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Cet entretien a été réalisé par courriels au cours du mois de septembre 2021.

Nicolas Donin (n. d.) : Tu as conçu et animé de 2016 à 2019 le projet « Arts de la Scène et Musique dans l’Anthropocène » (asma) qui associait un programme de recherche (des enquêtes de terrain sur la matérialité des instruments de musique et sur les positionnements écologiques de divers groupes et institutions), un séminaire international intitulé « Le Son de l’Anthropocène » (coanimé avec Isabelle Moindrot et moi) et diverses actions collectives impliquant des artistes, des activistes et des citoyens en Bourgogne, région où tu résides et travailles. Quel était le point de départ de ce projet ?

François Ribac(f. r.) : Le projet asma a consisté à mener des recherches à la lumière de l’avènement de l’Anthropocène, c’est-à-dire à partir du constat que les activités humaines influent de façon déterminante sur le fonctionnement de la Terre. Quel que soit le moment où l’on considère que ce processus a débuté (invasion des Amériques, industrialisation de l’Angleterre, Trente Glorieuses ?), cela signifie que l’idée que la nature, d’une part, et les humains, d’autre part, sont séparés est matériellement caduque. Or, cette séparation est au fondement des divers moments et conceptions de la modernité. L’art – je parle ici de la constitution d’une sphère sociale distincte et professionnalisée – est une des manifestations significatives de cette modernité et du développement du capitalisme. L’injonction moderne s’exprime notamment dans les récits artistiques et les théories à son propos, elle donne corps au sentiment que le progrès constant, les révolutions esthétiques, la nécessité de toujours tout renouveler sont naturels. Enfin, la production professionnelle artistique est certainement aussi polluante que la plupart des autres activités. Pour aborder ces différents points, j’ai constitué une équipe pluridisciplinaire[1] avec laquelle j’ai engagé une série de travaux individuels et collectifs.

n. d. : À quoi ressemblaient vos recherches ? Que vous ont-elles appris ?

f. r. : Christine Sinapi et Fabrice Pirolli ont étudié la fabrication, la diffusion et la consommation d’instruments de musique, respectivement le quatuor à cordes, et la marque Warwick de basses et guitares électriques. Christine s’est appliquée à rendre patentes toutes les composantes de la filière : les matériaux et leur provenance (les forêts, les arbres, le bois), les fabricant·e·s et leurs fournisseur·euse·s (les luthier·ière·s, leurs apprenti·e·s, les fournisseur·euse·s de bois), les musicien·ne·s amateur·trice·s et professionnel·le·s, mais aussi les différents espaces (le marché mondial du bois, les camions, le travail au noir, les ateliers des luthier·ière·s, les scieries) où circulent et s’activent tous ces protagonistes. Son enquête s’est déroulée tant à Crémone, d’où ont émergé les contours du violon moderne, qu’en France, dans des forêts, des scieries, des ateliers de lutherie. Pour le dire autrement, Christine a cherché à documenter les pratiques sociales et la dimension environnementale de ce que les économistes appellent la chaîne de valeur. De son côté, Fabrice s’est rendu dans l’usine de Warwick près de Munich. Il a observé la chaîne de production des basses et des guitares électriques, leur « customisation », et a documenté comment Warwick s’attache à minimiser son empreinte carbone lors de la fabrication des instruments ainsi qu’à préserver et valoriser les essences – pour la plupart en provenance d’Afrique – qu’elle utilise. Il a ensuite suivi les instruments (et les discours qui les accompagnent) chez les distributeurs, les magasins de musique en France et étudié les discussions tenues sur les forums en ligne.

