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Nous connaissons maintenant avec certitude les enjeux de la crise climatique. Nous en connaissons les conséquences désastreuses pour l’avenir de l’humanité, les échéances, et même la solution : un changement nécessaire de notre mode de vie, qui s’était fondé par étapes (sédentarisation de notre espèce, colonisation extensive à partir du xvie siècle pour accroître les ressources disponibles, industrialisation depuis la fin du xixe siècle) sur une surproduction liée à une surconsommation. Le bonheur se résumerait à l’enrichissement (il faut vendre plus) et à l’accumulation (il faut consommer plus). La surexploitation des ressources minérales, végétales, animales et humaines qui détruit notre environnement et notre planète en est une des conséquences. Dans ces modes de vie quasi industrialisés, l’autre, qu’il·elle soit un être humain, un être vivant autre ou un être minéral est réifié·e (au sens hégélien et marxiste) comme « ressource ». Sa peine au travail, voire son existence, sont invisibilisées dans le seul objectif de satisfaire la jouissance des privilégié·e·s sous la justification inique de règles candides telles que les « lois du marché » et « la loi de Walras » – auxquelles aucun·e économiste sérieux·se ne croit plus, tant les lois des marchés et les agentivités restent biaisées par les inégalités d’accès, d’information et de consommation, s’ajoutant aux inégalités (ex ante) de capital matériel et culturel.

Les bonnes intentions de nos social-démocraties nationales (c’est-à-dire là où le privilège démocratique et la maximisation du bien-être distinguent encore un en deçà et un au-delà des frontières) n’ont été qu’un alibi pérennisant les problèmes systémiques. Le bien-être est inatteignable pour celles et ceux dont le seul horizon est la survie : aux privilégié·e·s la morale, aux autres la faim[1]. Il ne reste qu’une solution : consommer moins et partager plus[2], afin que chacun·e puisse bénéficier sur le plan planétaire d’un minimum en termes de nourriture, d’éducation et d’accès aux ressources naturelles et culturelles. Il faut donc trouver de nouveaux modes de fonctionnement de marché globalisé afin que la valeur travail de la chaîne de production redevienne visible et responsable, de telle sorte que la « main invisible[3] » redeviendrait un outil d’optimisation vertueuse d’une réelle production nette, profitant à tou·te·s et créant davantage de richesse matérielle et culturelle qu’elle n’en détruit. 

Repenser la valeur

Il faudrait en particulier revoir les principes de nos systèmes comptables, redéfinir les concepts de valeur en prenant en compte non pas seulement la valeur ajoutée, mais également la valeurdétruite, que ce soit en matière de ressources naturelles ou de souffrances et de destructions du vivant. Il conviendrait de revenir aux différenciations que les économistes faisaient encore jusqu’au début du xxe siècle entre valeur d’usage et valeur d’échange, et trouver des mécanismes pour que la valeur d’échange se rapproche de celle d’usage, plus difficilement calculable et objectivable. Mais encore faudrait-il surpasser cette dichotomie et proposer une troisième valeur pour les autres agents minéraux et vivants, une valeur d’existence qui les extirpe de leur seule définition d’usage externe pour les humains, quitte à leur donner des identités juridiques protectrices comme il commence à en exister pour certains espaces « naturels » à préserver.

Ces changements conceptuels comptables impliquent mécaniquement un nouveau concept de croissance. Il ne s’agit donc pas de prôner une décroissance, terme qui me semble insatisfaisant pour trois raisons : il peut provoquer un sentiment d’injustice chez celles et ceux qui auraient à se sacrifier alors qu’ils·elles vivent dans la précarité ; c’est une notion trop vague, trop macroéconomique, renvoyant la responsabilité à la collectivité et aux politiques sans impliquer de responsabilité individuelle ; enfin, en prenant le strict contre-pied du concept usuel de croissance, ce terme en perpétue les définitions et les présupposés, pourtant problématiques. Il me semble, en effet, qu’il faille favoriser une conception vertueuse, éthique, nette ou encore verte des dynamiques de valeurs, dans laquelle seraient comptabilisées les destructions comme les productions, qu’elles soient monétaires ou non monétaires (accroissement net de ressources planétaires, de patrimoine culturel, de savoir et de bien-être), en d’autres termes une « uneconomic growth[4] ».

