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Note de recherche. La crise de la COVID en France : de l’entracte de la politique à un changement d’ordre politique ?

Dans cette note de recherche, nous proposons de prolonger le travail que nous avions impulsé au cours des années 2010 autour de l’analyse comparée des crises sanitaires (Gilbert et Henry, 2021)[1]. Notre objectif était de voir comment l’analyse de ces crises permettait de mieux comprendre les modes de construction et de prise en charge des problèmes publics. Nous voulions également apprécier l’impact qu’avaient ces crises sur les secteurs de la santé, les plus immédiatement concernés, et plus largement sur différentes instances politico-administratives. Les recherches sur les crises en sciences sociales, et en particulier sur les crises dites sanitaires, ont mis en lumière les mécanismes conduisant à percevoir et à gérer les problèmes de santé publique comme des crises relevant de l’urgence. Elles ont notamment montré qu’une crise de santé publique ne se distingue pas par ses caractéristiques particulières, mais par les configurations d’acteurs dans lesquelles elle est prise en charge, configurations qui orientent sa définition soit vers l’idée d’un problème routinier, soit vers celle d’un problème exceptionnel de nature critique. Les observations effectuées lors de la crise de la vache folle avaient par exemple bien mis en évidence comment un même problème pouvait, selon les configurations d’acteurs, être appréhendé soit comme un problème devant faire l’objet d’un traitement administratif routinier, soit comme un problème politique nécessitant une prise en charge par les plus hauts responsables de l’État (Alam et Nollet, 2011). Plus globalement, cette question renvoie aux logiques de politisation des problèmes sociaux (Lagroye, 2003), aux conditions d’émergence des problèmes publics suivant les acteurs qui s’en saisissent (Gilbert et Henry, 2012) ou, à l’inverse, aux différentes logiques conduisant à la production de ce que l’on peut désigner comme des non-problèmes (Henry, 2021).

En nous appuyant sur ces analyses, nous proposons d’explorer de nouvelles pistes de recherche pour mieux comprendre ce qui s’est joué lors de cette nouvelle crise sanitaire liée à la COVID. S’agit-il d’une crise organisationnelle, provoquée par les modes de structuration du champ de la santé publique ou les modes de décision propres aux acteurs politico-administratifs ? D’une crise politique, compte tenu des critiques adressées aux gouvernements, des polémiques et débats qui se sont déroulés ? Ou bien la crise de la COVID signale-t-elle des changements de plus long terme, conduisant dès lors à nous interroger sur son éventuel caractère exceptionnel ?

La crise liée à la COVID : une crise organisationnelle ?

L’une des premières dimensions qui intriguent concernant la crise de la COVID est le contraste entre le travail intense de préparation aux crises sanitaires de grande ampleur qui a caractérisé la première décennie du xxie siècle et la tenace impression d’impréparation du gouvernement comme de l’administration à la pandémie de coronavirus.

La fin des années 1990 et le début des années 2000 sont en effet marqués par une montée en puissance de la notion de preparedness à l’échelle transnationale (Lakoff, 2017). Aux États-Unis, où cette notion est particulièrement mobilisée, elle pousse à se préparer aux scénarios de pandémies de grande ampleur, souvent perçues comme pouvant être d’origine criminelle ou terroriste. Cela conduit parfois à reléguer au second plan le risque sanitaire lié à la pandémie en tant que telle (Zylberman, 2013). Dans ce pays, le développement de la recherche sur des crises de différentes natures (à la suite de catastrophes naturelles ou d’accidents industriels) a été favorisé par le rapprochement effectué avec des situations de guerre (Gilbert, 1992). En France, le principe de preparedness inspire des plans nationaux de prévention et de lutte contre une éventuelle pandémie, qui sont régulièrement publiés jusqu’en 2011. Se projetant principalement dans des pandémies liées au virus de la grippe, ces plans anticipent méthodiquement les différentes dimensions des crises pandémiques, dont celle liée à la COVID constituera un des exemples. Ils soulignent entre autres la nécessité de pouvoir toujours disposer d’un stock suffisant de masques comme de différents types de produits biomédicaux, y compris de médicaments comme les antiviraux. Ces plans soulignent que les épidémies se développent souvent par vagues (de plusieurs semaines, voire plusieurs mois) et que leur gestion peut donc s’étaler sur plusieurs années. Dans de nombreux documents publiés au cours de cette période, l’accent est mis, au-delà de la dimension sanitaire, sur la poursuite des activités économiques et sociales. Lors des recherches ayant accompagné ces travaux, une attention particulière avait été portée aux acteurs de la société civile au sens large, notamment aux acteurs économiques devant assurer la continuité des services, comme la grande distribution chargée de l’approvisionnement en biens de première nécessité (Gilbert, 2007). La dépendance vis-à-vis des approvisionnements à l’étranger avait aussi été pointée comme un problème potentiel (Torny, 2012).

