Corps de l’article

INTRODUCTION

La mission de l’école ontarienne de langue française, fondée avec l’État-nation moderne pour contrer l’assimilation opérée par la majorité anglophone (Bélanger, 2008, 2015), se redéfinit actuellement à l’aune d’une population d’élèves qui affiche une diversité linguistique notable (Cavanagh et al., 2016). D’une part, les français que connaissent les élèves de l’Ontario présentent des écarts plus ou moins importants vis-à-vis de celui que valorise l’enceinte scolaire, plusieurs variétés régionales étant documentées dans leurs discours (Mougeon et al., 2009; Mougeon et Rehner, 2017). D’autre part, en raison de la mondialisation et des flux migratoires, on trouve dans les écoles de la minorité un nombre considérable de nouvelles arrivantes et nouveaux arrivants, lesquels connaissent des langues souvent autres que l’anglais et le français (Farmer, 2016). Devant cette hétérogénéité caractérisant les élèves de l’Ontario francophone, le ministère de l’Éducation de l’Ontario (MEO) propose deux programmes visant leur inclusion : le programme d’Actualisation linguistique en français (ALF) (MEO, 2010a), qui a été mis en place pour offrir un soutien linguistique additionnel aux élèves qui n’utilisent pas ou peu le français à la maison, et le Programme d’appui aux nouveaux arrivants (PANA) (MEO, 2010b), qui est surtout destiné aux élèves venant d’un pays où le français est la langue d’administration publique (p. ex. : Haïti, Cameroun) et qui doivent s’adapter au système scolaire franco-ontarien. Les membres du personnel éducatif, de leur côté, sont dès lors confrontés à un double défi, celui d’enseigner le français de scolarisation de manière à permettre aux élèves de développer les compétences nécessaires afin qu’ils communiquent avec tout francophone et celui de proposer un enseignement qui réponde aux besoins d’une population d’élèves qui se construit des répertoires linguistiques diversifiés.

C’est dans cette optique que plusieurs chercheuses et chercheurs, en Ontario francophone (Fleuret, 2020; Lory et Valois, 2021; Prasad, 2016) et ailleurs au Canada (Armand et al., 2008; Bullock, 2020), préconisent la mise en oeuvre de pratiques d’enseignement qui valorisent les répertoires linguistiques des élèves. Ces pratiques auraient effectivement le potentiel de soutenir les apprenantes et apprenants dans leur appropriation du français, tout en les aidant à développer un rapport positif aux langues (Auger et Le Pichon-Vorstman, 2021; Candelier et al., 2012; Moore, 2006). Si, initialement, l’école tendait à miser sur des pratiques visant exclusivement le français dans sa variété standard – on croyait ainsi qu’on pouvait en assurer la production en Ontario –, on remarque de plus en plus que les discours ministériels changent et s’ouvrent aux réalités sociolinguistiques des élèves (Farmer et Lory, 2019). Dans cette même lignée, on commence à noter chez les enseignantes et enseignants une certaine mise en oeuvre de pratiques qui tiennent compte de la diversité linguistique, la mettant ainsi à profit dans l’enseignement de la langue de l’école (Bangou et al., 2021).

Afin de mettre en avant-plan le travail novateur entrepris par des enseignantes et enseignants de l’Ontario francophone, nous avons réalisé une étude exploratoire visant à décrire de telles pratiques, lesquelles reposent sur une prise en considération féconde de la diversité linguistique en classe. À l’instar d’Auger (2013), nous avançons que cette prise en compte peut notamment revêtir deux volets complémentaires : d’une part, il convient de mettre en oeuvre des pratiques qui s’inspirent du plurilinguisme des élèves et qui, dès lors, leur permettent une mise en perspective des langues faisant partie de leur répertoire linguistique. D’autre part, il est tout aussi important, particulièrement dans les contextes où les français utilisés par les élèves à l’extérieur de l’école s’éloignent de la variété standard, de valoriser leur plurinormalisme. Autrement dit, l’enseignante ou l’enseignant gagne à enseigner le français standard en partant des connaissances que détiennent les élèves concernant les différentes variétés de français et les normes d’usage de cette langue dans toutes les situations de communication. Dans le cadre de notre recherche, nous nous intéressons donc à ces deux pans de la diversité linguistique. Pour comprendre comment les personnes enseignantes la considèrent dans leurs pratiques, nous avons choisi de miser sur une figure emblématique du cours de français : la grammaire (Chervel, 1977; Larouche, 2018; Lord, 2012).

