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Introduction : « vivre comme des animaux »

« Nous vivons comme des animaux » et « Nous sommes des animaux » sont deux énoncés que j’ai entendus à maintes reprises de la bouche des Van Gujjars. Les Van Gujjars sont des éleveurs pastoralistes semi-nomades appartenant à la minorité musulmane de l’Inde. Ils sont entre 20 000 et 30 000 à vivre dans différentes marges géographiques, économiques et politiques de l’Uttar Pradesh (U.P.), de l’Uttarakhand et de l’Himachal Pradesh, dont des zones forestières dites « forêts réservées » (reserved forests), des parcs de conservation de la biodiversité et deux colonies dites « de réhabilitation » construites dans la foulée de l’annonce de la création du Parc national de Rajaji en 1983. Confinés à ces lieux soumis à des règles strictes imposées « par le haut », les Van Gujjars demeurent en retrait du reste de la population majoritaire, hindoue et sédentaire. En revanche, ils maintiennent une proximité de tous les instants avec des animaux : le bétail qu’ils élèvent, certes, mais aussi des animaux sauvages. Ces relations de convivialité avec les animaux, d’une part, et de méfiance à l’endroit du reste de la société, d’autre part, sont associées à des conceptions distinctes de la citoyenneté et du rôle de l’État en tant que fournisseur de services et principal gestionnaire des forêts. Réciproquement, la localisation particulière des Van Gujjars dans la forêt et leurs rapports étroits avec des animaux infléchissent la façon dont leurs concitoyens et des autorités scientifiques et gouvernementales les perçoivent en retour.

Cet article examine comment les rapports des Van Gujjars avec des animaux auxquels ils prodiguent des soins quotidiens, auxquels ils se comparent par le biais de métaphores imagées et à proximité desquels ils se sont établis influencent leurs revendications citoyennes et leurs conceptions de la citoyenneté. Les données pour cette analyse ont été recueillies lors de mon terrain de doctorat d’une durée d’un an réalisé en 2013-2014 et de quatre visites subséquentes, d’une durée de quatre à six semaines chacune, en 2015, 2016, 2018 et 2019. Au total, 70 entrevues semi-dirigées et plusieurs autres activités de recherche ont été réalisées, incluant des activités de cartographie participative, l’organisation d’ateliers sur les droits forestiers en collaboration avec le All-India Union of Forest Working People et la création de comités (samiti) mandatés de préparer et de présenter au gouvernement des demandes de droits territoriaux ancestraux.

De prime abord, la phrase « Nous vivons comme des animaux » pourrait être interprétée comme une forme d’autodénigrement, les Van Gujjars se sentant parfois démunis, voire inférieurs, face à des situations de la vie courante qui viennent leur rappeler qu’ils sont peu alphabétisés et que leur intégration dans la société en pâtit. Conscients de leur différence, ils n’hésitent pas à qualifier leur communauté de « jangli », c’est-à-dire de « forestière », mais aussi de « sauvage ». Or, les Van Gujjars revendiquent aussi le terme de « jangli » comme étant le marqueur d’une identité d’habitants de la forêt considérés comme plus purs, authentiques et dénués de malice, par opposition au comportement des citadins, certes « civilisés », mais jugés moins honnêtes. L’adjectif « jangli » renvoie aussi à des expériences concrètes porteuses d’une critique contre la gestion des forêts par l’État. En effet, du point de vue de mes interlocutrices et de mes interlocuteurs, cette gestion centralisée des ressources forestières comporte des lacunes qui nuisent à l’atteinte du bien-être des êtres « jangli » qui peuplent les forêts. C’est dans une telle mesure que les critiques empiriques des Van Gujjars se présentent comme un élément constitutif d’une citoyenneté qui met à l’avant-plan des principes de convivialité et de respect entre espèce humaine et espèces non humaines.

Mon analyse s’appuie sur des théories émergentes dans les champs de la géographie animale, de l’écologie humaine et de l’ethnographie multiespèce qui visent à mieux comprendre les ramifications politiques de la convivialité entre humains et non humains. Jusqu’à présent, la citoyenneté n’a suscité que peu d’intérêt au sein du mouvement multiespèce posthumaniste. Hypothétiquement, la raison de cette absence serait qu’il s’agit d’un concept qui demeure « trop humain[1] » (Hamilton et Taylor 2017). Pourtant, pour les Van Gujjars, la convivialité interspécifique se manifeste au quotidien par une forme de civisme qui s’exprime dans le respect des règles régissant un collectif constitué de plusieurs espèces et un vivre-ensemble qui n’est pas exclusif à l’humain. Cette compréhension rejoint d’ailleurs celle de Donna Haraway, d’après qui, dans les mots de Donati,

la capacité de répondre [aux besoins exprimés par des animaux] prend la forme d’un engagement politique multispécifique axé sur le souci (care) de l’autre et, dans ce cadre, l’adoption de bonnes manières est essentielle à la résolution des tensions liées à la coexistence.

2019 : 125

Au-delà des bonnes manières et du souci de l’autre, le thème de la convivialité propose une conception de la justice qui accorde aux animaux, « en matière d’espace de vie, les mêmes convenances auxquelles nous, les humains, sommes habitués et que nous pourrions souhaiter pour autrui » (Philo et Wilbert 2000 : 24, cité dans Donati 2019). Les revendications citoyennes des Van Gujjars présentées dans cet article expriment en effet un souci particulier pour le bien-être des animaux qui s’inscrit dans des luttes pour une justice plus qu’humaine. Elles ajoutent à la littérature multiespèce de nouveaux cas de rencontres entre humains et non humains qui sont à la fois le point d’origine et l’objet de transformations juridiques, éthiques et politiques importantes pour les sociétés (Ogden et al. 2013). Cet article ajoute également une pierre à l’édifice des travaux qui soulignent comment les espaces habités par l’humain, qu’ils soient publics ou privés, entièrement bâtis ou peu altérés, densément peuplés ou peu fréquentés, sont à peu près tous le résultat d’activités diverses auxquelles a pris part une grande diversité d’êtres vivants humains et non humains (Philo et Wilbert 2000, Lorimer et Srinivasan 2013). La reconnaissance de tels aménagements conviviaux est humanisante lorsque, par exemple, des humains découvrent dans l’observation de leurs compagnons non humains le reflet de leurs propres vérités ou un outil d’introspection (Mullin 1999, Haraway 2007). Humanisante aussi est la reconnaissance de l’autre quand elle confère un statut de personne à part entière à des entités non humaines, comme la vache sacrée ou le fleuve du Gange qui, en Inde, sont détenteurs de droits inaliénables protégés par la loi. Or, la renégociation constante des frontières entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, ou qui possède le statut de personne judiciable et qui ne le possède pas, peut avoir des répercussions considérables sur des groupes qui appartiennent au genre Homo, mais dont l’intégration demeure difficile dans un espace national s’affirmant de plus en plus comme homogène et sous domination hindoue (Kinkaid 2019) ou encore dans un espace sous-national dont la fonction première est d’abriter des animaux emblématiques, telles les « réserves de tigres », souvent au prix de l’exclusion de toute présence humaine et de toute convivialité. À l’inverse, assimiler des comportements humains à ceux des animaux risque aussi de déshumaniser et de légitimer des formes de violence qui ne seraient pas autrement tolérées (Fanon 1961).