Ce qui est fascinant dans leurs études respectives, c’est la tentative de reconstituer le plus complètement toutes les composantes, les trajets, les usages et usager·ère·s d’un instrument. Ce faisant, tous les deux montrent des zones d’ombre, comme la financiarisation croissante des forêts et du bois et l’importance du marché noir – des matériaux et du travail – pour Christine et le fait que l’entreprise vertueuse (et sincère) Warwick possède aussi une filière en Asie qui produit des instruments moins chers. Par ailleurs – et cela a été un moment crucial pour asma –, tous les deux ont observé que les fabricant·e·s, les distributeur·trice·s, les magasins et les usager·ère·s de ces instruments développaient tous et toutes une relation particulière (tant tactile que discursive) avec le bois. Le bois des instruments évoque la beauté et l’utilité des forêts, le temps long, l’authenticité. Ce qui nous a intéressé·e·s, ce n’est pas de savoir si cet « authentique » l’était ou pas, mais le constat que ces différent·e·s protagonistes considéraient le bois travaillé (et la forme) des instruments comme une émanation de (et un lien avec) la nature. Au moment où de nombreux et nombreuses philosophes écologistes insistent – de façon souvent assez abstraite à mon avis – sur la nécessité de renouer avec le vivant, ces deux enquêtes documentent concrètement les relations que les différent·e·s acteur·trice·s d’un monde de l’art entretiennent avec une matière vivante et montrent que ces relations prennent place dans la mondialisation capitaliste. Leurs enquêtes ont été exposées lors du séminaire (et sont accessibles sur le site medias.ircam.fr avec toutes les autres présentations archivées).

n. d. : Quels ont été tes propres terrains d’enquête ?

f. r. : Je me suis intéressé à la façon dont la musique et les spectacles traitaient des questions, on pourrait peut-être même dire des personnages, écologiques. J’ai voulu comprendre comment des équipes artistiques mettaient en musique et en scène les questions écologiques et comment celles-ci affectaient (ou pas) des institutions culturelles en France et en Allemagne. À rebours des approches (académiques et/ou activistes) qui décrivent fréquemment comment des oeuvres « sont » écologiques et ainsi concourent à la prise de conscience des enjeux environnementaux, j’ai observé, écouté des spectacles et rencontré des équipes afin de comprendre ce qu’elles appelaient écologie, comment elles lui donnaient forme et sonorité et s’organisaient. J’ai aussi mené des entretiens et observé différents lieux – par exemple un collectif d’artistes installé au bord de la Saône ou encore des institutions culturelles situées à Berlin. Ce qui m’a ici intéressé, ce n’est pas seulement quels types de spectacles ces différent·e·s acteur·trice·s proposaient ou comment l’Anthropocène ou l’écologie les incitaient à transformer leurs façons d’être artistes ou prescripteur·trice·s culturel·le·s, mais aussi comment (et si) ils et elles agissaient relativement à la matérialité de leurs pratiques. Ce que cette enquête (m’)a montré, c’est que plusieurs conceptions et pratiques écologiques étaient déclinées. De la même façon qu’il existe plusieurs environnementalismes chez les philosophes, les écologues, les activistes, les ong, le monde de la musique et des spectacles se répartit grosso modo entre trois options. La première se rattache aux politiques dites de développement durable. Elle s’attache à limiter l’empreinte matérielle de la production artistique, sachant que la plupart du temps l’accent est mis sur les pratiques des usager·ère·s et que ces efforts concernent presque exclusivement la sphère des performances. La deuxième option a beaucoup de points communs avec ce que l’écocritique (ecocriticism) documente et valorise dans le champ académique. Il s’agit de produire des spectacles et des oeuvres qui alertent, éduquent et conscientisent le public sur les menaces qui pèsent sur la planète, la façon de retrouver un rapport équilibré au vivant, de comprendre l’Anthropocène, de faire sentir, observer et écouter la soutenabilité des mondes naturels, etc. La troisième et dernière approche pourrait s’intituler anthropocénique. Elle s’efforce de prendre à-bras-le-corps la dimension esthétique et matérielle – alors que les deux autres ont souvent tendance à ne s’occuper que d’un des deux domaines. Ce que je trouve le plus frappant dans cette dernière façon de procéder, telle que j’ai pu la rencontrer en tout cas, c’est qu’elle semble se méfier – à des degrés divers – de la professionnalisation de l’activité artistique et qu’elle prête également attention aux territoires et aux milieux. Cette synthèse est bien sûr un peu schématique, mais elle résume néanmoins ce que j’ai pu observer en tant que spectateur et analyste : il n’existe pas qu’une seule forme de mise en oeuvre écologique de l’art et les différentes options que j’ai rencontrées font très largement écho aux débats et aux controverses dans la galaxie écologique.