Par cette transformation conceptuelle de la valeur, les billets d’avion deviendraient par exemple mécaniquement plus onéreux que les billets de train, ce dernier étant moins polluant[5], les salaires des infirmier·ère·s et des instituteur·trice·s deviendraient mécaniquement plus élevés que ceux des banquier·ère·s, le prix du café cueilli par des agriculteur·trice·s qui en survivent à peine et ne peuvent envoyer leurs enfants à l’école serait mécaniquement moins attractif que celui du café recueilli dans des conditions plus durables. Ainsi seraient coûteux le travail des enfants, l’exploitation des femmes, la souffrance animale, les actes non consentis, les nourritures malsaines, ou la destruction des ressources. Ainsi les dettes intergénérationnelles et transfrontalières seraient-elles mieux comptabilisées. Il ne s’agit donc plus d’appliquer des taxes de réallocation selon les principes « pollueur-payeur » et autres taxes gafa, mais de redéfinir intégralement le système de calcul des valeurs et de reporter ainsi structurellement les destructions dans des prix à leur juste valeur. Le concept d’externalité n’existerait plus, l’autre serait enfin pris·e en compte, nous serions, pour citer une formule fameuse de Fiodor Dostoïevski dans les Frères Karamazov souvent reprise par Emmanuel Levinas, « tous responsables de tout et de tous, et moi plus que les autres[6] ».

Trois conséquences sur l’art

Quelles seraient les implications d’une telle orientation pour l’art et la pratique artistique ? Je propose ici trois pistes encore très balbutiantes.

a) La pratique artistique n’est pas que productrice de richesses immatérielles

La première serait d’ordre pratique. L’artiste se flatte de sa production, qui serait immatérielle et de valeur transgénérationnelle en enrichissant le patrimoine de l’humanité. Il·elle oublie parfois les destructions, matérielles ou éthiques, qui accompagnent cette production d’expériences esthétiques.

Cela concerne de multiples aspects pratiques dans les arts vivants ; je me concentrerai ici sur l’exemple des voyages. S’il faut assurément encourager les échanges culturels, qui produisent souvent des « effets de levier » importants sur le public (rapport patent « bénéfices pour l’esprit »/coûts), et en ce sens ont un résultat net production/destruction très positif, il convient d’analyser plus en détail les mécanismes des tournées internationales, notamment dans le milieu de la musique dite « classique occidentale ». Quand un orchestre voyage, ce sont au minimum 80 musiciennes, musiciens et membres de l’équipe technique qui se déplacent, avec de nombreux instruments et accessoires en bagage (contrebasses, harpes, percussions), souvent pour donner un seul concert[7].

D’une part, contrairement à d’autres domaines du spectacle vivant – théâtre, danse, mais aussi musiques pop, jazz, ou plus expérimentales –, ces formations classiques proposent des programmations musicales qui ne leur sont généralement pas propres[8], et restent conformes et échangeables : ainsi, l’Orchestre philarmonique de Saint-Pétersbourg devait se déplacer cette année, en 2022, à Carnegie Hall pour jouer la Symphonie no 4 de Bruckner, le Concertgebouw d’Amsterdam doit interpréter Chostakovitch et Tchaïkovski en Islande, et le London Symphony Orchestra organise une dizaine de voyages européens au départ de Londres afin de jouer la Pastorale de Beethoven. L’internationalité est devenue dans ce milieu l’un des critères majeurs de reconnaissance distinguant les grands ensembles et artistes reconnu.e.s d’artistes plus locales.locaux[9]. Il est devenu un objectif plutôt qu’une conséquence.

Il faut d’autre part comprendre comment le concept de musique savante en Europe est né vers 1780 sur ce principe d’internationalité – Haendel est alors joué en Italie, en Angleterre et en Allemagne –, en s’opposant à la Folk Music locale (qui partagerait en revanche, de la Chine à l’Écosse en passant par les Balkans, une infériorité systémique objective du fait de son pentatonisme, c’est-à-dire d’un nombre inférieur de notes par rapport à la musique tonale savante occidentale)[10]. Ce concept justifie encore dans les consciences aujourd’hui que Mozart et Boulez doivent être enseignés et interprétés de Tokyo à Buenos Aires, mais que les musiques des Mapuches, du Radif ou du Pansori peuvent, elles, rester cantonnées dans leur pays[11]. À la même époque, la notion émergente de race suivait une construction similaire en dépassant le concept de « famille nationale[12] » (anglaise, française : les habitants de ces pays étaient apparentés), et en plaçant la race blanche dans une mission universelle supérieure par son monopole de valeurs universalistes dites « civilisationnelles » judéo-chrétiennes et de l’Aufklärung.

Bref, la déconstruction des conditions d’existence de l’Anthropocène – progrès, internationalité, logocentrisme, capitalocène, exploitation des ressources et des autres –, comme l’élaboration d’une éthique nouvelle de la production nette, doivent également s’appliquer à l’art. Ces démarches posent des questions essentielles quant aux conditions matérielles des productions artistiques ainsi qu’à la surdité condescendante et hégémonique de nombreuses institutions d’enseignement et de diffusion de la musique occidentale aux autres musiques.

b) Réévaluer l’oeuvre d’art

La seconde conséquence serait plus sociétale : en replaçant l’oeuvre d’art « à sa juste valeur » dans nos sociétés (selon le principe d’une comptabilité nette plus éthique), cette dernière, tout comme l’oeuvre d’éducation ou de soins à l’autre, prendrait une autre valeur car les externalités nécessaires à sa production (voyages, matériaux) ainsi que sa valeur de destruction sont, sauf exception (nft-art), faibles en comparaison de sa valeur immatérielle et transgénérationnelle.

