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Dès la première phrase, l’auteure, docteure en sémiologie, situe clairement son intention : « Ni écologue, ni activiste, ni permacultrice, quelle contribution pourrais-je apporter à l’amélioration de la planète ? » (p. 11). L’écriture de ce livre, d’une criante actualité (en ce début d’ère pandémique), est sans équivoque un avancement significatif sur la question.

En brossant un tableau des enjeux environnementaux complexes auxquels l’humanité est confrontée, en présentant clairement les motivations et fonctions de l’art qui s’en inspire et en témoigne, ou encore en décrivant et en classant une panoplie d’oeuvres engagées en ce sens, elle atteste avec éloquence l’importance et la force de l’art pour réellement changer la situation et « renverser l’anthropocène en symbiocène[1] ».

Faisant suite à ses publications, L’expérientiel 1 : Art immersif, affect et émotion (2019) et L’expérientiel 2 : Émersivité du corps en alerte (2020), qui « plongent le corps respectivement dans l’oeuvre immersive et dans une situation critique de la vie, L’expérientiel 3 le plonge dans l’environnement menacé, dont l’art écosphérique illumine diverses réalités ou fabulations » (p. 13). L’auteure poursuit ainsi sa démarche qui consiste à « expérimenter, rendre compte et théoriser » (p. 12).

L’anthropocène désigne l’époque géologique débutant au moment où l’activité humaine a commencé à avoir une influence à grande échelle sur la détérioration de la planète, alors que le symbiocène correspond à « un nouvel âge géologique où le vivre-ensemble des espèces vivantes est porteur de sens » (p. 69). Pour ce livre, l’auteure choisit d’utiliser le terme plus neutre d’« écosphérique ». L’écosphère comprend l’ensemble de la biosphère et son environnement atmosphérique et lithosphérique. Ainsi, le qualificatif écosphérique « évoque l’habitabilité d’une forme sphérique traversée par la médiasphère, la sonosphère, la technosphère, etc. […]. Ce terme générique renvoie donc à un lieu qui peut être aussi vaste que la planète ou circonscrit qu’une motte de terre » (p. 12). Celui-ci permet donc d’englober l’ensemble des démarches artistiques dont elle témoigne, sans les classer distinctement dans les clans opposés de l’anthropocène ou du symbiocène, plusieurs oeuvres ne pouvant d’ailleurs être classées d’un côté ou de l’autre.

L’auteure nous fait aussi découvrir de nombreux néologismes, pertinents, essentiels, inspirants et toujours clairement définis pour chaque contexte. Plusieurs viennent du philosophe de l’environnement Glenn Albrecht[2], comme la « solastalgie », c’est-à-dire « l’émotion ressentie pour un lieu aimé et peuplé d’une biodiversité qui disparaît » (p. 43), qui nous gagne tous. Un glossaire reprend ces nouveaux termes à la fin du livre, suivi d’une riche bibliographie et médiagraphie, d’une table des matières très détaillée, ainsi que de la liste des illustrations (tableaux et photos[3]).

Après un Prélude d’introduction qui expose parfaitement les sujets abordés dans le livre, le texte est divisé en deux grandes parties : « Résister » et « Imaginer ».

Pour « Résister », l’auteure propose deux chapitres faisant l’état des lieux de notre difficile cohabitation sur la planète. Après avoir bien situé notre appartenance au milieu naturel (notre ancrage physique) et planétaire (maintenant grandement transformée par la médiatisation globale), elle présente un historique touffu des recherches et avancées sur les questions climatiques, tout en remettant les pendules à l’heure : « Que s’est-il passé ? Quelle heure est-il ?[4] » Le premier chapitre se termine en situant notre expérience planétaire esthétique comme appelant à la critique, la résistance et l’utopie.

