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En 1982, le gouvernement fédéral a entériné l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés et, par le fait même, a garanti une éducation de langue française dans les provinces où celle-ci revêt un statut minoritaire. Fruit de nombreuses luttes historiques, les écoles de langue française représentent les efforts soutenus d’une population qui a dû se battre pour assurer sa pérennité et la vitalité de ses territoires (Gilbert, 2010). En Ontario, par exemple, le règlement 17, instauré en 1912, a interdit l’instruction en français jusqu’à ce qu’il soit amendé en 1927, avant de disparaître des ordonnances provinciales en 1944. Il a de surcroît fallu attendre jusqu’en 1989 pour que les premiers conseils scolaires de langue française voient le jour (Sylvestre et Lévesque, 2018). Dans l’ouest du pays, en Saskatchewan, c’est en 1974 que la loi sur l’éducation permet que des cours de français soient offerts et qu’une partie de la journée soit enseignée dans la langue minoritaire. En 1993, cette même loi a de nouveau été modifiée, accordant cette fois-ci le droit à la collectivité fransaskoise de fonder un conseil scolaire de langue française (Von Staden et Sterzuk, 2017). Par l’évolution fort différente de leurs lois scolaires, ces deux provinces fournissent des exemples éloquents des combats divers, menés partout au Canada, ayant abouti à l’établissement et à la reconnaissance de systèmes scolaires francophones en contextes minoritaires.

Se situant donc dans des contextes où les francophones sont souvent peu nombreux, où il existe des relations de pouvoir entre le groupe dominant anglophone et le groupe francophone, et où l’arrivée d’une multitude de nouveaux arrivants contribue à la diversification de la toile sociale, les écoles de langue française font face à une grande variété d’enjeux, qu’ils soient politiques, financiers, sociologiques, culturels ou didactiques. Témoins de ces enjeux, les chercheuses et chercheurs s’intéressant à l’éducation ont tenté de les circonscrire au fil des décennies, et ce, afin d’accompagner et d’outiller les actrices et acteurs de la scène éducative en contextes minoritaires.

C’est dans cette optique que la revue Éducation et francophonie a vu le jour, revue qui, depuis ses débuts, fait valoir le français dans ces contextes et fait rayonner les communautés linguistiques minorisées à l’échelle nationale et internationale. Ainsi contribue-t-elle à la vitalité du français en disséminant des résultats empiriques pertinents et des réflexions théoriques avant-gardistes. Dans le cadre de ce numéro spécial, nous avons souhaité réunir des articles qui, en touchant à différents aspects relatifs à l’éducation de langue française en contextes minoritaires, permettront collectivement de faire le point sur les enjeux qui la caractérisent. Adoptant une perspective interdisciplinaire, voire transdisciplinaire, ce numéro spécial s’avère, d’une part, une occasion de rétrospection, afin de mettre au jour les défis qu’ont relevés les écoles de langue française au cours des dernières décennies; d’autre part, il permet de mettre en évidence les enjeux qui se profilent sur son chemin actuellement et ceux qui sont susceptibles de faire surface dans les prochaines années.

BREF HISTORIQUE DE LA REVUE ÉDUCATION ET FRANCOPHONIE

La revue Éducation et francophonie a été fondée en 1971. Née d’un besoin de créer un « lien mobile et continu entre les organismes » (Plourde, 1971, p. 1) et initialement nommée La revue de l’ACELF (Association canadienne d’éducation de langue française), elle publie d’abord les textes de personnes désirant partager le fruit d’observations et de réflexions en matière de francophonie. Elle propose aussi des lignes et des modes d’action pouvant aider « la communauté francophone du Canada à élucider les situations complexes » (Lamarche, 1989, p. 3) auxquelles elle est exposée, autant dans le domaine de la culture que dans celui de l’éducation.