Façonnée par l’occupation d’un territoire considéré comme sauvage, l’identité citoyenne revendiquée par les Van Gujjars est à la fois contingente et historique, mais elle est surtout mal comprise. Elle s’affirme par une difficile prise de parole au nom d’un mode de vie dont le succès dépend du bien-être des animaux et de la qualité du milieu de vie partagé avec ces derniers. Est-ce que le besoin de convivialité interspécifique des Van Gujjars vivant en forêt donne à leur conception de la citoyenneté un sens et une portée plus larges dans une perspective multiespèce ? C’est à cette question que cet article tente de répondre en considérant dès la section suivante le contexte de la dépossession historique des Van Gujjars de leur territoire. Le texte traitera ensuite, en ordre, des rapports entre les Van Gujjars et quatre catégories d’animaux : d’abord, les grands prédateurs — tigres, léopards et autres —, qui jouissent de la protection de la loi sur la protection de la faune ; ensuite, les commensaux ailés — hirondelles et hérons garde-boeufs —, soit les auteurs de petits larcins qui remettent en question l’éthique environnementale de la vie en forêt ; puis, les cousins simiens — macaques et langurs —, dont l’appétit et les comportements soulèvent eux aussi des dilemmes moraux chez les éleveurs pastoralistes ; enfin, le bétail — les buffles —, dont les bêtes sont symboles de prospérité, mais aussi compagnons exigeants attisant l’intolérance et l’opprobre des non-Gujjars. Grâce à ces exemples de relations dont l’importance est centrale dans la vie des Van Gujjars, je pose les jalons d’une réflexion sur la citoyenneté, la convivialité et le rôle qu’elles remplissent dans l’émergence de nouveaux assemblages humains–non-humains capables de s’épanouir sur la base de valeurs communes.

La perte de contrôle historique des Van Gujjars sur la forêt

Le territoire des Van Gujjars est le produit de conquêtes politiques et scientifiques échelonnées dans le temps. Il est aujourd’hui fragmenté par les frontières de l’Uttar Pradesh (U.P.), de l’Uttarakhand et de l’Himachal Pradesh. Si la plupart des Van Gujjars de l’Uttarakhand ont été sédentarisés de force, environ 10 000 Van Gujjars vivent toujours en forêt, la majorité dans les collines boisées connues sous le nom de Shivaliks, dans le District de Saharanpur, en U.P. De ce nombre, environ la moitié accomplit toujours les migrations saisonnières avec ses troupeaux de buffles. Quittant les collines comprises entre le Gange et la Yamuna en avril ou en mai, ces Van Gujjars parcourent jusqu’à 300 km pour retrouver les pâturages himalayens (bughyals). Là, ils passent la saison chaude et la mousson. Comme ils retournent toujours aux mêmes endroits saison après saison, on dit d’eux qu’ils sont « semi » nomades. Les Van Gujjars sont aussi contraints dans leurs déplacements par un système de permis. Ces documents officiels, qu’il faut payer chaque année, accordent un droit d’accès aux forêts gérées par l’État, mais aucune voix auprès des instances qui assurent leur gestion. Officiellement, le Département des forêts demeure l’unique gestionnaire des lieux. Malgré le mandat de ce dernier de veiller aux forêts « dans l’intérêt du public », historiquement, ses actions rappellent plutôt celles d’un propriétaire privé ayant son seul intérêt à coeur.

D’après les archives coloniales, les premières familles Van Gujjars à hiverner dans les Shivaliks sont arrivées au cours de la deuxième moitié du 19e siècle (Paquet 2018, Dangwal 2009). Les faits relatés de cette époque témoignent d’une emprise grandissante de l’Empire des Indes britanniques sur les territoires périphériques du Punjab (l’Himachal d’aujourd’hui) et des Provinces unies (l’Uttar Pradesh et l’Uttarakhand). Une « science coloniale » qui en était encore à ses balbutiements, la foresterie, est rapidement venue chambouler les règles d’accès aux ressources pour les populations locales (Arnold 2000, Guha 1989). Les migrations des Van Gujjars toujours plus loin vers l’Est — jusqu’aux abords du Gange, d’abord, puis au-delà, au tournant du 20e siècle — s’expliqueraient d’ailleurs par l’enclosure de vastes territoires sous couvert forestier par le Département des forêts grâce à des traités conclus avec les propriétaires présumés de ces lieux, des monarques désignés par le style générique de rajas (Fisher 1886, Paquet 2018). Quant à la reconnaissance des droits territoriaux ancestraux des Van Gujjars ou même des effets socioéconomiques néfastes de leurs déplacements involontaires, elle était contraire à la mission civilisatrice dont se sentait investi le gouvernement britannique au 19e siècle. La vision de l’État indien pour les forêts a par ailleurs peu changé au cours des décennies qui ont suivi l’Indépendence (Haeuber 1993).

Pareille continuité s’observe également sur le plan de l’analyse sociologique. Britanniques ou indiens, les pouvoirs publics en Inde ont toujours été enclins à tracer une équation entre sédentarisation, progrès et bien-être des populations, en dépit d’études allant à l’encontre de l’idée dominante qui veut que la sédentarisation apporte une solution durable à l’exclusion sociale et politique vécue par les nomades du pays (Bokil 2002, Schwartz 2010). Encore aujourd’hui, les élites politiques et scientifiques indiennes continuent de penser que les Van Gujjars qui pratiquent la transhumance vivent dans des conditions pires que celle des animaux. C’est bien ce qu’intiment les juges Chauhan et Verma, pour ne donner qu’un exemple, dans un jugement récent. Ils y constatent que « de petits enfants et des nouveau-nés, enveloppés dans des couvertures, dorment par terre [pendant les migrations, or] l’article 21 de la Constitution de l’Inde interdit à l’État de réduire la vie de la population en-dessous de l’existence de l’animal » (Santoshi 2021).

