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La crise écologique, ses symptômes intempestifs, sa complexité, son aggravation indéfinie et apparemment exponentielle… difficile de leur faire la sourde oreille aujourd’hui. La prise de conscience planétaire qui semblait un horizon lointain il y a encore quelques années, lorsque les associations et les partis politiques écologistes désespéraient d’influencer décisivement l’action et le débat publics, a pris un tour très concret et dynamique avec le mouvement FridayForFutures ainsi qu’avec d’innombrables autres mouvements citoyens. Les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (en français giec, en anglais ipcc), le traité international issu de la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques, les lois, standards et réglementations tricotés ou détricotés par les différents gouvernements ont constitué autant d’événements politiques, juridiques, médiatiques qui ont scandé et polarisé l’attention collective. On imagine mal, désormais, une personne raisonnablement insérée dans la société qui n’aurait jamais entendu parler des processus liés au réchauffement climatique (effet de serre, fonte des glaciers, multiplication des épisodes caniculaires, etc.) ou à la croissance industrielle aveugle (pollutions, dégradation de la biodiversité, extinction massive d’espèces animales, raréfaction des ressources en eau et en minerai, entre autres).

Le monde des arts s’est plus ou moins étroitement associé à toutes ces initiatives collectives et publiques. Par exemple, la Conférence de Paris s’accompagnait d’une programmation artistique intitulée Artcop21[1] coordonnée par deux associations d’activisme artistique, l’une française (la Coalition pour l’art et le développement durable), l’autre britannique (CapeFarewell)[2]. Indépendamment des tentatives institutionnelles de relier des démarches artistiques et des politiques écologiques, les mouvements citoyens ont spontanément donné un rôle important aux modes d’expression littéraires, musicaux et graphiques, tant pour leurs actions publiques que pour la mobilisation interne des militants et militantes. Ainsi la section britannique d’Extinction Rebellion consacre-t-elle une page spécifique de son site web à la musique en tant que ressource privilégiée d’une action collective[3], tandis que celle de Lausanne a publié une anthologie musicale organisée en catégories telles que « Dire la vérité », « Musique régénératrice » ou encore « Exprimer sa tristesse et sa colère »[4]. Dans ces exemples, on retrouve des usages de la musique, et plus particulièrement de la chanson, qui ont accompagné toute l’histoire politique moderne : faire groupe par la coprésence et la coordination des corps chantants ; attirer l’attention pour faire passer un message dans l’espace public ; donner forme symbolique à des affects partagés entre membres d’une organisation.

La création musicale dite contemporaine peut-elle contribuer à ces efforts, elle qui est le plus souvent aux antipodes de la chanson et de la chorale à cause de ses formats, de ses langages, de sa relation à l’intelligibilité du texte, mais aussi de son exigence d’expertise instrumentale et de la confidentialité de sa diffusion ? Certes, les hommages rendus récemment à Frederic Rzewski (1938-2021) et à Mikis Theodorakis (1925-2021) suffiraient à nous rappeler que certaines figures de la création du siècle passé ont navigué avec aisance entre ces mondes musicaux réputés antinomiques – et sans hésiter, pour ce qui est de ces deux compositeurs en particulier, à mettre leur art au service de leurs convictions politiques. De telles démarches sont restées exceptionnelles, inhabituelles. Elles pouvaient se reposer sur un corpus idéologique solidement défini, en l’occurrence marxiste, qui offrait aux musiciens et musiciennes des précédents, des modèles, des cadres, voire des mots d’ordre, pour déterminer très concrètement leur positionnement esthético-politique, qui à son tour serait culturellement intelligible par un large public. Aussi leur engagement pouvait-il prendre des formes différenciées en fonction des contextes institutionnels et sociaux dans lesquels leur musique allait être jouée – ce qui leur permettait de jongler entre l’efficace de l’hymne ou du refrain et les finesses de l’expérimentation timbrale ou notationnelle. Nous sommes loin aujourd’hui d’une telle situation : bien que l’adjectif « écologique » soit de plus en plus fréquemment invoqué dans une multitude de sphères politiques, sociales et commerciales, ni l’écologie comme science ni l’écologie politique ne forment un socle idéologique largement compris et partagé. La plupart des praticiens/praticiennes et des théoriciens/théoriciennes de la musique seraient bien en peine de définir (ou d’illustrer par l’exemple) une musique écologique ou un écologisme musical[5]. Certes, dans le domaine des musiques populaires, de tels questionnements connaissent quelques réponses emblématiques depuis les actions entreprises par Radiohead, Massive Attack et d’autres groupes pour mesurer et réduire l’empreinte carbone de leurs tournées et alerter leur auditoire sur le changement climatique[6]. Mais qu’en est-il des musiques « contemporaines » – j’en reviens à l’interrogation existentielle du début de ce paragraphe – si on laisse de côté d’éventuelles incursions dans des formes, langages, médias qui ne sont fondamentalement pas les leurs ?

