Corps de l’article

La notion d’expansion du matériau sonore et son corollaire, le principe du développement, ont prévalu dans la musique classique et romantique et continuent d’exercer leur attrait au présent. Dans cette perspective, les techniques d’écriture musicale se déploient vers l’extérieur par de multiples extensions d’un germe musical : composer, ce serait avant tout faire proliférer une idée sonore (généralement une figure de quelques notes).

Cela suppose, à un niveau plus profond, une certaine réification du sonore. On « applique » au son un mode de pensée musicale qui lui préexiste. On se répand, avec l’idée sous-jacente que ce qui n’est pas nous (ce son considéré comme objet sur lequel s’exerce notre volonté) doit être domestiqué et transformé par notre action. Je vois dans cette attitude une certaine forme de « colonialisme » : il s’agit de dominer et d’exploiter le son sans tenir compte de ses qualités intrinsèques, de sa force de proposition, de même que, dans le paradigme de l’écriture musicale classique précédemment évoqué, on engendre le matériau par multiplication d’un élément primal sans considérer plus avant les relations entre des matériaux pouvant paraître hétérogènes.

Nous investissons l’espace qui nous environne selon une idéologie d’extension de nous-même vers le monde extérieur. Mais pouvons-nous réellement exercer une transformation du monde dans une relation à sens unique sans nous laisser informer (voire transformer) à notre tour par les matériaux sur lesquels nous agissons ? Cela équivaudrait à réaliser en musique ce qui se passe déjà dans les activités humaines industrielles, qui appliquent leurs modèles aux ressources naturelles sans tenir compte de leurs identités ou de leurs fragilités. En composition, se positionner dans une perspective plus riche qu’une simple expansion de nous-même nécessiterait que nous nous intéressions plus à la relation entre nos mondes sonores intérieur et extérieur. Cette question s’apparente aux problématiques de l’écologie humaine : nous ne pouvons pas seulement nous nourrir de ce qui nous est extérieur, en modifiant notre environnement jusqu’à l’épuiser, mais nous devons aussi nous laisser instruire par ce qui n’est pas nous, chercher notre énergie non pas seulement dans ce que nous produisons, mais également dans ce qui nous produit.

Cette tendance « colonialiste » est devenue moins hégémonique dans la seconde moitié du xxe siècle. Avec les musiques spectrales, acousmatiques, concrètes, instrumentales, répétitives, ou les paysages sonores, la notion d’écoute – du son ou du monde sonore extérieur – a pris une importance croissante. Dans ces différentes démarches, le monde extérieur, par l’intermédiaire du son, vient informer le monde intérieur du créateur. Mais plus que dans les domaines structurels, de hauteurs de note, de rythmes ou de timbres, c’est la notion d’espace sonore, dans son aspect physique ou dans sa représentation mentale, qui nous intéressera plus particulièrement ici afin d’esquisser une réflexion sur les rapports entre les mondes intérieur et extérieur. Souvent, les musiciens se concentrent uniquement sur l’aspect pratique de la spatialisation sonore, à savoir les outils et les dispositifs permettant de gérer l’espace, ainsi que leurs effets. Plutôt qu’à la construction d’espaces sonores physiques ou d’interprétation, attachons-nous à explorer les relations existant entre ces espaces que nous créons ou dans lesquels nous évoluons et ce qui est le fondement de notre perception de l’espace, à savoir notre espace intérieur. Nous évoquerons d’abord cette notion, puis le passage de celle-ci à l’espace extérieur, enfin les interrelations qui peuvent s’établir entre les deux.

Pour les humains, l’appropriation de l’espace, à partir de laquelle s’élabore l’espace intérieur, avant d’être physique et visuelle, est d’abord sonore : le ventre maternel puis l’habitat domestique (équivalent du territoire animal) sont des espaces de bruissements familiers[1]. Ce que nous pourrions appeler le territoire sonore se définit particulièrement comme un espace de sécurité et de liberté de mouvement (physique ou mental). Ces deux notions peuvent se trouver remises en question lorsque l’espace change ou lorsqu’il y a privation d’espace (soit par enfermement, par exemple en prison, soit par impossibilité de faire des mouvements). De même, si l’on quitte un endroit, il y a toujours le risque de la perte ou d’un changement irréversible, et lorsque le bruit ambiant envahit tout l’espace sonore, la sélection, l’intelligence de l’espace ne sont plus possibles. Notre désir d’étendre notre espace intérieur au-delà de nous-même, notamment dans le domaine musical, ne se réduit donc pas à un désir d’espace. Il fait corps avec une volonté de libération et d’affranchissement hors de ce qui en nous est étroit et comprimé, et de nos éventuels enfermements. Car c’est seulement la soif de liberté qui nous fait sentir l’étroitesse du cachot. Aspirer à diffuser les sons et à sentir la profondeur des volumes et des mouvements sonores dans l’espace suppose de marcher, courir, voler, en bref, de se mouvoir dans cet espace extérieur. Mais le changement peut être aussi synonyme de découverte et de voyage. En imagination ou en rêve, nous expérimentons de rapides, voire d’instantanés changements d’espaces, proches de ceux que les moyens électroacoustiques permettent de réaliser par juxtaposition ou transformation, offrant à ceux qui écoutent de vivre des expériences sonores spatiales qu’il serait impossible d’expérimenter dans la vie ordinaire. De tels espaces peuvent également être construits au sein de l’orchestre ou dans certaines configurations de musique de chambre.

