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Ces dernières années, les incendies forestiers ont été particulièrement dévastateurs. Ce symptôme, parmi d’autres, participe à un repositionnement radical des enjeux concernant les changements climatiques : il ne s’agit plus d’anticipations, mais de catastrophes immédiates. C’est ainsi qu’en 2018, une municipalité en Californie a été presque entièrement détruite par un désastre naturel, dit le Camp Fire. Le nom de cette localité est d’ailleurs, rétrospectivement, d’une sombre ironie : Paradise[1]. Plus récemment, en mars 2022, avait lieu au Théâtre du Châtelet la création d’un spectacle de l’ensemble Sequentia – sous la direction musicale de Benjamin Bagby – faisant entendre la musique du Roman de Fauvel dans une mise en scène de Peter Sellars[2]. Pendant près de deux heures, s’y déployaient des images de feux de forêt filmés en Californie par Sean Casey. Si ces vidéos faisaient songer quasi inévitablement à l’Enfer, elles n’avaient pourtant rien d’imaginaire ni même de symbolique : elles étaient bien réelles. Ce dispositif était d’autant plus troublant qu’il était dépourvu d’emphase, strictement objectif.

Dans un tel contexte, un rapport idyllique de l’art à la nature est-il encore possible sans mièvrerie ? Déjà en 1795, Schiller s’interrogeait dans De la poésie naïve et sentimentale[3] : le « poète sentimental » peut-il recréer le lien « naïf » – et perdu – des Anciens avec la nature ? Philippe Beck se référait explicitement à ce traité de Schiller, en 2003, en exergue de son livre Dans de la nature[4]. Dans ces poèmes de Beck, l’idylle n’est pas intacte, et un déplacement de sensibilité semble s’être accéléré en ce sens chez plusieurs artistes ces dernières années : l’écart du « naïf » et du « sentimental » se creuse. Pour jongler avec un autre titre de Beck : le « rude » prend le pas sur le « merveilleux »[5]. Parallèlement, on entend de plus en plus souvent le terme « écoanxiété », particulièrement au sujet des jeunes générations, pour qui l’avenir peut facilement prendre des allures de concept incertain. Le service Tel-jeunes, en soutien psychologique aux moins de 20 ans, y consacre d’ailleurs une page web d’information[6]. En janvier 2021, dans un entretien sur les ondes de Radio-Canada au sujet de l’Anthropocène[7], Sabrina Doyon, professeure au Département d’anthropologie de l’Université Laval, abordait cette notion d’écoanxiété en donnant comme exemple l’effet psychologique que peuvent avoir des transformations, apparemment irréversibles, de sonorités d’un lieu (pensons à certains chants d’oiseaux que l’on cesse d’entendre dans un endroit où on les avait pourtant toujours entendus auparavant). Ce cas de figure m’avait beaucoup frappé et immédiatement fait penser au travail sur le paysage sonore de R. Murray Schafer. Or, bien qu’indéniablement lucide et critique quant aux problèmes environnementaux, Schafer a toujours maintenu, me semble-t-il, un rapport essentiellement positif avec la nature. Il n’est pas anodin de rappeler que ce compositeur a créé un univers où un lac peut servir de scène à une oeuvre dont la temporalité est arrimée à celle du soleil[8]. En ce sens, en termes strictement schillériens, on pourrait suggérer que Schafer fut un maître rare de la « naïveté sentimentale[9] » en musique. Pour reprendre l’oxymore de Beck, il ne sous-estimait pas le « rude » sans pour autant céder sur son sens du « merveilleux ». Ce concepteur de l’écologie sonore étant décédé le 14 août 2021 (alors que ce numéro était déjà en préparation), Circuit a une pensée particulière pour lui, d’où aussi ces quelques mots d’hommage. Sa capacité à générer de l’émerveillement lucide, tant par son oeuvre de compositeur que de théoricien, demeurera sans doute une part féconde de son legs. Car si la négativité critique peut et doit contribuer à mettre fin à des dynamiques nocives, un certain optimisme s’avère lui aussi précieux (à condition de ne pas être simpliste) quant à l’affirmation d’orientations nouvelles et de changements profonds.