En 2015, un numéro de Circuit intitulé Empreintes écologiques[7] a rendu compte d’actions telles que le « festival de son environnemental » Ear to the Earth (Joel Chadabe), les colloques Balance-Unbalance, ainsi que l’initiative Art ! ⋈ climate (Ricardo dal Farra). Le numéro incluait également un article du compositeur Charles-Antoine Fréchette théorisant sa technique de transcription-imitation de sons environnementaux enregistrés, qualifiée d’« écomimétisme », ainsi que la traduction du texte d’accompagnement de dj Spooky pour son oeuvre Tides and Tarrif : Maldives Adagio (2013), musification pour quatuor à cordes de données scientifiques sur la montée des eaux dans l’archipel des Maldives. Dans son hétérogénéité même, ce sommaire résumait bien les réponses apportées dans les années 2010 par le milieu de la composition-musicale-de-concert à la crise écologique, ou du moins à sa prise de conscience. D’une part, promouvoir des musiques construites à base de sons ou de données ostensiblement environnementales, à travers des actions de programmation spécifiques. D’autre part, puiser dans l’écologie des métaphores pour la composition, permettant de décliner à l’intérieur même des processus de création une curiosité pour la biologie, un goût pour l’émergence et la complexité, une philosophie holistique. Dans le premier cas, on espérait sensibiliser le public aux questions abordées par les compositeurs et compositrices – du moins la frange du public déjà suffisamment préoccupée par l’écologie pour s’intéresser à de tels festivals ou rencontres. Dans le second cas, il s’agissait d’isoler des propriétés caractéristiques des paradigmes écologiques pouvant nourrir la grande course à l’innovation stylistique caractéristique des avant-gardes.

Qu’il s’agît de programmation thématique ou d’invention de techniques compositionnelles, ce qui me semblait frappant à la lecture de ce numéro de Circuit, six années avant le moment où je rédige le présent texte introductif, c’était le caractère quelque peu isolé, minoritaire, voire marginal, des démarches présentées. Tandis que les questions environnementales, et plus largement écologiques, avaient une importance incontestable dans les arts plastiques et grandissante dans les arts de la scène, la musique contemporaine ne paraissait pas concernée en son coeur. On pouvait bien sûr repérer quelques initiatives, mais elles ne se laissaient pas aisément inscrire dans une démarche ou une tendance collectives, à l’exception notable de la lignée du World Soundscape Project de R. Murray Schafer (1933-2021) focalisée depuis le début des années 1970 sur les notions de paysage sonore, d’écoacoustique et de pollution par le bruit (et citée dès la première page de l’éditorial dans ce Circuit de 2015). Hormis ce cas d’école auquel il est bien commode de renvoyer dès qu’il est question d’écologie sonore, le monde de la musique contemporaine ne se saisissait pas frontalement des thématiques critiques de l’actualité écologique, n’envisageait pas de les travailler esthétiquement.

