Corps de l’article

1. COVID-19 au Québec : que pouvons-nous conclure de la 1re vague ?

Avec plus de deux ans écoulés depuis l’avènement du premier cas de COVID-19 déclaré en février 2020 au Québec (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2021c), la communauté scientifique a pu prendre un recul qui lui permet d’évaluer certains aspects de la gestion de la crise pendant la première vague, notamment en ce qui a trait à la dégradation des conditions de vie et de l’état de santé général des personnes aînées.

Et pour cause : le Québec se démarque des autres provinces et territoires canadiens par ses statistiques nettement plus élevées en ce qui concerne le nombre de cas et de décès reliés au virus entre mars et juin 2020. Sur les 104 204 cas et 8 606 décès enregistrés au Canada pendant cette période, le Québec comptabilisait 55 458 d’entre eux et 5 503 décès, ce qui représentait un peu plus de 53 % des cas et un peu moins de 64 % des décès sur le territoire canadien (Gouvernement du Canada, 2021).

En ventilant ces statistiques selon les groupes d’âge, les données compilées par l’Institut national de santé publique (INSPQ, 2021b) montraient une forte prévalence des cas chez la population âgée de 60 ans et plus, avec un total de 20 468 cas pour cette période. Même constat pour les décès, avec un total de 5 499 chez ce même groupe. En raffinant les données, il est apparu, sans équivoque, que les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) ont été les plus durement touchés, regroupant près de 70 % des décès au Québec pour cette même période (INSPQ, 2021a).

Ce triste record ne s’est malheureusement pas atténué au cours de l’été, au contraire. Le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), dans son Plan d’action pour une deuxième vague, a indiqué qu’« au 6 août, 89,2 % des décès dus à la COVID-19 étaient survenus dans les établissements de soins et d’hébergement de longue durée » (Gouvernement du Québec – MSSS, 2020 : 21).

Ainsi, les enjeux de maltraitance envers les personnes aînées, laquelle se définit au Québec comme « un geste singulier ou répétitif, ou une absence d’action appropriée, intentionnel ou non, se [produisant] dans une relation où il devrait y avoir de la confiance, [et qui cause] du tort ou de la détresse » (Gouvernement du Québec – ministère de la Famille [MF], 2017 : 15), n’ont pas fait figure d’exception durant cette vague. Au contraire, ils ont occupé l’espace médiatique et politique à de multiples reprises en raison des importantes lacunes constatées dans les soins et services offerts aux résidents des CHSLD (Beaulieu, Cadieux Genesse et St-Martin, 2021).

À la lumière de ces premiers constats, il est indéniable qu’un temps de réflexion s’impose afin d’éviter qu’un drame d’une telle ampleur ne s’y reproduise. Nul doute que les enquêtes du Protecteur du citoyen, du Bureau du coroner, de la Commissaire à la santé et au bien-être et de la Vérificatrice générale y contribueront. Cet article s’inscrit au sein de cette démarche réflexive en ayant pour objectif de mettre en exergue les facteurs politiques et organisationnels ayant joué un rôle central dans la détérioration des conditions de vie et de la santé de ces résidents, tout en s’attardant aux réponses déployées en urgence par le politique pour contrecarrer des situations de négligence organisationnelle, pour reprendre les mots du premier ministre (PM) du Québec (Assemblée nationale du Québec [AnQ], 11 avril 2020). Ce faisant, trois sous-questions sont explorées :

  • Quel a été le degré de préparation des CHSLD pour contrer l’arrivée du virus en leurs murs comparativement aux centres hospitaliers ?

  • Quelles furent les répercussions de l’entrée du virus sur les employés des CHSLD, sur la gouvernance de ces établissements et sur les résidents lors de la première vague ?

  • Quels sont les bienfaits anticipés et les limites associées à la mise en place rapide du programme de formation accélérée des PAB afin de juguler le problème récurrent de la pénurie de main-d’oeuvre dans ces milieux ?

Pour structurer ces multiples réflexions, le cadre conceptuel de la maltraitance envers les personnes aînées en vigueur au Québec, et plus particulièrement celui de la maltraitance organisationnelle, sera mis à contribution (Comité sur la terminologie, 2017). Il permet d’apprécier la nature et la qualité de la réponse aux besoins des personnes aînées, en particulier celles qui, en raison de leur condition générale, nécessitent un suivi médical et psychosocial régulier.

