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Coriún Aharonián et Graciela Paraskevaídis, le 31 décembre 2015.

Photo : Nairí Aharonián Paraskevaídis

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Ces entretiens ont été réalisés à la suite de la création de la Fondation Archive Aharonián-Paraskevaídis[1], dans le but de rendre hommage à Coriún Aharonián et Graciela Paraskevaídis, tous les deux nés en 1940 et décédés en 2017.

Coriún et Graciela ont travaillé infatigablement comme professeurs de composition, d’analyse et d’histoire de la musique au sein d’institutions uruguayennes et lors de voyages occasionnels à l’étranger. Avec un large groupe de musiciens, ils ont créé les Cursos Latinoamericanos de Música Contemporánea, un cours d’été itinérant, annuel, qui s’est tenu entre 1971 et 1989 en Uruguay, en Argentine, au Brésil, au Venezuela et en République dominicaine, et qui prenait pour contre-modèle les cours d’été de Darmstadt. Ils ont également donné des cours particuliers à leur domicile, au 14e étage du complexe résidentiel de Parque Posadas, à Montevideo. Là-bas, ils possédaient deux appartements voisins, l’un était leur résidence privée alors que l’autre (en face), était dédié à leurs archives et à leur studio. Ainsi, les trois chambres, le salon, la salle à manger et les couloirs de l’appartement studio étaient remplis d’étagères contenant des livres de musicologie et ethnomusicologie, des vinyles, cassettes et disques compacts d’enregistrements audio (édités et inédits), des partitions (manuscrites et publiées), des collections de revues de musique, en plus d’affiches et programmes de concerts, catalogues, correspondance, photographies et instruments de musique. La majorité de ces documents portait sur la création musicale, tant populaire que « savante », en Amérique latine.

Grâce à leur militance musicale, éducative, compositionnelle et culturelle, Coriún et Graciela ont fourni à plusieurs générations de musiciens, dès les années 1970, des outils pour aborder les sujets de l’identité et de la colonialité en musique.

Cet article est composé d’entrevues réalisées auprès de deux personnes impliquées directement dans la faap : la directrice, Nairí Aharonián Paraskevaídis – fille de Coriún et Graciela – ainsi que la collaboratrice à l’organisation, Viviana Ruiz. La conversation avec Viviana et Nairí était orientée sur la Fondation Archive, son importance et les défis qu’elle a à relever.

J’ai également recueilli des témoignages de trois élèves de Coriún et Graciela : Daniel Leguizamón (né en 1979), Rodolfo Acosta (né en 1970) et Melissa Vargas (née en 1980). Une seule et même question a été posée aux trois compositeurs : « Quelle est, selon vous, l’importance de Coriún et Graciela ? » 

Daniel Leguizamón, compositeur – Une mise en contexte historique

Entretien réalisé le 12 janvier 2022 au Café Juan Valdez (calle 76), Bogotá

Ce que Graciela et Coriún ont fait est symptomatique d’un moment historique, intellectuel et culturel en Amérique latine, qui s’est également présenté en philosophie, en sciences sociales, en économie et en politique. Leur projet voit le jour dans le cadre de la théologie de la libération et de la philosophie de la libération, dont découleront les premières études en sociologie de l’Université nationale de la Colombie menées par Camilo Torres Restrepo. En même temps que le « groupe de Bogotá[2] », Graciela et Coriún ont contribué à véhiculer une vision différente de l’Amérique latine.

Beaucoup des projets à cette époque témoignent du regard ambigu porté sur cette région, à la fois empreinte de la culture locale, et obsédée par une relation antagonique avec les États-Unis et l’Europe basée sur le pouvoir hégémonique et l’imposition. Cette perspective invite à définir ce que c’est d’« être » latino-américain et à identifier les « autres ». Elle repose à la fois sur une vision unifiée, commune, de l’identité latino-américaine (qui imprègne également la musique contemporaine) et sur les canons éducatifs issus des Grecs, des Romains, de France, d’Allemagne, d’Angleterre et des États-Unis, généralement imposés dans les processus de formation musicale.

