Corps de l’article

Introduction

Dans la France contemporaine, ce qu’il est convenu de nommer le « maintien à domicile » des personnes âgées semble s’imposer comme une évidence, à un double niveau. Sur le plan individuel, celui-ci serait avant tout « l’expression du désir de nombreuses personnes qui ont fait le choix de demeurer dans leur domicile jusqu’au bout de leur âge et de leur vie, c’est-à-dire qu’elles ont souhaité continuer à vivre et mourir chez elles » (Ennuyer, 2007 : 158). En termes de gestion sociopolitique de la vieillesse depuis les années 1960, la double logique d’intégration des aînés à la société et (surtout) de maîtrise des coûts induits par le vieillissement de la population[1], semble justifier les étayages déployés à cette fin. Face à l’avancée vers le grand âge, la question se pose alors de l’apparition des problèmes et accidents de santé. Le domicile se transforme progressivement en un espace « à risques  », notamment de chutes, lesquelles peuvent avoir des conséquences physiques et psychiques importantes, voire s’avérer fatales (cf. Trevidy et al., 2011). Certaines personnes ont besoin d’aides pour exécuter les actes de la vie quotidienne, ce qui les fait entrer dans la catégorie de la « dépendance ». Certain·e·s proches, devenant « aidant·e·s familiaux·liales », sont largement sollicité·e·s, au point d’être considéré·e·s comme une « ressource en voie de raréfaction », qu’il conviendrait de pérenniser, pour faire face au vieillissement de la population à l’échelle européenne (Naiditch, 2012). En cela, « […] le vieillissement de la population et les enjeux de la dépendance ont fourni de nouvelles justifications “objectives” à la rhétorique des solidarités familiales » (Chauvière et Messu, 2003). Autrement dit, le maintien à domicile des personnes âgées en situation de dépendance se trouve tributaire des interventions d’« aidant·e·s », issu·e·s de la sphère publique concernant l’aide professionnelle et/ou privée pour l’aide familiale. Cette dernière est fortement sollicitée en vue de « rationaliser » les dépenses publiques. Cependant, les individus ne sont pas égaux face à l’entraide intergénérationnelle, notamment du fait que « les inégalités sociales se traduisent par des solidarités inégales » (Attias-Donfut et al., 2002 : 102). De nouvelles problématiques de vulnérabilité relationnelle émergent ainsi, se surajoutant à celles liées à la vulnérabilité économique (Chauvière et Messu, 2003), psychique et physique.

Le maintien à domicile des personnes âgées en situation de dépendance n’a donc rien d’une évidence. La nécessité même de faire intervenir des aidant·e·s dans cet espace intime par essence qu’ils ou elles soient issu·e·s de la sphère privée et plus encore publique (cf. Djaoui, 2001 ; 2004 ; 2007), vient questionner le statut du domicile. S’agit-il toujours d’un « chez-soi », lieu de repli face à la « lutte de tous contre tous » (Kaufmann, 1988) et les intrusions du dehors, ou alors le domicile devient-il essentiellement un lieu de soins ? Plus encore, cela conduit à s’interroger quant aux « relations », tant fonctionnelles que symboliques, que les personnes concernées entretiennent avec leur domicile de même qu’avec les personnes appelées à y intervenir, autant qu’à l’impact de ces relations en termes de continuité identitaire, au sens où « être chez soi, c’est d’abord être soi » (Zielinski, 2005 : 56).

Cet article porte sur la relation au domicile au grand âge face à des situations de dépendance considérées comme « limites » par les soignant·e·s en termes de maintien à domicile. Mobilisant la sociologie des attachements, ce concept permettant d’analyser ce à quoi la personne tient et ce qui la tient, nous rendrons compte plus particulièrement de l’ambiguïté de l’attachement au domicile dans ces situations, lorsque cet attachement devient « identitaire-incertain » ou « insécure ». Nous verrons que le manque d’attachements positifs à des personnes signifiantes (famille et proches notamment) soutenant le travail réflexif lié au réaménagement de l’existence face aux épreuves induites par les situations de dépendance est en cela déterminant.