L’ENSEIGNEMENT DE LA GRAMMAIRE

Depuis 2006, le MEO propose d’enseigner la grammaire à partir du paradigme de la grammaire rénovée, lequel se réalise sous deux plans complémentaires : l’appareil notionnel qui décrit le français et les pratiques d’enseignement qui en favoriseraient l’apprentissage. Sur le plan de l’appareil notionnel, la grammaire rénovée délaisse la centration exclusive sur les catégories de mots (le nom, l’adjectif, etc.) et privilégie des critères d’analyse morphosyntaxiques (Nadeau et Fisher, 2006), centrés sur les relations qu’entretiennent les groupes de mots dans la phrase. Cette dernière, que l’on peut définir à l’aide de ses constituants syntaxiques (sujet + prédicat [+ complément de phrase][1]), est donc l’unité linguistique à la base de cette description. De surcroît, parce qu’elle s’ancre dans l’étude de la morphosyntaxe, la grammaire rénovée propose les manipulations syntaxiques, des opérations enseignables que les élèves utilisent de manière réfléchie pour faire ressortir les caractéristiques d’une unité linguistique et la repérer en contexte (Chartrand, 2013). Par exemple, en grammaire rénovée, on dira que le complément de phrase peut être effacé et déplacé sans que la phrase perde son caractère grammatical, les manipulations syntaxiques de déplacement et d’effacement en facilitant donc le repérage. Sur le plan des pratiques d’enseignement, les tenantes et tenants de la grammaire rénovée s’inscrivent dans le courant socioconstructiviste et ont mis en avant différentes propositions didactiques allant dans ce sens. Pensons, entre autres, aux approches inductives, dans le cadre desquelles les élèves font émerger le fonctionnement d’une unité linguistique de manière collaborative en observant et en manipulant un corpus conçu par l’enseignante ou l’enseignant (Beaulne et Gauvin, 2017; Chartrand, 1996). On peut aussi relever les dictées métacognitives (Nadeau et al., 2020), lors desquelles les élèves sont appelés à poser des questions, à interagir et à débattre collectivement pour arrêter la norme orthographique.

Fréquemment réalisé de manière monolingue (Larouche, 2018), l’enseignement grammatical commence à être étudié par les chercheuses et chercheurs à la lumière des travaux prônant la valorisation des répertoires des élèves, qu’il s’agisse des langues qu’ils connaissent (Auger, 2005; Candelier, 2016; Maynard et al., 2020) ou des variétés de français dont ils font usage au quotidien (Thibeault, 2020; Vargas, 1996). Dans ses travaux, de Pietro (2003, 2006) avance même qu’un enseignement de la grammaire opérant un détour par des codes autres que celui sur lequel mise habituellement l’école – qu’ils soient connus ou non des élèves – gagnerait à devenir le fondement des activités réflexives sur la langue. Selon le chercheur, de telles pratiques permettent d’aiguiser les capacités métalinguistiques des élèves, mais aussi leur curiosité vis-à-vis du français et, plus généralement, des langues.

Étant donné que la recherche contribue à mettre au jour la pertinence des pratiques prenant appui sur les répertoires linguistiques des élèves en enseignement grammatical et que, en Ontario francophone, on assiste actuellement à une certaine ouverture à leur égard, nous postulons que c’est en donnant la voix à des enseignantes et enseignants qui abordent la grammaire au moyen de la diversité linguistique que nous pourrons édifier des ponts entre théorie et pratique. Dans cette optique, nous serons aussi à même de documenter ces pratiques en considérant les particularités des contextes d’enseignement, avec l’ensemble des contraintes (temporelles, spatiales, etc.) qui leur est sous-jacent. Ainsi, dans cet article, nous souhaitons répondre à la question de recherche suivante : quelles sont les pratiques plurilingues et plurinormatives que des enseignantes ou enseignants de l’Ontario francophone mettent en oeuvre en enseignant la grammaire?