Qu’elle prenne la forme de « négligence », c’est-à-dire ne pas se soucier de la personne aînée ou de répondre à ses besoins, ou de « violence » en la faisant agir contre sa volonté ainsi que l’exemplifie le tableau 1, la maltraitance organisationnelle renvoie par définition à « toute situation préjudiciable créée ou tolérée par des procédures d’organisations responsables d’offrir des soins ou des services de tous types, qui compromet l’exercice des droits et libertés des personnes » (Gouvernement du Québec – MF, 2017 : 18). La maltraitance organisationnelle envers les personnes aînées comprend cinq éléments distincts et interreliés, tous rencontrés à divers degrés lors de la première vague en CHSLD :

  • Elle génère des conséquences physiques, psychologiques, sociales ou financières chez la personne aînée dans un premier temps, mais peut également se faire sentir dans l’entourage immédiat de cette dernière (famille, ami, visiteur, etc.), tout comme chez les professionnels gravitant auprès d’elle;

  • Elle peut être présente depuis peu ou se maintenir dans le temps au sein d’une organisation;

  • Elle se rattache intimement à l’organisation générale du milieu de travail ou du milieu de vie dans lequel évoluent respectivement les professionnels et les personnes aînées;

  • Elle renvoie à différentes composantes de l’offre de soins ou de services : planification du travail des professionnels, ratios employés-résidents, pratiques de soins en place et cautionnées par l’organisation, capacités à offrir des services en temps opportun, etc.;

  • Elle brime directement ou indirectement la jouissance de certains droits individuels et collectifs, dont celui à la dignité et à la sécurité des personnes aînées.

Tableau 1

Exemples de maltraitance organisationnelle selon chacune des formes

Exemples de maltraitance organisationnelle selon chacune des formes
Inspiré de Comité sur la terminologie, 2017

-> Voir la liste des tableaux

Cette réflexion s’appuie sur une analyse thématique des allocutions médiatiques (n = 73) du PM, du directeur national de la santé publique et de la ministre de la Santé et des Services sociaux entre mars et juin 2020 officiellement consignées par l’Assemblée nationale du Québec (AnQ). Au-delà d’une visée informationnelle, ces conférences de presse orientèrent directement la réponse à la crise sanitaire, tout en modulant la prise de conscience de problématiques sociales sous-jacentes, notamment celle touchant la maltraitance.

Les conférences de presse accordées ont été analysées chronologiquement à l’aide d’une grille comportant 14 catégories : les régions administratives identifiées lors des allocutions médiatiques; la description de leur portrait épidémiologique; les mesures politiques et de santé publique y étant déployées; les délais leur étant associés; les groupes populationnels touchés par ces actions; les traits de caractère individuels et sociaux octroyés aux personnes aînées (ex. vulnérable, fragile, etc.); leurs lieux de résidence; les caractéristiques associées à l’état de ces lieux; leur lien d’affiliation (public, privé, conventionné ou non) avec le réseau de la santé et des services sociaux (RSSS); les ressources humaines, financières et matérielles investies dans les différents établissements du RSSS; le nombre de décès par type de résidence. Finalement, les éléments se rattachant à la maltraitance, plus spécifiquement à la maltraitance organisationnelle, et aux torts et conséquences directement ou indirectement vécus par les personnes aînées furent aussi colligés.

Ces diverses catégories ont permis d’effectuer des recoupements temporels entre l’entrée en vigueur de certaines mesures de mitigation en CHSLD, confirmant par le fait même une certaine négligence dans la préparation en ce qui a trait aux ressources matérielles et humaines, et les conséquences engendrées dans la vie des résidents. Le corpus documentaire principal a également été croisé avec les contenus de la littérature scientifique, de la littérature grise et journalistique (La Presse, Le Devoir et Radio-Canada) publiés lors ou à la suite de la première vague.

2. Réponses gouvernementales à la crise en CHSLD lors de la 1re vague

En rétrospective, il ne fait aucun doute que ce funeste portrait soulève des questionnements liés à la réponse aux besoins des personnes aînées, questionnements qui portent aussi bien sur des éléments logistiques antérieurs à l’arrivée du virus que sur les mesures déployées à la suite de son entrée en CHSLD (Légaré, 2020). Le tableau 2 fait état des principaux résultats de cette analyse en regard des diverses étapes de gestion de crise, telle qu’opérée par le politique entre mars et juin 2020.