Sociologie des attachements et rapport au chez-soi : analyser le passage de la stabilité au changement face à la « dépendance »

La survenue de situations de dépendance impacte le domicile dans son organisation, voire sa matérialité, de par les interventions nécessaires au maintien des personnes âgées dans les lieux et les aménagements afférents, nécessitant l’installation de dispositifs dédiés au soutien de l’autonomie fonctionnelle [2] . Ces aménagements sociaux et matériels sont au cœur des tensions inhérentes à la prise en soins, oscillant entre soutien à l’autonomie fonctionnelle et contrôle normalisateur, lequel implique un risque d’enfermement à domicile, transformant celui-ci en « extension de l’institution, qu’elle soit hospitalière, médicale ou médico-sociale » (Djaoui, 2017 : 273). La sensation d’être souverain chez soi ainsi que l’exercice d’un droit d’usage sur un territoire propre se trouvent alors potentiellement mis à mal (Serfaty-Garzon, 2003 : 64). L’appropriation d’un chez-soi, au sens d’un lieu que l’on fait sien, conditionne la constitution d’un espace psychique, toujours menacé selon Ennuyer par l’« intrusion » des aidant·e·s, lesquel·le·s pourraient s’avérer envahissant·e·s (2009 : 67). L’enjeu des interventions à domicile repose sur la prise en compte d’une « “mesure de l’homme” et de son chez-soi en tant qu’unité indissociable » (Dreyer, 2017 : 59), le chez-soi étant le support et l’expression de l’identité de l’habitant (Villela-Petit, 1989). Cela sous-tend d’entendre la possibilité pour les personnes âgées de demander aux aidant·e·s, proches ou professionnel·le·s de quitter les lieux, le domicile permettant de « sélectionner les aidants que l’on souhaite avoir à ses côtés et d’en refuser certains » (Balard, 2010 : 181). Le domicile se veut en effet signe et symbole de ce que la personne a été et de ce qu’elle est, constituant un reflet stable du sujet (Veysset, 1989). Pourtant, la fragilité et la complexité des problématiques peuvent conduire à une rupture dans la « continuité du domicile » (Balard et Somme, 2011) et c’est pour cette raison qu’il importe notamment aux gestionnaires de cas [3] de « faire que l’habitat reste ordinaire » (Balard et Somme, 2011).

La notion de « continuité du domicile » est heuristique, croisée à celle de « continuité identitaire » (Fernandez et Gentric, 2019) des personnes âgées en situation de dépendance, nous permettant de rendre compte des enjeux identitaires de l’attachement au domicile, considérant l’unité indissociable des deux entités pour paraphraser Dreyer. Le concept d’attachement renvoie à « ce qui nous lie, ce qui nous contraint, ce qui nous tient, et ce que l’on aime, ce qui nous relie et ce dont on fait partie [4]  » (Hennion, 2007 : 109). Les attachements constituent ce à quoi l’on tient, ce par quoi l’on tient, ce que l’on choisit et que l’on ne choisit pas (Hennion, 2010 ; 2013 ; Hennion et Vidal-Naquet, 2015). Ce concept s’inscrit dans la théorie de l’acteur-réseau, développée par les chercheur·e·s du Centre de sociologie de l’innovation (cf. notamment Akrich, 1993 ; Akrich, Callon et Latour, 2006 ; Callon, 1986 ; Latour, 1991 ; 2007). Mobilisé à l’échelle internationale, le concept d’attachement ainsi défini permet de traiter du jugement artistique (Lewandowska, 2021), de proposer une théorie de l’acteur-réseau du cosmopolitisme (Saito, 2011) ou d’analyser l’agentivité des objets matériels dans les échanges économiques (Munesia, 2008). Les auteur·e·s jouent délibérément de la polysémie du terme « attachement », que l’on peut entendre autant dans un sens affectif que comme ce qui relie l’individu à d’autres humains, des artefacts, ou à des choses immatérielles comme la passion pour la musique (Hennion, 1993 ; 2004 ; 2013) ou les mathématiques (Landri, 2007). L’enjeu consiste à rendre compte de « ce qui nous fait être », au travers des attachements qui tiennent, affectent, tout en constituant le sujet (Latour, 2000). Ce cadre théorique permet la saisie analytique de la manière dont se crée un « sujet-réseau », par la prise en compte des attachements favorisant l’émergence de ce sujet pris dans un dispositif [5] (Gomart et Hennion, 1999), en l’occurrence celui déployé pour le maintien à domicile des personnes âgées.

