « ailleurs ». Notamment parce que, comme on l’a vu, elle propose une analyse approfondie du racisme à partir de systèmes d’esclavage coloniaux variés qui vont au-delà des États-Unis pour inclure notamment les Caraïbes, mais aussi à partir de l’antisémitisme, et encore des migrations issues du pourtour méditerranéen. En ce sens, elle ne rapporte pas le sexe qui serait central, à un racisme superficiellement compris et confondu avec l’esclavage de plantation états-unien, mais tire de l’analyse du racisme des réflexions globales sur l’altérisation

Abreu et al., 2020, p. 35

L’articulation se fait alors au niveau théorique. En effet, elle entend plutôt montrer les « parentés » et les « rapprochements » (Abreu et al., 2020) entre le sexage et l’esclavage[28] afin de réfléchir de façon globale à l’idée de Nature et aux rapports d’appropriation.

Toutefois cette proposition de raisonnement ne sera pas entendue pendant plusieurs décennies, malgré les efforts en ce sens de Danielle Juteau[29]. Ce ne sont finalement que les traductions en français des travaux américains[30] sur l’intersectionnalité qui permettront de redécouvrir cette proposition de Colette Guillaumin.

Comme nous l’avons fait plus haut avec les travaux de la revue Ethnie, nous apportons ici un point sur le contexte scientifique de l’époque afin de mieux saisir la réception de l’oeuvre de Colette Guillaumin. Ces années 1970 sont marquées par les travaux de la sociologue du travail Danièle Kergoat. Elle commence à réfléchir à l’articulation entre les rapports sociaux de sexe et de classe à partir du cas des ouvrières[31], mais elle n’y inclut pas les rapports sociaux de race et elle n’utilise pas les travaux de Colette Guillaumin[32] dans ses publications. La prise en compte de la question raciale intervient plus tardivement dans ses recherches, en 2009 dans la publication d’un chapitre d’ouvrage (Dorlin, 2009) où elle développe le concept de consubstantialité, puis en 2011 et récemment, en 2014, avec Elsa Galerand (Galerand et Kergoat, 2014, p. 44-61). À noter que, dans ce chapitre de 2009, Danièle Kergoat propose d’articuler classe, sexe et « race », tout en choisissant de maintenir des guillemets à race qui pourtant, dit-elle, « est utilisé exactement au même titre que classe et sexe » (Kergoat, 2009, p. 112). Elle justifie cette précaution orthographique par la charge sociale et historique du mot et par le fait que les débats restent soutenus à ce sujet, obligeant à la prudence.

S’agissant du champ des relations ethniques et de l’étude du racisme, en France, l’articulation des rapports sociaux se déploie à partir des années 1990. Ainsi, à la fin de cette décennie, on constate que les chercheur.e.s en relations interethniques (du Cériem, de l’Urmis et de l’Ined[33] notamment) connaissent les travaux de Colette Guillaumin sur la naturalisation de la Race et du Sexe, et reprennent à leur compte le programme proposé par Pierre-Jean Simon et Véronique de Rudder en France[34], de la nécessaire articulation des rapports sociaux. Cependant, cette perspective théorique, qui insiste sur le caractère « transversal » des rapports sociaux, n’est pas encore mise à l’épreuve sur le terrain. Ce n’est que dans les années 2000 que la nouvelle génération de chercheur.e.s développera des terrains appropriés permettant de montrer la puissance d’analyse de cette perspective, à l’instar du travail de Christelle Hamel dont nous reparlons plus loin.