Tableau 2

Principaux résultats de l’analyse des discours consignés à l’AnQ en lien avec la maltraitance entre mars et juin 2020

Principaux résultats de l’analyse des discours consignés à l’AnQ en lien avec la maltraitance entre mars et juin 2020
*RPA : Résidence privée pour aînés; **RSSS : Réseau de la santé et des services sociaux

-> Voir la liste des tableaux

Avant de porter une attention particulière à la formation et à l’embauche rapide de personnel en CHSLD afin de lutter contre le virus, et par le fait même, de réduire les risques de négligence organisationnelle en ces lieux, il semble opportun d’approfondir les éléments à la source du déploiement de ce projet réfléchi hâtivement : le manque de préparation dans les CHSLD québécois, les lacunes marquées dans la réponse aux besoins des personnes aînées et les effets de la COVID-19 sur l’organisation du travail.

2.1 Divergence marquée des mesures prophylactiques mises en place au Québec dans les hôpitaux et les établissements pour personnes âgées

Les conférences de presse quotidiennes sur la gestion de crise, tenues par le PM, la ministre de la Santé et des Services sociaux de l’époque et le directeur national de la santé publique du Québec, ont débuté dans la semaine du 9 mars 2020. D’entrée de jeu, les allocutions du politique et de la santé publique ont traité de la préparation soutenue des centres hospitaliers en vue d’une réception massive de personnes infectées (Légaré, 2020). À la mi-mars 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux a indiqué que le Québec disposait, pour ses 8,5 millions d’habitants, de

1 000 lits de soins intensifs [et de] 18 000 lits d’hospitalisation. [Le Québec avait également] la possibilité de débloquer 6 000 [à 8 000] lits à l’intérieur des 18 000 en cessant les chirurgies électives. [Cela était] aussi [possible de libérer des lits] en donnant aux personnes qui n’[avaient] pas besoin de soins hospitaliers un autre endroit où [aller]

AnQ, 17 mars 2020

Cette préparation colossale des centres hospitaliers a été justifiée par l’état critique de la situation sanitaire en Europe, et plus particulièrement en Italie, qui voyait son système de santé surmené et dépassé en raison de la montée rapide des hospitalisations, la moyenne hebdomadaire de nouveaux cas y passant de 200 par jour au 1er mars 2020 à 5 643 au sommet de la première vague, le 25 mars (Allen et al., 2021).

Pour prévenir un tel scénario, la libération massive de lits s’est orchestrée par le transfert soutenu des personnes aînées hospitalisées vers des CHSLD (INSPQ, 2021c). Or, le PM a indiqué, en rétrospective, que ces précautions ont été prises au-delà des réels besoins sanitaires. Après un mois de délestage dans les opérations chirurgicales et de transferts des personnes aînées en CHSLD, il a affirmé :

[Nous arrêtons les transferts, car nous avons] libéré jusqu’à 8 000 lits. [Nous sommes] en train de ramener [le compte] à 6 000 parce que [nous n’en] utilisons [que] 700. [Ce] ne sera plus nécessaire de continuer à transférer des patients des hôpitaux vers les CHSLD. [Finalement], il n’y a personne qui a souffert de ces transferts sur la qualité des services reçus.

AnQ, 10 avril 2020

Cette dernière affirmation a créé de nombreuses réactions puisque les faits sont rapidement venus contredire l’optimisme du PM. En effet, dans les jours qui suivirent, il a été révélé que la COVID-19 avait été introduite par des personnes aînées transférées en CHSLD (Bilodeau et al., 2020).

2.2 La détérioration de l’état sanitaire des CHSLD : un électrochoc collectif

Cette déclaration du PM est survenue la veille de l’annonce des 31 décès en un mois dans le CHSLD privé Herron (AnQ, 11 avril 2020). Le rapport d’enquête publié conjointement par le Collège des médecins (CMQ), l’Ordre des infirmières et infirmiers (OIIQ) et l’Ordre des infirmières et infirmiers auxiliaires (OIIAQ) du Québec en janvier 2021 a été sans équivoque : une masse critique du personnel s’est absentée de manière récurrente à la fin du mois de mars, car infectée ou par crainte de l’être, sans que leur remplacement ne soit planifié ou organisé. Ainsi, l’établissement s’est retrouvé en sous-effectif et les résidents ont été privés d’hydratation, de nourriture et des soins d’hygiène de base :

À l’arrivée des premiers intervenants […], durant la soirée du 29 mars 2020, la situation était telle que des résidents n’avaient pas mangé, des plateaux de repas s’étaient accumulés dans leurs chambres, ils étaient assoiffés et démontraient des signes de déshydratation importants. Les soins d’hygiène et les soins d’incontinence n’avaient pas été prodigués depuis longtemps.