M’inscrivant dans la filiation théorique de ces travaux, je considère l’autonomie comme n’étant pas une propriété strictement individuelle, opposée à la dépendance. Celle-ci peut en effet s’élargir au collectif mobilisé dans la relation d’aide (Hennion et al. , 2012), au sens d’une autonomie relationnelle pour laquelle autrui constitue une ressource (Rigaux, 2011), tout en se trouvant au cœur de négociations entre aidant·e·s et personnes aidées (Humbert, 2018a, 2020). La capacité à agir et à décider « repose sur un “soi” qui ne tient que par ses attachements aux autres » (Hennion et Vidal-Naquet, 2014 : 209) pour tout individu. Les pratiques d’aide à destination des personnes en situation de dépendance visent idéalement à améliorer la qualité de leurs attachements. L’autonomie se caractérise «  par une relation à double sens qui transforme les entités reliées, tout en leur laissant une part d’initiative et en les dotant d’une capacité à agir. Dans cette optique, “ je peux agir parce que je suis agi à travers de multiples attachements ” » (Winance, 2007a : 87). Les attachements soutenant l’autonomie des personnes en situation de dépendance sont constitués d’humains (aidant·e·s formel·le·s ou informel·le·s) et/ou de non-humains tels la canne (Gucher, 2012) ou le fauteuil roulant (Winance, 2010), au point que ces artefacts finissent par « faire corps » avec la personne (Winance, 2007b). C ette autonomie distribuée reste souvent tiraillée entre des exigences contradictoires (protéger la personne/respecter son autonomie décisionnelle), nécessitant le déploiement d’une « éthique de situation » (Hennion et Vidal-Naquet, 2015), pour éviter que les aides ne génèrent un sentiment de « dépossession de soi » (Weber, 2012) et de son chez-soi.

Au fur et à mesure de l’évolution des situations de dépendance, les personnes âgées sont confrontées à des épreuves successives, lesquelles les amènent à porter l’attention sur « la dimension constitutive de ce qu’on est, de fait, parce qu’on le porte avec soi, mais qu’à son corps défendant, on doit aussi sans arrêt, à chaque occasion – à chaque nouvelle épreuve – aménager, apprivoiser, refaire sien, tout en se faisant soi-même à son propre état » (Hennion, 2010 : 113). L’attachement au domicile face aux épreuves mentionnées dépend également de la saisie réflexive qui en est faite (Gomart et Hennion, 1999 ; Hennion, 2007 ; 2010 ; 2013) pour « refaire sien » son chez-soi, tout en se trouvant corrélé à d’autres attachements, liés notamment aux aménagements sociaux et matériels visant à pallier les déficiences physiques et cognitives. Il convient alors de déterminer en quoi ces nouveaux attachements sont « bons » (Vidal-Naquet, 2013), participant tant au soutien de l’autonomie fonctionnelle et décisionnelle qu’à la continuité identitaire de la personne âgée, et partant, à la continuité du domicile. L ’attachement au domicile peut inversement être mis à mal si les attachements soutenant l’autonomie sont insatisfaisants, risquant d’enfermer la personne tant physiquement au sens littéral du terme, que symboliquement par la labellisation en tant que « personne âgée dépendante » qu’il s’agit de « maintenir à domicile ». Adhérant aux analyses de Bjerring Fournier et Lassen, nous considérons le sujet dans le quatrième âge comme étant constitué d’un réseau d’attachements à la fois synchroniques et diachroniques, participant de son inscription dans le monde et dans l’histoire [6] (2021 : 5).

Les attachements sur lesquels porte notre attention sont autant synchroniques, visant le soutien de l’autonomie (aménagements sociaux et matériels du domicile) que diachroniques, renvoyant au passé (l’époux/l’épouse défunt·e ou la région d’origine) ou s’inscrivant dans la durée (le chez-soi) et participant au maintien de la continuité identitaire de la personne. L’objectif consiste à nous doter de moyens théoriques et méthodologiques pour rendre compte du passage de la stabilité au mouvement et inversement. Nous cherchons à éviter l’écueil souvent critiqué dans les travaux se revendiquant de la filiation théorique du Centre de sociologie de l’innovation, à savoir celui de « voir le changement partout » (Grossetti, 2007). Cette contribution vise par conséquent, à son modeste niveau, à constituer un apport orignal tant à la sociologie des attachements qu’aux travaux portant sur le chez-soi en situation de dépendance.