MÉTHODOLOGIE

Les résultats faisant l’objet de cet article sont issus d’une recherche descriptive et exploratoire plus large qui porte sur les pratiques plurilingues et plurinormatives que mobilisent des enseignantes et enseignants du Québec et de l’Ontario francophone en enseignant la grammaire. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés à la description de pratiques déclarées, c’est-à-dire que notre collecte de données repose sur les propos qu’ont tenus les personnes participantes pour rendre compte de leur enseignement. En ce sens, nous n’avons pas procédé à une description de la mise en oeuvre effective de pratiques en classe; il s’agit là d’une limite de notre démarche.

Étant donné l’objectif que nous poursuivons dans le présent texte, nous y mettons l’accent sur trois cas d’enseignantes du secondaire de l’Ontario. Cette étude de cas multiples (Gagnon, 2012) jette un éclairage fin sur les pratiques de ces enseignantes qui, en raison d’une prise en compte féconde de la diversité linguistique dans leur classe, sortent des sentiers battus quand elles enseignent la grammaire. Avant de présenter plus particulièrement le portrait de leurs pratiques, nous nous arrêtons à la stratégie de recrutement et au devis retenus pour la recherche initiale. En effet, c’est à partir de l’ensemble des données collectées dans le projet que nous avons construit la grille d’analyse des pratiques des trois enseignantes présentées dans ce texte.

Recrutement

Pour participer à la recherche, les enseignantes et enseignants devaient déclarer tenir compte de la diversité linguistique dans leurs pratiques d’enseignement de la grammaire au Québec ou en Ontario francophone. Pour les recruter, nous avons élaboré un appel de participation que nous avons diffusé sur les médias sociaux Twitter et Facebook. Cette stratégie de recrutement a contribué à former un échantillon de 23 enseignantes et enseignants, dont 14 oeuvrent au Québec et 9 en Ontario francophone. Composé de 21 femmes et de 2 hommes de 26 à 45 ans, cet échantillon de convenance regroupe des individus ayant principalement le français comme langue maternelle (n = 19). L’anglais est également présent au sein du répertoire linguistique de toutes les personnes participantes, soit comme langue seconde (n = 21), soit comme langue maternelle (n = 1)[2]. De plus, elles enseignent dans des disciplines variées (français langue seconde ou de scolarisation, adaptation scolaire, etc.) et à différents niveaux, de l’élémentaire aux adultes. Elles comptent enfin de 1 à 22 ans d’expérience en enseignement.

Collecte et analyse des données

De nature qualitative, les données ont été collectées au moyen de deux outils. D’une part, un entretien virtuel individuel semi-dirigé d’environ une heure, enregistré en format audio ou vidéo, au choix de la personne participante, a servi à dresser le portrait de ses pratiques d’enseignement de la grammaire qui tiennent compte de la diversité linguistique. Le canevas utilisé pour mener cet entretien comportait notamment les questions suivantes, avec plusieurs pistes de relance : « Qu’est-ce que veut dire, pour vous, tenir compte de la diversité linguistique dans votre enseignement de la grammaire? » et « Pensez à une semaine type dans votre classe. Dans votre routine, quelles activités utilisez-vous pour enseigner la grammaire en tenant compte de la diversité linguistique? ». D’autre part, un court questionnaire en ligne a permis le recueil d’informations sociodémographiques pour mieux situer les pratiques déclarées dans l’entretien. Soulignons également que les résultats exposés à la section suivante sont parfois illustrés par des captures d’écran de l’enregistrement vidéo d’un second entretien individuel virtuel ayant eu lieu avec les personnes participantes. Lors de ce second entretien, adoptant la forme d’un récit de pratique (Desgagnés, 2005), chaque personne participante a narré, en l’exposant dans le détail, une de ses pratiques d’enseignement de la grammaire qui tient compte de la diversité linguistique et qui s’avère particulièrement signifiante à ses yeux.