CMQ, OIIQ, OIIAQ, 2021 : 45

Ce tragique état des lieux fut loin d’être l’apanage de ce CHSLD privé non conventionné. Au contraire, il a été le précurseur de plusieurs semaines sombres dans les CHSLD, et ce, qu’ils aient été publics, privés conventionnés ou privés non conventionnés (Gagnon, 2021). La situation poussa le PM à reconnaître qu’il s’agissait de négligence organisationnelle :

Il va y avoir une enquête, donc je dois être prudent. Puis j’ai le goût de ne pas l’être. Bien honnêtement, je pense qu’a priori, il y a de la grosse négligence […] à la résidence Herron. Maintenant, l’enquête va démontrer exactement ce qui est arrivé, mais, je répète, quand le CIUSSS est arrivé […], presque tout le personnel était parti. […] Ça n’a pas de bon sens qu’on arrive dans un centre puis que la majorité du personnel soit partie. Donc, je pense que ça regarde beaucoup comme de la grosse négligence.

AnQ, 11 avril 2020

Force est de constater que cet événement a frappé l’imaginaire de la population québécoise et a attiré l’attention du politique, de la santé publique et des médias sur la situation vécue en CHSLD, alors que le nombre de décès cumulés en ces lieux ne cessait de grimper à l’échelle nationale : 442 (11 avril), 918 (18 avril), 1544 (25 avril) et 2 160 (2 mai) (INSPQ, 2021a).

Dans la même optique, le gouvernement du Québec a reconnu, par le truchement de son Plan d’action pour une deuxième vague (Gouvernement du Québec – MSSS, 2020 : 40), que le cas Herron a été le révélateur d’une crise profonde : « [L]es événements entourant le CHSLD Herron ont constitué le point de départ de la mise au jour de problèmes systémiques dans ces milieux. »

Mise au jour ou mise à jour ? Ici, le choix de la préposition est lourd de sens et d’implication puisqu’elle indique s’il s’agit d’une révélation, comme le laisse entendre le gouvernement, ou d’une réactualisation de problèmes organisationnels déjà présents et non résolus avant la pandémie. Pour le CHSLD Herron, du moins, le rapport d’intervention du Protecteur du citoyen produit trois ans plus tôt laisse tendre vers la seconde explication (Protecteur du citoyen, 2017).

Mais qu’en était-il du réseau des CHSLD pris dans son ensemble ?

2.3 « Révélation » ou « réactualisation » des problèmes organisationnels en CHSLD ?

2.3.1 Le manque de personnel, un enjeu déjà bien connu

Ce n’est qu’à partir de la mi-avril 2020 que les répercussions logistiques, organisationnelles et humanitaires associées à l’entrée du virus dans les CHSLD ont été rapportées aux hautes instances politiques et évoquées lors d’une conférence de presse (Castonguay, 2020). Le cas Herron, le nombre de décès croissant et le manque criant de personnel dans les CHSLD ont poussé le PM à qualifier la situation en ces lieux « d’urgence nationale » :

Je veux revenir sur notre urgence nationale, la situation dans les CHSLD. Je sais qu’il y a beaucoup de Québécois qui se demandent comment on a pu se retrouver dans cette situation. Puis j’avoue que cela fait plusieurs jours, plusieurs nuits que je me demande : qu’est-ce que j’aurais dû faire autrement ?