Dans cet antagonisme, il s’agit de voir ce que l’on souhaite adopter de l’« autre » et ce que l’on veut conserver du « nous ». C’est la lecture que je fais du travail de Graciela et Coriún, qui ont oeuvré pour documenter la pratique musicale « classique » ou « savante » en Amérique latine comme leur étant propre, locale, mais aussi en tant que fruit de réflexions, de perspectives, de dialogues, de processus historiques particuliers, notamment en lien avec l’Europe et les États-Unis. Ce qui a été fait en termes de gestion, de recherche, de création, de pédagogie, ainsi que sur les plans éthique et esthétique.

Selon moi, l’héritage de Coriún et Graciela s’est déployé dans le champ éthique de la musique. Ils se sont pleinement approprié ce principe éthique et esthétique qu’est celui d’être un·e Latino-Américain·e au xxe siècle et, à partir de cela, ils ont contribué, avec d’autres, à produire un patrimoine, un regard historique local. Ils ont participé à construire une vision personnelle – une vision a posteriori critiquable, réenvisageable – qui, pour plusieurs, pouvait devenir leur récit historique.

Rodolfo Acosta, compositeur – Coriún en quatre points et Graciela comme compositrice

Entretien réalisé le 20 janvier 2022, dans la ruelle du bâtiment « Recreo de los Frailes 3 », Bogotá

Coriún est un personnage capital dans l’histoire culturelle, et ce, sous quatre aspects.

Le premier, son travail de compositeur, est peut-être le plus sous-estimé. Coriún est un artiste profondément significatif qui nous a défiés en tant qu’auditeur, interprète et surtout comme collègue compositeur. Je ne crois pas avoir connu un compositeur qui fâche et rende mal à l’aise à ce point ses pairs. Ses créations, à partir de 1970, ont fait l’objet d’une constante table rase, une situation qui acculait l’auditeur au pied du mur, le mettant face à sa timidité, sa médiocrité et sa crainte du risque. À travers son oeuvre, Coriún a développé des types de syntaxe qui n’appartiennent qu’à lui. Vues de l’extérieur, ces techniques peuvent avoir l’air superficielles : je pense par exemple à l’usage de la citation de Berio. La citation de Coriún est cependant un phénomène beaucoup plus élaboré, qui s’inscrit dans le cadre d’une pensée critique en train de s’exprimer réellement à travers la musique et la composition, et non à travers un discours.

Deuxième aspect, le Coriún « agent culturel », guidé par la conviction que ce qu’on fait et ce qu’on a fait par le passé « vaut la peine » – laquelle a été adoptée principalement dans la création du Núcleo de Música Nueva de Montevideo[3]. Ce passé et ce présent, il s’attache à les connaître, les interpréter, les écouter et les diffuser. Il ne croit pas que les choses de valeur sont celles qui sont imposées par le soi-disant « Premier Monde » et que se « culturiser » repose sur la consommation des biens culturels de ce dernier ; il est contre l’idée selon laquelle une personne s’élève en écoutant exclusivement les dernières oeuvres de Haas, un chef-d’oeuvre de Grisey ou de Reich. Coriún avait très clairement à l’esprit qu’il était fondamental que le Núcleo de Música Nueva ne soit pas nommé « musique latino-américaine ». C’était de la nouvelle musique, bien que sa pierre angulaire fût l’Amérique latine.

Par ailleurs, il a établi une mécanique de travail militant permettant au Núcleo de fonctionner encore aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle. Plutôt que de répondre de manière utilitaire à : « Qu’est-ce que cela peut m’apporter ? », la militance y réplique par un engagement social : « à être utile à votre société, [à] avoir la possibilité d’apporter conjointement à votre entourage ». En tant que compositeur et agent culturel, Coriún est critique du système dominant. Sa pratique va contre. On peut dire que la logique militante qu’il a proposée avec le Núcleo était anticapitaliste, bien qu’il ne l’ait jamais décrite ainsi. Pour lui, il était hors de question d’attendre les bourses de financement de l’année en se croisant les bras.

Troisième aspect, son travail de professeur. Coriún a été un maître phénoménal : posé, profondément défiant, tout l’opposé d’un pédagogue épigonal. Il a extraordinairement produit – il a aussi parlé et écrit beaucoup – mais c’est par l’exemple qu’il exerçait surtout son pouvoir. Peuvent en témoigner quantité de ses ex-étudiants, de même que toutes les personnes qui se considéraient comme ses disciples sans même avoir suivi deux semaines de ses cours. Il avait la capacité de changer la vie d’une personne lors d’une seule et même conversation.