Lorsque la crise liée à la COVID émerge, fin 2019, l’état de préparation qui caractérisait la décennie 2000 semble déjà lointain. Des articles journalistiques ont même évoqué une situation de désarmement, rappelant par exemple la responsabilité des acteurs politiques dans la décision de détruire des stocks de masques afin de limiter les frais de stockage, y compris après le début de l’épidémie de COVID[2]. Or, la question de l’absence d’anticipation des risques ou celle de l’oubli institutionnel face aux risques sanitaires peut s’expliquer différemment. Certes, l’épidémie de H1N1 de 2009, qui avait donné lieu à des campagnes de vaccination massives pour une épidémie dont la gravité s’est avérée plus faible que celle anticipée, a joué un rôle important dans ce processus. Plus fondamentalement sans doute, il faut souligner que la mobilisation ayant eu lieu autour de la menace d’une pandémie grippale jusqu’en 2010 a correspondu à un moment où, pour des raisons diverses, différents organismes et administrations, collectivités locales ou grandes entreprises, avaient tous un intérêt à se saisir de cette question. S’est ainsi créée ponctuellement une conjoncture particulièrement favorable aux interactions et aux collaborations, y compris avec le milieu de la recherche en sciences sociales. Cependant, une fois cette convergence d’intérêts passée, cette question a quitté l’agenda gouvernemental aussi rapidement qu’elle s’y était inscrite, les acteurs la relayant auprès de différents organismes ayant été écartés ou s’étant intéressés à d’autres questions.

D’autres hypothèses issues de la sociologie des organisations avaient été avancées dans le cas de la canicule de 2003 pour expliquer pourquoi certains signaux d’alerte n’ont pas été pris en compte ou pourquoi certaines informations sont restées cantonnées dans certains espaces sociaux (Vassy, Dingwall et Murcott, 2008). Cependant, l’hypothèse de causes plus systémiques reste à étudier, notamment en lien avec les transformations contemporaines des administrations et les conséquences des réformes de l’État menées depuis les dernières décennies (Bezes, 2009). Dans quelle mesure les administrations concernées ont-elles connu des transformations de leur organisation et de leur management qui ont réduit leurs capacités à suivre durablement certains dossiers ? Comment a évolué le taux de renouvellement parmi les responsables des administrations du ministère de la Santé au cours des dernières décennies ? Quelles ont été les évolutions des budgets affectés aux questions de préparation aux pandémies durant la même période ? Voici une série de questions auxquelles seule une étude systématique de l’administration de la Santé permettrait de répondre. Or, durant les deux dernières décennies, l’attention des politistes et sociologues s’est surtout portée sur les agences d’expertise créées à partir de la loi de sécurité sanitaire de 1998 (Benamouzig et Besançon, 2005), l’hôpital (Juven, Pierru et Vincent, 2019) et les administrations déconcentrées (Pierru, 2020), sans que soient analysées les conséquences à long terme de ces transformations sur l’administration centrale du ministère de la Santé ni sa tendance historique à se limiter aux enjeux liés au curatif et à délaisser ceux liés à la prévention (voir, dans ce sens, Gaudillière, Izambert et Juven, 2020).