Aux 19e et 20e siècles, ce sont d’abord des enjeux stratégiques d’approvisionnement en matières ligneuses et d’industrialisation de la production — dans les scieries et les papeteries, mais aussi, en contexte forestier, dans des plantations — qui ont servi de justification à l’exclusion des Van Gujjars. Or, depuis la décennie 1970, ce sont moins les relations entre monde humain et monde végétal et plutôt les rapports entre humains et animaux menacés d’extinction qui sont exclus de la sphère de la participation citoyenne. Certes, les 50 dernières années ont mené à des modèles innovants de foresterie sociale, de cogestion des forêts avec le soutien de la Banque mondiale et de reconnaissance des droits forestiers, même si leurs succès furent souvent mitigés (Sarin 1995, Sekhar 2000). L’éligibilité des Van Gujjars à ces programmes a toujours été contestée puisque ceux-ci ne possèdent ni adresse fixe, ni conseil de village (panchayat) officiellement reconnu, et ce, en dépit du fait que, depuis des décennies, les Van Gujjars élisent démocratiquement leurs chefs. Isolés, exclus des processus de prise de décision qui affectent la gestion des ressources situées sur leur territoire, les Van Gujjars ont aussi été étiquetés comme squatteurs, migrants illégaux et destructeurs de l’environnement par des employés du Département des forêts des échelons supérieurs (Kumar et Khanduri 1990). Comble de l’ironie, pour préserver leur accès à la forêt, les Van Gujjars dépendent de ces mêmes employés de l’État qui n’hésitent pas à leur suggérer d’utiliser des stratégies d’évitement et d’évasion et de cultiver la bonne entente grâce à la corruption.

En 1983, l’annonce de la création du Parc national de Rajaji a mené à l’expulsion graduelle de plusieurs centaines de familles Van Gujjars. Les premières mobilisations des Van Gujjars à recevoir l’attention des médias ont eu lieu au courant de la décennie 1990, avant que le processus de relocalisation ait été complété (Gooch 1998). S’alliant à des organisations de la société civile et à des ONG, des éleveurs ont réclamé de devenir partie prenante à la gestion du Parc. Ils ont formellement exprimé un désir de devenir des acteurs de premier plan pour la conservation de l’environnement. Un plan de cogestion détaillé paru chez Natraj Publishers proposait que les Van Gujjars prennent le Parc en main avec le support technique et financier du Département des forêts (RLEK 1997). Cette approche, jugée trop en avance sur son temps, est demeurée lettre morte (Gooch 2009). En parallèle, les Van Gujjars ont continué de demander l’accès à de meilleurs services publics. En leur qualité de citoyens, ils revendiquent leur droit à l’électricité, à l’eau potable, à l’école pour les enfants et aux soins de santé pour les malades et les aînés au coeur de la forêt. Les ONG qui ont soutenu les Van Gujjars dans leur combat inégal et ultimement dans leur défaite contre l’administration du Parc de Rajaji, promptes à tirer profit de l’image de « bons sauvages » des Van Gujjars, se sont toutefois montrées moins intéressées par ce type de discours et de revendications citoyennes (un phénomène documenté en Inde et plus globalement, voir Baviskar 2013 ; Conklin et Graham 1995). L’alliance avec des ONG qui avait donné une voix aux Van Gujjars a continué de s’effriter pendant la décennie 2000. Depuis, la communauté n’a obtenu aucun gain tangible, même après l’adoption de la loi sur les droits forestiers en 2006. Pourtant, le préambule de celle-ci jure de réparer des « injustices historiques » commises à l’endroit des habitants traditionnels des forêts dont les droits coutumiers n’ont jamais été officiellement reconnus.

Dans les sections suivantes, j’examine le prolongement de ces luttes pour la reconnaissance et un traitement équitable à la lumière des rapports entre les Van Gujjars et des espèces animales qui occupent une grande place dans leur vie et à propos desquelles leurs nombreuses observations ont permis d’obtenir une saturation des données. L’analyse en parallèle des revendications citoyennes et des rapports humain-animal des Van Gujjars sert aussi de porte-voix à leurs critiques des programmes étatiques de protection de la biodiversité énoncées à mots voilés au cours de discussions sur le bien-être et les droits des animaux. Ces propos illustrent la construction d’une identité citoyenne pour les Van Gujjars et son inscription dans un projet de vie qui met de l’avant la convivialité avec des espèces non humaines, des processus qui s’alimentent mutuellement et dont j’offrirai une courte synthèse dans la conclusion de cet article.

Citoyens sous la menace des grands félins

Je me souviens de ce jour où, à la brunante, heure des plus animées dans les bois, Roshan (49 ans) et moi discutions des divisions territoriales que le Département des forêts impose au gré de ses actions et de ses décisions. Soudain, les aboiements intempestifs du mastiff tibétain que Roshan avait adopté un an auparavant étaient venus nous interrompre.

Roshan avait bondi et j’étais sur ses talons, mais la bête qui nous épiait et que le molosse de Roshan avait détectée sous une futaie s’était volatilisée. « Guldar ! » Roshan avait vite fait de m’instruire. Un léopard. J’allais entendre parler encore de cet animal et même en apercevoir un filer dangereusement près d’un enclos pour les veaux chez le regretté Kasim Ji, cette même année de 2014.

Les grands prédateurs protégés par les lois de protection de la biodiversité et le Département des forêts sont une préoccupation constante pour les éleveurs Van Gujjars. En même temps, malgré une cohabitation difficile et leur insatisfaction envers certains programmes de protection environnementale du gouvernement, les Van Gujjars se montrent tolérants et à l’écoute de ces félins de grande taille.

Si un buffle ou une bufflonne adulte peut repousser les attaques de la majorité des grands prédateurs de la forêt, les déprédations des tigres et des léopards sur des vaches et des veaux sont loin d’être anecdotiques dans les Shivaliks. Pour le Parc national de Jim Corbett, qui fait partie du même corridor de biodiversité que Rajaji, deux études permettent de comparer les données d’un système de déclaration volontaire des attaques sur une décennie (les périodes 2006-2015 et 2009-2018, respectivement). Elles révèlent qu’en moyenne 674 animaux domestiques sont la proie de gros carnivores chaque année. Il s’agit de vaches dans 70 à 75 % des cas, de buffles dans 24,5 à 29 % des cas, et d’autres animaux – chevaux, ânes et chèvres – dans 0,5 à 1 % des cas (Bargali et Ahmed 2018, Bakhshi 2021). Suspect, le faible taux de disparition des chevaux, des ânes et des chèvres (et des chèvres plus spécifiquement, car rares sont les Van Gujjars qui possèdent plusieurs ânes ou chevaux) pourrait s’expliquer par la faiblesse des compensations financières plutôt que par la rareté absolue de ces attaques. Bien que des statistiques comparables ne soient pas disponibles pour Rajaji, des sondages réalisés à la fois auprès de Van Gujjars et dans des villages limitrophes de ce parc révèlent l’incidence très élevée des déprédations des tigres et des léopards sur le bétail et les humains (Rastogi et al. 2012, Malviya et Krishnamurty 2015). Des programmes de compensation en place offrent un montant forfaitaire en guise de dédommagement aux familles qui subissent des pertes humaines ou des pertes de revenus, de têtes de bétails ou de biens matériels, conséquences du « succès » de la protection des gros félins. Pour les citoyens les plus durement touchés, recevoir un dédommagement est une question d’équité avec le reste de la population, tandis que, pour les gestionnaires du parc, l’entente monétaire ne représente qu’une mesure de conservation supplémentaire. La littérature scientifique demeure néanmoins plutôt unanime au sujet de l’impact positif de tels leviers financiers sur la protection des gros prédateurs. On citera en exemple le très faible pourcentage (4 %) de personnes ayant subi des pertes, toutes natures confondues, qui souhaitent la disparition complète des tigres de leur environnement (Malviya et Krishnamurty, 2015 : 53).