Vers une articulation des rapports sociaux : la perspective des discriminations

Le développement des études et recherches sur les discriminations[35], soutenu par de nouveaux fonds publics, va encourager la réflexion et la mise à l’épreuve empirique de ce programme théorique. Après que la France a signé en 2000 la Directive européenne Race l’obligeant à mettre en oeuvre une politique de lutte contre les discriminations, de nombreuses recherches[36] dans ce domaine ont vu le jour. Outre l’État, de grandes entreprises, des institutions publiques et des collectivités locales s’engagent sur ce sujet, commandent des études, s’enquièrent des travaux réalisés ailleurs sur ces questions. Conformément au choix français[37] de traiter ensemble les différents critères de discrimination, les acteurs de ces institutions publiques et privées parlent de « discriminations multiples », notion qui suggère une convergence des effets des discriminations contre lesquels il s’agit d’agir. Cette approche favorise-t-elle le développement d’une pensée de l’articulation des rapports sociaux ? C’est probable du côté des chercheur.e.s mais en revanche, au sein de l’action publique, les critères de discrimination sont envisagés séparément, comme c’est le cas au tribunal : chaque type de discrimination peut constituer un chef d’accusation, mais la loi n’envisage pas leur imbrication sociale et historique. Cette approche en termes de « discriminations multiples » a trouvé un écho chez les professionnels du travail social par exemple, l’expression leur paraissant claire et suggestive : il faut faire face à plusieurs formes de discrimination. Mais cette approche se révèle additionnelle et réductrice : la discrimination sexiste vient, par exemple, aggraver la discrimination raciste, sans qu’on sache comment les relations et les rapports sociaux s’imbriquent concrètement.

La traduction en termes de « discriminations multiples » évacue la dynamique des rapports sociaux à l’oeuvre et masque « l’ensemble social majoritaire – minoritaire », pourtant renouvelé par l’action des politiques publiques. Au contraire, parler de « discriminations multiples » insiste uniquement sur l’effet des processus de domination sur les catégories qui en sont victimes.

Sexe, race, classe imbriqués : penser ensemble les dominations ?

La collaboration Urmis-Cédref : femmes, genre et migrations

Des travaux précoces sont menés au Centre pour les Enseignements, la Documentation et la Recherche en Études Féministes (Cédref) créé en 1985 dans l’objectif de fédérer les études féministes au sein de l’Université Paris VII. C’est le réseau « Femmes en migrations », créé en 1997, qui va permettre de développer l’articulation des deux champs scientifiques spécifiques, les études féministes et les rapports sociaux de sexe, et les recherches sur les migrations et les relations interethniques. Ce réseau a élaboré un séminaire donné durant plusieurs années. Du point de vue féministe, les premiers séminaires permirent d’aller au-delà des « non-dits militants » (Goldberg-Salinas et Zaidman, 2000), mettant au jour les trajectoires migratoires des femmes que les études féministes prenaient peu en compte jusque-là. À partir de 2005, le Cédref rassemble des travaux sur les différentes théorisations de l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de race et de classe, sur l’intersectionnalité ou la co-formation des rapports sociaux, en intégrant une approche issue du Black feminism, du féminisme transnational et plus récemment des approches postcoloniales et décoloniales. Ce Centre fut important dans la valorisation de travaux articulant les rapports sociaux de genre et les relations interethniques ; dès 2004, un numéro thématique, intitulé « Genre, travail et migrations en Europe », interroge la féminisation des migrations et propose une analyse en termes de rapports sociaux de sexe et de classe[38]. En 2006 sort un numéro sur la « (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et « race ». Les jeunes chercheur.e.s formé.e.s à l’Urmis[39], à Paris 8 ou à l’EHESS sont profondément influencé.e.s par ces perspectives théoriques et poursuivent aujourd’hui le travail amorcé par le réseau « Femmes en migrations ».

Création du réseau féministe EFiGiES

L’oeuvre de Colette Guillaumin devient alors une référence majeure, dans le champ des relations interethniques comme dans les milieux féministes et études de genre, comme en témoigne l’organisation d’un événement scientifique lui rendant hommage. En 2005, l’association EFiGiES, avec le soutien du Réseau inter-universitaire sur le genre (RING) et l’Observatoire de la parité, souhaite lui rendre hommage lors de Journées d’études intitulées « Le genre au croisement d’autres rapports de pouvoir », organisées par Elsa Dorlin et Christelle Hamel[40]. Au moment du décès de Colette Guillaumin, Christelle Hamel insiste sur l’importance, pour ses propres analyses, du « travail de comparaison de la domination masculine et de la domination raciale élaborée par Colette Guillaumin » (Hamel, 2018, p. 190). Aujourd’hui, elle poursuit ses recherches dans une perspective matérialiste et anti-naturaliste du racisme et du genre.

