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Introduction

Dans le plan sur la main-d’oeuvre 2018-2023, le gouvernement du Québec a misé, entre autres, sur l’immigration pour combler les manques importants de revenus occasionnés par les nombreux emplois vacants (Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 2018), tout spécialement pour les régions, plus grandement touchées par cette réalité. Ce discours sur l’importance de l’immigration dans les régions du Québec n’est pas nouveau, puisqu’il date de près de 50 ans. En 1993, le gouvernement s’est même doté d’un plan d’action officiel visant à favoriser la régionalisation de l’immigration, déléguant la responsabilité de l’intégration des nouveaux arrivants aux organismes communautaires locaux (Boulais, 2010).

L’immigration étant en croissance dans toute la province depuis plusieurs décennies, les organismes recevant le mandat d’accueillir ces nouveaux arrivants, notamment dans les régions hors des grands centres du Québec, voient leur charge augmenter année après année (Echraf, 2012), tout en devant constamment arrimer leurs services au modèle de gestion coûts/bénéfices imposé par un État de plus en plus néolibéral (Frozzini, 2017; Frozzini et Gratton, 2015; Sharma, 2006). Comment ces organismes mettent-ils en oeuvre ce mandat d’accueil et d’intégration? La question se pose, particulièrement lorsqu’on tient compte du débat sociétal ayant lieu au sujet du taux d’immigration de la province. D’un côté du débat se trouvent les défenseurs du désir de réduire le seuil annuel d’immigrants pour s’assurer d’une meilleure intégration, notamment au niveau de la maîtrise du français (Schué, 2018). De l’autre côté, on défend l’idée que l’immigration devrait être favorisée et considérée comme faisant partie de la solution à l’importante pénurie de main-d’oeuvre qui sévit dans la province et menace la pérennité des entreprises et des emplois (LeBlanc, 2018).

Cet article a pour but de répertorier et d’analyser les stratégies choisies par les organismes mandatés pour l’accueil et l’intégration des personnes immigrantes dans les régions du Québec. Cela nous permet de voir qu’il existe plusieurs façons d’encadrer cet accueil et cette intégration dans ce contexte où des discours divergents coexistent au sein de la société. La notion d’intégration elle-même est très complexe et a été fortement critiquée dans différents milieux de recherche et d’intervention (Fortin, 2000). Dans cet article, elle est définie comme un ensemble de processus et d’interactions fonctionnels, culturels et sociaux permettant à une personne nouvellement arrivante de se reconnaître et de trouver sa place dans la société d’accueil (Drudi, 2010, 2012; Fall et Buyck, 1995). L’un des apports de cet article est de mettre en lumière la manière dont les différentes postures et conceptions à propos de l’intégration se reflètent dans le travail de ces organismes et dans le processus d’intégration.

Ainsi, nous proposons une ethnographie de ces organismes situés dans les régions hors des grands centres du Québec afin de comprendre le travail qui leur incombe, en portant une attention particulière à leur environnement territorial, professionnel et social.

Problématique

La province du Québec possède l’autonomie pour les questions d’immigration et finance les actions et la concertation de la société civile en matière d’intégration et d’inclusion des immigrants. Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) (autrefois appelé le ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, MIDI), dont la mission est de soutenir la pleine participation des personnes issues de l’immigration au développement du Québec, soutient les immigrants grâce à une collaboration avec de nombreux partenaires, notamment d’autres ministères, des établissements d’enseignement et des organismes communautaires (Velasco, 2012). Il appuie l’offre de services dans différents domaines, que ce soit les services de santé et les services sociaux, les services facilitant l’accueil et l’installation des nouveaux arrivants, les services d’accompagnement concernant l’adaptation et l’intégration, les services visant l’intégration linguistique ou les services de soutien à l’insertion à l’emploi (Grisales, Arsenault et Guilbert, 2016).

Au Québec, le milieu communautaire est largement institutionnalisé, puisque beaucoup d’organismes sont reconnus formellement par les pouvoirs publics (Beaudoin, 1999). Ainsi, certains organismes reçoivent des subventions, principalement étatiques, pour offrir des services aux personnes immigrantes. En 2007, Dufour et Lachance identifiaient environ 420 organisations communautaires financées par Emploi Québec pour leurs services d'employabilité aux immigrants alors que le financement pour ces organismes a été presque doublé, passant d’approximativement 10 à 16 millions de dollars dans la première décennie du 20e siècle (Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes [TCRI], 2011). Plus récemment, sur le site web du ministère, on dénombre 215 organismes financés pour les services aux personnes immigrantes (MIFI, s.d.). De plus, le nouveau Programme d’accompagnement et de soutien à l’intégration du ministère, démarré en 2020, financerait 106 organismes pour un total de 43,7 millions de dollars et soutiendrait plus de 12 000 personnes dans leurs démarches d’installation et de régionalisation (MIFI, 2021).