Après la collecte, les entretiens ont été transcrits en verbatims et, pour dégager les pratiques plurilingues et plurinormatives déclarées par les enseignantes et enseignants, nous avons mené une analyse thématique inspirée du protocole de Paillé et Mucchielli (2021). Suivant un processus inductif, itératif et collaboratif, nous avons démarré l’analyse avec une lecture attentive de l’ensemble des verbatims pour faire émerger une grille de codes préliminaires décrivant ces pratiques. Les trois membres de l’équipe de recherche ont alors réalisé un codage collectif de deux entretiens, ce qui a entraîné une première révision de cette grille de codes. Cette dernière a par la suite été stabilisée après le codage individuel des verbatims restants, avec contrecodages et discussions sur les cas litigieux.

Pratiques plurilingues et plurinormatives déclarées par les personnes participantes

Les deux tableaux suivants (Tableau 1 et Tableau 2) présentent respectivement la liste des pratiques plurilingues et plurinormatives dégagées des données. Un troisième tableau (Tableau 3) expose quant à lui les ressources matérielles et humaines mobilisées dans une perspective plurilingue et plurinormative par les personnes participantes lorsqu’elles mettent en oeuvre ces pratiques. L’utilisation de plusieurs de ces pratiques et ressources sera exemplifiée à la section suivante, qui détaille trois cas d’enseignantes de français au secondaire en Ontario. Notons au demeurant que, pour cet article, notre choix s’est arrêté à ces trois enseignantes parce que, d’une part, elles oeuvrent toutes au palier secondaire et que, d’autre part, comme nous le verrons dans la section des résultats, elles mettent en oeuvre un éventail impressionnant de pratiques plurilingues et plurinormatives en grammaire.

Tableau 1

Pratiques plurilingues déclarées

Pratiques plurilingues déclarées

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Tableau 2

Pratiques plurinormatives déclarées

Pratiques plurinormatives déclarées

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Tableau 3

Ressources matérielles et humaines mobilisées dans une perspective plurilingue et plurinormative

Ressources matérielles et humaines mobilisées dans une perspective plurilingue et plurinormative

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RÉSULTATS

Dans cette section, nous explorons le profil de trois enseignantes. Pour chacune d’entre elles, nous présentons d’abord certaines caractéristiques liées à son contexte d’enseignement. Cela nous permet ensuite de mieux comprendre et de décrire les pratiques plurilingues et plurinormatives déclarées pendant l’entretien.

Le profil de Josée[3]

Josée est enseignante au secondaire dans une classe régulière de 10e année (15-16 ans) dans l’est de l’Ontario. Forte de 19 ans d’expérience en enseignement, au moment de notre rencontre avec elle, Josée est conseillère pédagogique de français à mi-temps et enseignante en classe le reste du temps. Lors de sa participation à l’étude, qui s’est déroulée pendant la pandémie de la COVID-19, Josée enseigne dans une école virtuelle ouverte par son conseil scolaire pour des raisons sanitaires. Dans sa classe se trouvent plusieurs élèves inscrits au PANA; au total, ce sont 12 langues différentes qu’ils connaissent.

Si Josée a eu la chance de se familiariser avec des pratiques d’enseignement plurilingues dans le cadre de son rôle de conseillère pédagogique, c’est après sa première tentative en tant qu’enseignante que nous l’avons interviewée. Les pratiques plurilingues et les ressources plurilingues qui ont été dégagées des données semblent surtout mises en oeuvre par Josée dans le cadre d’une activité générale, qui cible les constituants syntaxiques de la phrase, leur positionnement en français et leur repérage. En effet, Josée a noté certaines difficultés relatives à ces notions grammaticales chez ses élèves et s’est tournée vers des pratiques plurilingues pour les aider à les surmonter. Ainsi a-t-elle déclaré utiliser cinq pratiques et quatre ressources plurilingues lors de l’entretien, qui sont énumérées dans le tableau ci-dessous (Tableau 4).

Tableau 4

Pratiques et ressources plurilingues mobilisées par Josée

Pratiques et ressources plurilingues mobilisées par Josée

Tableau 4 (suite)

Pratiques et ressources plurilingues mobilisées par Josée

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Réalisée dans un environnement numérique, l’activité générale lors de laquelle sont employées la plupart de ces pratiques et de ces ressources repose sur la comparaison d’une phrase française, « Ma jeune voisine se rend à l’école chaque matin », avec son homologue dans différentes langues. En amenant ses élèves à mettre en perspective le fonctionnement d’une phrase en français et celui de cette même phrase dans d’autres langues, Josée souhaite notamment leur faire comprendre que « les constructions grammaticales ou la grammaire comme telle, elle existe partout, ça existe dans toutes les langues ». En leur montrant que toutes les langues sont régies par une grammaire, elle peut ainsi encourager ses élèves à relever les similitudes et les différences entre les langues qu’ils connaissent.