Ce n’est que dans les dernières années que l’on a vu fleurir des références explicitement « écolo » dans les titres et dans les discours d’accompagnement des oeuvres – parfois affichées de façon caricaturale (comme pour compenser tant d’années d’un désintérêt coupable ?), parfois subtiles et authentiquement éloignées de toute position moralisatrice. Pour ne donner que trois exemples de la diversité de ces nouvelles approches, John Luther Adams (né en 1953) a composé une trilogie orchestrale largement primée et diffusée (Become Ocean [2013], Become River [2014], Become Desert [2018][8]) dont le discours d’accompagnement (l’argument, pourrait-on dire) mettait en avant l’action perturbatrice des humains sur les environnements auxquels pourtant ils doivent tout ; Liza Lim (née en 1966), avec Extinction Events and Dawn Chorus (2018) pour douze instrumentistes, a donné forme musicale à des processus et affects caractéristiques de notre époque tels que la dégradation, le recyclage, la perte d’objets et de compétences, la désorientation temporelle, ou encore la confrontation à la musicalité animale ; enfin, l’oeuvre scénique Time Time Time (2019) conçue par Jennifer Walshe (née en 1974) en collaboration avec l’un des pionniers de l’écocritique, Timothy Morton (né en 1968), explore une multiplicité de temporalités, rythmes biologiques et mesures du temps, en une sorte d’expansion maximale de la pensée écologique.

À la suite de ces musiciens et musiciennes et de beaucoup d’autres, il semble aujourd’hui normal de composer à partir (ou à propos) des glaciers, de la canicule, des déchets plastiques dans l’océan, de la dégradation des paysages sonores, de la raréfaction des oiseaux ou encore de la sixième extinction de masse des espèces animales. Ce dont bruissaient tant de conversations à travers le monde entier, les musiciens et musiciennes en parlent enfin à leur tour. Ce qui ne paraissait pas soluble dans l’artisanat de la composition musicale savante vient s’y loger aux yeux et aux oreilles de tous et toutes. Ce qui pouvait paraître incongru et susciter la gêne ou le sarcasme de nombreuses personnes dans le milieu musical s’est banalisé. Mais l’enjeu n’est plus identifié de façon exclusive à la notion d’écologie. Dans le discours des artistes comme dans celui de la critique musicale ou de la musicologie, un mot revient sans cesse : « Anthropocène ». Ce néologisme, calqué sur le modèle des périodes géologiques (Pléistocène, Holocène…) et désignant l’activité humaine comme principal facteur de transformation des composants de la planète Terre, a été popularisé au tout début du xxie siècle par le chimiste hollandais Paul J. Crutzen (1933-2021), prix Nobel en 1995 pour ses travaux sur l’ozone atmosphérique. La notion a eu, dès son invention, une visée performative : l’entendre et l’employer, c’est se retrouver au contact d’une vérité qui ne laisse pas indifférent, celle de notre responsabilité collective passée et future (à l’échelle de l’espèce) dans les grandes transformations de notre milieu de vie – de la structure de l’atmosphère au volume et à la composition des océans, en passant par la répartition des espèces végétales et animales sur le globe. Bien qu’il n’ait à ce jour pas été homologué par les sociétés savantes de géologie sur le plan international, le concept d’Anthropocène a été rapidement intégré dans de nombreuses sciences humaines et sociales, à commencer par l’histoire et la géographie. Il a également donné lieu à des contestations matérialisées dans des propositions conceptuelles alternatives : par exemple, puisque ce n’est pas l’humanité en général qui déséquilibre la planète, mais un modèle de développement économique en particulier, il conviendrait plutôt de parler de Capitalocène[9]. Toutefois, en attendant qu’un éventuel meilleur terme s’impose, c’est bien à la lueur de l’Anthropocène que de nombreux domaines du savoir se remettent en chantier, revisitant leurs notions, données, périodisations, méthodes les mieux établies. Rien n’est étranger à la condition anthropocénique et c’est vertigineux. Toutes nos activités, aussi mineures ou locales soient-elles, sont à repenser depuis leur interaction – parfois difficile à documenter – avec les processus entropiques et instables qui caractérisent cette ère. La recherche de la décennie écoulée s’est donc attelée à examiner « dans l’Anthropocène » des objets aussi généraux que la santé, la religion, les animaux, les villes, l’urgence, l’espoir & le chagrin… mais aussi le jardinage, Hérodote ou encore les méthodologies de recherche en sciences de l’éducation[10] ! Qu’en est-il des domaines artistiques ?