Contrairement aux services publics et institutionnels, dits universels, le réseau communautaire s’est adapté à la complexité de l’immigration (Reichhold, 2010), venant ainsi combler les carences et les difficultés d’adaptation de ces services à l’égard de l’intégration des nouveaux arrivants (Chicha et Charest, 2008). Les ressources disponibles sont nombreuses et, selon le mandat des organismes, elles relèvent des catégories suivantes (Ramirez-Villagra, 2013) : accueil et intégration de personnes immigrantes (Chalom, 1991; Vatz-Laaroussi et Charbonneau, 2001); accès à l'emploi (Bamba, 2012; Vatz Laaroussi, Duteau et Amla, 2015); centres jeunesse (Désy, Bastien et Battaglini, 2007; Gagnon, 2011); services alimentaires; défense des droits (Bégin Gaudette, 2010; Labelle et Rocher, 2011) et enfin démarrage d'entreprise et éducation.

Les organismes communautaires au Québec, dont ceux en lien avec l’immigration, demeurent dans une position parfois difficile, du fait qu’ils sont liés à de multiples acteurs et sont tributaires de subventions. Les parties prenantes et les donateurs n'ayant pas toujours des visions convergentes sur la mission de ces organismes, des compétences particulières sont nécessaires à ces derniers. Ils ont souvent besoin d'être créatifs pour cultiver leurs racines (ce qui suppose une certaine pérennité) et leur autonomie (alors qu'ils sont dépendants d'un financement ad hoc par projet) (Germain et al., 2006). Dans le cas des organismes ayant pour mission l’aide aux personnes immigrantes, les différents discours sociétaux entourant la question de l’immigration sont des forces non négligeables à considérer pour comprendre leurs lignes d’action. Parmi ces forces, le lien étroit entre les organismes ayant comme mission l’accueil et l’intégration des immigrants et l’État laisse présager de fortes influences de ce dernier dans la mise en oeuvre des mandats. Depuis les années 1980, les politiques adoptées par l’État canadien renforcent à vitesse croissante un néolibéralisme déjà en marche. Ce nouveau modèle d’État proposé oeuvre activement à renforcer le capitalisme actuel en se restructurant suivant la logique de la concurrence marchande, c’est-à-dire selon les intérêts et les façons de faire du secteur privé (Hurteau, 2013a). L’État en vient à imposer un mode de gestion de ses institutions basé sur l’approche managériale, qui doit suivre un modèle coûts/bénéfices et se soumettre à des objectifs quantitatifs (Hurteau 2013b), ce qui est évidemment en compétition voire en opposition avec les modalités de gestion publique traditionnelle. Cette néolibéralisation est observable dans les différents documents des ministères responsables de l’immigration. Par exemple, dans la politique de 2016 du ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (MIDI), les mesures prises par le gouvernement visent spécifiquement à favoriser la participation des personnes immigrantes à l’économie de la province (parmi les objectifs énoncés, on retrouve : accélérer l’intégration en emploi des personnes immigrantes à la hauteur de leurs compétences; offrir des services de francisation flexibles et axés sur les profils des personnes immigrantes pour favoriser leur intégration socioprofessionnelle; mobiliser les acteurs socioéconomiques pour que les milieux de vie et de travail deviennent de plus en plus inclusifs). Dans la plus récente réforme de la loi, cette idéologie néolibérale s’observe à même le titre : Loi visant à accroître la prospérité socio-économique du Québec et à répondre adéquatement aux besoins du marché du travail par une intégration réussie des personnes immigrantes.

Les effets d’un État néolibéral sur l’immigration sont au centre de maintes études, beaucoup parmi elles se concentrant sur les travailleurs temporaires (Frozzini, 2017; Frozzini et Gratton, 2015; Shapaizman, 2010). La logique économique derrière les politiques néolibérales en matière d’immigration permet, entre autres, de créer une main-d’oeuvre hyperflexible et d’attirer les investissements en donnant accès à une main-d’oeuvre à bas prix (Sharma, 2001 et 2006). Ces politiques déplacent également la responsabilité de l’intégration sur les seules épaules de la personne immigrante (Root, Gates-Gasse, Shields et Bauder, 2014). Elles auraient l’effet de construire une image du « parfait » immigrant fondée sur un idéal d’autonomie et d’autosuffisance (Gratton, 2013). En conséquence, on peut observer un changement d’objectif des politiques d’immigration : d’intégration à long terme pour bâtir la nation, la priorité est mise sur la flexibilité des personnes immigrantes et les bénéfices économiques immédiats.