Le caractère organisationnel de la crise liée à la COVID a également été souligné par des chercheurs qui se sont attachés aux processus décisionnels, en particulier lors de la première phase de la crise sanitaire (Bergeron et al., 2020). Dans cette perspective, la crise est mise sur le compte des défaillances de l’État et des administrations publiques, qu’il s’agisse de l’impréparation (malgré des menaces de crise sanitaire auparavant identifiées), de la lenteur à prendre en compte la menace émergeant en Chine, y compris lorsqu’elle est aux portes de la France (comme en Italie), de la mauvaise gestion des moyens pour y faire face (masques, tests) ou de l’insuffisante association des différents partenaires (collectivités locales, entreprises, etc.). Cette approche conduit aussi à critiquer des décisions prises sans référence à des plans préétablis (malgré des efforts faits en ce sens à l’occasion de la grippe aviaire). Ce constat est partagé par un grand nombre d’acteurs : les opposants politiques, les commentateurs dans de nombreux médias et sur les réseaux sociaux, mais aussi de nombreux autres chercheurs en sciences sociales qui, soulignant la dimension organisationnelle de cette crise, pointent notamment les effets pervers de sa gestion sur le mode de l’urgence.

Sont particulièrement critiquées les modalités d’association de la science et de l’expertise à la décision politique (Henry et al., 2015) : plutôt que de s’appuyer sur les diverses instances d’expertise existantes en santé publique, la présidence de la République et le gouvernement ont préféré instaurer un conseil scientifique ad hoc. Dans un premier temps, on assiste ainsi à un effacement du politique derrière une instance scientifique dictant les décisions à prendre (comme ce fut le cas pour la décision de maintenir le second tour des élections municipales en juin 2020). Puis, dans un deuxième temps, le Conseil scientifique COVID-19 est marginalisé, laissant les mains libres à l’exécutif pour décider, sans aucune contrainte de publicité, par l’intermédiaire du Conseil de défense et de sécurité nationale et son Conseil de défense sanitaire. Certes, ces processus décisionnels donnent lieu à des débats parlementaires parfois passionnants, ainsi que le furent par exemple ceux portant sur la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire qui instaure le passe sanitaire. Cependant, compte tenu du mode de fonctionnement de la Ve République, ils ne s’accompagnent d’aucun grand suspense, l’exécutif faisant aisément adopter les mesures décidées dans le secret du Conseil de défense.

La crise liée à la COVID : une crise politique ?

Pour l’essentiel, les travaux des chercheurs en sociologie de l’action publique s’attachent à la dimension organisationnelle des crises ou tout au moins aux modalités de leur prise en charge par les pouvoirs publics[3]. Cela semble assez logique au vu des perspectives de recherche et des outils d’analyse dont dispose cette communauté. Cette approche paraît ainsi suffire pour rendre compte de ce qui se joue à travers la crise de la COVID. Or, n’y a-t-il pas là un biais d’analyse, sachant que le caractère politique ou non de cette crise n’est pas vraiment interrogé alors que, de prime abord, tout devrait conduire à le faire ? En effet, la gestion de la crise liée à la COVID a de toute évidence mis en difficulté les gouvernants. L’exécutif et les administrations publiques ont été confrontés à de sévères critiques qui ne se situaient pas uniquement sur le plan gestionnaire, mais se focalisaient notamment sur certains « mensonges d’État » (comme les discours dans les premiers mois de la pandémie dissuadant du recours aux masques pour éviter la pénurie), sur la communication gouvernementale et ses effets d’annonces parfois contradictoires et dont la rationalité a souvent été difficile à justifier (la non-régulation des jauges des lieux de culte ou la distinction entre manger debout ou assis dans les restaurants, parmi d’autres exemples), sur des privations de liberté sous couvert d’état d’urgence comme le recours aux attestations de circulation, sur l’usage de certains instruments comme le passe sanitaire dans le but essentiel d’orienter les comportements sans prendre en compte les inégalités sociales aggravées par exemple par les choix de l’imposer pour des pratiques touchant les catégories sociales les plus privilégiées (comme l’usage du TGV) sans le rendre obligatoire dans les transports en commun. Bref, il semble qu’il y ait aujourd’hui un large consensus pour reconnaître que les gouvernants se sont heurtés à un vaste mouvement de défiance, voire de perte de confiance de la part de la population. Ce phénomène n’est certes pas nouveau, de nombreuses autres crises sanitaires (sida, vache folle, amiante, canicule, etc.) ayant contribué à l’instaurer. Mais tout porte à penser que la crise liée à la COVID l’a fortement amplifié, surtout lorsqu’elle s’est conjuguée avec d’autres problèmes. Ainsi, les soulèvements contre la vaccination en Guadeloupe s’inscrivent dans un mouvement plus général de remise en cause des modalités de gestion des risques sanitaires en contexte postcolonial, dont la gestion du chlordécone a montré le peu de cas qu’on faisait de la santé des populations locales (Ferdinand et Jas, 2022).