C’est en 1989, au moment de la parution de son 17e volume, que la revue change de nom et adopte l’orientation scientifique que nous lui connaissons aujourd’hui : elle se concentre désormais sur la recherche en éducation en se donnant comme mandat de contribuer à édifier et à mettre en évidence les fondements sur lesquels s’érige l’éducation de langue française. Avant-gardiste, elle devient aussi, en 1996, la première revue scientifique francophone offerte en libre accès sur le Web. À ce jour, la revue a publié 127 numéros, à raison de 2 ou 3 par année. Elle compte plus de 6 000 abonnées provenant de partout au Canada, mais aussi d’Europe et d’Afrique.

LES ARTICLES DE CE NUMÉRO SPÉCIAL

Fidèles à la qualité avant-gardiste qui caractérise depuis longtemps la revue Éducation et francophonie, les articles faisant partie de ce numéro spécial adoptent des ancrages théoriques divers et invitent, de manière générale, à une redéfinition de la francophonie. Les personnes ayant rédigé un texte nous encouragent ainsi à en reconnaître la pluralité indéniable (Cavanagh, Cammarata et Blain, 2016). Ce faisant, elles se rejoignent en soutenant que c’est en déconstruisant le statu quo et en reconsidérant les paramètres qui définissent traditionnellement le cadre francophone que les écoles pourront, d’une part, assurer l’inclusion des élèves qui y évoluent et, d’autre part, contribuer à la pérennité du français en contextes minoritaires. Chacune à sa façon, les personnes autrices posent l’école d’abord et avant tout comme un lieu de socialisation qui, bien qu’il soit susceptible de reproduire certaines iniquités, peut également permettre l’émancipation des élèves et l’atteinte de leur plein potentiel.

L’article de Michel Verrette ouvre ce numéro spécial et propose une rétrospective de la revue Éducation et francophonie. À partir d’une présentation de l’ACELF et du contexte dans lequel sa revue scientifique a vu le jour, il met en avant une analyse des numéros au fil de son histoire et retrace les tournants importants qui l’ont marquée. De ce fait, l’auteur explique les mouvements qui l’ont menée à devenir une revue savante, reposant notamment sur une évaluation par les pairs axée sur le domaine éducationnel. S’intéressant autant aux contenus des numéros publiés au fil des ans qu’à la forme adoptée par la revue, il offre dès lors un regard rétrospectif sur Éducation et francophonie, et pose les assises pour les autrices et les auteurs qui lui succèdent.

L’article suivant, celui de Marie-Hélène Marquis, de Marianne Cormier et de Nathalie Bigras, se penche sur les familles et postule que les comportements langagiers qu’elles adoptent sont tributaires du milieu socioinstitutionnel dans lequel elles prennent essor. Par l’entremise d’une recension des écrits ciblée, elles font dès lors ressortir une panoplie de facteurs de nature écosystémique aptes à influer sur les pratiques langagières des familles venant du Sud-Est néo-brunswickois. Leur recension les amène à remarquer qu’il existe, entre autres, une multitude de services offerts dans les deux langues pour les familles endogames, exogames et allophones. Il demeure néanmoins que la transmission du français à titre de langue maternelle, qu’elle soit ou non la seule pour l’enfant, n’est pas assurée dans ce contexte. Les autrices concluent leur réflexion en se demandant si les institutions actuelles, fondées notamment sur le dualisme français-anglais, répondent aux besoins des populations linguistiquement plurielles d’aujourd’hui, et suggèrent notamment que l’école trouve des manières de mettre en oeuvre une véritable inclusion.

Phyllis Dalley et William Tcheumtchoua Nzali proposent, pour leur part, une autoethnographie en unissant leurs voix. Alors que la première est professeure en éducation et alliée dans la lutte antinoire, le second est un étudiant noir camerounais nouvellement arrivé au Canada. Par l’intermédiaire de leur texte, ils nouent ainsi un rapport dialogique de négociation et, relatant des expériences qu’ils ont vécues et qui témoignent notamment d’insécurité linguistique, de minorisation linguistique et de racisme antinoir, ils avancent que la mise en oeuvre de l’inclusion à l’école nécessite un changement du Soi et de l’Autre. Ils arguent en outre que les enjeux liés à la langue et à la race doivent être pris en compte de manière féconde dans le projet éducatif, de façon à ce que la pluralité des trajectoires, des variétés linguistiques, des accents et des histoires soit légitimée dans les espaces canadiens francophones.