Malgré cette direction néolibérale de plus en plus affichée de l’État, une étude rassemblant plusieurs types de documentation (recherches scientifiques, articles de journaux, mémoires déposés dans le cadre de consultations publiques, politiques publiques) permet de voir que deux grands discours quant aux devoirs de la société d’accueil envers les nouveaux arrivants cohabitent. L’un se concentre sur l’apport économique des nouveaux arrivants et met l’accent sur leur participation au marché du travail (notamment dans les politiques du ministère ou les mémoires déposés par le Conseil du patronat ou le Conseil interprofessionnel du Québec), alors que l’autre les considère sous un angle plus holistique et prend en compte la multitude et la diversité des apports et des besoins de cette population (notamment chez plusieurs chercheurs en sciences sociales ou dans les milieux communautaires comme La Maisonnée ou le Carrefour Ressources en Interculturel). Même s’il s’agit d’une vision binaire qui est une simplification extrême d’une complexité réelle, cette opposition binaire ressort clairement dans le discours des acteurs et dans plusieurs contextes de terrain effectués récemment au Québec (Arsenault, 2019; Larouche-LeBlanc, 2018). Il s’agit d’une réalité discursive observable dans plusieurs milieux et faisant apparaître des tensions, par exemple dans le financement d’un organisme communautaire qui favorise les actions d’intégration au marché de l’emploi plutôt que des activités visant l’intégration sociale.

Dans ce contexte d’influence d’acteurs divers (le principal étant l’État) et de dépendance aux subventions, comment les organismes communautaires interprètent-ils les mandats reçus par leurs subventionnaires et les mobilisent-ils dans leurs activités quotidiennes? Pour étudier cette question, nous avons choisi des organismes communautaires mandataires de la question de l’immigration dans les régions hors des grands centres du Québec. Selon Duplessis (2013), le travail de régionalisation de ces organismes comporterait cinq volets : 1) démarchage, prospection et recrutement des personnes immigrantes, 2) activités d’insertion à l’emploi, 3) prospection, réseautage et démarchage auprès de l’employeur, 4) accueil, établissement et intégration des familles immigrantes et 5) développement des activités de régionalisation de l’immigration. À la lumière de ce modèle, comment s’organise le travail d’accueil et d’intégration au sein de ces organismes? Quelles stratégies mobilisent-ils pour réaliser leur mandat?

Contexte ethnographique : immigration en région

Au Québec, les immigrants choisissent majoritairement de s'établir dans la région métropolitaine de Montréal, pour environ 80 % d’entre eux (Marois, 2015). En 1993, le gouvernement s’est doté d’un plan d’action visant à soutenir la régionalisation de l’immigration pour favoriser une meilleure répartition de cette dernière dans la province. Ce plan d’action met en place, entre autres, des partenariats avec les acteurs socio-économiques locaux et les implique dans l'accueil et l'intégration des nouveaux arrivants.

Ainsi, l'augmentation du nombre d'immigrants au sein de la province, de 664 500 en 1996 (ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration, septembre 2000) à 1 091 305 en 2016 (Tremblay-Guérin et Turbide, 2020), s'est également fait sentir hors des régions métropolitaines de la province, passant de 37 215 à 52 955 pour la même période. Pour comprendre en profondeur les réalités des communautés d’accueil et immigrantes de ces régions, il est nécessaire de prendre en compte le contexte et les spécificités de chaque région (Vatz-Laaroussi, Bernier et Guilbert, 2013). C'est probablement pour cette raison que subsistent des idées divergentes sur les conditions favorables ou non à l’intégration des populations immigrantes dans ces régions. D’un côté, certains maintiennent l’idée que la situation économique d’immigrants en région est meilleure (Bernard, 2008) et mentionnent une qualité de vie plus favorable (Vatz Laaroussi, Duteau et Amla, 2015), notamment due au prix de l’immobilier et au moindre temps consacré aux transports. Certains estiment aussi que l'intégration sociale en région éloignée est beaucoup plus facile, car le nombre limité d'immigrants oblige à une intégration dans des groupes locaux, ce qui en même temps accélère l'apprentissage du français (Lebel-Racine, 2008). D’un autre côté, il semble que malgré les succès économiques enregistrés par les immigrants, certains d'entre eux ont trouvé leur intégration difficile et l'environnement fermé à la diversité, sans compter certains obstacles spécifiques aux régions, comme une présence faible de réseaux naturels d'entraide des communautés culturelles (Cardu et Sanschagrin, 2002), de réseaux de transports (Blain, 2005) ou de cours de francisation (Bilodeau, 2013).