C’est le 6 janvier 2020 que Nicolas Donin m’a exprimé son désir de faire un numéro portant sur l’Anthropocène et la musique contemporaine. Le choix du mot « Anthropocène » et le sommaire sont largement discutés dans l’article introductif qui suit immédiatement cet avant-propos, mais il est clair que l’enjeu ici traité est d’abord celui de la crise environnementale au regard de la création musicale aujourd’hui. Comme souvent lorsqu’un enjeu traverse et questionne toutes les sphères de la société, cela met en difficulté les milieux des musiques de création. Le statut d’autonomie relative de la musique, largement considérée comme un art particulièrement autoréférentiel, se pose immédiatement. Mais pour paraphraser Ossip Mandelstam, les compositrices et compositeurs ne sont pas des « oiseaux des cieux[10] ». Pour ne citer que le contexte québécois et canadien, des problématiques telles que le rapport aux ressources naturelles (pétrole, mines et forêts, par exemple), certaines espèces animales en voie de disparition, ou encore les processus de décolonisation et de réconciliation avec les Premières Nations, occupent une place importante dans le débat public. Cela peut faire partie d’une réflexion strictement citoyenne, mais aussi avoir une répercussion sur des manières d’imaginer de la musique, et de penser ses activités musicales. Il est crucial qu’une revue telle que Circuit puisse servir de laboratoire et de lieu d’échange pour de telles questions difficiles et, somme toute, encore plutôt balbutiantes. C’est la raison principale pour laquelle j’ai adhéré sans réserve (appuyé en cela par le comité de rédaction) à la proposition de Nicolas. La seconde raison, qui relève d’un tout autre registre, est que l’historique de ce dernier à Circuit est d’une richesse considérable – tout particulièrement dans la première décennie des années 2000 – et cette collaboration était l’occasion de retrouvailles plus que bienvenues[11].

Signe que la proposition de Nicolas s’inscrivait dans un questionnement collectif fondamental, le terme « Anthropocène » n’a cessé de croiser ma route tout au long de la préparation de ce numéro. Dans deux cas, cela a eu une influence sur celui-ci. Ainsi, à l’été 2021, je recevais une invitation de la Maison de la culture Côte-des-Neiges à visiter une exposition de l’artiste Oli Sorenson, intitulée Panorama de l’anthropocène[12]. Séduit par ce travail en lien direct avec la thématique du dossier, et ce, de manière originale et visuellement forte, j’ai aussitôt suggéré à Nicolas l’option que ces oeuvres illustrent le numéro, une piste qui s’est ensuite concrétisée. Puis, quelques semaines plus tard, le service de presse de L’Harmattan me signalait la parution de l’ouvrage Art écosphérique : de l’anthropocène… au symbiocène de Louise Boisclair, ce qui a eu une incidence sur la rubrique Actualités. Comme c’est généralement le cas, celle-ci est indépendante du dossier thématique et a été coordonnée par la rédaction de la revue. Cette section s’ouvre précisément par un compte rendu, que nous avons confié à Cléo Palacio-Quintin, de ce livre. Suit une contribution de Daniel Áñez, membre de notre comité de rédaction, qui a réalisé diverses entrevues autour de la création d’un fonds d’archives consacré à Graciela Paraskevaídis et Coriún Aharonian, ouvrant ainsi une fenêtre directe sur la création musicale en Amérique latine. Après cette perspective sur un axe nord-sud, la rubrique procède à une translation est-ouest et se termine sur une note transatlantique, puisque l’ensemble bordelais Proxima Centauri – qui a très souvent pris part à des collaborations franco-québécoises – y souligne ses 30 ans.

Avant de terminer, un mot au sujet de notre équipe. D’octobre 2021 à février 2022, Paul Bazin a peu à peu quitté ses fonctions de secrétaire de rédaction et coordonnateur administratif de la revue. C’est Emilie Gomez qui a repris – d’abord graduellement, puis complètement – le flambeau. Je profite donc de cet avant-propos pour adresser tous mes remerciements à Paul, et pour souhaiter la plus chaleureuse des bienvenues à Emilie.

Enfin, n’hésitez pas à nous écrire[13] et à nous suivre sur les médias sociaux[14]. C’est toujours un vif plaisir de vous lire ! A fortiori avec une thématique aussi cruciale que celle traitée dans ce dossier, il importe de disposer d’espaces collectifs de réflexions et d’échanges. Circuit se fait un point d’honneur d’en être un…