La problématique au cœur de cet article consiste à interroger l’attachement au domicile des personnes âgées en situation de dépendance, elles-mêmes prises dans un réseau d’attachements corrélés notamment au soutien de leur autonomie. Nous questionnons tout particulièrement l’ambiguïté de l’attachement au domicile qui peut survenir dans certaines situations dites « limites » de maintien à domicile. Quel impact cet attachement ambigu aura dès lors sur la continuité de leur identité et sur le réinvestissement d’activités et de relations faisant sens pour les personnes âgées concernées ? Inversement, quel rôle jouent ces relations et activités (ou leur manque) dans l’attachement au domicile ?

L’analyse du matériel empirique sur lequel s’appuie cet article (cf. ci-après) m’amène à formaliser quatre idéaltypes d’attachement au domicile : « identitaire-confiant », lorsque la personne est « bien » attachée symboliquement, affectivement et matériellement à son chez-soi et que les autres attachements favorisent la continuité du domicile et celle de son identité ; « identitaire-pragmatique », quand la continuité du domicile et la continuité de l’identité sont exprimées comme satisfaisantes, au même titre que les attachements visant le soutien de l’autonomie fonctionnelle et décisionnelle, mais que la personne serait prête à investir un autre chez-soi, par exemple pour faciliter ses déplacements dans l’anticipation de difficultés allant en s’amplifiant. Ce sont sur les deux derniers idéaltypes que vont porter les développements à suivre, ceux-ci renvoyant à des situations pour lesquelles la continuité du domicile et la continuité identitaire sont mises à mal, afin de répondre à la problématique énoncée. Concernant trois des situations abordées plus bas, les personnes sont attachées de manière « identitaire-incertaine » à leur domicile, faisant du chez-soi un espace ambigu. N os observations ne nous amènent à identifier qu’une seule occurrence de l’idéaltype « insécure », la personne concernée, aux prises d’un sentiment d’intrusion quasi constant, se trouvant à l’extrême limite des possibilités d’accompagnement hors d’une institution spécialisée selon les soignantes interviewées et ne parvenant plus du tout à investir positivement l’espace habité.

Terrain de recherche

Cet article repose sur une partie du matériel empirique récolté dans le cadre d’une recherche doctorale, financée par le Conseil régional Grand Est, portant sur le suivi longitudinal du déploiement d’un système d’information (SI) pour la coordination gérontologique de proximité sur quatre années consécutives, entre 2015 et 2018 (Humbert 2018b ; 2020). L’enjeu a consisté à rendre compte de l’impact d’un processus d’innovation sur la coordination des aides et soins au domicile, à destination de personnes souffrant de troubles cognitifs légers à modérément sévères. L’analyse des données s’est faite en deux temps, axée en premier lieu sur les interactions in situ et celles liées à la coordination sans tenir compte des usages du SI, entre des personnes âgées en situation de dépendance, leurs proches aidant·e·s et les professionnelles médico-sociales intervenant au domicile ou en charge de la coordination des aides et des soins [7] . J’ai rendu compte dans un second temps de l’impact du processus d’innovation technologique sur ces interactions. Je ne mobilise dans cet article que les données et analyses issues de la première phase évoquée.

Mes investigations ont porté sur trois situations de personnes âgées en situation de dépendance en 2015, puis deux en 2016, deux en 2017 et deux en 2018. Idéalement, je souhaitais mener des entretiens avec l’ensemble des personnes âgées concernées. Toutefois, en raison des troubles dont souffraient ces personnes, il a fallu adapter la démarche d’enquête au cas par cas. Pour chacune de ces situations, le contact a été pris en amont par une professionnelle médico-sociale responsable de la coordination des soins, lors de visites à domicile. Connaissant généralement les personnes depuis plusieurs années, elles présentaient la démarche en s’assurant qu’elles avaient a minima pu cerner les tenants et aboutissants de la recherche.