S’ils ne remettent pas ouvertement les programmes de protection des gros félins en question, les Van Gujjars émettent néanmoins des réserves à l’endroit du système de compensation financière. Les délais d’obtention du dédommagement peuvent atteindre un an, voire plus. Les Van Gujjars, peu alphabétisés et sans adresse fixe, se heurtent à des obstacles supplémentaires tout au long du processus. Enfin, si les sommes versées peuvent dans les meilleurs cas atteindre 30 % du prix du bétail sur le marché, elles sont souvent moindres et invariablement jugées insuffisantes, surtout eu égard des frais professionnels qui s’accumulent, comme ceux du « docteur » qui doit constater la mort de l’animal et produire un « post-mortem » par écrit, sans parler des ponctions illégales prélevées par les employés du Département des forêts qui traitent les demandes. De l’avis d’éleveurs lésés, le jeu n’en vaut tout simplement pas la chandelle. Ces ratés que corroborent les études citées au paragraphe précédent sont à compter au nombre des raisons qui justifient le sentiment des Van Gujjars d’être des citoyens de deuxième, voire de troisième zone, des citoyens directement exposés à des formes de violence intrinsèques à la protection des animaux sauvages par l’État.

Autre explication de la faible adhésion des Van Gujjars aux programmes censés les dédommager, les éleveurs préfèrent garder le profil bas. Leur insécurité foncière est un facteur déterminant de leur choix de ne pas élever le ton. Dans un contexte dominé par les impératifs de la protection de la biodiversité, toute demande auprès des officiels ouvre la porte à du chantage. Sham Sher (39 ans), à qui des employés du Département des forêts extorquent bon an mal an 3000 roupies pour un permis qui n’en vaut que 48, résume la situation ainsi : « Si je ne paie pas, je serai accusé d’avoir coupé un arbre d’une espèce interdite ou d’avoir braconné. » (Sham Sher, 39 ans)

Parmi mes informateurs clés, j’en dénombre cinq qui ont fait l’objet d’accusations pour infraction à la loi sur la protection de la biodiversité, dont plusieurs en relation avec des tigres. Chaque fois, le but de l’administration du parc a été de les réduire au silence, eux qui exigeaient des services publics auxquels ils avaient pourtant droit en tant que citoyens. Ces poursuites bâillons sont parfois relayées sans nuance dans les médias. Ces allégations sans preuve exposent alors les Van Gujjars à la violence des utilisateurs du Web 2.0 qui commentent ces faits divers, un phénomène documenté ailleurs dans le monde (Lundstrum 2017). Ces fausses accusations viennent aussi justifier, voire rendre socialement acceptables, des évictions forcées, en plus de stigmatiser la communauté. D’autres institutions dotées d’un grand pouvoir jettent aussi pareil regard négatif sur les Van Gujjars. En 2018, dans un jugement que l’on pourrait qualifier de tendancieux, la Cour supérieure de l’Uttarakhand est venue réactiver la catégorie coloniale de « tribu criminelle » — une construction idéologique raciste qui voit en la criminalité un trait héréditaire dont seraient porteurs des groupes minoritaires —, décrivant les Van Gujjars comme premiers responsables des morts violentes non naturelles observées chez les tigres, bien que les éléments de preuve au dossier concernaient plutôt des tigres et des éléphants qui avaient été happés par un train ou électrocutés (Santoshi 2018 ; à propos des tribus criminelles, voir Shwartz 2010). « Chaque fois que quelque chose ne tourne pas rond dans ce pays, on blâme les Van Gujjars », déplorait déjà Faruk, l’un de mes informateurs-clés, dès 2014. C’est dire que, déjà avant 2018, des Van Gujjars étaient conscients qu’ils servaient de boucs émissaires à une gestion de la biodiversité qui est loin d’être parfaite en Uttar Pradesh, en Uttarakhand et dans d’autres états.

La cohabitation de l’humain avec un prédateur aussi dangereux que le tigre est un défi lancé à l’imagination des acteurs concernés par le déclin de la biodiversité. La production des savoirs scientifiques se révèle d’ailleurs symptomatique de la difficulté de proposer des solutions de rechange à une conservation dont le principe de base est l’absence de l’humain. Une recherche d’articles scientifiques sur Google Scholar au sujet des « conflits humains-animaux » (human wildlife conflict) dans les réserves de tigres en Inde, réalisée en mai 2021, a produit vingt-cinq fois plus de résultats qu’une recherche sur le principe de « cohabitation » dans le même contexte et trois fois plus qu’une recherche sur la « coexistence », toujours dans le même contexte. À première vue, ce déséquilibre peut paraître normal. Les intérêts des Van Gujjars, de leurs bovins et des gros félins semblent en tout point opposés. Déjà végétariens bien avant leur conversion à l’Islam il y a des siècles, les Van Gujjars ne consomment pas de viande, que celle-ci provienne de leur élevage, du marché ou de la chasse. Entre ces éleveurs et les gros carnivores de la forêt, il n’existe donc pas de matière consubstantielle pouvant les rapprocher. Le concept phare de convivialité, censé permettre de dépasser les divisions modernes entre civilisation et sauvagerie, espaces bâtis et naturels, mondes humains et non-humains (Hinchliffe et Whatmore 2017), aurait-il rencontré sa limite ultime dans la gueule ou l’estomac d’un tigre ?

