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Président de la Société d’ethnologie depuis 2006, l’anthropologue Michel Adam a publié en 2018, dans la collection Anthropologie de la Nuit, un opuscule sur les manières dont les Kikuyu des hautes terres du Kenya abordent le monde nocturne. Cet ouvrage est le fruit d’enquêtes de terrain menées entre 1987 et 2001 et s’est donné comme cadre d’observation les « usages de la nuit » (p. 13) d’aujourd’hui en les comparant à ceux décrits par les observateurs du premier quart du XXe siècle. Installés au sommet de collines non loin du fleuve Tana, les villageois kikuyu arpentent cet environnement où ils cultivent les tubercules et les bananes, ainsi que le café, le thé et le maïs depuis la période coloniale. Organisés en fermes familiales, ces agropasteurs sédentaires bantouphones, éloignés volontairement des structures étatiques au point que l’auteur les nomme « acéphales », privilégiaient une répartition en classes générationnelles « Pères » et « Fils » chacune mandatée pour 30 ans et dont la fin du cycle était célébrée lors de la cérémonie ituka (p. 15). Le bouleversement majeur des structures sociales engendré par l’emprise coloniale britannique a poussé les Kikuyu à se constituer en groupes insurrectionnels, dits « Mau Mau », dès 1952, afin de maintenir les structures internes affaiblies par les transformations contemporaines, et préserver l’exercice du pouvoir religieux, des techniques productives, des agencements familiaux et sociopolitiques conjointement à la présence des églises chrétiennes et postérieurement à l’indépendance en 1963[1]. Rejoignant les travaux de Jean Rouch et Marc Piault sur les migrations ouest-africaines, Michel Adam décrit brièvement ce qu’elles ont modifié au sein des villages en accordant aux femmes des responsabilités et des tâches traditionnellement dévolues aux hommes.

La nuit (tuk) est une notion abstraite et un fait astronomique marqué par des activités spécifiques dans les domaines domestiques et religieux, « fonctionnels et symboliques » (p. 24). Selon Leakey, la lune « est la forme nocturne de l’être suprême » (Ngai mweru͂u͂ ou dieu-lune) dont le caractère sacré paraît ambivalent dans l’interprétation de Cagnolo (1933, 194) selon lequel la formation d’un « halo lunaire serait annonciateur de mauvais présage, de guerre et de maladie » (1933a, 197). Dans cette région équatoriale, le passage entre le jour et la nuit est très bref et suscite des précautions et des protections diverses. Illustrant son propos d’aquarelles représentant des animaux sauvages nocturnes (ibis hagedash, hibou Verreaux, engoulevent, chouette tachetée, civettes, genettes et ratels), l’auteur évoque une sonorité propre à la nuit produite par ses représentants non-humains. Les activités de prédation des civettes, genettes, ratels et hyènes ont été largement détournées des surfaces cultivées et habitées par l’installation d’une clôture encerclant la réserve animalière des Aberdares en 2009.

La courte « période crépusculaire est marquée par une intense circulation des personnes » (p. 31) des champs à l’espace domestique, le retour des animaux d’élevage dans le kraal, et l’alimentation en bois de chauffe, eau et fourrage sonne les derniers instants des activités diurnes, avant une possible menace d’actes de sorcellerie contrée par les rituels de protection kuoba (action de ligoter les esprits dangereux). Le versement du sang par le sacrifice d’une chèvre éloigne les sortilèges activés par d’accidentels échos de voix extérieures à la maison ou à son voisinage proche.

Avec précision, l’auteur s’attache à détailler l’évolution de l’enclos domestique sous la période pré-missionnaire jusqu’à l’espace résidentiel actuel composé de maisons pour les couples mariés, celles pour les fils et filles célibataires, les aînés, et de lieux de stockage et de transformation (greniers, poulaillers, clapiers, cuisines). Prescriptions, règlements et interdits organisaient la vie nocturne à l’intérieur des enclos familiaux. Les rituels parant aux transgressions ne subsistent aujourd’hui que par leurs évocations mémorielles et dans le travail de classification de Joseph Kamenju (2013, 50-53).