La notion d’espace intérieur a aussi une pertinence au sein de la pensée rationnelle. Réfléchir, d’une certaine façon, c’est explorer un espace de la pensée. À travers la projection et l’expansion du son dans l’espace et le temps, c’est l’expression et la diffusion de la pensée et de l’intelligence qui sont mises en oeuvre. Certains travaux en sciences cognitives[2] ont mis en évidence la connexion entre entendement et espace, montrant qu’il existait un lien entre l’évolution des concepts abstraits et la cognition spatiale. La recherche anthropologique suggère que notre utilisation du langage métaphorique spatial coïncide avec l’évolution du raisonnement abstrait. Par ailleurs, nous savons que l’audition est essentiellement liée à l’évaluation de la situation spatio-temporelle. Chez l’être humain, le principal indice utilisé pour percevoir la directionnalité et la localisation sonore est le délai interaural, c’est-à-dire l’interprétation par le cerveau de la différence temporelle et d’intensité existant entre le moment où un son arrive à l’oreille droite et celui où il arrive à la gauche. De ce point de vue, l’espace et le temps sont liés au sein de l’écoute puisque l’un est perçu au moyen de l’autre, par l’interprétation des échelons d’éloignement et de durée des excitations sonores.

Cette relation entre espace et temps se rencontre également dans le concept d’« espace de la mémoire[3] ». Celle-ci possède une certaine spaciosité. Le monde y est présent avec tout ce qu’en lui nous avons pu sentir, et notre mémoire conserve les sensations d’espaces liées à nos différents souvenirs (pour ce qui est de la mémoire, on parle également de zones tampons, de stockage, d’empans temporels). Dans notre espace sonore intérieur, nous pouvons faire exister un son en divers lieux, à différentes étapes de ses métamorphoses, comme nous sommes capables d’imaginer quelqu’un à différents moments de sa vie et dans différents endroits. Grâce à cet « espace de la mémoire », nous possédons tous notre spatialité sonore intérieure, à laquelle le passé, le présent et l’avenir donnent des dynamismes différents qui interfèrent et parfois s’opposent.

Du fait de cette richesse temporelle, l’étendue de l’espace sonore intérieur excède celle de l’espace extérieur ou, comme l’écrit Bachelard : « Dans ses mille alvéoles, l’espace contient du temps comprimé[4] ». Cette sorte d’ubiquité sonore que nous possédons dans notre espace intérieur peut être projetée dans l’espace sonore extérieur, pour peu que nous le construisions. Ce qui serait impossible dans un espace physique concret devient réalisable dans un espace fabriqué à l’intérieur d’un orchestre, par la spatialisation des instrumentistes ou par l’utilisation d’un dispositif électroacoustique nous permettant d’entendre (par la grâce de l’enregistrement) un même espace à différentes époques. Changer d’espace sonore extérieur, c’est vivre selon un autre espace, mais cela peut être aussi vivre selon un autre temps, qu’il soit relié au domaine du souvenir, de l’actualité, ou d’une projection dans le futur. De cette façon, les espaces intérieur et extérieur sont mis directement en relation dans une sorte de « mapping », établissant des correspondances entre eux.

L’esprit humain se voudrait sans extrémités, sans finitude, quand bien même chacun de nous sait que sa vie connaîtra un terme. Nous désirons nous confronter au vertige de l’immensité et à l’illimité, aux sens physique et métaphysique de ces termes. S’ouvrir à l’espace extérieur, c’est chercher à agrandir notre espace sonore intime par une confrontation à l’altérité du monde ou d’autrui. L’enjeu de la spatialisation est d’introduire les sentiments d’infini, de lointain et de différence que possède l’espace extérieur dans le fini de notre seul espace intérieur, sans détruire celui-ci, ni le délayer ou le perdre. Il existe un risque que cet espace soit hypertrophié plutôt qu’élargi, si la correspondance entre les deux espaces se fait mal, ou si la très forte concentration du premier se perd et se dilue dans le second. Passer de l’un à l’autre, c’est établir la communication entre l’intérieur et l’extérieur. De même qu’une fenêtre est une ouverture resserrée derrière laquelle se trouve un large espace, le passage de notre espace sonore intérieur à l’espace extérieur requiert l’étroitesse d’un médium : partition ou support numérique. Celui-ci sert d’interface entre la musique imaginée intérieurement par le compositeur ou la compositrice et les sons spatialisés dans l’espace physique, de même que l’étroitesse de nos oreilles fait office de porte entre l’immensité sonore du monde et les images mentales qu’elle déclenche dans notre imaginaire.