Approche méthodologique et précautions éthiques

Dans cette partie méthodologique, je ne présente que les démarches mises en œuvre pour les situations mobilisées dans l’article. Il convient de préciser, en premier lieu, que les prénoms et patronymes cités sont des pseudonymes. La démarche de recherche, ainsi que les formulaires de consentement utilisés ont été validés par la référente Informatique et Libertés et la recherche a été enregistrée au registre Informatique et Libertés de l’Université de Strasbourg. Les formulaires destinés aux personnes en situation de dépendance présentaient notamment les thématiques abordées lors de la visite (conditions de vie à domicile, manière dont la personne entre en relation avec les personnes lui apportant de l’aide au quotidien). Concernant la situation de Monsieur Ricci rencontré en 2015, le contact a été pris par l’infirmière coordinatrice de l’équipe spécialisée Alzheimer avec sa femme. J’ai interviewé celle-ci, mais nous n’avons pu voir M. Ricci que quelques instants. Ce dernier est décédé peu de temps après notre rencontre, suivi de près par son épouse. Pour les trois autres situations présentées (une personne rencontrée en 2016 et deux en 2017), j’ai mené une visite à domicile par situation avec des gestionnaires de cas. Lors des visites, le formulaire de consentement a servi de support pour préciser la démarche en insistant sur la possibilité de rétractation. Nous avons demandé à chaque personne âgée de reformuler le propos afin de nous assurer de sa compréhension avant signature. Le double du formulaire signé, sur lequel figurait mon numéro de téléphone, a été déposé à proximité du téléphone dans chacun des domiciles concernés. Il a été convenu que la professionnelle avec laquelle la visite a été menée reviendrait sur ce formulaire quelque temps après la rencontre, dans le but de définir si la personne souhaitait se rétracter.

Dans le cadre des observations participantes à domicile, nous avions défini à l’avance le mode opératoire avec les professionnelles, celles-ci sachant que mes objectifs étaient : observer leurs interactions avec la personne accompagnée ; connaître le ressenti subjectif de cette personne quant à sa situation ; évoquer ses relations avec les aidant·e·s, soignant·e·s et l’entourage. Ces points font écho à ce qui est abordé de manière générale lors des visites à domicile des gestionnaires de cas.

Toutes les observations participantes ont fait l’objet d’un enregistrement avec l’accord des personnes concernées, en amont, pendant et après la visite, au moment du compte-rendu (3 heures d’enregistrement en moyenne). Pour chacune des situations, j’ai mené également des entretiens semi-directifs avec les personnes mobilisées dans l’accompagnement et les soins au quotidien qu’il s’agisse de proches ou de professionnelles (N=41). Chaque entretien formel, d’une durée oscillant entre 1h30 et 2h, a été enregistré. Au sujet des professionnelles, outre les questions portant sur la coordination des soins et l’usage du SI, mon guide d’entretien était orienté vers la manière dont la parole et les souhaits des personnes âgées étaient entendus et soutenus par le collectif mobilisé. Il en était de même pour les proches. Pour ces deux catégories d’acteurs, il leur a été demandé de retracer leur trajectoire d’accompagnement (Charlap et al. , 2020), ainsi que les évolutions de la situation, impliquant des transformations dans les aides matérielles et humaines en place. Concernant les professionnelles m’ayant introduit auprès des personnes âgées, j’ai mené trois entretiens avec elles pour chacune des situations présentées ici. Le premier en amont de la visite, formel ou informel au cours duquel nous définissions le mode opératoire. Le second, informel, a été réalisé à l’issue de la visite lors du retour au bureau. Le troisième, également informel, visait à revenir sur l’observation participante vécue, l’éventuelle évolution des situations, ainsi qu’à présenter la « vignette ethnographique » préparée entre-temps pour validation. Il s’est écoulé en moyenne entre 6 et 8 mois entre le premier le troisième entretien.