AnQ, 15 avril 2020

La méconnaissance de l’enjeu de pénurie d’effectifs réguliers dans cette partie du RSSS ne peut être évoquée, car connue des élus depuis maintes années, et ce, sans égard aux allégeances politiques. À titre d’exemple, la Commission de la santé et des services sociaux, formée de treize parlementaires appartenant à divers partis politiques, s’était penchée sur les conditions de vie des adultes hébergés en CHSLD dès 2013. Les vingt recommandations contenues dans le rapport de cette Commission, déposé à l’AnQ en 2016, ont été adoptées à l’unanimité (Cimon-Mattar, 2016). En voici une sélection :

  • Que le MSSS mette à jour ses normes concernant les ratios de personnel afin d’assurer une prestation adéquate de soins et de services aux personnes hébergées, selon leurs besoins individuels (Recommandation 1);

  • Que les établissements développent des mesures de valorisation des professions et des métiers exercés dans les CHSLD, en particulier celui des PAB (Recommandation 11);

  • Que les établissements se préoccupent davantage de la stabilité des équipes soignantes déployées auprès de chaque résident (Recommandation 15).

Autre élément chronologique associant cet enjeu à la sphère du politique, le Forum sur les meilleures pratiques en CHSLD qui a été tenu en 2016 par le MSSS dans le but d’identifier les meilleures pratiques cliniques et organisationnelles et de soutenir concrètement leur implantation. À la fin de l’exercice, le ministre de la Santé et des Services sociaux de l’époque s’est engagé à « investir des budgets supplémentaires, dont 65 M$ dès maintenant, pour l’ajout de 1 150 PAB, infirmières auxiliaires et infirmières dans les CHSLD pour améliorer la réponse aux besoins des résidents » (Gouvernement du Québec – MSSS, 2018 : § 2).

Tout indique que, depuis l’accès au pouvoir de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2018, qui précède de deux ans la crise sanitaire, cet état de fait n’a pas été redressé. Il aura fallu un bouleversement mondial pour voir le politique agir et mettre de l’avant des mesures qui répondent aux besoins des personnes hébergées depuis longtemps connus.

2.3.2 Mouvement de personnel, un recours accentué durant la crise

Comme le manque de préparation à l’arrivée du virus dans les CHSLD, la pénurie de main-d’oeuvre qualifiée y a été l’un des facteurs à la source de la flambée des cas puisqu’elle a amplifié le recours aux mouvements de personnel afin d’éviter les bris de services (Commissaire à la santé et au bien-être, 2021). En d’autres termes, les établissements ont tenté de compenser cette carence en mettant en place des équipes de travail mobiles ou en sous-traitant des heures de soins à des agences de placement privées. Ainsi,

[a]fin de maintenir le niveau de soins et de services essentiels […], un même employé pouvait oeuvrer dans plusieurs installations. Les milieux privés et publics ont aussi dû augmenter le recours aux services d’agences de placement. Ces travailleurs sont amenés à travailler dans différents milieux et sont souvent peu familiers avec les pratiques en prévention et contrôle des infections, leur impact sur la propagation du virus est certain

Gouvernement du Québec – MSSS, 2020 : 69

En indiquant que les milieux privés et publics ont été amenés à « augmenter le recours aux services d’agences de placement », le MSSS confirme que la sous-traitance d’heures de travail aux agences de placement constitue une pratique déjà implantée avant l’avènement de la pandémie et, par le fait même, que l’utilisation exacerbée de cette stratégie était prévisible.

À ce sujet, la réponse du MSSS à une demande d’accès à l’information montre une stabilité ou une croissance de cette délégation pour les corps de métier ou professions offrant des soins directs au Québec, à l’exception des infirmières (Gouvernement du Québec – MSSS, 2021c). Bien que leurs heures ont baissé depuis 2010, cette avenue reste tout de même très fréquente. Le tableau 3 rapporte une partie des statistiques compilées par le MSSS à ce sujet en 2021.

Tableau 3

Heures de soins déléguées aux agences par catégorie d’emploi depuis 2010

Heures de soins déléguées aux agences par catégorie d’emploi depuis 2010

-> Voir la liste des tableaux

En définitive, ces méthodes d’organisation du travail ont favorisé la propagation du virus par le déplacement de travailleurs de la santé asymptomatiques (INSPQ, 2021d). Cette mobilité a entraîné une recrudescence des cas chez les résidents et les employés, exacerbant ainsi les besoins de soins et générant une augmentation de l’absentéisme (AnQ, 15 avril 2020). À partir de ce moment, des solutions draconiennes ont été envisagées afin d’assurer une stabilité dans les équipes de soins.