Malgré l'importance des facteurs contextuels et des réalités régionales, certains chercheurs affirment que ce sont les organismes et les acteurs qui investissent dans l'immigration de leur région qui en façonnent la dynamique (Vatz-Laaroussi, Bernier et Guilbert, 2013). C’est le travail de ces organismes que cette recherche tente d’expliciter.

Méthodologie

Pour arriver à modéliser le travail des organismes étudiés, nous avons opté pour une approche ethnographique, car cette dernière met l’accent sur l’importance d’étudier à la source ce que des personnes font et disent dans un contexte particulier (Hammersley, 2006). Cette méthode permet d’étudier les personnes dans leur milieu naturel et, par le fait même, avoir accès à l’interprétation qu’ils font de leurs expériences et de leurs valeurs (Hammersley et Atkinson, 2019). Cette interprétation façonnerait leurs actions. Ainsi, cet accès privilégié nous a permis de voir comment les mandats du gouvernement accordés pour accueillir les immigrants sont interprétés dans l’action par les répondants rencontrés.

Seize organismes responsables de l’immigration en région ont participé au projet de recherche. Trois méthodes de collecte de données ont été utilisées : a) le questionnaire (n = 16), b) l’entrevue semi-dirigée (n = 10) et c) l’observation (n = 3). Les questionnaires ont été utilisés pour récolter des informations sur les organismes (mission, nombre d’employés, etc.), leurs employés (formation, expérience, etc.) et sur le mandat d’immigration (tâches, clientèle, etc.). Les entrevues ont ensuite permis d’approfondir le thème des tâches qui incombent aux responsables de l’immigration et les compétences jugées nécessaires à l’emploi. Finalement, l’observation, soit une présence continue au sein des organismes sélectionnés, a été utilisée pour répertorier les activités quotidiennes. Elle a duré 360 heures (15 jours de travail de 8 h par organisme). Les tâches et les activités effectuées par le travailleur responsable de l’immigration au sein de l’organisme ont été observées et consignées dans un journal de terrain.

Pour donner un sens aux données, nous avons réalisé une analyse thématique en deux temps. Dans un premier temps, une analyse déductive a servi à classer toutes les activités auxquelles s’adonnent les participants. Chaque activité recensée par une des trois méthodes de collecte de données a été classée dans l’une des catégories d’action élaborées par Duplessis (2013). Cette analyse est disponible dans une autre publication (Arsenault, 2018).

Dans un second temps, cette classification a été utilisée pour faire émerger des tendances dans « la manière d'organiser, de structurer [le] travail, de coordonner [les séries] d'actions […] conduites en fonction d'un résultat », soit des stratégies (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, s.d.). Pour ce faire, pour chaque organisme, nous avons calculé le nombre d’activités pour chaque catégorie d’action de Duplessis (2013). Cette démarche a permis de mettre en lumière le type d’activité favorisé par l’organisme et, donc, la stratégie mobilisée. Ceci a permis de dévoiler des tendances au niveau des organismes étudiés.

Organismes à l’étude

Les répondants au coeur de cette étude sont employés par des organismes situés dans des régions dites hors des grands centres, soit des villes de plus de 100 000 habitants (figure 1). Ils ont des profils variés, et les types d’organismes observés sont multiples : centre d’emplois, organismes d’alphabétisation, centres jeunesse, organismes dédiés aux nouveaux arrivants ou encore à la promotion de la région. Il s’agit d’organismes à mission économique ou sociale. On y retrouve différentes missions (employabilité, immigration, alphabétisation, etc.) et les responsables du mandat d’immigration ont des expériences diverses, que ce soit le travail social, l’employabilité ou l’administration à la planification de projet. Si la taille des organismes varie entre 1 et 20 employés, un point commun à ces organismes émerge : le mandat de l’immigration est entre les mains d’un seul employé.

Figure 1

Cartographie des organismes participants à l’étude

Cartographie des organismes participants à l’étude

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Stratégies mobilisées par les organismes de régionalisation de l’immigration

Dans les régions situées hors des grands centres, l’isolement des organismes responsables de l’immigration et la nature polyvalente du travail limitent les possibilités d’avoir une approche uniforme à l’échelle de la province. En général, les organismes vont tous être amenés à agir, à un moment ou à un autre, sur tous les volets d’action identifiés par Duplessis (2013). Néanmoins, chaque milieu apporte une réponse différente à l’arrivée de personnes immigrantes sur son territoire.