Dans un récent essai, le critique d’art et commissaire Nicolas Bourriaud engage sa réflexion sur « l’oeuvre d’art dans le réchauffement climatique » (titre du premier chapitre), ainsi que la notion d’Anthropocène, à partir d’une réminiscence personnelle :

C’est par l’art contemporain que j’ai découvert l’urgence climatique, alors que j’étais encore étudiant. Et plus précisément, j’y ai appris que l’atmosphère terrestre avait partie liée avec l’économie humaine en général, et nos habitudes de consommation en particulier. L’exposition Ozone, réalisée en 1989 par Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Joseph, Bernard Joisten et Philippe Parreno, introduisait à une problématique originale, autour d’un objet inconnu : en effet, peu d’entre nous avaient entendu parler du trou qui se formait dans la couche d’ozone, là-haut dans la stratosphère, et encore moins du rôle qu’elle y jouait. L’ozone […] était alors un sujet inédit en art. Le fameux « trou » a heureusement rétréci depuis, mais je n’ai plus jamais regardé un spray de la même manière. La vraie leçon dispensée par cette exposition n’était cependant pas militante, mais d’ordre esthétique, car elle était conçue comme un écosystème dont chaque élément témoignait d’une écologie de l’image […]. En résumé : un gaz, des oeuvres pulvérisées dans des formats divers, et un traitement matériel de l’image comme espèce vivante, dont le milieu et les modes d’évolution devaient se voir considérés en tant que tels[11].

La matérialité déconcertante d’Ozone, sorte d’installation collective, multipliait les invites à percevoir autrement (voire à « ne plus jamais regarde[r] […] de la même manière ») divers artefacts caractéristiques des sociétés occidentales années 1980, dont le point commun était de définir la « nature » pour les contemporains : équipements sportifs type planche à voile, représentations pseudo réalistes de dinosaures (évoquant les grands cycles d’extinction animale), diapositives démesurément agrandies d’imagerie scientifique, etc.[12]

Les arts scéniques que sont la musique, la danse, le théâtre (et leurs diverses hybridations) ont aussi le pouvoir d’évoquer les enjeux écologiques pressants liés à l’économie humaine, sans se cantonner dans une forme de vulgarisation scientifique illustrative, mais en laissant des notions caractéristiques de l’Anthropocène in-former (former de l’intérieur) leur médium. Julie Sermon, dans un essai sur ce thème paru en même temps que celui de Bourriaud, a montré comment un nombre significatif de démarches théâtrales contemporaines prenaient un tournant écologique par des dramaturgies 1) ne reposant plus « sur les seules actions et décisions des protagonistes, mais sur des formes de présence et des modes d’attention distribués » ; 2) « où les entités autres qu’humaines (végétaux, animaux, objets, matières, effigies…) deviennent de véritables partenaires de jeu », cassant la distinction entre une action humaine qui serait toujours au premier plan et des non-humains inertes qui tapisseraient le décor ; 3) où des actions « ralenties, itératives, dérisoires, aléatoires, ratées… » prennent le pas sur les « notions – prédatrices – d’utilité et/ou d’efficacité »[13]. Le premier des spectacles pris en exemple par l’auteure pour illustrer cette tendance est le fait d’un compositeur. Il s’agit de Stifters Dinge (2012) de Heiner Goebbels (né en 1952), dont la scénographie réalisée par Klaus Grünberg a fait date : exempt d’acteurs humains, le spectacle assemblait des micro-événements physiques (notamment la perturbation contrôlée de deux surfaces aquatiques à l’avant-scène), des fragments textuels dits par une voix enregistrée et la présentation d’images sur des écrans mobiles, le tout ponctué et relié par des séquences musicales « jouées » en temps réel par cinq pianos mécaniques au coeur du dispositif scénique.

La relation entre composition musicale et souci écologique n’a pas encore fait l’objet de publications monographiques comparables à celles de Sermon, Bourriaud ou au panorama critique de l’« art écologique » par Paul Ardenne[14] (le présent numéro de Circuit constituera, je l’espère, une ressource utile pour de futurs travaux de ce type), mais son actualité ne fait plus de doute. Partitions instrumentales, installations sonores, fresques électroacoustiques, concerts-conférences et performances participatives …les propositions s’accumulent. S’il est peut-être difficile de discerner des tendances nettes ou un nouveau paradigme au sein de ce corpus en pleine émergence, il est au moins permis de s’interroger sur la nature et la qualité des oeuvres qui, au présent, procèdent d’une prise de conscience anthropocénique et prétendent y associer leur auditoire. J’aimerais, en écho au témoignage de Bourriaud précédemment cité, rapporter ici deux expériences esthétiques qui m’ont marqué. Elles incarnent des manières bien différentes d’investir musicalement un propos écologique. Dans le contexte de cet article, je vise moins à produire une analyse de ces oeuvres qu’à partager des exemples concrets de l’incertain dialogue, que je crois possible en chacun et chacune, entre exigence d’inventivité compositionnelle et intégration du déluge d’émotions et de connaissances relatives aux conditions d’existence de notre espèce.