Dans la perspective d’habiter un lieu, une région ou une planète – une écosphère locale ou globale – favorable à la vie, l’imagination est une ressource féconde pour endiguer le courant anthropocénique actuel. […] La résistance est à la fois refus et critique d’une réalité oppressante. […] L’utopie inspire des mondes autres, pour lesquels on fait mieux, avec moins. […] L’utopie subsume la critique et la résistance. […] En matière d’environnement, l’utopie envisage la régénération. Vecteur à la fois de critique, de résistance et d’utopie, l’art presse les dangers, les met en forme, sinon les transforme

p. 70-71

Le deuxième chapitre s’intitule : « Que peut l’art écosphérique ?[5] » On y retrouve de multiples exemples des prédécesseurs en land art (qui ont sorti l’art du musée et créé des oeuvres monumentales souvent éphémères) et des pionnières de l’art écologique qui ont inventé des oeuvres aux fonctions régénératrices environnementales (filtration d’eau, décontamination, etc.). Ces exemples, et tous ceux qui suivent, démontrent l’importance du rôle de l’art :

Que les oeuvres procèdent d’une volonté écologique de persuasion, de surveillance ou de réparation ou autrement du désir poétique de rendre audibles ou visibles les fréquences du vivant ou des forces géologiques, elles n’en transportent pas moins l’imaginaire de façon plus convaincante et immédiate, que les discours scientifiques ou philosophiques ne peuvent le faire

p. 83

L’auteure dévoile et classifie avec précision toutes les fonctions et motivations des différentes formes d’art écosphérique, révélant également l’expérience esthétique, somatique et réflexive qu’elles suscitent.

L’immersion dans le milieu protégé d’une oeuvre d’art écosphérique permet de s’approprier viscéralement une proposition qui suscite un questionnement relatif à un ou des enjeux actuels. Imprégné des re-présentations et des transformations, le corps vit alors une immédiation (p. 92).

Illustration sous forme de carte mentale qui synthétise la multitude des concepts élaborés dans le livre.

Cléo Palacio-Quintin, 2022

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La deuxième partie du livre, « Imaginer », décrit la cohabitation révélatrice de l’art et de l’écosphère. Le chapitre 3 expose une multitude d’oeuvres regroupées en six grandes thématiques : « Une terre à géométrie variable » ; « Dénoncer, surveiller et récupérer » ; « Verdir, planter et soigner » ; « L’eau dans tous ses états » ; « Au tour de l’air, du ciel et du feu » ; « Écosphère menacée »[6]. L’auteure inscrit ainsi son propos dans un corpus substantiel de créations, dont une quinzaine sont théorisées en détail par une approche multiple et hybride qui allie son propre récit expérientiel à l’analyse des paratextes (documentation sur l’oeuvre), tout en intégrant au propos les commentaires et intentions des artistes. Ces propositions artistiques sont non seulement écosphériques, mais également écosophiques[7]. « Les oeuvres nous invitent à ressentir et à penser autrement » (p. 210), elles contribuent ainsi au « manifeste pour l’à venir[8] » brièvement exposé au chapitre 4. Par leurs questionnements et leurs révélations, allant du microcosme au macrocosme, ces créations écosphériques nous permettent d’envisager différemment notre rapport à la nature, et nous insufflent ainsi de nouvelles conditions d’existence.

En postface, on peut lire « L’éthique de l’esthétique de l’art global », de Derrick de Kerckhove[9] qui démontre la transformation de nos schémas mentaux à propos de la Terre depuis le début du xxe siècle. La globalisation médiatique amène aussi à une sensibilité mondiale : « à l’ère du gps, les artistes mondiaux nous donnent accès à notre nouvelle condition spatiale, la planète elle-même » (p. 226). Un point de vue « à distance », bien à propos pour conclure cet essai.

Avec cette publication, Louise Boisclair relève sans équivoque les trois visées qu’elle mentionnait en introduction :

Problématiser, argumenter, imaginer, avec le concours de l’art. Pour établir un dialogue inspirant, entre critique, résistance et utopie. Pour neutraliser les forces agonistiques et entrevoir des pistes porteuses. Pour retrouver le coeur à l’avenir

p. 14

Une lecture enthousiasmante qui donne envie de revisiter ces oeuvres immersives et redonnera espoir à tout amateur d’art solastalgique. Vivement que nous puissions « filtrer l’air du temps par les dispositifs de l’art écosphérique » (p. 99) !