n. d. : Ce type de travail est socioethnographique : il s’agit d’aller à la rencontre d’acteurs, de situations, de pratiques, dans l’immédiat contemporain, pour mettre à l’épreuve des notions et questions préalables et pour se laisser surprendre par ce, ceux, celles que l’on rencontre ; de là, on élabore des descriptions, analyses, narrations… et de nouvelles questions. Mais, comme tu le disais en commençant, interroger l’Anthropocène, c’est aussi se confronter à une longue histoire qui a largement déterminé nos perspectives actuelles : celle des injonctions modernes à « maîtriser la nature » pour alimenter le « progrès humain ». Qu’en est-il spécifiquement de la musique au sein de cette histoire-là ?

f. r. : Dans le cadre d’asma, j’ai mené une investigation historiographique à propos d’un compositeur qui me semble central pour ces questions : Claude Debussy. Selon Timothy Morton[2], la nature des modernes, au sens d’une entité passive distincte des humains, a en grande partie été naturalisée par les arts, par exemple les toiles, les poésies et les romans des romantiques allemands. D’autre part, et comme le montrent de nombreux travaux, la nature des Lumières n’est pas seulement peuplée d’animaux, de végétaux et de forces physiques. Les femmes et ceux et celles que l’on a désigné·e·s comme des sauvages y sont aussi affilié·e·s, raison pour laquelle les femmes et les « autres » ont pu être dominé·e·s et colonisé·e·s. Il me semblait donc intéressant de comprendre si et comment des répertoires musicaux avaient également contribué à ce processus. Dans cette perspective, Debussy est intéressant puisque, d’une part, sa musique abonde en références à la nature (La Mer !) et que sa passion pour les cultures extra-occidentales est bien documentée, tant dans ses écrits, dans sa vie privée (il collectionnait des objets venus d’Asie) que dans ses oeuvres instrumentales, vocales et scéniques. J’ai donc mené une sorte d’archéologie pour comprendre comment cette nature hybride (faune, flore, femmes et peuples occidentaux) du Paris de la fin du xixe siècle avait été musicalisée par Debussy. Ce chantier a notamment consisté à (ré-)écouter des enregistrements et observer des partitions, mais aussi à lire l’abondante littérature historique, littéraire et musicologique qui a été produite à propos de sa découverte des gamelans indonésiens et du théâtre vietnamien lors de l’exposition internationale de Paris en 1889. La rencontre avec ces spectacles, dont on ne doit pas oublier qu’ils étaient présentés dans des zoos humains, a profondément transformé sa façon de concevoir, d’écrire et d’interpréter. Dans les performances auxquelles il a assisté, il a non seulement trouvé des sonorités, des pulsations, une conception de l’orchestre, un rapport entre la voix et les instruments, mais aussi des corporéités (celles des danseuses javanaises comme des musiciens de gamelan), des façons d’impliquer le corps (en scène et au piano notamment). Il a vu et entendu dans ces vocabulaires « exotiques » une voie autre que celle du conservatisme français qu’il exécrait, que celle de Wagner, mais aussi, et peut-être surtout, l’expression vivante, authentique et poétique de la nature. Une nature à l’écart du fracas industriel et urbain, des musiques vraies et sincères connectées avec les éléments. Dès lors, d’une façon analogue à celle dont son ami Mallarmé se concentrait sur la sonorité et la poétique des mots, Debussy a décrit « sa » nature (celle qu’il connaissait en France) en mobilisant et transcrivant dans son langage un ensemble de signes, de sons et de corporéités venus d’ailleurs. La poétique sonore de la nature debussyste n’est pas naturaliste, elle n’emprunte pas les chemins du poème symphonique, mais utilise, en les difractant, des intermédiaires exotiques, recomposant du même coup la nature elle-même. Ce qui est fascinant, c’est que c’est cette transcription/traduction que l’on considère désormais comme la quintessence de la musique française et l’expression musicale de l’impressionnisme (l’art qui représente et magnifie la nature). Aujourd’hui, de nombreuses personnes entendent l’eau lorsqu’elles écoutent des grappes pentatoniques dans des pièces de piano de Debussy ou de Ravel : la nature a été naturalisée par ce répertoire. Mais, et c’est ici que l’on peut se distancier quelque peu de l’interprétation de Timothy Morton et des approches centrées sur les arts visuels et la littérature, la nature sonore de Debussy ne se prête pas à une analyse univoque ; elle peut être perçue comme autre chose que ce qu’indiquent les titres des oeuvres. Cette leçon s’applique aussi aux oeuvres plastiques et littéraires, si elles ont sans doute concouru à ce que la nature soit perçue comme une chose séparée, un sanctuaire ou un réservoir de ressources, leur effet est bien plus complexe et la manière dont ces représentations ont été assimilées à la nature mérite d’être appréhendée d’une façon plus plurielle.