Au début de l’activité comparative, les élèves se connectent à la plateforme en ligne et ont accès à un tableau numérique sur Jamboard, une application de la suite Google. La phrase française à l’étude est alors écrite à ce tableau (voir Figure 1), et Josée procède à un modelage pour en circonscrire les constituants. Elle verbalise ainsi les raisonnements grammaticaux et les manipulations syntaxiques permettant leur repérage, et invite les élèves, par clavardage, à traduire la phrase en anglais. Elle inscrit ensuite la phrase anglaise sur un deuxième tableau Jamboard (voir Figure 2) et, toujours grâce au modelage, en réalise une analyse syntaxique. Elle est donc à même de montrer, entre autres, que l’ordre prototypique des constituants dans les deux langues est identique. Ce modelage, bien qu’axé sur une phrase anglaise, se réalise entièrement en français, à l’exception des moments où ladite phrase est lue.

Figure 1

Phrase française affichée lors de l’activité

Phrase française affichée lors de l’activité

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Figure 2

Phrase anglaise affichée lors de l’activité

Phrase anglaise affichée lors de l’activité

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Après l’analyse de la phrase en français et en anglais, Josée invite ses élèves à la traduire dans une langue de leur répertoire linguistique. Disposant de 15 minutes pour accomplir cette tâche, les élèves doivent aussi tenter une identification des constituants (sujet, prédicat, complément de phrase) en prenant appui sur celle qui a eu lieu à partir des phrases française et anglaise. L’enseignante demeure également disponible pour répondre aux questions au fil de l’activité. Vient ensuite un retour en plénière pour passer en revue les tableaux sur lesquels les élèves ont écrit la phrase dans la langue qu’ils ont choisie (voir Figure 3). Tour à tour, ils sont alors invités à présenter la langue, à lire leur phrase et à comparer le positionnement des constituants syntaxiques à celui du français et de l’anglais.

Figure 3

Exemple de phrase présentée par un élève lors de l’activité

Exemple de phrase présentée par un élève lors de l’activité

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Il est intéressant de noter que, pendant la partie de la séance où les élèves traduisent la phrase à l’étude, une élève a indiqué à Josée qu’elle n’était pas certaine de la version écrite de la phrase en somali, langue qu’elle a sélectionnée pour l’activité. Devant cette difficulté, Josée a le réflexe de lui demander s’il y a chez elle quelqu’un qui connaît cette langue et qui peut l’aider. L’élève va donc chercher son père, qui l’assiste dans la réalisation de la tâche. Quoique non planifié, ce recours au parent de l’élève indique le potentiel de l’enseignement numérique pour l’établissement de liens entre la famille et l’école, particulièrement en enseignement grammatical. À cet effet, Josée souligne que « [c]et échange-là, je le trouve vraiment important. Donc, ouais, le père qui a pu aider sa fille de 15-16 ans à faire son travail un matin en virtuel comme ça, je trouve ça vraiment cool ».

Le profil de Sabrina

Enseignante de français au secondaire auprès de classes ordinaires de la 9e à la 12e année dans le Nord-Est ontarien, Sabrina enseigne tant à des élèves de familles francophones qu’à des élèves scolarisés dans le programme d’ALF. Comptant dix années d’expérience, cette enseignante met en oeuvre plusieurs pratiques plurilingues et mobilise différentes ressources plurilingues. Durant son entretien, elle dit être aux prémices de ses pratiques plurilingues d’enseignement grammatical : « On fait tellement de choses. On fait du plurilinguisme. Je suis au début. » Cela étant, la richesse et la diversité de ses pratiques transparaît aisément dans ses propos : elle déclare recourir à cinq pratiques plurilingues et à quatre ressources, qui s’agencent de diverses manières, et ce, parfois au sein d’une même activité. L’agencement de ces pratiques et de ces ressources, qui sont présentées dans le Tableau 5, sera exemplifié à travers quatre activités que Sabrina a rapportées pendant son entretien.