Les analyses faites dans le cadre de cette recherche font prendre conscience que, au sein des organismes, les employés chargés de l’immigration ont des profils divergents, certains plus axés sur l’intégration par un modèle économique (intégration au marché de travail) et d’autres ayant une vision plus intégrée (où le travail fait partie d’un tout plus large). Les visions des répondants quant aux compétences nécessaires à l’emploi sont très variées. Alors qu’un répondant mentionne que sa formation en marketing et ses acquis de compétences en comptabilité sont pour lui primordiaux, un autre priorise plutôt les compétences relationnelles comme l’empathie ou des connaissances sur les parcours de l’immigration ou les rapports sociaux dans le pays d’origine des personnes immigrantes, des compétences qui correspondent à des formations en travail social ou en anthropologie. Ainsi, malgré les mandats similaires reçus par le gouvernement, ces discours divergents témoignent de stratégies différentes mobilisées pour atteindre les attentes des subventionnaires.

Parmi les représentants d’un modèle économique, deux tangentes peuvent être observées : l’une axée sur la croissance économique du territoire et l’autre sur l’employabilité des personnes immigrantes. Les premiers n’ont que des contacts superficiels avec les personnes immigrantes, ils se concentrent plutôt sur leur attraction puisqu’ils misent sur leur apport. Les seconds accordent beaucoup d’importance à l’insertion en emploi des immigrants et passent la majeure partie de leur temps à travailler en ce sens. Il semble important de faire la distinction entre ces deux visions.

C’est ainsi que le contact prolongé avec les organismes a permis de voir émerger des stratégies selon le temps et les efforts accordés à certains volets d’action (Duplessis, 2013), variables d’un organisme à l’autre. Notre étude nous permet d’en identifier trois principales, soit la stratégie de croissance, la stratégie d’employabilité et la stratégie intégrée.

Stratégie de croissance

Cette première stratégie semble prévaloir lorsque le projet d’accueil de personnes immigrantes dans une région donnée en est à ses débuts ou lorsque le contexte local en termes d’emploi subit un changement important. Le but de cette stratégie est de recruter des personnes immigrantes, qu’il s’agisse d’une réponse à une pénurie de main-d’oeuvre, d’un déclin démographique ou d’une saisie d’opportunité économique. La majorité des activités de l’organisme quant à son mandat lié à l’immigration feront partie du volet 1, démarchage, prospection et recrutement des personnes immigrantes, ou du volet 5, développement des activités de régionalisation de l’immigration.

Cette stratégie de croissance a été mise de l’avant par un répondant ayant mentionné que l’arrivée d’une entreprise dans la ville avait éclairé les acteurs du milieu sur le potentiel que représentait la venue de nouveaux arrivants. Suite à ce changement, l’organisme responsable de l’immigration avait délaissé ses projets d’intégration sociale des personnes immigrantes (par exemple, en se départissant d’un logement qui servait d’hébergement d’urgence) pour investir dans une campagne de promotion de la région. Dans une autre région, en raison de la pénurie de main-d’oeuvre, un répondant a abordé le mouvement de son milieu pour mettre en place un service plus adapté à l’accueil d’un nombre accru de personnes immigrantes. Les organismes usant d’une stratégie de croissance passent donc la majeure partie de leur temps et de leur budget à effectuer des actions visant à attirer de nouveaux arrivants :

On a décidé de continuer à se réunir, une table de partenaires, pour continuer à monter le projet, même s'il est fermé, pour éventuellement continuer à faire quelque chose parce que notre région, il faut vraiment trouver une stratégie pour accueillir des gens pour la main-d’oeuvre.

Répondant 8

Il fallait tout faire, tout mettre en place, la structure, les services, l'arrimage avec le milieu, la sensibilisation, les présentations auprès des élus, des personnes influentes. Moi j'ai un profil développement de projet qui est très fort.

Répondant 1

De plus, on a observé que ces répondants ne font presque pas d’interventions directes avec leurs clientèles, si ce n’est que pour des besoins de références vers d’autres services :

J'ai reçu deux personnes immigrantes depuis que je suis en poste. Mais je ne suis pas une ville qui reçoit cette clientèle-là. Je ne suis pas habilité.