n. d. : Outre les enquêtes de terrain, le projet asma comprenait un travail collectif de production artistique. Qu’en attendais-tu ? Comment cela s’est-il déroulé ?

f. r. : En 2019, nous avons proposé à des collectifs d’habitant·e·s de Dijon (groupe de théâtre étudiant, étudiant·e·s en média et en arts de l’université, étudiant·e·s de l’école des Beaux-Arts, patient·e·s et thérapeutes d’un centre d’art-thérapie de l’hôpital psychiatrique) d’imaginer leur vie dans leurs quartiers après 20 ans de réchauffement climatique. Pendant six mois, des compositeurs (notamment Nicolas Thirion, moi-même et Jean-Christophe Desnoux), une graphiste (Marielle Nidiau-Bourdot), deux metteur·euse·s en scène (Didier Doumergue et Eva Schwabe) ont travaillé avec des groupes. Chaque collectif a décrit avec des vocabulaires et des angles particuliers un quartier de la ville en 2039. Certain·e·s étudiant·e·s ont décrit le campus au moyen de scènes de théâtre, les membres du centre d’art-thérapie ont imaginé la physionomie d’un quartier qui date des années 1960/1970 par l’intermédiaire du théâtre musical et de textes, les étudiants des Beaux-Arts ont composé les ambiances sonores du centre-ville, et un documentaire situé en 2039 présentait des interviews d’écologistes, de scientifiques et d’urbanistes, etc. In fine, le spectacle Le Grand Orchestre de la Transition – comprenant donc du théâtre, de la musique et une exposition – a été présenté lors du festival Itinéraires Singuliers, une manifestation dédiée à l’art brut et à laquelle le public est venu en nombre[3]. Autrement dit, les moyens artistiques ont été mobilisés pour que des collectifs d’habitant·e·s imaginent par eux et elles-mêmes la transition et leur futur commun. Pour que la transition ne soit pas seulement une histoire de changement de chaudière et de choix énergétiques, et dans une acception de l’art éloignée d’un catéchisme normatif ou d’un médium d’alerte et de conscientisation. En ce qui me concerne, et je crois que c’est aussi le cas pour toute l’équipe artistique, les amateurs et la plupart des acteurs culturels impliqués, l’expérience a été marquante. Eva Schwabe et moi avons passé six mois dans le centre d’art-thérapie Bachelard et je n’oublierai jamais l’intensité et le bonheur de cette expérience. J’y ai notamment appris, premièrement, que la musique pouvait effectivement soigner et émanciper des groupes de personnes plutôt que d’être utilisée comme une thérapie pour des individus et, deuxièmement, j’ai constaté que les récits imaginés au fur et à mesure entremêlaient la dimension environnementale et matérielle (comment fait-on quand l’eau vient à manquer ?) et les représentations oniriques des êtres non humains. Au début du projet, j’avais encouragé les équipes à s’émanciper de la prospective environnementale, mais les mobilités dans la ville, les questions énergétiques, les potagers partagés, la gestion de l’urbanisme se sont mélangés dans les récits et les performances avec des récits fantastiques, la figuration d’êtres souterrains, la description de communautés résilientes, etc. Ce point est important, les collectifs n’ont pas fait la différence entre culture et nature, entre imaginaire et questions environnementales.