Enfin, vient la raison pour laquelle il est probablement le plus reconnu : son travail de musicologue. Celui-ci consistait en l’écriture de très nombreux articles jusqu’à l’organisation du Centre de documentation musicale Lauro Ayestarán à Montevideo, incluant les colloques de réelle importance qu’il a mis en place à travers cette institution. Dans sa pensée, toujours en ébullition, Coriún a abordé tous les types de sujets liés à la musique, ou plutôt, aux musiques (pas seulement d’Amérique latine), et il est devenu une référence pour ce qui est du discours critique. Il ne suivait pas une méthodologie « académiciste » de la musicologie – ce qui a pu amener beaucoup de docteurs et post-docteurs à sous-estimer son travail –, mais ses écrits, sur un ton informel, étaient grandement transformateurs et révélateurs.

Cette idée d’informalité est un facteur important de l’influence profonde et largement répandue de Coriún. Il s’est toujours gardé d’être ésotérique afin de rester accessible. Il s’efforçait à l’informalité tant dans sa parole écrite et parlée que dans la musique qu’il composait. Ses oeuvres, à partir de Los cadadías (1980), faisaient preuve d’une recherche d’efficacité et permettaient aux autres d’avoir accès à des idées puissantes et transcendantales.

J’aime énormément la musique de Graciela. Elle a une technique et un style définis, une syntaxe univoque, une production prolifique, variée en formats, et c’est la raison pour laquelle elle est reconnue comme compositrice.

En tant qu’académicienne et professeure, il me semble qu’elle a pris conscience de la quantité fantastique de musiques non documentées ni étudiées dans sa région et qu’elle ne les a pas abordées dans un acte fondamentaliste, maniériste ou chauviniste, mais avec une oreille attentive. Elle s’est consacrée à étudier et documenter le répertoire académique latino-américain, particulièrement des xxe et xxie siècles, grâce à un système de référencement rigoureux. Elle a constitué une collection d’articles hors série mis en ligne sur la page latinoamérica – musica[4]. La Fondation Archive est le résultat direct de cette volonté de diffuser de façon organisée et systématique toutes ces richesses.

Graciela s’avère un modèle de personne qui réussit une carrière en composition en Amérique latine grâce au fruit de ses recherches. En effet, lorsque l’on étudie Villa-Lobos, Chávez, Ginastera et les centaines de compositeurs qui les entouraient, on découvre assez facilement qu’il est possible de devenir compositeur en Amérique latine. Elle était bien informée, elle savait que c’était possible et elle y est parvenue, bien qu’elle eût toujours la possibilité d’aller vivre ailleurs, notamment en Allemagne, et cela fait d’elle un exemple capital.

Nairí Aharonián Paraskevaídis, présidente de la Fondation Archive Aharonián-Paraskevaídis – L’origine et les défis de l’archive

Entretien réalisé le 29 janvier 2022, par FaceTime

Coriún et Graciela ont créé leur archive à partir des documents qu’ils possédaient respectivement au moment d’unir leurs vies personnelles et professionnelles à Montevideo. Bien qu’il s’agisse d’un lieu d’archive, il a surtout été une place de travail, d’étude et d’enseignement. L’endroit est organisé en ce sens, et il est intéressant de voir qu’autant l’espace physique que les documents qui s’y trouvent témoignent qu’il a été pensé comme un lieu vivant, où l’on travaille et où l’on exerce constamment des activités. Après leur décès, nous avons essayé de le préserver dans l’esprit de la création et de la conception de la Fondation.

Les archivistes que nous avons consultés pour faire l’inventaire et la description du matériel s’accordent à dire que les nouvelles tendances archivistiques préfèrent ne pas altérer la façon dont le fonds a été construit, pensé et utilisé. L’une des principales inquiétudes de Coriún et de Graciela était d’inventorier l’archive sans bureaucratiser sa forme, et cela continue à être un de nos plus grands défis. Beaucoup de documents que nous avons ici ne sont pas répertoriés dans nos bases de données, même si nous connaissons leur localisation dans l’archive, car le travail archivistique sur la description des contenus n’a jamais été achevé. Naturellement, tout le monde ne connaît pas Coriún et Graciela, ni leurs champs d’intérêt et d’étude. Tout le monde ne peut donc pas se faire une idée du contenu de l’archive. Notre mission consiste à la décrire et à la répertorier de la meilleure façon possible afin de donner un accès public aux documents, surtout à ceux qui n’existent que dans cette archive.