Tableau 5

Pratiques et ressources plurilingues mobilisées par Sabrina

Pratiques et ressources plurilingues mobilisées par Sabrina

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D’abord, Sabrina compare les langues en menant des dictées métacognitives. Elle explique que, lors d’une telle dictée, elle s’arrête brièvement pour faire des liens avec d’autres langues que le français eu égard à des notions grammaticales, ici l’accord du verbe. Elle réussit ainsi à mettre en parallèle les terminaisons verbales en français et en espagnol, langue qui ne se trouve pas nécessairement dans le répertoire linguistique de ses élèves, et à développer leur métacognition. Souhaitant déconstruire la représentation selon laquelle la grammaire française est compliquée, Sabrina se positionne également comme un modèle par rapport à l’apprentissage des langues, comme elle le révèle dans l’extrait suivant :

Des fois, je fais comme un petit time out, puis j’enseigne un petit clip de quelque chose. Ils ont vu: « Bien madame, avec tu, comment tu sais s’il y a un -s ou un -t? » […] Donc, on a écrit le verbe « manger » au tableau, puis ça m’est juste venu à l’esprit et j’ai dit : « Ok, regardons le verbe comer qui est “manger” en espagnol. » J’ai écrit les terminaisons et ils ont fait : « Ah ah! » […] Comme, regarde, vois-tu, il y a toujours un -s ou bien […] comen, c’est quand même très similaire au « -ent ». Souvent, je ne dis rien. Je les laisse juste vraiment le figurer. J’apprends avec eux aussi.

Cette comparaison des langues prend aussi forme dans un projet impliquant une traduction en français de livres jeunesse de langue anglaise. À cette occasion, à partir des textes bi/plurilingues produits par les élèves, l’enseignante compare des phénomènes grammaticaux (p. ex. : la place de l’adjectif dans le groupe nominal [GN] en anglais et en français). Elle met ainsi l’accent tant sur leurs erreurs que sur leurs réussites. Ce processus permet également à l’enseignante de réfléchir, avec ses élèves, aux propositions de traduction fournies par Google Translate. Ce recours à une ressource bi/plurilingue les incite donc à voir les limites de tels outils pour la syntaxe.

Par ailleurs, Sabrina enseigne les manipulations syntaxiques dans une perspective plurilingue dans le cadre d’une activité où les élèves doivent reconstituer des phrases en assemblant des morceaux de casse-tête sur lesquels figurent des constituants en français et en espagnol. Pour identifier ces constituants, les élèves opèrent notamment des déplacements et des effacements de groupes syntaxiques dans les deux langues.

Enfin, Sabrina met en oeuvre des démarches inductives d’enseignement grammatical, ce qui implique chez elle le recours à des ressources métalinguistiques bi/plurilingues et à des collègues. Notamment dans le but de promouvoir les cours de langue étrangère dans son école, avec sa collègue enseignante d’allemand et leader du département d’anglais, elle organise une chasse aux oeufs de Pâques dans l’école. Chaque oeuf contient un GN différent (déterminant + nom) en lien avec le vocabulaire de Pâques, soit en français, soit en anglais, soit en allemand (voir Figure 4).

Figure 4

Groupes nominaux utilisés durant l’activité

Groupes nominaux utilisés durant l’activité

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De retour en classe, les élèves doivent former des équipes en fonction du GN qu’ils ont trouvé et selon différents critères de leur choix (p. ex. : les familles de mots, les congénères, la langue, le genre grammatical). Les équipes partagent alors entre elles leurs manières de classer les GN et, en mettant en valeur le classement des différents groupes, l’enseignante les amène à découvrir la pertinence d’un classement par genre grammatical. Comme lors des activités mentionnées plus tôt, Sabrina suscite des interactions orales qui soutiennent les apprentissages en confrontant les élèves à différentes langues, qu’elles soient connues (l’anglais) ou non (l’allemand) par le groupe.