n. d. : Quand et comment l’articulation entre art et écologie s’est-elle faite dans ta propre vie ? Jusqu’à très récemment, la culture était marginale dans les groupes et partis politiques d’inspiration écologique, et inversement, peu de musicien·ne·s se préoccupaient d’écologie…

f. r. : Au point de vue politique, je suis depuis longtemps proche du parti écologiste français Les Verts. Avec ma compagne, la chanteuse et metteuse en scène Eva Schwabe, nous avons créé en 2004 et tourné un opéra qui faisait le parallèle entre la culture pop et le jardinage, Le Petit traité pop du jardin botanique. Une bourse des affaires étrangères et de la sacd nous a permis de faire deux voyages dans des jardins anglais en même temps que nous lisions toutes sortes de bouquins sur les jardins (magnifiques textes de Michel Serres) en Europe et en Asie. Autrement dit, le fait de s’intéresser à la nature (et à sa construction sociale) n’est pas nouveau pour moi. Par ailleurs, s’il est vrai que la réflexion sur la politique culturelle n’est pas très avancée chez les Verts, la dimension artistique et culturelle est néanmoins très forte dans les galaxies écologiques. Comme le montre par exemple la formidable archéologie des idées écologiques en Europe de Serge Audier[4], nombre de penseur·euse·s de l’écologie au xixe siècle ont mobilisé l’art pour imaginer d’autres formes de cohabitation avec le vivant. Ce que l’on pourrait appeler une esthétique positive de la nature se retrouve par exemple dans les textes fondateurs du Walden de Thoreau[5] ou de l’Almanach de Aldo Leopold[6]. Ceux-ci sont tout autant des traités sur la vie des écosystèmes que des fresques poétiques où le style est un outil capital de conviction et de traduction. On pourrait aussi dire cela de géographes comme Humboldt ou Reclus[7]. Même le Printemps silencieux de Rachel Carson[8], qui décrit les ravages du ddt, commence par une fable. On peut bien entendu discuter ces récits (et notamment leur idéalisation romantique de la nature), mais le fait est que leur dispositif est en grande partie artistique.

Au point de vue musical, je ne dirais pas non plus que les questions écologiques sont peu présentes, mais cela dépend de là où l’on regarde et écoute. On ne compte pas les tournées et les événements de musiques populaires dédiés à la lutte contre l’industrie nucléaire dans les années 1970. Dans les années 2000, des groupes pop ont organisé de gigantesques concerts planétaires pour le climat, des pop-stars se sont mobilisées pour défendre les peuples et les territoires de l’Amazonie, d’innombrables lyrics de chansons évoquent les questions environnementales. Ce foisonnement d’artistes, d’initiatives, de rencontres entre mouvements environnementalistes et pop et folk nord-américaines est bien documenté dans un livre de David Ingram[9]. Plus généralement, et comme le montre l’exemple de Debussy, la nature et ses composantes pullulent dans les oeuvres classiques et contemporaines, tandis que comme l’a montré un bel ouvrage collectif de Clark et Rehding[10], les théoriciens de la musique n’ont cessé d’invoquer les diverses déclinaisons de la nature issues des sciences. Pour résumer, il nous reste à faire une archéologie de la présence des questions écologiques dans l’art et de la présence de l’art dans les politiques environnementales, mais cette relation ne date pas d’hier.