2.3.3 Mesure d’exception : la mobilisation des Forces armées canadiennes

Pour pallier ce manque de main-d’oeuvre dûment formé en santé, et reprendre le contrôle sur la situation, le PM québécois a demandé à son homologue canadien de déployer les militaires dans les CHSLD jugés critiques. Comme le déclarera le PM lors d’un point de presse :

[Nous avons] demandé officiellement au gouvernement fédéral d’avoir 1 000 soldats. Ce [ne sont] pas des personnes qui ont une formation [médicale] […]. Je pense [que] ça va beaucoup nous aider, avoir des paires de bras additionnelles pour faire des tâches qui sont moins médicales, puis aider le personnel, qui est insuffisant actuellement dans les CHSLD, à bien s’occuper de nos aînés.

AnQ, 22 avril 2020

Cette stratégie a été bénéfique selon le rapport des Forces armées canadiennes (FAC) déposé au bureau du PM du Québec en mai 2020. La contribution des FAC a été cruciale sur les plans de la logistique, de l’assistance à la gestion, de la prévention des infections et de la consolidation des équipes de soins, autres éléments lacunaires à la source de la propagation de la COVID-19. Les principaux points saillants du rapport indiquent :

  • Que les FAC ont offert un soutien dans la mise en place d’un système d’approvisionnement, d’entreposage et de répartition des équipements de protection individuels;

  • Qu’elles ont conseillé les équipes de gestion, lorsqu’il y en avait, sur la mise en place de canaux de communication centralisés et fluides;

  • Qu’elles ont participé à la délimitation et à la création physiques des zones chaudes, tièdes et froides et à la surveillance du respect des procédures sanitaires en ces lieux;

  • Qu’elles ont permis d’éviter les bris de soins en effectuant des tâches ne demandant pas de compétences médicales.

En somme, les FAC ont contribué à reprendre le contrôle de la situation en collaborant étroitement avec les équipes de santé des CHSLD éprouvés. Le gouvernement fédéral a néanmoins indiqué que cette intervention humanitaire ne pouvait perdurer, signalant par la même occasion que de nouvelles stratégies devaient être adoptées au début du mois de juin afin d’assurer une transition entre ces mesures d’urgence et des mesures pérennes. Ainsi, à la mi-juin, la Croix-Rouge canadienne a assumé l’intérim après le départ des FAC jusqu’à l’arrivée des 10 000 PAB qui ont terminé leur formation à la mi-septembre (INSPQ, 2021c).

2.4 Formation des PAB : réponse rapide, quoique partielle, à une « crise dans la crise »

Le pari audacieux du gouvernement, soit de former une masse critique de PAB en trois mois, a nécessité un remaniement substantiel du diplôme d’études professionnelles en assistance à la personne en établissement et à domicile. Les futurs PAB se sont engagés contractuellement à acquérir une attestation d’études professionnelles (AEP) en soutien aux soins d’assistance en établissement de santé plutôt que l’usuel diplôme d’études professionnelles (DEP) (Gouvernement du Québec, 2021). Le tableau 4 expose les principaux éléments des deux programmes.

Tableau 4

Comparaison entre le diplôme d’études professionnelles (DEP) en assistance à la personne en établissement et à domicile et l’attestation d’études professionnelles (AEP) en soutien aux soins d’assistance en établissement de santé

Comparaison entre le diplôme d’études professionnelles (DEP) en assistance à la personne en établissement et à domicile et l’attestation d’études professionnelles (AEP) en soutien aux soins d’assistance en établissement de santé

¹ Gouvernement du Québec - MEES, 2018.

² Gouvernement du Québec, 2021.

-> Voir la liste des tableaux

Une série de faits concernant l’AEP émane de ce tableau : le temps de formation a été considérablement réduit, un seul lieu d’emploi s’y rattache et une importance accrue est accordée aux compétences axées sur l’aspect « technique » comparativement à l’aspect « relationnel ». Or, ce dernier groupe de compétences occupe une place centrale dans la pratique quotidienne des PAB en CHSLD. La fréquence des interactions ainsi que la proximité physique et psychologique inhérente à leurs tâches les positionnent comme des acteurs clés dans la création d’une relation de confiance entre la personne aînée hébergée, sa famille, le corps professionnel élargi et le CHSLD dans son ensemble (Gouvernement du Québec – ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2018).