Le bilan net de production de valeur artistique pour le monde (en tout cas pour l’humanité) reste effectivement relativement positif contrairement à celui de la production de Coca-Cola, de suv ou de séries b. Sous le prisme de ce concept de valeur nette, l’oeuvre d’art devient d’ailleurs la production humaine générant peut-être le plus de valeur nette ; en d’autres termes, pourraient être conceptuellement définis comme oeuvre d’art une pièce de musique, d’art plastique, un artisanat, etc. dont la valeur nette croît excessivement par la création de sublime, d’aura et d’unicité, en totale démesure avec la valeur des inputs et les destructions nécessaires pour la produire[13].

c) La musique et l’artificialisation du réel

Une troisième problématique, d’ordre esthétique, concernerait l’essence de l’oeuvre d’art. La crise « environnementale » – cette crise dont les humains font pâtir leurs co-terriens minéraux, végétaux et autres vivants, jusqu’à mettre l’existence de tou·te·s, y compris la leur propre, en question – réinterroge la dichotomie nature/culture. La nature a été littéralement supprimée du patrimoine artistique par humano-centrisme, pour la seule raison que ce n’est pas notre espèce qui en est l’auteur.

La musique tient dans cette problématique une place distincte car elle est probablement l’art le plus éloigné de la nature, un art du symbole sans représentation (notons cependant qu’en Occident, les autres arts ont majoritairement privilégié des représentations inanimées de la nature en tant qu’objets à usage humain[14]). La musique est un art de sublimation et d’artificialisation du réel, en particulier dans les cultures différenciant les musiques de cour des musiques populaires. Dans ces cultures, la musique n’a cessé de se détacher du réel : les instruments sont souvent des artefacts technologiques extrêmement sophistiqués (à comparer à tant de cultures plus « populaires » où l’instrument n’est qu’un outil fonctionnel, matériellement moins parfait et musicalement plus bruité : bambou, peau, calebasse, corne, auxquels on ajoute éventuellement des anomalies naturelles si le son est trop harmonique, trop pur) ; les salles de concert y sont également des espaces artificiels et stériles de silence et de perte de réalité ; en Europe, avec la figure de Beethoven, le compositeur devient lui-même un être au-dessus du réel, créateur (masculin) de sublime, bien loin de la figure encore fonctionnalisée, divertissante et subalterne d’un Mozart quelques années auparavant à la cour de l’archevêque Colloredo à Salzburg[15]. Et par opposition à ces figures hors monde de soliste, créateur et chef d’orchestre, la profession de musicien d’orchestre se fonctionnalise à la fin du xviiie siècle, jouant synchrone au sein de hiérarchies strictes et perdant les prérogatives d’ornementation qu’avait encore le ripiéniste au début du xviiie siècle[16].

Avec Beethoven, la musique savante absolue évolue en une musique de courbure existentielle du temps par le travail d’épuisement du matériau, où logocentrisme et sublime se rejoignent. Avec le romantisme et l’avènement de l’autonomisation de la musique en situation de concert, l’humain se place au-delà du temps naturel, des contingences du réel, du bruit environnant, inharmonique et non domestiqué, et au-dessus des chaos non contrôlés de la nature. La musique autonome, et en particulier le concept « d’oeuvre créée », est peut-être l’allégorie sonore, plus que tout autre art, de la domination de l’humain sur son environnement.

L’idéal Hindewhu

Quelles conséquences directes aura la crise de l’Anthropocène (si la crise peut finalement être prise en compte) sur la musique ? Je l’ignore et sur un plan épistémologique ou esthétique, et pour ma propre musique. Je n’ai pas assez de distance, ma prise de conscience est récente. En outre, ma production artistique est une création de musique autonome, encore empreinte de mon héritage. Je ne peux et ne veux renier cette histoire, ces oeuvres, ces instruments, ces expériences du concert que j’aime tant et qui m’ont nourri. Mon attitude artistique n’est encore à la rigueur qu’un cri intuitif peu contrôlé, qui ne pourrait, en ce qui me concerne, incarner une position politique. L’art ne me semble pas pouvoir être un programme, ceci est à la fois en dessous et au-dessus de sa force[17].