n. d. : Les oeuvres et les discours sur l’Anthropocène qui fleurissent aujourd’hui dans la musique contemporaine insistent souvent sur l’urgence et l’imminence, en cela, au diapason des avertissements du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (giec) et d’autres instances internationales. Ton travail s’en démarque, insistant davantage sur la nécessité d’enquêtes de fond et d’une réflexion à long terme, qui prend du temps. Ces deux temporalités différentes sont-elles sous-tendues par deux visions politiques et éthiques antagonistes (alerter pour mobiliser par tous les moyens avant un couperet, ou bien admettre que rien n’est certain sauf notre besoin de nous figurer l’avenir) ?

f. r. : Quelle question ! Il faut d’abord rappeler que les alertes sur le climat émanant des milieux scientifiques datent au moins de la fin des années 1970 et que, plus généralement, la conscience des périls liés aux sociétés industrielles date d’avant le xxe siècle. L’histoire environnementale – par exemple les travaux de Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher, Thomas Le Roux, François Jarrige en France – a bien montré que les mobilisations, contre la pollution (industrielle ou liée à de l’artisanat) par exemple, ont été très vives et soutenues. Pensons ainsi aux écrits de Fredrich Engels sur la condition ouvrière ou aux romans de Dickens sur l’état de la pollution à Londres au xixe siècle : tout est déjà là et exposé sur la place publique. En d’autres mots, si aujourd’hui l’urgence est bien réelle – bien sûr que la Terre réagit et réagira de façon de plus en plus convulsive –, nous ne venons pas de découvrir les périls. Il faut se garder d’une approche (moderniste) de l’Anthropocène qui en fait quelque chose de radicalement nouveau. Ce qui est sans doute inédit, c’est que les désastres soient perçus sur le plan mondial. Par ailleurs, les périls ne sont pas vécus partout de la même manière. Pourquoi ? Parce que selon notre situation sociale, territoriale, si nous appartenons (ou pas) à des populations ou des genres dominés, nous ne sommes pas exactement exposés pareillement. Lisser les périls ou, ce qui revient au même, dépeindre tous les humains comme également responsables, c’est invisibiliser les firmes, les États, les institutions qui restent inertes. Par ailleurs, le registre univoque de l’urgence nous fait aussi oublier que les périls sont multiples (pas seulement climatiques, par exemple) et peut-être surtout qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’y faire face. Il existe en effet de nombreuses approches et politiques environnementalistes, souvent divergentes. Un collectif d’habitant·e·s luttant contre les effets d’une décharge près de chez eux et elles, une ong luttant pour la « préservation » d’espaces naturels (ce qui veut souvent dire limiter la présence humaine à du tourisme), des écologues décrivant la chute de la biodiversité, un·e membre de Greenpeace qui plante un drapeau sur le toit d’une centrale nucléaire, les habitant·e·s d’anciennes colonies confronté·e·s au racisme et aux pollutions liées aux plantations, des femmes qui, contre leurs maris, défendent des forêts, voilà des actions et des conceptions différentes qui engagent des écologies parfois très dissemblables. Il faut donc que des débats sur ce qu’il faut faire se déroulent et, comme l’a montré la Convention Citoyenne pour le Climat en France, que les gens ordinaires et plus généralement le monde social s’impliquent dans ces débats et proposent des réponses.