Il semble toutefois plus approprié de rappeler que la normalisation de la férocité du tigre fait partie des stratégies mobilisées par l’État indien pour évincer de chez eux des habitants des forêts. Dans un article où elle s’attarde aux événements tragiques survenus à Morichjhanpi, au Bengale-Occidental, incluant la mort de dizaines de réfugiés protestant contre leur relocalisation forcée, et qui ont succombé à leurs blessures après que la police a ouvert le feu sur eux, ainsi que de centaines d’autres qui sont morts des conséquences de leur éviction, article dont le sous-titre est « Quand les tigres sont devenus des citoyens et les réfugiés leur nourriture » (When Tigers Became Citizens, Refugees “Tiger Food”), l’anthropologue Annu Jalais explique que la priorité accordée à la protection du tigre au détriment du bien-être et des droits des populations humaines en situation de précarité n’a rien de naturel. Elle peut susciter chez les citoyens des sentiments d’injustice, d’abandon et de rancoeur envers les gouvernements, l’appareil coercitif et les animaux protégés perçus comme propriété étatique ou emblème national (2005). La possibilité de bâtir l’avenir de la conservation animale sur la base de valeurs interspécifiques n’est toutefois pas à écarter d’emblée. Malgré les attaques sur le bétail, rares sont les Van Gujjars qui disent craindre les déprédations des gros félins avec lesquels ils partagent la forêt. Bien sûr, ils subissent les attaques en silence la plupart du temps, car ils sont résignés à l’idée qu’il s’agit du prix à payer pour préserver leur accès à la forêt. Mais cela ne signifie pas pour autant que les Van Gujjars n’ont pas développé un idiome de la conservation qui leur est propre. Au contraire, ils philosophent d’ailleurs à ce sujet : « Si c’est dans la nature du tigre de se nourrir de viande, c’est qu’Allah a voulu qu’il en soit ainsi » (Mohammad Alam, 61 ans). Toutefois, en Inde, la conservation d’espèces emblématiques comme le tigre constitue un dispositif de pouvoir au même titre que la « réserve de biodiversité » ou la « colonie de réhabilitation » qui permet de poursuivre le projet de sédentariser de force les nomades. En ce sens, la protection de l’environnement permet de reterritorialiser le pouvoir de l’État et d’assurer un certain contrôle sur les citoyens (Vandergeest et Peluso 1995, Margulies et Karanth 2019). Dans ce contexte, l’exclusion des Van Gujjars des processus décisionnels et de la gestion des initiatives de conservation semble indiquer une volonté gouvernementale de recentralisation des pouvoirs sur la forêt. Les attaques sur du bétail fournissent au Département des forêts un argument en faveur de la relocalisation des Van Gujjars, en dépit du fait que l’attitude tolérante des éleveurs pointe plutôt dans la direction inverse, c’est-à-dire vers une forme de coexistence distanciée, respectueuse et prudente avec les grands félins, pour autant que l’État s’engage à compenser les pertes liées aux attaques et à livrer les services essentiels demandés comme l’accès à l’eau potable, l’éducation et les services de santé. Dans ce cas-ci, les rapports des éleveurs aux prédateurs non humains sont à la fois médiés par leurs revendications politiques et le signe de la persistance des tensions entre eux et l’appareil étatique. Comme dans l’exemple suivant de la cohabitation avec la faune ailée, la convivialité demeure au coeur des projets politiques et des stratégies d’autoreprésentation des citoyens habitant des zones éloignées comme les Shivaliks.

Frugalité ou plus grande responsabilisation envers la dégradation du milieu : le rapport aux oiseaux

La cohabitation entre Van Gujjars et faune aviaire peut sembler triviale en comparaison aux enjeux de taille que soulève la coexistence avec des tigres et des léopards. Le rapport entre éleveurs nomades et gent ailée offre pourtant un aperçu intéressant du quotidien et des conceptions de la citoyenneté de ces habitants de la forêt. Cela est d’autant plus vrai qu’en Uttarakhand, le gouvernement organise chaque année des festivals d’observation des oiseaux ayant pour but de conscientiser les citoyens à la conservation environnementale (Nature in Focus 2017). Ces festivals donnent lieu à des démonstrations publiques au cours desquelles est célébrée la sensibilité écologique de personnalités publiques, d’employés de l’État et d’une certaine tranche de la société qui dispose de moyens, de temps et d’un goût acquis pour ce type de loisir en plein air. Le rituel d’état combine donc l’ornithologie et la consommation écotouristique, ce qui permet aux élites indiennes de faire connaître leur désir de voir ces socionatures coconstruites que sont les parcs nationaux et les sanctuaires dédiés à diverses espèces animales bénéficier d’une protection accrue (Baviskar 2018). L’organisation par des Van Gujjars de festivals d’observation des oiseaux par l’entremise de leur organisation jeunesse récemment mise sur pied et leur participation à ces festivals montre une volonté claire de la part de ces éleveurs de mettre en scène leur propre sensibilité environnementale et leur existence en tant qu’organe citoyen conscientisé. La dimension publique et politique des relations humains-oiseaux dans ce contexte est évidente.

Des chercheurs affiliés à la Hemwati Nanda Bahuguna Garhwal University, au Wildlife Institute of India et à la Fondation Jim Corbett, instituts jouant un rôle prédominant dans la formalisation des discours d’État en matière de protection environnementale, se sont penchés sur les rapports entre Van Gujjars et hirondelles. Eux qui se montrent d’habitude plutôt hostiles à l’occupation du territoire par les Van Gujjars (voir Harihar et al. 2014) rapportent un point positif concernant la faune ailée : les huttes des Van Gujjars offriraient à l’hirondelle domestique (Passer domesticus) l’un de ses derniers refuges sûrs en Inde (Hussain et al. 2014). Connue sous le nom de choria en hindi, l’hirondelle préfère nidifier dans des structures construites des mains de ses colocataires humains (Menon et al. 2013). En dépit de son nom de « domesticus », et contrairement à d’autres commensaux des êtres humains, l’hirondelle n’a jamais été apprivoisée stricto sensu. L’espèce a d’ailleurs presque disparu des villes de l’Asie du Sud qui s’étalent au rythme inexorable de l’urbanisation. Trop bruyant, l’environnement urbain perturbe la communication intraespèce qui est essentielle à la reproduction et à la survie de l’hirondelle, tandis que, dans les campagnes, l’épandage d’insecticides à base de DDT pose un risque d’empoisonnement en plus de réduire la quantité d’insectes se retrouvant dans l’alimentation du volatile (Steyn et al. 2018). En comparaison, la cohabitation avec les Van Gujjars dans des enclaves paisibles et libres de contaminants au coeur de la jungle représente une option idéale pour cet oiseau migrateur.

D’autres espèces d’oiseaux se joignent aussi aux activités quotidiennes des Van Gujjars, comme le bien nommé héron garde-boeufs (Bubulcus ibis, « Bubulcus » se traduisant par « bouvier » ou « vacher »). Son plumage blanc contrastant vivement avec le cuir foncé des buffles, il est aisé de le repérer, lui qui passe une partie de son existence juché sur les épaules du bétail, se gavant de tiques et de mouches. Les Van Gujjars ne semant pas de graines aux champs, les hôtes ailés de leurs troupeaux ne les importunent aucunement, contrairement aux cultivateurs qui font les frais des ripailles des oiseaux et qui peuvent les percevoir comme une peste.

Finalement, les oiseaux se retrouvent aussi dans ce grand bestiaire qui renferme toutes les figures animales qui sont « bonnes à penser » pour les Van Gujjars (Lévi-Strauss 1962). Le monde aviaire possède en effet des caractéristiques distinctives qui sont autant d’outils sémiotiques donnés aux éleveurs pour trouver un sens aux accusations de destruction environnementale dont on les affuble. Les Van Gujjars ne se limitent donc pas à accueillir des volatiles dans leur demeure : multipliant l’emploi de métaphores aviaires, ils interprètent librement, et subvertissent parfois, le discours concernant leur présence obstinée dans la forêt, réaffirmant par la même occasion leurs droits sur le territoire.