L’anthropologue passe ensuite en revue les éléments qui constituent l’alimentation, entre la frugalité quotidienne (légumes divers et lait de vache) et l’abondance occasionnelle lors des « festins de viande » préparés par les bouchers des marchés et exclusivement réservés aux hommes. Le poisson fait l’objet d’un tabou alimentaire, commun aux « populations bantoues de la Province centrale et à leurs voisins couchitiques et nilotiques » (p. 41). Une fois le souper terminé, la prise de tabac local est partagée par les deux sexes et continue d’agrémenter les soirées avant le sommeil nocturne. Les espaces dédiés aux enfants et aux deux sexes sont répartis dans le cadre domestique. La sexualité est encadrée par des normes temporelles (rapports uniquement nocturnes), spatiales (à l’intérieur des habitations), thérapeutiques (préservation de la force vitale appelée ngere) et magiques afin d’empêcher l’intrusion d’une entité naturelle insatisfaite (thahu). Quand cela s’impose, des rituels de transfert et d’éloignement de thahu sont pratiqués par un magicien guérisseur ou féticheur mundu mogo (p. 45).

Quant aux rêves, l’auteur s’appuie sur les analyses de Louis Seymour Bazett Leakey (1977, 1116) pour appréhender cette période où l’endormi communique avec les esprits des défunts (ngoma) qui habitent de manière équivalente dans l’autre monde. Ce dernier est peuplé également d’une série d’esprits, domestiques ou malins, et du divin (Ngai). Les esprits des « mauvaises morts » peuvent venir hanter des vivants sous la forme du singe Colobe. Selon les données collectées au début du XXe siècle, des actes prophylactiques et propitiatoires permettaient d’obtenir la protection de Ngai par le sacrifice de moutons et de chèvres et la distribution de bière. Ces cérémonies ponctuaient à intervalle régulier (à chaque quartier de lune) le temps consacré à la guerre aux esprits de la nuit et rassemblaient tous les villageois. Annoncée vers sept heures du soir par la corne de guerre, les enfants, les femmes et les hommes brandissaient des armes émoussées pour éviter de souiller le sol du sang des esprits. Les aînés accomplissaient ensuite une « opération d’abolition mémorielle ou d’amnésie programmée » (p. 51) afin d’anéantir toute survivance ou résidu d’esprits malveillants. Les sorciers (arogi) associés à ces derniers par leur pouvoir d’anéantissement, d’empoisonnement et d’accès à l’inframonde nocturne sont des « êtres de rumeurs » (p. 53) et des « nyctosophes » Zahan (1980[1970]) craints par l’imagination construite autour de leur puissance extraordinaire.

Dans un second temps, l’auteur consacre un autre chapitre aux raids sur le bétail ou « guerres nocturnes » dans lesquels s’affrontaient Maasai et Kikuyu, tout en précisant qu’habituellement ces deux groupes rivaux échangeaient de manière pacifique. Ces conflits sont l’occasion pour chacun des protagonistes de déployer leurs techniques offensives et défensives et d’arborer des parures de guerriers dont Michel Adam nous donne trois dessins.

L’ouvrage s’achève par deux parties, l’une consacrée à la collecte nocturne du miel et au statut spécifique et valorisé de l’apiculteur (mwanki). Position tenue de père en fils, son succès repose sur l’apprentissage rigoureux de l’emplacement idéal des ruches dans l’arbre mtati (p. 64) et du maintien de la diversité florale qui octroie de bonnes récoltes. Cette production lucrative (10kg par ruche) sert également à la fabrication de l’hydromel utilisée entre autres comme compensation matrimoniale.

Dans sa partie finale, l’auteur s’attache à décrire les mutations modernes des rites de circoncision et de mariage pour lesquels les cérémonies « se déroulent en principe dans la journée, leur prolongement nocturne ne souffrant guère d’exception » hormis les veillées funéraires qui sont exclusivement attachées au monde de la nuit (p. 71). Les chants ou complaintes passés ont été oubliés et remplacés par des cantiques protestants entonnés principalement par les femmes. La présence coloniale a notamment interdit d’anciennes pratiques liées aux morts, dont l’exposition du corps du défunt sans descendance en brousse dans le kbrra (p. 49). Aujourd’hui comme hier, les femmes mariées sont enterrées allongées sur le côté gauche dans l’espace de leur belle-famille (le mci) et les hommes sont allongés sur le côté droit séparément de leurs épouses. Les deux sexes ont la tête tournée vers le mont Kenya.

Ce livre court à l’ambition paradoxale de fournir une abondante, précise et subtile description quasi monographique de l’état actuel de l’organisation sociale des Kikuyu tout en la combinant à des références historiques et ethnographiques. Cet ouvrage nous donne à observer également l’appauvrissement des connaissances et l’abandon de pratiques en lien avec le monde de la nuit par l’expropriation symbolique et la reconfiguration des rapports sociaux imposés par les missionnaires, la colonisation et la modernité. Les transformations décrites sont étroitement liées à cette spoliation qui a transformé les rapports entre classes d’âge et entre sexes ainsi que les repères domestiques, agricoles, religieux, économiques et politiques.