Répondant 10

En résumé, les répondants des organismes optant pour une stratégie de croissance travaillent dans le but de faire profiter leur région de l’apport économique de l’immigration en se concentrant sur leur attraction. Ils se disent devoir être compétents en gestion de projet, développement ou marketing et investissent beaucoup de temps et d’énergie dans le volet 1 du travail de régionalisation de l’immigration, là où les activités portent sur le recrutement de nouveaux habitants pour la région.

Stratégie employabilité

Cette stratégie est davantage utilisée par les répondants faisant partie d’un organisme d’employabilité, tels les Centres jeunesse emploi (CJE). Ces répondants ont mentionné leur longue expérience dans le domaine de l’employabilité et ont précisé que le contact avec le client se passe en majorité autour de l’emploi : refonte du curriculum vitae et de la lettre de motivation, pratique pour l’entrevue, etc. Leurs activités relèvent principalement des volets d’action 2, activités d’insertion à l’emploi, et 3, prospection, réseautage et démarchage auprès de l’employeur.

Parce que moi, ma couleur, c'est sûr que ça reste l'emploi. Parce que de par mon organisme et mes compétences en employabilité. Et de par la nécessité des personnes immigrantes à avoir un emploi.

Répondant 2

Certains de ces répondants ont une certaine expérience avec les clientèles multiethniques, mais, pour la plupart, ils découvrent les problématiques de l’immigration pour la première fois. Ces derniers ont mentionné avoir des difficultés lors des interactions avec des clients d’autres cultures. La nature de leurs tâches leur confère un aspect relationnel et social tout de même élevé, non seulement par le contact direct avec le client et l’évaluation des besoins, mais aussi par le souci du bien-être du client qui, pour le répondant, passe par l’emploi. Dans le cadre de leurs rencontres, ils peuvent identifier des problématiques et difficultés que vivent leurs usagers immigrants. Cependant, ces répondants ont une stratégie d’action axée sur l’emploi, qui entraîne un cadre d’analyses et d’actions limité aux situations qu’ils rencontrent, les laissant avec un sentiment d’impuissance ou d’inaptitude quand ils remarquent des problèmes dans l’embauche ou dans le maintien de l’emploi.

Le manque de formation est certainement la frustration la plus grande. On me demande d'aider une clientèle qui vit des situations bien particulières, mais sans me donner les moyens de bien les aider.

Répondant 2

Fait que tout ce réseau-là, je ne le connaissais pas et tout ce qui a trait vraiment à l'interculturel. Pi t’sais, les communications, ce qui catch up des fois en interculturel, tout a été à apprendre. Moi je pense que ça a presque pris 1 an.

Répondant 6

Les actions mobilisées dans cette stratégie ont tendance à suivre une ligne directrice préétablie, sans intégration des informations sur les rapports de pouvoir entre le groupe majoritaire et les personnes immigrantes, ni des informations sur le contexte socioculturel qui entoure les personnes qui sont à la recherche d’emploi.

Chaque semaine, j'essaie d'envoyer les offres d'emplois spécialisés à Montréal. Après ça, c'est sûr que quand quelqu'un postule, moi je rentre beaucoup dans le « bon, il faut contacter l’employeur », les techniques de recherche d'emploi. Je regarde avec eux. Il faut contacter l'employeur, je vais essayer de trouver son nom parce que t’sais, le milieu est petit. Fait que je trouve le nom, vous lui dites que… vous posez des questions. Je les équipe au niveau de la technique d'approche. Fait que c'est sûr que je fais ça. C'est sûr que les clients qui sont ici, je refais toujours leur CV avec eux. Ben presque toujours. Un moment donné quand je vois que l'emploi, ça a peu bougé, je leur dis, « est-ce que vous voulez, on va refaire le CV ensemble ». On dirait que je ne suis pas capable de pas faire ça, ça fait partie de moi. Je sais comment que ça peut... on fait des CV par compétences, pi ça peut être quand même assez différent, selon l'objectif d'emploi.

Répondant 6

En résumé, les organismes optant pour une stratégie d’employabilité misent sur l’insertion en emploi de leur clientèle. Les répondants de ces organismes disent avoir des compétences en employabilité et mettent l’accent sur les tâches liées au volet d’insertion en emploi.

Stratégie intégrée

Cette dernière stratégie inclut les répondants qui utilisent une approche consistant à intégrer tous les aspects de la vie des nouveaux arrivants pour offrir une réponse complète et non sectorielle. Les activités qu’ils effectuent sont dominées par le volet 4, accueil, établissement et intégration des familles immigrantes. 