Il ne fait nul doute que l’AEP a été conçue pour répondre aux manquements dans les soins médicaux et aux lacunes organisationnelles mises à jour lors de la crise sanitaire. Le PM l’a affirmé lors de la conférence de presse qui annonçait le lancement de la campagne de recrutement :

Puis évidemment, […] il faut se préparer à une possible deuxième vague, donc il y a une urgence d’agir. […] Puis j’en profite tout de suite pour remercier la ministre [des Aînés et des Proches aidants] et le ministre [de l’Éducation] pour le travail qui a été fait au cours des dernières semaines. Je ne pense pas que ça ne se soit jamais vu, de développer un nouveau cours puis de le mettre en place aussi rapidement.

AnQ, 2 juin 2020

Si la rapidité du déploiement d’une formation et sa brièveté peuvent assurer l’acquisition de certains savoir-faire spécifiques, ces contraintes temporelles ne constituent certainement pas des gages d’une maîtrise, même sommaire, des savoir-être et des savoir-dire centraux dans l’interaction avec des personnes aînées en grande perte d’autonomie fonctionnelle les rendant susceptibles de vivre de la maltraitance (Gouvernement du Québec, 2016). Ainsi, l’absence apparente de la compétence abordant la maltraitance au sein du cursus accéléré est hautement préoccupante, d’autant plus que les PAB « se trouve[nt] aux premières loges pour constater des situations à risque pour l’usager, telles que des situations de violence, de négligence, de maltraitance ou d’agression » (Voyer, Savoie et Lafrenière, 2020 : 11).

Ce manque de formation initiale peut entraîner l’adoption de pratiques maltraitantes ou négligentes, et ce, de manière non intentionnelle de la part des employés (Bytyqi, 2011). Une récente méta-analyse de la prévalence de la maltraitance commise par des employés de centre d’hébergement à travers le monde dévoile que 64,2 % d’entre eux ont rapporté avoir commis un geste de maltraitance durant l’année précédant la collecte de données. Les résultats montrent une prépondérance marquée de maltraitance psychologique (32,5 %), de négligence (12 %) et de maltraitance physique (9,3 %) (Yon et al., 2018). Bien que ces résultats ne puissent être juxtaposés sans réserve au Québec, ce portrait n’a rien de rassurant.

Au contraire, la littérature scientifique sur les facteurs de risque de la maltraitance en contexte d’hébergement recoupe une série de prédicteurs à forte validité bien présents au Québec lors de la première vague (Beaulieu, Leboeuf, Pelletier et Cadieux Genesse, 2018). Le tableau 5 les résume en les catégorisant selon leurs liens avec l’organisation du milieu – donc des composantes associées à de la maltraitance organisationnelle –, les membres du personnel ou le réseau social des résidents.

Tableau 5

Facteurs de risque de la maltraitance en milieu d’hébergement

Facteurs de risque de la maltraitance en milieu d’hébergement

-> Voir la liste des tableaux

Dans une perspective de lutte contre la maltraitance, cette préoccupation à l’égard de la formation accélérée des PAB est d’autant plus légitime que le fait de vivre de la maltraitance s’accompagne invariablement de conséquences, celle-ci pouvant réduire significativement l’espérance de vie, engendrer de la comorbidité, voire précipiter le décès (Yunus, Hairi et Choo, 2019).

2.4.1 La formation accélérée des PAB : un paradoxe en lutte contre la maltraitance

Ainsi qu’il a été permis de le constater tout au long de cet article, le fait de former une masse critique de PAB constitue une avenue hors du commun et temporaire dans ce contexte d’urgence sanitaire. Cependant, cette stratégie devient hasardeuse, du moins en matière de lutte contre la maltraitance, du moment où la formation de base ne serait pas complétée une fois la crise sanitaire atténuée, voire résorbée. Et pour cause, l’AEP portant en son sein un paradoxe : le renforcement de facteurs de protection, tout comme l’accentuation de facteurs de risque de maltraitance en milieu d’hébergement.

Par facteur de protection, il est entendu ceci : tous éléments propres à un individu ou à son environnement qui permettent de diminuer l’incidence d’une problématique, telle la maltraitance (Gouvernement du Québec – MF, 2017). L’amélioration des conditions de travail et la stabilisation des équipes de soins en CHSLD sont deux exemples de facteurs de protection anticipés en matière de maltraitance organisationnelle, pour les personnes aînées résidant en CHSLD, découlant de cette formation massive. Le PM en a fait ses principaux chevaux de bataille en indiquant, quelques semaines avant le lancement de l’AEP, que l’organisation des quarts de travail, jumelée à un salaire peu élevé, sapait l’attrait vis-à-vis d’une carrière en CHSLD, en plus de miner la rétention des PAB (AnQ, 22 avril 2020). En offrant une bourse d’études durant la formation accélérée, en plus de garantir un poste permanent en CHSLD à temps plein et un taux horaire équivalant à 49 000 $ par an dès la fin de la formation, le PM considère avoir tout mis en oeuvre pour redresser cette situation (Gouvernement du Québec, 2021).