Dans une optique similaire, Émilie Lavoie formule une réflexion qui prend appui sur le cadre de la raciolinguistique et de la méthode du récit de résistance. S’articulant autour de deux voix complémentaires, celle de l’autrice à titre de personne racisée biculturelle et celle de la chercheuse s’intéressant à l’éducation de langue française en contextes minoritaires, le texte s’arrête particulièrement à trois moments d’illégitimité vécus par l’autrice et jette un éclairage sur eux à l’aide de lumières théoriques provenant des écrits sur la raciolinguistique et l’éducation en milieux minoritaires. En ressort notamment l’importance d’une prise en compte des idéologies linguistiques et raciales dans l’implantation d’une vision plurielle et ouverte de la francophonie.

De son côté, Alice Prophète rapporte les résultats d’une étude qualitative réalisée en Alberta et portant sur les stratégies professionnelles et identitaires que mobilisent les francophones Autres quand ils intègrent la profession enseignante. Les résultats, obtenus grâce à l’analyse du contenu d’une série d’entretiens individuels menés auprès de cinq personnes étudiantes en formation des maîtres et de dix personnes ayant au plus cinq ans d’expérience en enseignement, permettent la compréhension du processus de restructuration que traversent ces participants au moment de leur arrivée dans le monde de l’éducation au Canada. L’autrice relève plus particulièrement certaines difficultés que ces personnes peuvent rencontrer, notamment celles liées à leurs cultures éducatives d’origine et à leurs façons de s’exprimer en français. À la fin de l’article, elle met l’accent sur l’importance d’une sensibilisation à l’interculturel pour le corps étudiant immigrant et les enseignants en début de carrière, sensibilisation qui devrait être accompagnée de celle des formatrices et formateurs d’enseignantes et d’enseignants sur ces mêmes questions.

Enfin, adoptant une perspective didactique, l’article de Joël Thibeault, de Catherine Maynard et de Marilyne Boisvert dresse le portrait de trois enseignantes de l’Ontario francophone qui enseignent la grammaire au moyen du plurilinguisme et des variétés de français. L’analyse thématique des entrevues individuelles réalisées auprès de ces trois participantes contribue à la mise au jour d’une variété de pratiques déclarées d’enseignement inclusives. Misant sur la valorisation et l’utilisation du répertoire linguistique pluriel des élèves, les pratiques rapportées nourrissent dès lors les cadres théoriques du plurilinguisme et de la didactique de la grammaire. En effet, les résultats donnent maints exemples concrets de la mise en oeuvre de ces deux cadres théoriques dans les pratiques d’enseignement tout en témoignant des manières novatrices de les articuler l’un à l’autre en classe.

Ce numéro spécial, qui célèbre le 50e anniversaire de la revue Éducation et francophonie, se veut donc, certes, rétrospectif, mais jette également un regard critique sur les enjeux actuels relatifs à l’éducation de langue française en contextes minoritaires canadiens. Les autrices et les auteurs, au moyen d’analyses fines des forces et des défis liés aux systèmes éducatifs de langue française depuis leurs débuts, sondent les problématiques contemporaines qui les touchent et, surtout, revisitent les fondements à partir desquels ils se sont érigés initialement. Il est fort à parier que les thèmes abordés dans ce numéro seront approfondis, nuancés et débattus au gré des prochaines décennies. De telles conversations, aussi délicates soient-elles, s’avèrent néanmoins nécessaires pour que la francophonie canadienne évolue de façon prospère. Nous sommes convaincus, par ailleurs, que la revue Éducation et francophonie continuera d’offrir un espace discursif constructif où pareilles discussions peuvent avoir lieu et que, fidèle à elle-même, elle saura demeurer un lieu d’échanges privilégié sur les questions associées à l’éducation et au français en contextes minoritaires. C’est, du moins, ce que nous lui souhaitons le plus chaleureusement.