Affirmant vivre frugalement ou n’avoir pas plus grand appétit que celui d’un oiseau (sachant qu’en hindi, l’action de manger, comme dans « manger de l’argent » [paisa khana], évoque la corruption, le crime et la cupidité), les Van Gujjars se disculpent des accusations de destruction environnementale dont ils sont la cible. En d’autres mots, lorsqu’ils disent se rassasier avec des miettes, comme des oiseaux, les Van Gujjars viennent stratégiquement minimiser l’impact de leur mode de vie sur leur environnement. Leurs propos contestant le stigmate de la responsabilité criminelle qui les afflige révèlent une attitude qui peut s’avérer contre-productive, car elle déresponsabilise les membres de la communauté face à leur milieu de vie.

Au-delà de toute considération environnementale, les métaphores animalières traitent aussi ouvertement d’épineuses questions morales. L’historien Ajay Skaria analyse qu’au passage du temps, l’importance qui est accordée à l’altérité construite en référence à des comportements et à des lieux réputés sauvages (« wildness ») varie en fonction des discours dominants dans la société (1998). Dans son ethnographie des Kallars, une caste du sud de l’Inde classée comme « criminelle » par les Britanniques, Anand Pandian précise qu’encore aujourd’hui comparer les humains aux oiseaux peut rendre excusables de petits larcins, surtout s’ils sont motivés par la faim et la nécessité (2009 : 124). Pour leur part, les Van Gujjars sont d’avis que leurs infractions fréquentes au code forestier ne sont pas répréhensibles au même titre que les abus des employés du Département des forêts qui, en échange d’une poignée de roupies, vont fermer les yeux sur des coupes illégales et d’autres délits entraînant des répercussions négatives à plus grande échelle.

Ces discours sur la corruption, qui sont centraux aux conceptions de la citoyenneté en Inde (Gupta 1998), ne répondent cependant pas à la question de la participation des Van Gujjars à la gestion des zones forestières et des parcs de conservation. Comment ces éleveurs, qui ont appris à se faire petits, silencieux et discrets dans leurs négociations avec le Département des forêts et qui préfèrent ne pas attirer l’attention sur eux, peuvent-ils être encouragés à prendre en charge la santé des écosystèmes de manière conviviale ? Les deux prochaines sections répondent précisément à cette question en demandant d’abord si les Van Gujjars, « comme des singes », privilégient systématiquement gains et gratifications immédiates au détriment de la poursuite d’objectifs à plus long terme et, ensuite, si les liens de parenté qu’ils coétablissent avec des buffles constituent un frein à leur mobilisation citoyenne.

L’amour du territoire

L’anthropologie a étudié la tendance des sociétés à projeter sur le monde animal les catégories sociales qui les définissent et à voir dans des espèces animales, comme dans autant de miroirs, l’image révélée de leurs qualités et de leurs défauts (Mullin 1999). Le miroir offert par le comportement des singes, proches parents du genre Homo, est particulièrement révélateur et puissant. Dans les Shivaliks, les Van Gujjars sont les spectateurs des luttes territoriales constantes qui opposent les macaques rhésus aux langurs. Au moindre raffut des singes, leurs cousins humains se remémorent comment le rapport de force entre les troupes ennemies s’est inversé au courant de l’année : alors que les langurs dominaient auparavant ce côté-ci de la rivière, aujourd’hui, leur assemblée a dû battre en retraite et se replier de ce côté-là, dans un secteur enclavé, observe-t-on avec entrain. La capacité des macaques à tenir leur position nouvellement acquise fera elle aussi l’objet de spéculations donnant cours à des conversations enjouées.

Toutefois, pour beaucoup de villageois non Van Gujjars de l’Uttarakhand, les macaques sont à l’origine d’une situation beaucoup plus dérangeante et préoccupante. C’est que leurs villages sont aux prises depuis des années avec un autre « type » de singe, des envahisseurs venus des villes. Appartenant pourtant à la même espèce, ces macaques rhésus se montrent plus agressifs que ceux qui sont natifs de l’État. Après avoir connu un déclin rapide dans les années 1970, la population de macaques a remarquablement rebondi dès 1980 en Inde (Southwick et Siddiqui 1994). Le pays a également subi de profondes mutations, dont une poussée de la démographie humaine allant de pair avec son industrialisation et son urbanisation. Les macaques ont pour leur part réussi à développer des stratégies leur permettant de s’adapter efficacement à la jungle urbaine, qui est rapidement devenue le nouveau royaume de ces animaux chapardeurs. Contre ce fléau grandissant, des programmes de relocalisation des macaques ont été mis en branle, notamment à la suite du décès du maire adjoint de New Delhi. En effet, en 2007, ce dernier a succombé à ses blessures après avoir chuté du balcon de sa résidence alors qu’il tentait de repousser ce que les journalistes avaient décrit à l’époque comme une « horde de singes sauvages » (CBS News 2007). Depuis, les singes capturés à New Delhi et dans d’autres villes indiennes sont destinés à être relâchés dans les collines boisées de l’Uttarakhand situées à grande distance de leur lieu d’origine. De là, ces macaques regagnent irrémédiablement les villages, habitués qu’ils sont de vivre à proximité des humains. Les villageois perçoivent une grande différence dans le comportement de ces « singes des villes », plus menaçants. Ils réservent d’ailleurs l’appellation « nos singes » (hamare bandar) aux macaques rhésus auxquels ils sont habitués, lesquels gardent leurs distances, par opposition aux nouveaux venus, les « singes des villes » (shehar ke bandar). Les habitants des villages transposent aussi sur ces « singes des villes » belligérants leur aversion envers les investisseurs de l’extérieur qui convoitent les campagnes bucoliques pour y développer des projets de tourisme de villégiature (Govindrajan 2018). Étudiant minutieusement les impacts sociaux de la relocalisation des macaques, la professeure Radhika Govindrajan de l’Université de Washington détecte des parallèles évidents entre les inquiétudes exprimées par les villageois à l’endroit des étrangers qui effritent le contrôle dont ils bénéficient sur leur région et des histoires un peu plus déroutantes de « singes des villes » qui s’en prennent violemment aux femmes et aux filles des villages (idem). Le fil conducteur de ces histoires parle des habitudes, de la tranquillité et du modèle traditionnel patriarcal des villages que des rapprochements multiespèces involontaires viennent inopportunément perturber. Quant au programme de relocalisation des macaques rhésus comme tel, il est perçu comme un autre signe d’incompétence, voire de trahison, de la part du gouvernement, ce qui est loin de calmer les ruraux.