Ils ont discuté entre eux. Il y en a qui ont ressorti le genre. C’est là où on voulait aller. […] [I]l y en a au début qui ne voyaient peut-être pas le genre. Comme le der, le die, le das. C’est là où ils ont dit: « Attends une minute, on peut peut-être les classer masculin, féminin et neutre. » Là c’est comme : «Bien, est-ce qu’il y a du neutre en français? Non, mais il y en a en anglais. » C’était juste pour voir la différence entre les trois. C’était vraiment bien.

Lors de la dernière phase de l’activité, les élèves complètent un tableau aide-mémoire listant différentes terminaisons nominales au féminin (voir Figure 5), ce qui leur permet de saisir que l’attribution du genre en français n’est pas arbitraire[4]. Notons également que pour faciliter la mise en oeuvre de cette démarche, l’enseignante a créé avec sa collègue des référentiels sur certaines notions grammaticales en allemand.

Figure 5

Extrait du tableau aide-mémoire

Extrait du tableau aide-mémoire

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Le profil d’Ariane

Ariane est enseignante de français au secondaire auprès de classes ordinaires et de classes à profil douance de la 9e à la 12e année dans l’Est ontarien. Cette enseignante de 13 ans d’expérience souligne que tenir compte de la diversité en enseignant la grammaire est important parce que :

l’un des grands défis de la langue française, c’est qu’elle est ce qu’elle est et, malheureusement, les élèves voient ça comme un immense obstacle. Pis moi, je leur dis : « C’est pas grave si tu te mélanges d’une langue à l’autre, c’est pas grave si c’est pas parfait, c’est pas grave, on évolue. »

C’est ainsi que des pratiques plurilingues et plurinormatives, accompagnées de ressources matérielles et humaines, se greffent aux pratiques habituelles d’Ariane. Ces pratiques s’actualisent le plus souvent sous la forme de capsules ajoutées à une activité, plutôt que sous la forme de longues activités visant explicitement la mobilisation de langues ou de variétés différentes. Ainsi, trois pratiques plurilingues, trois pratiques plurinormatives et quatre ressources, qui s’agencent de diverses manières, se dégagent du discours d’Ariane.

Tableau 6

Pratiques et ressources plurilingues et plurinormatives mobilisées par Ariane

Pratiques et ressources plurilingues et plurinormatives mobilisées par Ariane

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Tout comme Josée et Sabrina, Ariane adopte des pratiques de comparaison de langues qui, dans son cas, invitent les élèves à expliquer le fonctionnement d’une notion grammaticale dans une autre langue de leur répertoire. Souvent à des fins de différenciation, cette enseignante souhaite mettre à profit leur répertoire linguistique en les aidant à surmonter les difficultés grammaticales qu’ils rencontrent en français.

Souvent, je leur demande de le traduire pour moi : « Dans ta langue à toi, cette phrase-là, ce serait quoi? ». Ok, ok. On essaie de voir : « Quel est le sujet de ta phrase? Où est-ce que tu le places? » De là, juste en retournant dans leur structure de base à eux, ils voient le lien d’une langue à l’autre et comment organiser ça dans le français avec les règles du français.

Pour Ariane, les comparaisons linguistiques s’actualisent également grâce au recours à des textes bi/plurilingues, comme le roman L’homme invisible/The Invisible Man de Patrice Desbiens. Au fil de la lecture de ce titre bilingue français-anglais, utilisé à la base pour discuter des identités franco-ontariennes avec les élèves, cette enseignante met notamment au jour des anglicismes, mais aussi ce qu’elle nomme des « francicismes ». Elle discute des choix grammaticaux de l’auteur dans une perspective comparative, et ce, afin d’aborder l’effet qu’ils suscitent sur le lectorat.

On lit l’un après l’autre tout le temps et là, on compare : « Est-ce qu’il y a des différences? Quelles sont ces différences et pourquoi? » Des fois, c’est des différences de sens au niveau culturel, mais d’autres fois, c’est vraiment des différences grammaticales.

L’anglais, langue connue des élèves, est ainsi mobilisé par Ariane, qui dit aussi nommer la terminologie grammaticale dans cette langue, en plus du français, lorsque l’occasion se présente.