Ils ont des formations en travail social ou sont eux-mêmes issus de l’immigration, ayant davantage de connaissances sur la réalité des nouveaux arrivants. Les activités auxquelles se consacrent les répondants qui correspondent à cette stratégie sont variées et sont en lien avec les demandes de leurs clients. Les répondants relevant de cette catégorie font preuve de beaucoup de créativité, puisqu’ils tentent de répondre de façon minutieuse aux besoins des clients. Ils peuvent ainsi faire office de chauffeur de taxi, bibliothécaire, conseiller en affaires, etc. Ils passent beaucoup de temps avec leurs usagers, offrant un service personnalisé, dans l’optique d’améliorer la qualité de vie de ces derniers et leur sentiment d’appartenance. Dans cette stratégie, les interventions sont non seulement personnalisées, mais s’effectuent aussi avec une logique de soutien à long terme. Cette vision holistique de l’accompagnement est perceptible chez ces répondants :

Avec les utilisateurs de services, on va vraiment aller au fond de la demande. T’sais, si tu viens pour une demande de quoi que ce soit, on va la traiter en profondeur pi on va axer sur les besoins de l'individu. Ce n’est pas un format qui est tout canné d'avance, mais on s'adapte d'une situation à l'autre.

Répondant 3

Mes clients me couvrent de cadeaux, de bouffe. Si je vais à un rendez-vous chez eux, j'arrive, c'est comme trop tout le temps. Mais en même temps, j'ai l'impression que c'est comme ça qu'ils peuvent me remercier. Mais c'est ça, c'est comme si des fois je me sens comme le point de référence de plusieurs, en effet.

Répondant 9

Lorsque les répondants qui adoptent une stratégie intégrée ont dû identifier quelles compétences ils considéraient devoir acquérir au départ, ils ont mentionné une certaine habileté avec les questions interculturelles. En effet, les compétences qu’ils ont identifiées étaient plus précises et en lien direct avec leurs lacunes personnelles, d’où la divergence des réponses par rapport à celles données par les répondants usant des autres stratégies. Par exemple, ont été nommées la capacité de gérer la charge émotionnelle liée à la rencontre interculturelle, la maîtrise des enjeux politiques de la question pour s’assurer de bien représenter la clientèle auprès des bailleurs de fonds ou l’amélioration constante de l’analyse interculturelle.

Discussion

Les résultats de cette étude démontrent que l’idée de ce qui doit être fait auprès des immigrants en région, et surtout la façon dont cela doit être fait, varie d’un organisme et d’un répondant à l’autre. Il n’y a pas de consensus en ce qui a trait à la nature de l’emploi et aux compétences requises pour l’effectuer de manière optimale. Lorsque les répondants ont répondu aux questions « quelles compétences vous ont amenées à ce poste ? » et « quelles compétences avez-vous dû acquérir lors de vos débuts ? », les réponses ont tellement différé que c’est à se demander si, d’un répondant à l’autre, la même question avait été posée. Les raisons à ces écarts sont variables.

Premièrement, la nature même de l’emploi en régionalisation ne fait pas l’unanimité. Il n’existe aucun cadre de référence pour le travail en régionalisation de l’immigration, ce qui laisse perplexes les répondants. Le mandat d’intégration est donné, mais cette notion même est problématique. On peut voir par les actions entreprises par les participants que la vision de ce qu’est l’intégration diverge, certains y voyant une intégration purement économique alors que d’autres y incluent des aspects plus sociaux. La notion d’interculturel en est un exemple. Souvent utilisé, soit dans le nom de leur organisme, dans les mandats ou dans la description des tâches, ce terme revêt plusieurs définitions : une réponse à une politique gouvernementale, une réalité plurielle, une situation qui dépasse, une rencontre entre personnes d’origines différentes ou bien même une manière de parler de l’immigration.

Deuxièmement, les répondants sont mandatés par le gouvernement qui, dans la plupart des cas, est absent et sans conscience des défis qui se posent à l’immigration dans chaque région[1]. Ces répondants sont donc appelés à apprendre sur le tas, à suivre des formations disparates, à se fier à leur bon sens et ils vont rarement vérifier leurs pensées ou leurs actions auprès de leurs supérieurs qui « leur font confiance ». Cette réalité conduit à des résultats bien différents d’un milieu à l’autre et d’un organisme à un autre.

Les stratégies d’action sont une ébauche d’un modèle de réponse à ces idées et compétences divergentes. Mais quels sont les facteurs qui poussent les répondants et les organismes à recourir à une stratégie d’action plus qu’à une autre ? Bien sûr, la personnalité et l’expérience du répondant sont des facteurs importants, surtout dans un contexte d’emploi qui lui laisse beaucoup de latitude. Cependant, cette explication demeure trop simpliste et laisse de côté des facteurs importants.