Grâce à cet effort pour décrire l’archive à un large public, nous constatons, à la lumière des consultations observées ces deux premières années, une assez bonne connaissance générale du contenu de l’archive sur les sujets qui intéressaient Coriún et Graciela et sur le type de matériel que l’on peut y trouver. Des consultations de l’étranger ont mis en évidence que certains documents étaient à risque. Nous ciblons donc le matériel en fonction de sa consultation et par rapport au niveau de risque de chaque support. Nous aimerions également organiser d’autres activités que des consultations dans cet espace, par exemple des cycles spécifiques autour de certaines collections uniques à la région.

Dernier point primordial : il n’est pas commun d’observer une archive uruguayenne et latino-américaine de musiques et musicologie dans un espace créé en fonction de centres d’intérêt, et d’une vision culturelle et politique personnelle. C’est une exception en Amérique latine. La conscience d’avoir sa propre production est rare, et la tendance à générer des archives est d’autant plus rare. Ce fonds a été constitué comme une archive personnelle qui a toujours eu vocation à être en Amérique latine, pour l’Amérique latine. La Fondation aspire à ce que d’autres personnes investigatrices consultent le matériel réuni ici, introuvable ailleurs, du moins dans le Sud global.

Viviana Ruiz, collaboratrice de la Fondation Archive Aharonián-Paraskevaídis – Une archive comme reflet

Entretien réalisé le 24 janvier 2022, par FaceTime

Il y avait chez Graciela et Coriún une intention qui leur tenait à coeur en ce qui avait trait à la création et au legs d’une archive, intention qui s’est traduite par l’idée de conserver de la documentation pour leurs propres recherches tout en la mettant à la disposition de chercheurs et étudiants – comme ce fut le cas pour mes collègues et moi, qui savions que nous pouvions toujours y examiner des partitions et écouter des disques. Le tout était organisé dans un esprit de praticité, pour un usage direct. La quantité de documents de l’archive et leur contenu sont impressionnants. Ils témoignent du souci de Coriún et Graciela de tenir à jour la documentation, les partitions et le matériel. Ça se remarque aussi dans les sujets sur lesquels Graciela et Coriún écrivaient, effectuaient des recherches ou encore partageaient leurs connaissances. L’archive représente aujourd’hui fidèlement qui ils étaient, leurs attitudes de vie et de recherche.

Autre point d’importance, l’archive dénote leur compréhension de toutes les variables – philosophiques, politiques, conceptuelles et artistiques – de la musique, qui ne concernait pas seulement la musique « savante », mais également la musique populaire (ou « mésomusique », comme préférait l’appeler Coriún). Dès que nous avons ouvert l’archive au public, sa richesse et l’imposante quantité de documentation qu’elle possède ont été confirmées par les personnes qui la consultent, par le site web ou en personne ; nous recevons des témoignages de la pertinence de la pensée qu’elle garde et de l’attitude imprégnée par Coriún et Graciela. Les personnes qui consultent sur des sujets relatifs à Graciela et Coriún, autant que celles qui effectuent des recherches sur la musique latino-américaine en général, trouvent des matériaux de très grande valeur, qui contribuent à la pensée musicale, conceptuelle et décoloniale latino-américaine. C’est exaltant de constater qu’il y a une vie au-delà de celle des personnes qui l’ont créée.

Cette application à donner une pérennité à leur archive a été développée spécialement par Coriún, à travers sa militance pour l’archive de Lauro Ayestarán, son professeur de musicologie. De 1966 à 2002, cette archive s’est retrouvée entre les mains de sa famille qui l’a maintenue et préservée autant que possible. En 2002, devant le risque qu’elle soit vendue à l’étranger, l’État l’a achetée et, en 2009, elle a été ouverte au public au cdm (Centre national de documentation musicale Lauro Ayestarán). Elle appartient au ministère de l’Éducation et de la Culture. Le cdm ne compte pas uniquement l’archive d’Ayestarán, c’est Coriún qui a encouragé la famille pour que l’État l’achète et qui, accompagné d’autres disciples d’Ayestarán, a été le directeur du cdm de sa fondation jusqu’à sa mort. Il a ainsi pris conscience de ce qui se passait dans le pays, le Sud global, et du manque d’intérêt de l’État et du gouvernement pour les archives, surtout musicales et musicologiques. Cet apprentissage a fait naître en lui la vive intention de veiller à ce que la même situation ne se répète pas pour son archive.