Ariane se démarque des autres enseignantes présentées dans cet article puisque, en plus d’utiliser des pratiques plurilingues, elle compare également les variétés de français. Pour ce faire, elle utilise l’émission de télévision Like-moi, diffusée à Télé-Québec, dans laquelle apparaît un personnage franco-ontarien, joué par l’humoriste Katherine Levac. Avec l’intention de valoriser les répertoires linguistiques de ses élèves et de leur faire comprendre que leurs façons de s’exprimer sont légitimes, elle souhaite les amener à réfléchir aux particularités des différentes variétés de français et aux contextes dans lesquels elles sont employées. Par exemple, elle aborde avec ses élèves la question de la préposition en fin de phrase, souvent employée à l’oral en Ontario francophone et qui témoigne, à ses yeux, de l’influence de l’anglais.

Pis Paidge Beaulieu [le personnage], elle parle un peu comme des Franco-Ontariens typiques avec l’accent, tout ça. J’utilise cet exemple-là et je le montre aux élèves. Mais elle, elle fait vraiment un jeu de mots sur la préposition en fin de phrase, pis elle finit les phrases, faudrait que je retrouve l’exemple, elle dit : « C’est la personne à qui je pense à. Le gars, il est comme, à quoi? » J’essaie de leur montrer que, dans le langage de tous les jours, oui, on va utiliser cette structure de phrase parce qu’on essaie de copier un peu la structure de phrase anglophone parce que dans l’oral, c’est tout à fait normal de tomber dans cette simplicité-là. On l’entend de plus en plus, donc c’est normal de le copier.

DISCUSSION ET CONCLUSION

Les résultats exposés dans cet article, qui gravitent autour du profil de trois enseignantes du secondaire oeuvrant au sein d’écoles ontariennes de langue française, nous permettent de relever des exemples concrets de pratiques sous-tendant un enseignement de la grammaire réalisé au moyen de la diversité linguistique (Candelier, 2016; de Pietro, 2003, 2006). Plus particulièrement, grâce à ces trois participantes, nous constatons que la valorisation du plurilinguisme et du plurinormalisme peut s’opérationnaliser en favorisant la construction de connaissances en grammaire. En ce sens, nous arguons que ces enseignantes ont su relever le double défi évoqué en début d’article : elles mettent en oeuvre des pratiques signifiantes pour que leurs élèves s’approprient les rouages de la langue de scolarisation, et elles le font en légitimant et en mettant à profit toute une variété de codes linguistiques (Auger, 2013; Fleuret, 2020; Moore, 2006). Ainsi voit-on qu’un tel travail de valorisation de la diversité peut contribuer à la mission de l’école de langue française, celle d’assurer l’épanouissement de la langue minoritaire.

Nos résultats font aussi valoir, en recherche, la pertinence de perspectives ascendantes, ancrées dans la reconnaissance de l’expérience enseignante. En décrivant les pratiques d’enseignantes qui sont en harmonie avec les avancées en didactique, nous avons pu documenter comment elles s’approprient les propositions qui en sont issues. De ce fait, nous sommes d’avis que les retombées de cette étude pourront nourrir les formations initiales et continues en éducation, car le portrait que nous avons dressé des trois participantes représente autant de pistes didactiques pouvant susciter des réflexions sur les arrimages possibles entre grammaire, plurilinguisme et plurinormalisme.

En relevant des pratiques conjuguant grammaire et diversité linguistique, notre recherche alimente in fine le cadre théorique de la grammaire rénovée. En effet, les enseignantes y ayant participé utilisent plusieurs des propositions venant de ce courant (les dictées métacognitives [Nadeau et al., 2020], les manipulations syntaxiques [Chartrand, 2013], les approches inductives [Beaulne et Gauvin, 2017], etc.) en y infusant plurilinguisme et plurinormalisme. Nous croyons d’ailleurs qu’au fur et à mesure que les populations scolaires continuent de se diversifier, il faudra que la recherche mette empiriquement à l’essai une plus grande panoplie de pratiques allant dans ce sens. Si de telles études commencent à voir le jour en grammaire (Maynard et al., 2020), les résultats ici présentés nous encouragent à poursuivre notre réflexion et à travailler avec le personnel enseignant de l’Ontario dans la mise en oeuvre de pratiques reposant sur la diversité linguistique.