Plusieurs études récentes ont prouvé l’impact de la pensée néolibérale dans la gestion de l’immigration au Québec (Côté, Gratton, Gravel et Dubé, 2015; Frozzini, 2017; Labelle, 2015). Nous pouvons en trouver une illustration parfaite dans un des organismes étudiés : son rôle social auprès des populations immigrantes, jadis vulnérables, a disparu au profit d’un rôle économique d’attraction pour cette nouvelle population qui « achète des maisons et paye des taxes » (répondant 5). En étudiant davantage l’histoire des organismes responsables de l’immigration des régions hors des grands centres, verrions-nous d’autres exemples comme celui-ci? Et quel effet ce virage a-t-il sur la population immigrante de ces régions, vue comme une source de prospérité économique?

Évidemment, ce virage aura aussi des effets sur les organismes eux-mêmes. Si, pour certains répondants, le travail avec un modèle économique et de recrutement de main-d’oeuvre constituait la seule façon de travailler, pour d’autres répondants rencontrés, il était profondément ancré en eux qu’il fallait avoir une approche intégrée avec la clientèle immigrante. Ces modèles ont différents objectifs et donnent différents résultats. À ce niveau, les répondants relevant de la catégorie d’employabilité méritent une plus grande attention car ils vivent souvent une frustration professionnelle, par le fait de ne pas pouvoir répondre aux besoins de leur clientèle. Cette situation donne à croire qu’il y a des problèmes au niveau des compétences interculturelles, non seulement des individus, mais également au niveau des organismes (White, Gratton et Rocher, 2015). Étant sur le terrain et ayant bâti des relations avec cette clientèle, les répondants relevant de la stratégie intégrée savent très bien que les difficultés vécues par les personnes immigrantes doivent être abordées si l’on veut qu’elles trouvent un bien-être en région et qu’elles y restent. Ces répondants savent aussi que ce n’est pas l’embauche à elle seule qui sera le remède miracle. Comment ces répondants vont-ils s’adapter aux pressions gouvernementales pour répondre aux besoins et aux demandes des entreprises ? On peut extrapoler qu’ils recevront de moins en moins de moyens de répondre aux besoins directs de leurs clientèles immigrantes, ce qui va exacerber leur sentiment d’incompétence et d’impuissance face à des situations structurelles et systémiques.

Conclusion

La recherche sur les organismes communautaires responsables de l’immigration hors des grands centres devrait être approfondie pour mieux comprendre comment ces organismes s’insèrent dans un système d’acteurs et un contexte particulier. Pour se faire, il faudrait analyser plus en profondeur la relation entretenue avec les différents paliers de gouvernance et les médias, ainsi que l’impact des changements au niveau international, national et surtout local, tant d’un point de vue social qu’économique. Nous pourrions ainsi comprendre les facteurs expliquant les différentes stratégies que ces organismes utilisent pour les mandats reçus par le gouvernement. Cela exige un dispositif de recherche plus complet, avec une équipe élargie et surtout plus de temps que la période allouée dans le cadre de cette recherche. Il est extrêmement important de remettre le développement de l’organisme dans un contexte sociohistorique local et l’employé dans le contexte de son parcours professionnel et personnel. Une recherche de ce type permettrait également d’offrir une direction aux employés en régionalisation et un support sur lequel s’appuyer, permettant ainsi de diminuer les sentiments d’impuissance et d’incompétence qui accompagnent beaucoup d’employés en contexte pluriethniques (Côté, Gratton, Gravel et Dubé, 2015; Lenoir-Achdjian, Arcand, Helly, Drainville et Laaroussi, 2009).

Au final, cette recherche permet de faire l’état des lieux des stratégies mobilisées par les organismes de régionalisation de l’immigration pour répondre au mandat reçu par l’État québécois. À partir de l’observation de leurs activités et des compétences qu’ils jugent nécessaires à ces dernières, on peut voir ressortir trois stratégies principales : croissance, employabilité et stratégie intégrée. Ancrés dans le temps de cette étude, ces éléments pourront être réutilisés dans une recherche future portant sur les processus de changement du système que nous avons pris comme objet d’étude. En utilisant le même système dans l’avenir, il sera possible d’évaluer les changements encourus, et ainsi de voir les effets des politiques et pratiques locales en lien avec les changements dans l’environnement. Il sera également possible de comparer ce système entre différentes régions et de comprendre ainsi l’influence de l’environnement à une échelle plus large.