En 2015, le performer et metteur en scène Yan Duyvendak (né en 1965) a conçu et réalisé, avec une équipe artistique interdisciplinaire constituée pour l’occasion, Sound of Music, une comédie musicale virtuose à l’atmosphère légère et sensuelle dont les textes des chansons, en un contraste saisissant, décrivaient quelques situations typiques du futur proche tel qu’anticipé par divers rapports d’organisations internationales et des articles de presse : montée des eaux et constitution de cités flottantes privatives, militarisation de la sécurité publique et délégation des exactions guerrières à des milices privées, famines, banalisation du suicide chez les jeunes travailleurs et travailleuses. La contradiction maximale entre un message verbal terrifiant et un joyeux massage visuel était au coeur du projet de l’oeuvre, nourrie de références à l’âge d’or de la comédie musicale états-unienne autour de 1929, comprise comme une oasis de perfection et de réconfort pour un public traumatisé par la crise économique et sociale. La musique, médiation cruciale entre les textes et les chorégraphies, avait été confiée au compositeur Andrea Cera (né en 1969), connu pour son travail d’hybridation entre pop et musique contemporaine, ainsi que pour sa pratique des collaborations interdisciplinaires, tant artistiques qu’industrielles. Cera a constitué une base de données de micromotifs mélodiques et harmoniques caractéristiques de différents sous-genres de la comédie musicale, des années 1930 à Rent (2005), en passant bien entendu par The Sound of Music (1965), qu’il a agencés de telle façon que chaque numéro du spectacle soit, sous la lisseté de sa surface consonante et commerciale, tramé de strates historiques et sémiologiques hétérogènes. Le compositeur se réfère volontiers à la notion de « musème » proposée par le musicologue Philip Tagg pour désigner les plus petites unités porteuses de sens dans les musiques populaires[15] – ces cellules d’à peine quelques notes ou accords qui suffisent à indiquer la joie, l’angoisse ou l’attente, souvent sans que l’on ait connaissance de leur provenance ni même qu’on les remarque pour elles-mêmes. Ainsi, à l’écoute de Sound of Music, les mélodies restent en tête, tout comme les mots clés des textes qu’elles servent, tandis que la complexité reste sous-jacente – on remarque tout au plus, si l’on n’est pas informé du principe compositionnel, une diversité stylistique à l’intérieur de certains morceaux. L’étrangeté de ces pastiches musicaux est diffuse mais ne s’établit jamais, parce que leur tempo interne est inflexible ; the show must go on, les corps virevoltent et les numéros s’enchaînent. L’effet d’ensemble est troublant. Spectateur au théâtre des Amandiers à Nanterre (France), je me souviens d’avoir oscillé entre curiosité amusée et captivation morbide, séduction et malaise, enfin désespoir et incrédulité. Traînant à la sortie du théâtre comme si je ne pouvais pas quitter le lieu d’un crime, j’étais incapable de « revenir au monde » et au travail de déni quotidien qu’il impliquait. L’énergie du spectacle m’avait emmené vers ma propre zone de sidération écologique, dont jusqu’alors je savais l’existence sans en faire véritablement l’expérience, sans l’apprivoiser, sans l’ombre d’une méthode pour l’intégrer à ma vie.

Quelques années plus tard, en avril 2019, j’ai assisté à un concert (par l’ensemble de musique contemporaine français 2e2m) dans lequel était présentée, parmi d’autres, une oeuvre pour petit ensemble instrumental de la compositrice Malin Bång (née en 1974) : Jasmonate (2017). Les jasmonates sont des hormones qui régulent la croissance des plantes et dont le taux augmente fortement lorsque l’environnement d’une plante se dégrade. Cela fait d’elles une sorte de signal d’alerte organique que nous, humains, ne percevons pas. La compositrice en tire la comparaison suivante, exposée dans la notice de l’oeuvre :

We are at the moment entering the sixth phase of extinction with species of animals disappearing 114 times faster than normally. With the climate becoming warmer, degree by degree we are getting closer to end of this phase. The plant world is already aware of this. Jasmonates are the warning signals plants send out when they are threatened by poor environmental conditions[16].