Cependant, l’existence de ces facteurs de protection accrus n’élimine pas de facto les facteurs de risque toujours en présence (Beaulieu, Leboeuf, Pelletier et Cadieux Genesse, 2018). Le paradoxe émerge donc en s’attardant à la seconde catégorie du tableau 5. Celle-ci présente le « manque de connaissances ou une formation limitée » comme un facteur en cause dans l’augmentation des probabilités d’occurrence ou de récurrence de maltraitance. Ainsi, si le cursus des PAB nouvellement arrivés n’est pas complété par de la formation continue afin d’assurer l’acquisition de toutes les compétences inhérentes à ce métier, la qualité des pratiques de lutte contre la maltraitance en CHSLD s’en fera ressentir.

Cette formation complémentaire est d’autant plus critique et nécessaire que les PAB en CHSLD ont l’obligation légale de signaler une situation potentielle ou avérée de maltraitance selon la Loi visant à lutter contre la maltraitance envers les aînés et toute autre personne majeure en situation de vulnérabilité. Dans le contexte où aucune annonce n’a été transmise publiquement par le gouvernement quant à la complétude de l’AEP, il y a lieu de se demander comment ces PAB seront en mesure de repérer les situations de maltraitance alors que les connaissances de base en cette matière, enseignées dans le cadre du DEP, semblent exclues du programme qu’ils ont suivi. Comment ces PAB pourront-ils satisfaire leurs obligations consignées dans la Loi, si celle-ci ne leur fut pas enseignée ?

3. Conclusion

En rétrospective, il est évident que les stratégies gouvernementales déployées durant la première vague ont généré des effets iatrogènes notables en CHSLD. D’une part, le virus s’y est introduit et a proliféré à la suite d’une préparation démesurée des centres hospitaliers au détriment des CHSLD. D’autre part, cela a provoqué une recrudescence de l’absentéisme chez les membres du personnel régulier, ce qui a poussé les gestionnaires du RSSS à recourir à des agences de placement privées, accélérant par le fait même la propagation du virus d’un CHSLD à un autre.

Finalement, il est légitime de s’interroger à savoir si l’appareil étatique ne contribue pas, bien malgré lui, à l’instauration potentielle d’une pratique de négligence organisationnelle en CHSLD public au Québec avec ses PAB formés expéditivement, pratique qu’il a pourtant décriée, il n’y a pas si longtemps, pour des CHSLD privés qu’il tente maintenant de conventionner. En effet, le cautionnement gouvernemental implicite que constitue l’existence d’un double standard de formation pour la profession de PAB en CHSLD pointerait dans cette direction puisqu’il porte, en puissance, les principaux éléments associés à ce type de maltraitance :

  • Il constitue la résultante d’une procédure organisationnelle découlant de décisions gouvernementales et ministérielles;

  • Il se trouve actuellement toléré puisqu’aucune annonce n’a été officiellement faite afin de rendre obligatoire la complétude de la formation une fois la crise en CHSLD atténuée;

  • Il implique la distribution de soins et de services au sein d’établissements du RSSS;

  • Il compromet, vraisemblablement, le droit à la sécurité des résidents en raison d’une formation amputée de la moitié des compétences enseignées dans le cursus standard;

  • Il génère des situations potentiellement préjudiciables sur le plan physique et psychologique, notamment par une méconnaissance des indices permettant le repérage précoce de la maltraitance et des mécanismes devant être mis en place pour tenter d’y mettre un terme.

Cette mesure d’exception, justifiable en temps de crise sanitaire planétaire, ne peut perdurer une fois les impacts en CHSLD résorbés. Poursuivre sur une telle trajectoire qui persisterait au-delà de cet horizon ne ferait que compromettre le bien-être global des résidents à long terme. En définitive, leur santé ainsi que leur sécurité ne devraient en aucun temps être ironiquement compromises par une action de l’État initialement déployée afin de les préserver.