Il est également intéressant de constater que lorsque ceux et celles qui composent se sont ouvert·e·s au monde (au non-soi) par l’extériorisation de leur imaginaire musical sous la forme d’une oeuvre, ils et elles laissent le public scruter, par l’intermédiaire de ses oreilles, leur espace intérieur. Il y a simultanément parcours en direction du dehors (extériorité) et passage vers le dedans (intériorité) – un peu comme le fait de toucher quelqu’un nous renseigne sur cette personne, mais informe également celle-ci sur celle qui la touche. Lorsque nous travaillons l’espace dans une composition, nous extériorisons donc notre propre espace et proposons à ceux qui écoutent un voyage virtuel, mais nous leur laissons aussi une ouverture vers notre propre intériorité.

Ce sentiment, ainsi que celui d’extériorité, peuvent parfois se rejoindre. C’est déjà le cas pour certains moments de notre vie où notre émotion est tellement forte que nous avons le sentiment d’être à la fois nous-même et l’autre, ou ce qui nous environne. De même, contemplant de près un champ empli de milliers de fleurs ou un ciel étoilé, nous avons cette double sensation de l’unité de notre personne et de l’infini de l’univers. Par le sens de la vue, nous rayonnons bien au-delà de notre corps. Substituant nos oreilles à nos yeux, la spatialisation des sons dans le cadre d’un concert nous rapproche de cette expérience, en faisant rayonner notre espace sonore intérieur en de multiples points de l’espace physique. Nous sommes alors le dedans et le dehors, le centre et ce qui nous englobe. Le bonheur peut provoquer chez nous cette sensation d’ubiquité. Et, comme regarder ou imaginer, c’est voyager jusqu’à être présent à ce qu’on voit ou ce qu’on conçoit, écouter ou composer, c’est se transporter avec le son dans l’espace, de façon à se trouver avec lui dans telle ou telle portion de l’univers sonore. Voyage, aventure spatiale et temporelle : voilà ce que permet la spatialisation sonore. Nous pourrions aller plus loin en évoquant les notions de dimension et de forme d’un espace sonore, de proche (jusqu’au toucher) et de lointain (jusqu’à la disparition), de dedans et de dehors, de contenance, d’axes spatiaux, de localisation, de remplissage ou de vidange d’un espace, d’absence et de présence, de densité, de centralité des personnes qui écoutent, de multiplicité d’espaces locaux, de mouvement spatial (de la source ou de l’oreille), de concentration, d’unification, de rassemblement au centre, ou d’expansion, d’échange entre espaces, de conquête, de franchissement ou d’union. Autant de concepts se situant au point de rencontre entre l’espace intérieur des sujets (ceux qui composent ou ceux qui écoutent) et l’espace extérieur de spatialisation des sons d’une oeuvre musicale. Dans cette optique, ce dernier se situe comme le prolongement de notre propre espace. Il possède lui aussi une contenance, une capacité à recevoir et à accueillir ce qui n’est pas nous-même, choses ou êtres. Nous investissons l’espace extérieur, mais celui-ci, à sa façon, nous reçoit.

*

Lorsque nous composons, nous sommes transporté·e·s dans l’espace extérieur et y agissons par l’expression et l’expérimentation de nos expériences et désirs spatiaux, mais ceux-ci, une fois incarnés dans une réalité physique, nous informent, nous enrichissent et par là même modifient notre espace intérieur. Pour que cette transformation s’opère, il faut que les deux espaces possèdent des points communs, et que s’établissent, au sein de l’oeuvre, des relations intimes et exactes entre eux. Ceci suppose que la personne qui compose investisse son intériorité, accepte de la remettre en question et soit à l’écoute de ce que lui renvoie le dehors, ce qui n’est pas possible si elle est uniquement dans une démarche d’expansion. S’intéresser à cette relation de transformation mutuelle, chercher à la connaître, pourrait rétablir un équilibre, qui semble parfois perdu dans l’Anthropocène, entre l’être (être un espace) et le faire (fabriquer un espace). Si nous ne faisons que transformer le monde et refusons de l’être nous-même, nous faussons notre relation avec lui ; nous risquons de le détruire et de mourir avec lui. La création musicale doit se faire dans une relation réciproque avec le monde et pas pour la seule mise en valeur du créateur ou d’une idéologie artistique ou sociale. Il ne s’agit pas de se répandre pour dominer et asservir le monde, mais d’établir une relation d’interaction avec lui, de considérer, d’accueillir, d’être attentif·ve aux changements qu’il produit en nous. Plutôt que d’extraire notre énergie de la réification de ce qui nous est extérieur, avec une certaine surdité, en nous privant de sa force de proposition et de transformation de nous-même, nous pouvons être dans une attitude d’échange, en reconsidérant le lien entre ce que nous sommes et ce que nous faisons.