Dès sa création, elle fait partie de l’association EFiGiES qui, explique-t-elle, s’inscrit dès le départ dans la lignée des travaux de Colette Guillaumin (Hamel, 2005). L’association a été créée en 2003 à l’initiative de doctorant.e.s fréquentant « l’atelier genre » du Centre d’étude des mouvements sociaux de l’EHESS en 2001 et 2002. Si EFiGiES s’adresse principalement aux jeunes chercheur.e.s en études féministes (genre et sexualité), les questions interethniques et raciales sont au coeur des échanges dès le départ, à travers notamment l’atelier « sexisme, racisme, postcolonialisme ». Aujourd’hui, sur le site de l’association, aucun atelier ne mentionne directement les rapports sociaux de race, en revanche plusieurs y font référence, comme une autre dimension des rapports sociaux[41]. La notion de « Genre » apparaît, quant à elle, directement dans les intitulés des ateliers, associée aux thématiques de recherche[42].

La réception des travaux de Colette Guillaumin s’accélère à partir des années 2000. En 2002, son ouvrage l’Idéologie raciste est republié, et cette fois-ci aux éditions Gallimard. Son travail devient alors une oeuvre de référence. Nous pouvons le constater par l’accroissement des références qui lui sont faites, mais aussi par la formation de réseaux ou de groupes de recherche proposant de continuer ses réflexions. Tandis que la réception de son oeuvre était jusque-là divisée entre deux champs distincts (les relations interethniques, le racisme et les études féministes), la période des années 2000 est marquée par les travaux de nombreux.ses chercheur.e.s qui s’inspirent directement de l’approche proposée par Colette Guillaumin et la relaient, notamment sa perspective anti-naturaliste et l’analogie entre Sexe et Race, explorant les modalités passées et présentes de l’articulation des rapports sociaux, selon des approches et suivant des filiations intellectuelles diverses.

Croiser le sexe et la race dans une perspective historique

C’est le cas par exemple d’Elsa Dorlin, qui s’inscrit dans la continuité des travaux de Colette Guillaumin, en choisissant d’étudier les discours des majoritaires à partir d’une perspective de philosophie historique de l’esclavage et de la colonisation. Dans sa thèse, elle explique comment le schème de la race se situe dans le corps des femmes. Elle reprend l’idée de Colette Guillaumin pour qui le sexisme et le racisme fonctionnent selon le même processus de différenciation sociale et de naturalisation des rapports de pouvoir. Elsa Dorlin montre qu’ils ne sont pas uniquement « comparables », mais étroitement imbriqués d’un point de vue historique. En 2005, elle poursuit les réflexions théoriques de Colette Guillaumin sur l’usage des catégories de sexe et de race en les combinant, dans une réflexion sur le Black feminism et l’intersectionnalité. Commence alors en France une période marquée par l’influence du Black feminism américain. En 2007 puis 2009, Elsa Dorlin coordonne deux ouvrages importants, l’un dédié au féminisme africain-américain[43], l’autre à une épistémologie de la domination, croisant ces trois rapports sociaux et défendant une perspective matérialiste. La pensée d’Elsa Dorlin apparaît comme un maillon important du raisonnement liant Race et Sexe, et ces publications successives feront découvrir largement l’articulation des deux champs de recherche, jusque-là séparés. Notons par exemple le travail de Myriam Paris qui, se situant dans cette même lignée, a mené, dans le cadre de sa thèse, une socio-histoire du pouvoir colonial à La Réunion, en s’intéressant particulièrement à la gestion sociale et politique du travail reproductif (la question du lait et du travail d’allaitement). Elle montre comment cette gestion croise à la fois des rapports sociaux de genre, de race et de classe.

La collection IntersectionS

C’est un mouvement qui se poursuit également dans le champ des migrations avec la création d’une collection IntersectionS aux éditions Petra, dirigée par Claire Cossée. En 2012, paraît le premier ouvrage, coordonné par Claire Cossée, Adelina Miranda, Nouria Ouali et Djaouida Séhili (2012). Cette publication est issue d’un travail collectif lors du colloque « Le genre au coeur des migrations » organisé en 2008 par le groupe « genre et migrations » du laboratoire Genre, Travail et Mobilités (GTM), aujourd’hui CRESPPA, en partenariat avec le projet MinorityMedia porté par le laboratoire Migrinter à l’Université de Poitiers, et le Groupe d’Études et de Recherches Genre et Migration de l’Université Libre de Bruxelles. Cela marque l’institutionnalisation de la perspective du genre – et plus particulièrement intersectionnelle – dans le champ des migrations[44].