Or, dans le cas de la COVID, on n’est pas vraiment en présence d’une crise politique dans le sens où, malgré l’abondance, la vivacité et la répétition des critiques, il n’y a pas de remise en cause directe de la légitimité des gouvernants (Dobry, 1986). Qui plus est, aucun parti d’opposition, aucune coalition politique, aucun groupe contestataire n’a paru prêt ou capable de profiter de cette situation pour déstabiliser le pouvoir en place ou appeler à des changements plus structurels. Ceux qui ont tenté de le faire, notamment dans les rangs de l’extrême droite, sont restés marginalisés dans le champ politique lorsqu’ils ont pointé ces problèmes. De fait, les critiques adressées à la gestion publique de la crise sont essentiellement restées d’ordre technique, comme s’il s’agissait d’une question située hors du champ politique, hors des clivages partisans, requérant une approche « dépolitisée » (Robert, 2021).

Diverses explications peuvent aider à comprendre pourquoi, malgré une défiance généralisée, le pouvoir n’a pas été davantage contesté. Certaines semblent assez évidentes : dans des situations graves mettant en péril l’intérêt général d’une collectivité et s’apparentant à des « situations de guerre », les conflits « internes » sont atténués par des phénomènes d’unité nationale. Provoquer des conflits ouverts est alors plus difficile, aussi bien pour les opposants politiques (apparaissant en rupture d’unité nationale) que pour les groupes contestataires (compte tenu des contraintes liées à la situation pandémique). Bref, on peut considérer que, pour différentes raisons, la suspension des luttes sociales et politiques s’impose d’elle-même, l’examen du bilan de la gestion de crise se trouvant de facto reporté.

Nous avancerons toutefois ici une autre hypothèse pour expliquer pourquoi, en dehors des raisons précédemment exposées, cette crise ne s’apparente pas totalement à une crise politique. Selon nous, elle pourrait en fait être le révélateur d’une transformation de l’espace politique qui s’opère de façon discrète, sans suffisamment attirer l’attention des politistes et sociologues. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’évocation de l’intérêt supérieur de la santé publique, le « quoi qu’il en coûte » qui lui est associé, provoque une suspension du débat politique, ce qui mène à la régression des interrogations vers les dimensions techniques des enjeux et conduit ainsi à les dépolitiser (notamment en reléguant les voix discordantes aux extrêmes). Pour autant, des décisions ayant des dimensions politiques indéniables ont été prises, mais sans susciter de débat public ni a fortiori politique. C’est évidemment le cas des solutions apportées à la crise sanitaire qui ont été trouvées hors des enceintes de débat public, dans des espaces permettant le secret des délibérations (l’exemple le plus abouti étant le Conseil de défense). Ces processus renvoient à l’institutionnalisation et à la transformation contemporaine de la Ve République, entre autres marquées par le renforcement du rôle de son président (Lacroix et Lagroye, 1992; Dulong, 1997), et nettement accentuées durant la crise de la COVID. Mais c’est aussi et surtout sur d’autres enjeux, ne concernant pas expressément les questions sanitaires, que cette forme de décision politique « sans débat » s’est affirmée pendant la pandémie. Ainsi, de nouvelles orientations ont été données à des politiques publiques structurelles engageant la France pour plusieurs décennies dans des domaines aussi divers que les choix énergétiques, notamment dans le domaine du nucléaire, la conception de la sécurité publique, l’orientation des politiques de recherche, les modes de consommation, l’organisation du télétravail ou la numérisation de la société. Toutes ces questions, pourtant au coeur de l’action publique et touchant aux structures même de la société, sont traitées dans un relatif silence public et institutionnel. Même si le Parlement en débat, il le fait, dans le contexte de cette Ve République, sans pouvoir véritablement infléchir les décisions et avec des relais publics limités, l’attention médiatique tendant à se focaliser sur la pandémie. Certes, les controverses sur certains enjeux importants sont toujours présentes : l’impératif écologique, le développement durable, certaines questions de société comme les inégalités hommes-femmes ou d’autres formes d’inégalités mises en évidence par l’évolution des moeurs. Mais, bien qu’ayant un caractère « politique », puisque portées par des organisations partisanes ou de grandes associations, ces interrogations sont de fait déconnectées des cercles d’acteurs intervenant directement sur les décisions publiques, ce que certains politistes désignent comme des sous-systèmes ou monopoles de politique publique caractérisant certains secteurs d’intervention publique (Baumgartner et Jones, 1993). Pour cette raison, les grandes controverses au coeur des débats publics, bien que s’affichant comme « politiques », se trouvent confinées et maintenues à distance des acteurs intervenant sur les décisions publiques et politiques.