Je ne me souviens pas si j’avais déjà lu ce texte d’accompagnement au moment où les musiciens et musiciennes ont commencé à jouer. Ce dont je me souviens, c’est de la texture globale de l’oeuvre. Elle paraissait s’inscrire dans le large champ de la musique concrète instrumentale ouvert par Helmut Lachenmann, du fait des innombrables modes de jeu égrenés et de l’absence d’échelles ou de structures harmoniques déterminées. Elle s’en écartait aussi : loin des dialectiques acharnées instaurées par Lachenmann pour dépasser la musicalité « philharmonique » et ses valeurs bourgeoises (…tout en espérant secrètement en sauvegarder quelques braises enfouies), Bång nous donne à percevoir des nuages de sons bruiteux scandés par quelques gestes significatifs – tel solo focalisant l’attention, telle césure entre deux séquences contrastantes – au milieu desquels viennent peu à peu se glisser des mots clés et des propositions verbales, murmurés par les instrumentistes à travers des porte-voix, et renvoyant vers un tout autre niveau de réalité. En effet, tandis que la dramaturgie sonore explore un univers de souffles et de frottements peu directionnel, la dramaturgie verbale résume en quelques phrases-chocs l’inexorable processus de multiplication des cataclysmes affectant les écosystèmes (et parmi eux les plantes et les humains) au fur et à mesure du changement climatique, tels que : « draughts and fire will cripple the rainforest » à 2 °C de réchauffement (flûtiste, mes. 51), « rising seas scour deep into continental interiors » à 4 °C (violoniste, mes. 120-121), « the end of the sixth phase of extinction is near » à 6 °C (pianiste, mes. 213-214)[17]. Cette strate verbale inclut également des descriptions du rôle des jasmonates dans les plantes. Bien qu’elles semblent au premier abord sans lien avec le matériau musical, toutes ces bribes discursives de biologie et de prospective écologique en orientent peu à peu la perception : l’activité sonore incessante et croissante des instruments évoque la fébrilité typique des situations d’urgence ; les efforts de la (du) flûtiste pour inspirer et expirer en rythme dans son piccolo semblent servir non plus seulement un phrasé musical, mais aussi la théâtralisation d’un processus d’asphyxie ; les chuchotements à travers les porte-voix sont un moyen artistique de rapprocher la voix parlée des modes de jeux des instruments, mais surtout une métaphore du perpétuel échec de l’inconvenient truth écologique à se faire pleinement entendre du public, même à travers des moyens d’amplification.

Enfin, si la découverte de cette oeuvre a compté pour moi, c’est aussi parce qu’elle m’a donné envie de questionner, par la réécoute et l’analyse, le grand écart communicationnel que je viens de souligner entre un discours d’alarme viscéral, explicite, frontal, et une écriture musicale raffinée, avant-gardiste, qui ne se préoccupe pas d’être accessible. À y écouter de plus près, Jasmonate établit en fait plusieurs connexions entre ces deux pôles, par exemple lorsque les instrumentistes « jouent » de la machine à écrire, tapant un texte au sujet des phytohormones que le public jamais ne lira ni ne devinera et qui, pourtant, donne son profil rythmique spécifique à un élément constitutif de l’univers sonore de l’oeuvre : le cliquetis irrégulier des touches au fil de la dactylographie. Au bout du compte, ce qu’explore Jasmonate n’est pas seulement la représentation musicale des effets futurs de l’Anthropocène, mais aussi la réalité des paradoxes et des ambiguïtés de la musique à message.