Parallèlement, toujours en 2012, l’institutionnalisation du champ des études féministes est acquise symboliquement par la création de l’Institut du genre, espace de recherche financé par le CNRS qui fédère différents réseaux et laboratoires et offre une reconnaissance sans précédent au Genre, comme concept, objet et champ. Il n’y a aucune mention de Race ou d’Ethnicité dans les axes de recherche proposés ; en revanche, au sein de plusieurs, il est question de croiser les différents rapports de domination[45].

Consubstantialité, intersectionnalité et redécouverte du féminisme matérialiste

Plusieurs chercheur.e.s (Lépinard, 2005 ; Maillé, 2014 ; Fassin, 2015) s’étonnent de voir que les travaux français sur l’imbrication des rapports sociaux ou l’intersectionnalité s’appuient sur les analyses de Colette Guillaumin, alors qu’elle n’aborde pas les rapports sociaux de sexe et de race en termes d’intersection, mais de façon analogique.

Ces lectures de Colette Guillaumin constituent certes une re-découverte de ses travaux, mais elles vont plus loin, inspirées aussi par les réflexions et recherches menées sous d’autres horizons, américains notamment. En 2006, Didier et Éric Fassin dirigent l’ouvrage De la question sociale à la question raciale : Représenter la société française, dans lequel ils questionnent les processus de racialisation à l’oeuvre. Eux aussi inscrivent leur recherche dans le prolongement des travaux de Colette Guillaumin. Dans le premier chapitre, Didier Fassin reprend une citation sur le discours de l’Idéologie raciste et la discute à partir de ses propres travaux sur le langage et le racisme. Dans le dernier chapitre, Éric Fassin établit un parallèle entre les questions sexuelles et les questions raciales. Il considère les travaux de Colette Guillaumin comme pionniers, notamment cette proposition théorique selon laquelle les deux rapports sociaux renvoient à la même « idée de nature ».

Dix ans plus tard, en 2015, dans un numéro de Raisons politiques dédié aux « langages de l’intersectionnalité », le même auteur étudie l’avènement international du concept d’intersectionnalité et invitent à relire des chercheur.e.s français.e.s qui posaient des questions comparables, telles que Colette Guillaumin ou Danièle Kergoat. Plusieurs interrogent la pertinence du concept d’intersectionnalité, comme Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait (2015) ou Sarah Mazouz (2015). Les premiers optent pour le concept de consubstantialité en ce qu’il permet de décrire les rapports sociaux de domination à l’oeuvre dans des situations concrètes, sans tomber dans le piège de catégories abstraites et anhistoriques[46]. Afin d’éviter ces biais, Sarah Mazouz (2015) propose d’adopter une approche ethnométhodologique[47] de l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de classe et de race à l’oeuvre dans les interactions. Dire que les rapports sociaux sont consubstantiels, c’est d’abord les voir comme un « noeud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales », c’est aussi les considérer comme « coextensifs », c’est-à-dire qu’ils « se co-produisent mutuellement » (Kergoat, 2009, p. 112). Ce concept de consubstantialité a le mérite d’actualiser les travaux matérialistes au sein du champ des études féministes, mais aussi de faire découvrir la question ethnique et raciale aux nombreux.ses sociologues du travail.

La découverte, puis le succès du concept d’intersectionnalité (Davis, 2015) et les débats qu’il suscite en France, permettent, quoi qu’il en soit, la redécouverte des travaux des féministes matérialistes et en particulier ceux de Colette Guillaumin. Au-delà de la question de la pertinence du concept d’intersectionnalité, nous saluons plutôt sa volonté d’articuler les rapports sociaux de sexe, de classe et de race – et précisément de se saisir de la question des femmes racisées, et ainsi de pallier le retard du féminisme français sur les questions raciales, en particulier dans un contexte politico-médiatique houleux sur la question des signes religieux à l’école[48]. L’intersectionnalité pourrait alors avoir un rôle de portail d’entrée dans le matérialisme et permettrait la rencontre avec Colette Guillaumin.