De leur côté, les Van Gujjars sont moins inquiétés par ces macaques qui ne restent jamais bien longtemps au fond des bois. Par contre, bon nombre d’éleveurs partagent le même avis : l’État s’y prend mal avec les animaux sauvages. Firoz, dans la trentaine, m’a confié ne pas comprendre les sommes faramineuses gaspillées pour déménager les macaques, alors que ceux-ci finissent tous le long de l’autoroute reliant Dehradun à Delhi, à attendre que des voyageurs ou des pèlerins leur jettent des bananes et des cacahuètes depuis la fenêtre d’une voiture ou d’un autobus en mouvement. D’après Firoz, bien que la santé des singes pâtisse, le gouvernement ne leur donne pas de gur (ou jaggery en anglais, mot sans équivalent français pour décrire un sucre de couleur ambrée, n’ayant subi qu’un premier raffinage grossier et qui est apprécié dans certaines recettes). Quand un buffle tombe malade et refuse d’ingérer toute nourriture, les Van Gujjars inquiets le gavent de gur pour qu’il reprenne des forces.

Firoz, qui s’est beaucoup battu pour décrocher un emploi subalterne au Département des forêts, demeure critique envers les pratiques de son employeur. Neuf mois par année, mais jamais un jour de plus, ce qui évite au Département de devoir lui accorder une permanence, Firoz patrouille son beat, une section linéaire de forêt qui lui prend plusieurs heures à arpenter à pied. Il m’a raconté que les Van Gujjars avaient toujours été d’excellents gardiens des lieux, signalant volontairement au Département l’apparition de feux ou la venue de visiteurs indésirables. De manière similaire, tous mes informateurs avaient la conviction qu’ils pourraient mieux protéger la biodiversité que le Département des forêts s’ils étaient dotés de moyens comparables. Or, les Van Gujjars de l’Uttarakhand et de l’Uttar Pradesh sont les grands oubliés des listes de « tribus répertoriées » (Scheduled Tribes) qui donnent accès à des postes au sein de l’édifice gouvernemental.

Cela dit, malgré leur souci pour les animaux et leur attachement pour la forêt, tous les Van Gujjars ne se plaisent pas dans leur condition d’habitants traditionnels de la forêt et d’éleveurs pastoralistes. Certains regrettent le choix fait par leurs parents et grands-parents de persister dans cette profession qui les garde dans des lieux « sauvages ». Dans sa monographie intitulée À la queue des buffles (At the Tail of the Buffaloes), Pernille Gooch rapporte ainsi les propos d’un éleveur qui a assisté à une conférence sur la sédentarisation des nomades donnée à Pathankot en 1961 et à laquelle a assisté le premier ministre de l’Inde de l’époque, père réputé de la nation et figure de la modernité indienne, Jawaharlal Nehru :

Pendant que Nehru faisait la promesse de doter chaque Gujjar d’une terre, ceux-ci se sont rués sur les sucreries qu’on leur tendait avant de déguerpir dans la jungle en disant qu’ils continueraient d’aller dans les montagnes. Je n’étais alors qu’un enfant, mais en voyant ces Gujjars se saisir des sucreries et repartir tout aussi rapidement, je me suis dit : Nehru doit vraiment penser que nous sommes un « clan de singes ».

Paroles de Yusuf Ali 1991 rapportées dans Gooch 1998

Anand Pandian attribue au singe le rôle de « provocateur éthique » (2009). À la lumière de son analyse, pour la caste des Kallars, « avoir un coeur de singe » signale la présence d’une tare morale, d’un manque d’abnégation et de dévotion. Se comporter comme un singe, c’est aussi faire passer son plaisir immédiat avant ses besoins à plus long terme. L’appellation « clan de singes » de la citation précédente se rapporte aux participants d’une conférence tenue il y a 60 ans, à l’issue de laquelle ces derniers ont préféré continuer à vivre comme pastoralistes plutôt que de se rallier au modèle de développement incarné par « Chacha » (Oncle) Nehru. Comme je l’explique dans la dernière section, un grand nombre de Van Gujjars sont demeurés ambivalents par rapport à la sédentarisation, ce projet de réforme sociale imposé par l’État. Les liens de parenté qui unissent les Van Gujjars à leurs troupeaux trahissent des obligations de réciprocité de longue date qu’il serait impossible de renier sans vivre un profond déracinement. Cet engagement envers le groupe et les animaux offre un exemple supplémentaire de convivialité plus durable que les soubresauts d’un coeur de singe. L’attachement au territoire et à ses habitants humains et non-humains persiste en dépit des difficultés éprouvées par ces habitants traditionnels des forêts qui sont en situation de minorité au sein d’une nation définie autour de valeurs non jangli. Ces valeurs localisées se trouvent au fondement d’expériences plurielles de la citoyenneté en Inde.

Proximité, parenté et nouveaux périls auprès des troupeaux de buffles

De tout le règne animal, c’est avec leurs buffles que les Van Gujjars ont le plus d’interactions significatives. Pour commencer, ce sont les besoins des buffles qui déterminent l’horaire de leurs humains. Dès la première prière, avant l’aube, il faut orchestrer la journée autour du bétail : traite du lait pour la vente et la consommation domestique, cueillette de foin et des feuilles ou surveillance aux pâturages. Pendant quelques heures l’après-midi, si aucun animal ne manque à l’appel, il sera possible de vaquer à d’autres occupations, qui se résument parfois à aller se procurer des suppléments ou des médicaments pour les bêtes au marché, lequel peut se trouver à des heures de marche. Le soir, il faut à nouveau nourrir et traire les animaux. Réciproquement, les biographies bovines se collent à celles des humains dans la quotidienneté du pastoralisme. À sa circoncision, le jeune Van Gujjar reçoit son premier buffle. L’exercice de droits de propriété sur l’animal symbolise son passage à la vie adulte. La jeune fille recevra elle aussi en cadeau de la part de ses parents une première tête de bétail le jour de son mariage. Selon la coutume, elle demeurera propriétaire de la bête ainsi que de tous ses descendants, si par fortune la bufflonne met bas.

Autrement dit, les buffles sont plus que de simples possessions, des objets de convoitise ou des symboles de richesse pour les Van Gujjars. Ils participent à la reproduction sociale du groupe, ce qui implique aussi la reproduction des inégalités, comme le démontre l’analyse fine des Comaroffs menée auprès d’autres éleveurs pastoralistes dans un tout autre contexte (Comaroff et Comaroff 1990, Hutchinson 1992).