La réflexion sur cette forme particulière de « dépolitisation » de l’action publique a jusqu’ici surtout été menée par la science politique anglaise, sans jamais avoir conduit à une discussion systématique dans une perspective comparée (Burnham, 2001; Flinders et Wood, 2014). Il s’agira donc de s’interroger sur les écarts existants entre débats publics et action politique effective, de même que sur la répartition et les modes de coexistence des questions traitées dans ces deux espaces. Une telle réflexion doit prendre en compte la désaffection qui gagne les partis politiques, comme la tendance à reporter sur des structures « non partisanes », voire sur des organisations revendiquant leur sortie du jeu politique, la publicisation de questions de société. Selon nous, approfondir et élargir cette réflexion doit être un des chantiers prioritaires de la science politique et de la sociologie.

Faut-il voir dans la crise liée à la COVID et sa gestion un nouvel avatar de « dé-démocratisation » des sociétés contemporaines, pour reprendre les termes de Wendy Brown (Brown, 2006) ? Faut-il aussi s’attendre à ce que les questions « dépolitisées » ou « apolitiques » se multiplient, à ce que les références à des définitions techniques ou à des valeurs perçues comme non discutables côtoient les changements structurels décidés à bas bruit ? Dans cette perspective, on peut se demander si cette crise relève d’une radicale nouveauté ou si elle ne fait qu’accélérer une évolution sous-jacente avec une progressive mise à l’écart de la démocratie représentative et délibérative. La succession des recours à l’état d’urgence et leur normalisation dans le droit général – comme cela advient après chaque recours – peuvent ainsi apparaître comme les signes d’une évolution structurelle de nos sociétés. Ces recours et leur normalisation avaient déjà été observés à la suite des tensions dans certains quartiers en 2005, comme à l’occasion des attentats terroristes de 2015. Cette évolution conduirait vers une réduction progressive des libertés et droits individuels et une montée en puissance des impératifs de sécurité (Hennette-Vauchez, 2022).

L’hypothèse avancée ici est que la crise sanitaire associée à la COVID est à la fois exceptionnelle et ordinaire. Elle est exceptionnelle si l’on considère les réponses politiques apportées à la pandémie (confinement, mise à l’arrêt de l’économie, par exemple) et leurs effets sur l’ensemble des sociétés ainsi qu’à l’échelle de la planète. Dans ce sens, cette pandémie produit des effets du même ordre que ceux de la grippe espagnole et met en évidence l’extrême vulnérabilité des sociétés contemporaines. En détournant les propos de Bruno Latour, on pourrait dire qu’elle a contribué à faire « atterrir » nos sociétés, à lever ponctuellement le voile sur la réalité de leurs modes de fonctionnement, habituellement occultés, notamment les inégalités les caractérisant. Toutefois, cette crise apparaît beaucoup moins exceptionnelle si on considère qu’elle ne fait que précipiter des évolutions déjà très fortement présentes en isolant la « fabrication » des politiques touchant aux structures fondamentales de la société des enceintes de débat public, en la tenant à distance des controverses et des débats publics. Si cette hypothèse se confirmait, cela signifierait que cette expérience de la pandémie correspond non seulement à une mise à l’épreuve des sociétés, de leurs autorités, mais aussi à une expérimentation durable de modes de décision permettant de faire de la politique sans passer par les contraintes de la démocratie représentative ou délibérative – autrement dit, du point de vue des dirigeants politiques, à une manière d’agir sur le cours des choses sans subir les « inconvénients » de la démocratie. Ce qui, d’un point de vue citoyen cette fois, ne peut qu’inquiéter sur l’avenir de notre démocratie.