Cette démarche, aujourd’hui plus nécessaire que jamais, n’est pas réservée à la création contemporaine : il me semble qu’elle est apparue au détour de bien des oeuvres et des traditions musicales passées. Voici quelques échantillons concrets d’expériences personnelles d’écoute et de composition dans lesquelles j’ai noté de fortes relations entre l’espace musical proposé et l’espace intérieur. Lorsque Mahler, dans les premières mesures de sa Première Symphonie, fait entendre la note la multipliée sur plusieurs octaves, il me semble qu’il pose les limites spatiales (ici au sens de l’espace des hauteurs) dans lesquelles se déploiera l’oeuvre. Ce que j’éprouve à l’écoute de ce début d’oeuvre est du même ordre que lorsque j’entre dans l’espace particulier que représente le lieu d’habitation de quelqu’un. Dans les octaves du 1er mouvement du Kammerkonzert de Ligeti ou dans la tierce majeure du second mouvement de l’Inachevée de Schubert, je trouve ce soudain changement de dimension spatiale qui me propulse dans un monde nouveau. Lorsque j’entends le hautbois en coulisses dans la « Scène aux champs » de la Symphonie fantastique de Berlioz, j’ai la sensation d’être confronté à un espace percé par un point de fuite sonore, qui me fait entrevoir une issue possible à toute forme de cadre étroit de vie – à l’image de la scène où est situé l’orchestre. Les musiques acousmatiques, quand elles laissent une place à ceux qui écoutent, me permettent de me lover dans de nombreux espaces sonores. À l’inverse, je suis oppressé par les espaces sonores saturés, que je perçois comme inhospitaliers car supprimant tout sentiment de liberté de mouvement au sein de l’oeuvre. Il m’arrive aussi de sentir, dans certaines oeuvres, que l’espace sonore y est conçu de telle façon que je pourrais toucher les sons et les saisir comme lorsqu’on est sur le point de détacher une pomme d’une branche.

Dans mon propre travail de compositeur, ce sont les changements abrupts du rêve que j’ai simulés dans Quid sit musicus (2013-2014), faisant passer instantanément l’auditeur d’un espace sec et très proche à un espace réverbéré et lointain, et faisant coïncider changements d’espaces acoustiques et harmoniques. J’y ai aussi exploré l’ubiquité sonore et ce que j’appelle les « espaces matriochkas » (qui en contiennent d’autres plus petits) quand violoncelliste et guitariste parlent dans la caisse de résonance de leurs instruments tandis que leurs voix sont diffusées en même temps autour du public. Plus Loin (1999-2000) pour orchestre s’achève par le son qui sort physiquement de scène, circulant, en une spirale, des proches premiers violons vers le fond de l’orchestre, pour enfin disparaître derrière les timbales : l’espace coule et se vide. Dans De la vitesse (2001), les percussionnistes s’approprient peu à peu l’espace, passant d’un point central à un éclatement complet de leurs positions spatiales, comme un enfant accaparerait progressivement l’espace qui l’entoure. Tout récemment, mon opéra L’annonce faite à Marie met en scène tout à la fois la voix de Claudel, caractérisée par les différentes prises de son réalisées lors des quelques interviews de l’auteur dont nous disposons, et l’imaginaire d’une voix claudélienne produite par une synthèse faisant appel à l’intelligence artificielle. Sont ainsi intimement mêlés moments temporels d’enregistrements – jusqu’à une voix produite après la mort de l’auteur – et espaces (lieux des différentes prises de son), illustrant le concept de spaciosité de la mémoire.

Cette façon d’aborder la création comme une brèche plutôt qu’une bêche, laissant, telle la fenêtre, passer la lumière intérieure aussi bien qu’extérieure, au carrefour relationnel de l’être humain et de ce qui l’entoure, me semble renouer avec une certaine vision de la musique comme moyen de transcendance et de communion entre les énergies du monde et celles de l’intime.