Cependant, la proximité entre les Van Gujjars et leur bétail demeure suspecte aux yeux de la frange ultranationaliste hindoue qui revendique depuis des années le monopole des relations « vraies », éthiques et acceptables avec la vache, figure maternelle à la fois sacrée et jalousement protégée en Inde. Pour les hindous, la vache a historiquement été un symbole politique, un catalyseur identitaire et une occasion de riposter à l’humiliation de la colonisation sur le terrain des valeurs, de la ferveur et de la morale religieuses. Depuis au moins 1920, la protection de la vache se double aussi d’un sentiment d’opposition à l’Islam, religion dépeinte comme étrangère à l’Inde des hindous, Bharat mata (Pandey 1983). Qu’elles soient servies par les tribunaux ou des « justiciers » autoproclamés, les gaurakshaks, les lois contre l’abattage des vaches en vigueur dans la majorité des états indiens, affectent négativement l’ensemble des éleveurs. Or, ce sont les musulmans qui sont l’objet de la plus grande violence, allant jusqu’au lynchage, et ce sont principalement eux qui sont dépossédés de leur bétail dans un acte de confiscation qui a assez récemment atteint une échelle inédite dans l’histoire de l’Inde. Depuis que le parti de Narendra Modi, le BJP, est au pouvoir, les marchés du boeuf s’écroulent. Devenus la cible d’arrestations citoyennes et de vandalisme, les camionneurs hésitent de plus en plus avant de charger des bovidés (boeuf, vache, buffle ou bufflonne), car même les buffles, dont l’abattage n’est pourtant pas frappé du même interdit, participent à la réécriture des rapports entre hindous et musulmans aujourd’hui. Tandis que Yamini Narayanan évoque le concept de « spécisme castéisé » censé encapsuler dans une relation dialectique le brahmanisme, la pureté rituelle et la vache sacrée d’une part, et l’Intouchabilité, la pollution et le buffle (l’animal du sacrifice, l’animal consommé pour sa viande) d’autre part (2018 : 21), l’expérience des Van Gujjars témoigne d’une tout autre réalité. Pour eux, le buffle est devenu une nouvelle porte d’entrée pour la police culturelle et morale de la majorité hindoue et pour les assauts de justiciers autoproclamés qui désirent pouvoir soumettre les Van Gujjars à de nouveaux examens, de nouveaux standards moraux et de nouvelles formes de contrôle.

Questionnée au sujet du « clan de singes » de la citation de Yusuf Ali rapportée plus haut, Shakeena, à qui il convient de céder le mot de la fin, me répondait que l’homme Van Gujjar, s’il est bon et vertueux, doit d’abord s’acquitter de ses obligations auprès de sa famille et de son troupeau. Shakeena ne trouvait rien de scandaleux ni de très surprenant au fait que des Van Gujjars réunis lors d’un rassemblement politique en 1961 aient eu à partir de manière précipitée. Sa réponse considérait, d’un côté, tout le travail que nécessite la tenue d’une maison en ordre et, de l’autre côté, le fait que le gouvernement de Nehru, à l’instar de ceux qui lui ont succédé, n’a rien pu changer aux impératifs du quotidien des Van Gujjars. Le père de famille, l’éleveur dévoué ne devrait donc pas éprouver de scrupules à priver un spectacle politique de son public ou à miner par la même occasion la crédibilité du gouvernement démocratique qui l’organise. Pour Shakeena, la place des Van Gujjars est en forêt, aux côtés des buffles et de leur famille, plutôt que dans une assemblée publique, fut-elle organisée par l’un des principaux partis politiques nationaux ou le Père de la nation. Toutefois, à la lumière de cet article, il appert qu’ultimement les enjeux auxquels les Van Gujjars font face exigent de trouver de nouveaux alliés tout en recomposant les assemblages humains et non humains qui caractérisent leur vie.

Conclusion

Le quotidien des Van Gujjars, leur façon d’appréhender le monde, les stratégies qu’ils déploient pour affirmer leurs volontés politiques ou pour s’autoreprésenter sont tributaires des efforts qu’ils accomplissent, parfois librement, parfois sous la contrainte, dans le but de créer des espaces conviviaux où vont cohabiter animaux humains et non humains. L’attention et les soins que ces éleveurs prodiguent aux autres espèces qui peuplent leur quotidien, tout comme leur usage répété de métaphores animalières, font état de la profondeur des relations qui unissent mondes humains et non humains dans le contexte de leur utilisation experte des forêts et des pâturages. De manière similaire, le regard des différentes instances gouvernementales et de nombreux acteurs de la société civile, lesquels démontrent aussi un intérêt pour la forêt, ses habitants traditionnels, le bétail ou la protection de la biodiversité, tient compte de la relation de proximité qui existe entre les Van Gujjars et les animaux, sauvages comme domestiques, et ce, dans une lumière parfois positive, parfois négative.

Cet article a permis d’examiner des questions d’inclusion et d’exclusion, de participation et de contrôle au centre desquelles s’inscrit une réflexion plus large sur la citoyenneté des Van Gujjars, leur sentiment d’appartenance à la nation, leur rôle dans la gestion et l’allocation des ressources forestières et leurs relations avec l’État, leurs concitoyens et le vivant de manière plus large. Les programmes étatiques de protection des tigres ou de relocalisation des macaques rhésus dérangent, quand ils n’exposent pas directement les populations humaines à de plus grands risques de pertes matérielles, de blessures ou de mort. Les Van Gujjars répondent en mettant le Département des forêts au défi de prodiguer de meilleurs soins à la faune sauvage, incluant les singes, une demande qui fait écho à leurs propres revendications pour l’obtention d’un meilleur accès à l’eau courante, à l’éducation et aux soins de santé auxquels ils ont droit en tant que citoyens. En se comparant à des oiseaux dont l’impact sur l’environnement est difficilement perceptible, les Van Gujjars se dressent à la fois contre l’étiquette de « tribu criminelle » et de « destructeurs » des écosystèmes qu’on leur accole encore trop souvent. Ce faisant, ils démontrent néanmoins que beaucoup de chemin reste encore à parcourir avant de pouvoir aboutir à un modèle de cogestion de la région des Shivaliks et des contreforts himalayens qui permette un partage équitable des responsabilités et des bénéfices liés à l’exploitation des ressources entre groupes citoyens et experts. Enfin, en ce qui concerne les bovidés, l’Inde est aujourd’hui le théâtre de transformations politiques et morales qui affectent les moyens de coercition à la portée de l’appareil policier et des citoyens de part et d’autre de frontières communales et religieuses. La présence de justiciers gaurakshaks, qui, par leur défense féroce de la figure de la vache sacrée, cherchent à « saffroniser » l’espace public, transforme de facto l’économie politique rurale, nuisant à de nombreux petits producteurs, les terrorisant même, et demeure l’un des développements les plus préoccupants allant à l’encontre de l’inclusion et de la reconnaissance des citoyens Van Gujjars aujourd’hui.

De toute évidence, l’expression « vivre comme des animaux » dénote une réalité beaucoup plus complexe que le simple manque d’éducation formelle ou des conditions matérielles difficiles en forêt. Le fait de vivre parmi des animaux mais aussi de cultiver une image de soi qui se réfère à un idéal « sauvage » (parfois de manière instrumentale, en tant que « bon sauvage », « près de la nature », parfois sur le mode de l’auto-dérision) englobe tout un pan des luttes politiques, des dilemmes identitaires et de la place dans l’espace public des Van Gujjars. Si des entités comme des fleuves, le Gange, la Yamuna et des ruminants sacrés sont reconnues comme personnes détentrices de droits par les gouvernements, l’étude des relations de convivialité réelles ou souhaitées entre Van Gujjars et divers animaux non humains enjoint aussi d’élargir et de réhumaniser — voire de réanimer — les catégories de citoyens, les types de personnes qu’elles incluent et les espaces où ceux-ci cohabitent.