Melissa Vargas, compositrice – Point final sur la théorie décoloniale

Entretien réalisé le 20 janvier 2022 dans la ruelle du bâtiment « Recreo de los Frailes 3 », Bogotá

Quand j’ai découvert la théorie décoloniale, j’ai eu le sentiment que les écrits de Coriún me l’avaient déjà fait connaître dix ans plus tôt. Je peux imaginer que ce décalage doit être encore plus grand pour des compositeurs plus âgés que moi, comme Rodolfo Acosta (né en 1970) ou Cergio Prudencio (né en 1955), qui étudièrent avec lui plusieurs décennies auparavant.

Je sens, dans le monde culturel et artistique en Amérique latine (les sciences sociales, les sciences humaines et l’art plastique), qu’on n’a pas eu le souci de suffisamment étudier la pensée de Coriún Aharonián. Toutes ces personnes qui ont théorisé le monde décolonial, comme Walter Mignolo ou Catherine Walsh, devraient étudier ce que Coriún Aharonián a enseigné. Que le monde de l’art ne sache pas ce qu’ont été les Cursos Latinoamericanos de Música Contemporánea tient au manque de rigueur académique.

À partir des questions que posait Coriún, j’ai développé une pratique et une pensée que la théorie décoloniale appelait « praxis décoloniale ». Ses questions étaient : « Où est la musique de votre région ? La connaissez-vous ? Si vous ne la connaissez pas, c’est votre devoir de la découvrir ! » Qualifier quelque chose de « décolonial » implique de penser qu’on est déjà sorti du colonialisme. Et je pense que Coriún ne le voyait pas ainsi. Il vivait constamment dans une « praxis décoloniale » – comme je la nomme aujourd’hui, mais il n’a jamais utilisé ces mots car il n’avait pas besoin d’un terme spécifique pour énoncer sa façon de vivre. Je crois que Coriún était la personne la plus décoloniale que j’ai connue, il était toujours à se poser des questions sur la manière de sortir du colonial et de la néocolonialité.

Lors de mon séjour à Donaueschingen en 2021, quelqu’un a écrit un article intitulé « Donaueschingen décolonisé[5] » ; je me suis sérieusement demandé à quel moment de l’histoire l’Allemagne avait été conquise pour qu’elle ait à se décoloniser ! Des individus donnent dans le néocolonianisme : le centre hégémonique nous dit qu’il en est capable, qu’il est inclusif et qu’il est en train de se décoloniser. Ils nous volent des outils conçus pour des zones qu’on pourrait appeler « de résistance ». C’est très choquant pour les personnes qui ont travaillé à théoriser et à penser cela tout en vivant sous un joug colonial constant. Il en est de même pour celles, racialisées, ou encore pour nous, les femmes ; mais le besoin de tout capitaliser existe, même la pensée critique. En plus du processus colonial que le capitalisme nous fait subir et de tous les efforts que cela nous demande pour nous « décrocher » du colonialisme, le régime peut se permettre de récupérer et de régurgiter toutes ces pratiques et de s’approprier des théories existant depuis des décennies.

L’approche décoloniale que j’ai acquise avec Graciela m’a fait comprendre que je devais aller chercher des compositrices latino-américaines et apprendre de ces dernières. Graciela a été un modèle pour moi. En compagnie de sa fille Nairí, nous avons analysé des textes que Graciela a écrits dans les années 1970 et 1980 sur ces compositrices. Elle se dissociait du féminisme et de tout ce qu’il englobait, et j’ai trouvé son attitude très judicieuse dans le contexte historique qui était le sien. Aujourd’hui, je me pose des questions sur la décolonialité, comme : « Le féminisme est-il une invention libérale ? Le féminisme est-il une invention coloniale ? Pourquoi devrions-nous nous agenouiller devant lui ? » Je me sens de plus en plus interpellée par la négation, le « décrochement » de Graciela, par sa façon de se distancier du féminisme et de ne pas se dire féministe. Elle était une femme intelligente, elle pensait différemment en termes de luttes de son époque, et elle s’est occupée de dresser des listes de compositrices, d’étudier des musiciennes et de rechercher des modèles : pour moi, c’est un parfait exemple de « praxis décoloniale ».