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À mon sens, les deux propositions esthétiquement si différentes que je viens de commenter prouvent qu’il est possible, pour la création actuelle, de trouver une forme de justesse expressive qui ne renie ni les efforts de grammatisation et de formalisation propres à la musique contemporaine, ni la nécessité de se laisser convoquer par les exigences d’une situation d’urgence a priori sans rapport avec le domaine artistique. Pour ma part, après avoir ressenti le besoin de relier ces deux enjeux dans ma propre existence, j’ai commencé à en parler avec des amis, amies et collègues du milieu de la création musicale et d’autres domaines. Je me suis alors aperçu qu’une partie d’entre elles et eux vivaient comme une difficulté (voire une véritable souffrance) la disjonction entre, d’un côté, une prise de conscience écologique qui les amenait à mettre en cause leur mode de vie et leurs cadres de pensée et, de l’autre côté, une activité professionnelle consistant à produire toujours plus d’objets-oeuvres censés incarner des valeurs d’originalité et d’autonomie, et occasionnant d’innombrables voyages en avion, achats d’équipements techniques, campagnes de communications numériques pour mobiliser le public, etc. Grand récit contre grand récit, pratique contre pratique ; il y a de quoi dévisser. Je me suis également aperçu de la grande diversité de rapports à l’écologie qui s’étaient construits en chacun et chacune au fil des expériences, des rencontres, des lectures. Du tri des ordures ménagères à la découverte de la philosophie d’Arne Naess, en passant par la mise en question des programmations artistiques « hors sol » des capitales artistiques globalisées, les façons de comprendre le terme même d’écologie sont multiples et parfois contradictoires. Quant à la notion d’Anthropocène, elle n’était, jusqu’à récemment, familière qu’à une minorité d’intellectuels, d’intellectuelles et d’artistes. En tant que chercheur à l’écoute de la création contemporaine, plutôt que de me limiter au corpus des humanités environnementales pour me forger des instruments de navigation dans ces enjeux encore balbutiants au sein de la communauté musicale, j’ai eu envie de provoquer des témoignages et des prises de position de la part des musiciens et musiciennes, d’entendre et faire entendre leurs voix afin qu’elles se mêlent à celles des figures intellectuelles et militantes qui nourrissent déjà l’écologie contemporaine – et c’est ainsi que le projet de ce numéro de Circuit est né, avec les encouragements généreux de Maxime McKinley et du comité de rédaction.

Qu’est-ce que la prise de conscience anthropocénique fait aux compositeurs et compositrices et à leurs productions ? L’un des premiers à s’être questionné en ces termes est John Luther Adams dans un bref essai intitulé « Making Music in the Anthropocene », paru en 2015 dans le magazine en ligne Slate et repris en français en prélude au présent dossier[18]. Le texte commence par une scène tout droit sortie du romantisme allemand ou du transcendantalisme américain : l’artiste solitaire se tient debout face à la mer, absorbé dans l’écoute des éléments naturels. Mais rien ne se passe comme prévu car cette délectation éthico-esthétique est incessamment polluée par des signes de dégradation environnementale qui altèrent la continuité et la qualité de son attention. Cette allégorie ayant planté le décor, Adams s’attache à retracer l’évolution de son positionnement, de l’activisme écologique des années 1970 (mené en parallèle de sa vie professionnelle de musicien) à son abandon, puis à une conception de la pratique artistique comme d’autant plus pertinente pour nos transformations culturelles qu’elle est libre de tout message préalable. Le compositeur indique donc une voie de résolution possible des conflits de priorité que l’on rencontre presque inévitablement, artiste ou non, lorsqu’on nourrit une intelligence écologique systémique au sein d’un mode de vie qui ne l’intégrait pas originellement. Remarquons que ce credo, présenté comme le point d’aboutissement apaisant d’un cheminement personnel, était à son tour susceptible d’évoluer. À l’heure où paraît ce numéro, le compositeur a en effet adopté une position nettement moins optimiste à propos de la fonction de l’art. Comme il le déclarait récemment dans une intervention à la conférence Responses in Music to Climate Change (City University of New York, 4-8 octobre 2021) :

I no longer believe that politics can provide the answers we need. And I have no confidence in technology to save us from the consequences of our wanton ways of living. Ours is an existential, dare I say a spiritual crisis. I no can longer sustain the hope that art can fundamentally transform this culture. I feel compelled now to step outside, to ground my work in the vision of a new culture that I will never live to inhabit[19].