Je note cependant dans mes oeuvres, avec le recul, certaines obsessions et constances esthétiques qui pourraient être interprétées a posteriori politiquement : un intérêt pour les paradoxes de la perception et la mise en erreur, pour la remise en cause de la perception culturelle et des logocentrismes occidentaux, pour un sublime a priori simple mais équivoque plutôt que pour le maximalisme technique ; des figures tutélaires telles que Vladimir Jankélévitch et ses réflexions sur l’ineffable en musique, Emmanuel Levinas et sa philosophie de la responsabilité qui débute au regard de l’autre ou Jacques Derrida et ses concepts de déconstruction des grammatologies occidentales. Mes études de jazz et des musiques d’autres cultures avec des maîtres formidables comme Gilles Léothaud et Simha Arom, comme celles en composition avec Gérard Grisey, m’ont évidemment influencé. Certaines de mes oeuvres les plus récentes concernent directement ces thématiques : À Propos (2008), pour quintette, rend hommage à quelques artistes et à des pratiques de l’arte povera, par exemple en usant de la mise en erreur ou de l’utilisation de sons corporels pauvres intégrés à l’orchestration. Après tout (2012), pour ensemble vocal et instrumental, est une grande fresque autour de la thématique du pardon et du ressentiment, en particulier autour de Jankélévitch et de ses contradictions. De l’art d’induire en erreur (2019), pour trois voix amplifiées, accessoires et orchestre sonde la figure de l’artiste et la créativité. Les oeuvres récentes sont encore plus univoques : Chroniques déchantées (2019), pour accordéon et piano, est directement lié à la crise climatique, notamment le second mouvement ; Avant-demain (2020) est une danse d’exorcisation en période de distanciation sociale pour six klaxons de voitures à l’arrêt ; Jusqu’à peu (2022), pour grand orgue à quatre mains, réflexions musicales de crise.

Au regard de la crise climatique, je nomme mes différentes obsessions récentes, cette quête de sens pour moi-même, mon « idéal Hindewhu ». Hindewhu est un petit tube d’une dizaine de centimètres sans trou d’intonation fabriqué d’un pétiole de papayer. Il s’agit d’une flûte extrêmement rudimentaire ne produisant qu’une note, qu’un son, utilisée par les « pygmées » (terme péjoratif) Ba-MBenzele. Hindewhu est également, par extension, un répertoire pour voix solo chantée en hoquet avec cette flûte mono-ton[18]. L’instrumentation est minimale et les possibilités compositionnelles, du fait de l’obligation monodique du soliste, sont limitées. Pourtant, comme l’a montré Simha Arom dans une analyse de ce répertoire[19], la composition est très subtile et sensible. Dans plusieurs pièces (pas toutes), l’unique note de cette flûte élémentaire est jouée à période régulière, toutes les quatre pulsations, et s’imbrique en hoquet parfait dans des formules chantées [3+2+2]+[3+2] (semi-périodes asymétriques 7+5 à l’intérieur d’une période de 12 pulsations, ce qui est extrêmement répandu dans le répertoire d’Afrique centrale[20]). Le tout est chanté en jodl (technique vocale de saut entre les registres de poitrine et de tête), de sorte que l’unicité de l’instrumentiste est perceptivement dissociée en au moins trois entités timbriques virtuelles – les deux registres de la voix et le son de la flûte – à l’intérieur d’une polymétrie, comme c’est souvent le cas dans ces répertoires d’Afrique centrale, non notés, qui rompent les unités et offrent de nombreuses illusions sonores entre le tout et le chacun (hoquets, jodl, polyphonies, polyrythmies, etc.). On s’émerveille également de la virtuosité mathématique de la composition (superposition de rythmes pairs et de rythmes asymétriques [5+7] dans un hoquet arithmétiquement parfait) obtenue malgré une simplicité inégalée de moyens (une voix non travaillée et une note unique issue d’une quasi-brindille). Le tout est joué en extérieur, sans isolation, ni artificialisation, ni sophistication, un chef-d’oeuvre technique et esthétique de composition/décomposition pour des musicien·ne·s ne verbalisant aucune théorie musicale, ne fétichisant aucun instrument complexe (du fait de leur statut nomade, de leur outillage rudimentaire et de leur indifférence à la technicité), ne fréquentant aucun conservatoire, ne connaissant aucune notion de professionnalisation musicale, vivant dans des structures très peu hiérarchisées au plus près de la nature. Un contraste interrogateur avec nos sophistications et nos technologismes. Or, c’est nous qui, par notre irresponsabilité climatique, détruisons en priorité leur condition de vie artistique. Nos pratiques musicales, dans leurs réussites éclatantes, leur production de sublime, mais également dans leurs excès maximalistes et logocentristes, comme dans leur dédain pour les autres cultures et pour la planète, sont à l’image de notre Anthropocène technologisé et surconsommateur.