Pour en revenir à la musique, les réponses les plus courantes à cette urgence écologique consistent en mesures visant à limiter l’impact de la production et de la consommation de musique (le fameux « développement durable »), et la conscientisation de public par des oeuvres. Or, dans le monde de la musique comme ailleurs, le premier registre ne fonctionne pas car il consiste à aménager des pratiques qui doivent en fait être fortement transformées. Du côté de la conscientisation, le travail est fait ! Les manifestations pour la sauvegarde du climat ont réuni des millions d’adolescent·e·s dans le monde entier et, comme le rappelle Greta Thunberg, ce sont les États et les organisations transnationales qui sont particulièrement inactifs. Par ailleurs, vouloir rendre patents des concepts comme l’Anthropocène pour le public, comme tentent de le faire certain·e·s artistes et philosophes au moyen de dispositifs artistiques, procède d’une conception très étrange. Depuis quand un concept est-il la clé pour la mobilisation citoyenne ou pour prendre la mesure d’une situation ? Et pourquoi est-ce que tout le monde comprendrait la même chose d’une même oeuvre (qu’elle soit live ou enregistrée) ? Tout cela n’est pas très convaincant. Je n’ai pas l’intention de dire aux artistes, aux collectifs, aux chercheur·e·s et aux institutions ce qu’ils et elles doivent faire ou pas, mais il me semble que s’engager dans ces directions est contre-productif.

n. d. : Qu’est-ce qui te semblerait productif (si ce mot n’est pas trop porteur d’une connotation productiviste !) dans ce moment historique où le caractère vital d’une action écologique est mieux compris, mais où les individus (en tant que citoyen·ne·s, artistes ou chercheur·e·s) n’ont pas de prise sur les bons leviers ou échelles d’action ?

f. r. : Les personnes, citoyen·ne·s (avec ou sans papiers) et collectifs peuvent se mobiliser, contribuer à des actions, faire pression, c’est essentiel pour que les choses changent. Ce qui ne semble justement pas très bien marcher, c’est de déléguer aux seules ong le soin de négocier de leur côté et de faire toujours peser la responsabilité des désastres et des changements sur les seuls individus. Les marches pour le climat et d’autres mobilisations environnementales démontrent que ce sont les États et les firmes qui sont immobiles et résistent à la transformation écologique.

Pour ce qui concerne les arts du spectacle et la musique, je crois que l’expérience du Grand Orchestre de la Transition – inventer soi-même des récits se situant dans le futur – est une des pistes. Je crois aussi que certains collectifs « anthropocéniques », qui sont à la fois attentifs aux milieux où ils vivent, à l’impact de leurs pratiques et qui traitent des problématiques écologiques dans leurs productions artistiques, esquissent des pratiques intéressantes. Mais on pourrait aussi citer l’expérience d’hkw (Maison des Cultures du Monde) à Berlin[11] qui a développé toute une réflexion croisée avec des artistes, des académiques et parfois avec son propre public sur les implications de l’Anthropocène. On peut également évoquer la maîtrise impressionnante de l’impact environnemental expérimentée depuis 40 années à la Ufa Fabrik, un quartier de salles de spectacles à Berlin[12], etc. Si on se tourne du côté des figures artistiques, il me semble qu’une myriade d’oeuvres et de projets abordent les questions écologiques de façon nuancée et inventive. On peut penser au Grand Orchestre des Animaux de Bernie Krause[13] qui immerge les visiteurs dans des environnements sonores animaliers, ou au projet Pigeon Blog de Beatriz Da Costa[14] durant lequel des colombophiles, des artistes, des hackers et des pigeons ont documenté la pollution de villes aux États-Unis et esquissé de nouvelles relations entre animaux, humains et technologies numériques. Toutes ces propositions forment une sorte de mosaïque que l’on aurait intérêt à réunir et à discuter. Ce qui importe le plus, c’est sans doute de renoncer à la posture de l’avant-garde qui sait ce que les autres ne savent pas. Du côté de la recherche, il en est de même : je crois que l’on devrait éviter de faire parler de façon univoque les oeuvres et de traiter les questions écologiques d’une façon normative et, trop souvent, abstraite et terriblement sérieuse. Réécoutons Kagel ou Weill ! Un peu d’humour !