Des huit musiciens et musiciennes ayant accepté mon invitation à écrire pour ce numéro, cinq ont finalement pu participer. Leurs points de vue sont formulés avec conviction et clarté dans leurs contributions et je les en remercie sincèrement. J’avais recherché une certaine diversité d’esthétiques et de générations. S’y est surimposée, dans les textes résultants, la diversité des thématiques retenues par les auteurs et autrices et de leurs façons d’aborder l’enjeu écologique. La compositrice, interprète et artiste multimédia Terri Hron (née en 1977, Canada/Tchéquie) témoigne de son profond non-alignement sur la structure coloniale, patriarcale et extractiviste de la société qui l’entoure, et de la conséquence qu’elle en a tirée : la nécessité de désapprendre activement certaines des valeurs et des pratiques les mieux enracinées dans la musique contemporaine, telles que l’usage virtuose de la notation solfégique, la focalisation sur la créativité individuelle ou encore la restriction des types de musicalité jugées dignes d’écoute. L’artiste sonore et chercheuse en écoacoustique Leah Barclay (née en 1985, Australie) fait état d’une série d’installations sonores immersives donnant à entendre des écosystèmes et leur dégradation, qu’elle a réalisées en collaboration avec des communautés locales. Sachant que le changement climatique excède nos capacités cognitives et sensorielles actuelles, l’art a, selon elle, un rôle vital à jouer pour enrichir ces capacités et les orienter vers l’action. À l’inverse, le musicien électronique, compositeur et artiste sonore Stefan Maier (né en 1990, Canada) localise son matériau au coeur du complexe techno-industriel qui dévore la planète : quelles potentialités musicales imprévues peut-on rencontrer lorsqu’on ouvre la boîte noire d’une technologie numérique, lorsqu’on joue autrement de ses circuits et de ses métaux rares ? L’auteur voit déjà un champ de ruines dans les sites emblématiques de l’Anthropocène ; son travail anticipe, en quelque sorte, la bande-son des formes de vie qui y renaîtront après que l’humanité elle-même aura périmé. Comme Terri Hron précédemment, les compositeurs Fabien Lévy (née en 1968, France/Allemagne) et Philippe Leroux (né en 1959, France/Québec) veulent défaire les logiques de prédation sur lesquelles s’est édifiée la fortune des nations occidentales, mais ils concentrent leur réflexion sur deux plans complémentaires. Lévy esquisse une véritable critique économique de la conception usuelle de la valeur et propose des pistes concrètes pour aborder la production musicale (tant du côté des oeuvres que de l’organisation de la vie musicale) sous l’angle de sa soutenabilité par rapport aux ressources matérielles et culturelles existantes. Leroux développe une conception de la composition comme transaction avec le monde, écoute et mise en relation de soi et des altérités, par opposition à un paradigme productiviste et conquérant qui ferait l’économie d’un travail d’accordage de nos espaces intérieurs avec les énergies du monde. Le dossier se conclut par un entretien avec François Ribac (né en 1961), sociologue et auteur de musiques pour la scène, dont les recherches pionnières sur la musique dans l’Anthropocène ont été, pour moi comme pour d’autres, une source d’inspiration cruciale. L’espace de réflexion et d’action qu’il a ouvert (notamment avec le projet asma sur lequel l’entretien est centré) mérite d’être mieux connu et partagé, tout comme les références qu’il mobilise à l’interface entre sociologie, sciences de l’information et de la communication, humanités environnementales et recherche-action.

Enfin, les illustrations de ce numéro sont principalement rassemblées dans un portfolio, contrairement à l’usage de la présente revue qui aurait impliqué de les disséminer en vis-à-vis de chaque texte. C’est que ces compositions graphiques extraites de la série Capitalocène (débutée en 2020) de l’artiste multidisciplinaire Olivier Sorrentino, alias Oli Sorenson (né en 1968, Québec/États-Unis) forment un manifeste dont la cohérence apparaît mieux dans la juxtaposition immédiate, apparentant ce groupe d’images à un statement, à une tribune. Qu’il soit remercié pour cette contribution visuelle pas moins éloquente que les contributions verbales qui l’entourent – bel exemple de justesse expressive d’un autre ordre, résonnant avec celle que nous, musiciens, musiciennes et musicologues, apprenons à discerner dans le médium du son.