Cette (re)découverte des outils théoriques matérialistes et précisément ceux de Colette Guillaumin est lisible dans l’évolution du Réseau thématique 24 (RT 24)[49] de l’Association française de sociologie (AFS). En 2004, lors du Congrès de l’AFS, le nom du RT était « Travail (productif et reproductif), rapports sociaux, rapport de genre » et il est devenu en 2008 « Genre, Classe, Race. Rapports sociaux et construction de l’altérité ». Le RT était au départ davantage axé sur le travail et aujourd’hui, plus élargi, il introduit la question raciale et l’altérisation. Les responsables sont Jules Falquet, Suzy Bossard et Ryzlène Dahhan, Danièle Kergoat en est la présidente d’honneur. Les membres du bureau s’inscrivent dans une perspective matérialiste et guillaumienne. Jules Falquet propose un nouvel outil, le « combinatoire straight[50] » pour penser les dynamiques simultanées et historiques des rapports sociaux de sexe, race et classe.

Cette préoccupation pour l’oeuvre de Colette Guillaumin est particulièrement perceptible en 2018, lors de l’organisation d’une journée d’étude intitulée « Sur les traces de l’oeuvre de Colette Guillaumin (1934-2017). Avec Guillaumin, penser la complexité historique des groupes appropriés et appropriateurs », avec la participation de Danielle Juteau. À la suite de cette journée d’étude, un numéro thématique, coordonné par Maira Abreu, Jules Falquet, Dominique Fougeyrollas et Camille Noûs, a été publié dans les Cahiers du Genre en 2020. Dans un article de ce numéro, Ryzlène Dahhan, Pauline Picot, Damien Trawalé, Claire Cossée et Aude Rabaud (2020) mettent en oeuvre de façon empirique le programme théorique de Colette Guillaumin, précisément le couple notionnel « majoritaires/minoritaires », et parviennent à articuler les rapports racistes aux rapports de sexage, à partir de leurs terrains respectifs. Notons aussi l’article d’Estelle Miramond (2020) qui remobilise la thèse de Colette Guillaumin, sur le confinement des femmes dans l’espace, dans son travail sur les politiques de lutte contre la traite des femmes entre le Laos et la Thaïlande. De façon plus générale, ce qui rend son oeuvre incontournable, ce sont ses outils théoriques et conceptuels. Nous pouvons ainsi répondre à l’interrogation soulevée plus haut par Éléonore Lépinard, Chantal Maillé et Éric Fassin : si Colette Guillaumin propose un raisonnement analogique et non intersectionnel ou imbricationnel, son oeuvre permet de saisir théoriquement les rapports sociaux imbriqués. Pour saisir empiriquement l’imbrication des rapports sociaux ou l’intersectionnalité, il apparaît nécessaire d’avoir une théorisation des rapports sociaux imbriqués. Ce que Colette Guillaumin nous fournit.

Conclusion

Aujourd’hui, les ouvrages et articles de Colette Guillaumin sont régulièrement cités. Nous retrouvons souvent, dans les bibliographies, les publications suivantes : « Pratique du pouvoir et idée de nature. (I) L’appropriation des femmes. (II) Le discours de la nature » (1978) et L’idéologie raciste (2002 [1972]). Cependant, son oeuvre reste encore méconnue, et la puissance théorique de ses outils conceptuels est sous-estimée. D’autres idées novatrices, comme le rapport d’appropriation ou le système de marques propre à chaque rapport social, mériteraient d’être plus entendues et poursuivies. Les usages des concepts et des propositions théoriques de Colette Guillaumin restent variables, pour au moins deux raisons : d’abord, le malaise politique persistant autour de l’idée même de rapports sociaux de race continue de freiner le développement de travaux susceptibles de prolonger cette facette importante de son travail, au sein du champ des relations interethniques comme au sein des études féministes ; ensuite, la perspective anti-naturaliste et matérialiste reste sans doute encore insuffisamment comprise, par tou.te.s celles et ceux qui développent ces objets de recherche en sociologie. La redécouverte est donc seulement en cours, l’examen des rapports sociaux constitutifs des catégories de sexe et de race reste à faire en s’appuyant sur une pluralité de situations étudiées, au-delà de ce qui apparaît parfois comme une simple méthode intersectionnelle. Si on ne peut, aujourd’hui, passer à côté du concept d’intersectionnalité et de sa nébuleuse de travaux, les approches « à la façon de Guillaumin » restent à développer, en s’inspirant de sa rigueur et de sa finesse d’analyse. Cela permettra non seulement de poursuivre le projet de mise au jour des liens historiques et sociologiques entre Classe, Sexe et Race, mais aussi de montrer comment ces rapports intriqués traversent et structurent, de façon encore peu lisibles, nombre de situations du quotidien.