Analyse du corpus

Pour l’analyse du corpus empirique (entretiens semi-directifs et enregistrements des observations participantes), l’approche mobilisée est de type compréhensif, y compris pour les personnes âgées souffrant de troubles neurocognitifs, « en cherchant à reconstituer la cohérence de leur discours, même lorsque [leurs propos] paraissent a priori délirants ou peu cohérents » (Chamahian et al. , 2016 : 240) . Le codage du matériau s’est opéré suivant une démarche inductive, utilisant le logiciel d’analyse qualitative Sonal©. Dans un premier temps, les différents types de négociations au cœur du travail d’accompagnement ont entre autres été étiquetés, favorisant le soutien de l’autonomie fonctionnelle et décisionnelle. Ce n’est que dans un second temps que la centralité des attachements au domicile m’est apparue. Plus les attachements liés aux compensations des incapacités physiques et cognitives étaient insatisfaisants, plus l’attachement au domicile me semblait mis à mal. Je remarquai également une corrélation entre un sentiment de (dis)continuité identitaire exprimé par les personnes âgées et/ou par les proches et les intervenantes et la qualité de l’attachement au domicile. Pour chacune des situations sur lesquelles ont porté mes investigations, j’ai croisé mes notes de terrain issues d’observations et les contenus des entretiens, afin de déterminer si la personne était « bien » ou « mal » attachée à son domicile. J’ai plus particulièrement cherché à définir dans quelle mesure cet attachement était central dans l’expression de son identité. J’ai formalisé ainsi les quatre idéaltypes exposés supra . : « identitaire - confiant »/« identitaire - pragmatique »/« identitaire - incertain »/« insécure ».

Le mode de présentation des résultats retenu pour cet article est narratif. La formalisation de « vignettes ethnographiques », initialement rédigées pour ma thèse de doctorat, constitue notamment un support à l’échange lors de la présentation de mes travaux aux acteurs de terrain, en vue d’une ouverture au dialogue (Madec, 2016). L’usage du mode narratif basé sur la mobilisation conjointe de mes notes de terrain et des contenus d’entretiens m’ayant permis la construction « artisanale » des vignettes m’a semblé heuristique en vue d’une saisie globale de l’ensemble des éléments au cœur de l’analyse (réflexivité, matérialité du domicile, attachements, etc.) pour chaque situation (Murard, 2016). De plus, il faut préciser que j’ai mené un travail réflexif quant à mes biais analytiques et théoriques liés à mes engagements politiques et citoyens (Humbert, 2018c) et à l’impact de ma présence sur les échanges entre les personnes âgées et les professionnelles lors des observations (Humbert, 2020), sur lesquels je ne reviens pas dans un souci de concision.

Quand l’attachement au domicile ne va plus soi : (dis)continuité identitaire et (dis)continuité du chez-soi

Un attachement au domicile tributaire du surinvestissement d’une épouse devenue aidante

J’ai rencontré M. et Mme Ricci en 2015. Denise (79 ans) épouse de Camillo (87 ans) m’accueille dans leur vaste demeure dans les beaux quartiers d’une grande ville. Le couple n’a pas eu d’enfants. Denise m’invite à la suivre dans leur grand et somptueux salon. Camillo se trouve dans une pièce attenante, en compagnie d’une bénévole associative responsable de lui faire la lecture. Bien que la peinture soit défraîchie, les murs ornés de tableaux, les moulures sur le haut plafond, le mobilier, exhalent le capital symbolique du couple, Camillo ayant exercé une profession de haut fonctionnaire. La situation s’est dégradée très rapidement sur le plan médical, puisque deux années auparavant il présidait encore un conseil d’administration dans le milieu de la culture. Il souffre de troubles neurocognitifs importants, ainsi que de cécité en raison d’un glaucome et a besoin d’aide pour l’ensemble des actes de la vie quotidienne. Malgré ses troubles, Camillo a formulé très nettement son refus catégorique d’intégrer un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). La légitimation de tout intervenant pénétrant dans le domicile du couple implique le passage par une évaluation et un contrôle initial drastiques par Denise, selon les propos des professionnelles de l’équipe spécialisée Alzheimer (ESA).

Denise emploie ce qu’elle nomme « une coach » pour entretenir la motricité de Camillo, afin de lui permettre de maintenir une certaine continuité identitaire, faisant en sorte qu’il puisse occuper l’espace habité selon leurs habitudes :

« La maison, c’est une maison qui avait une conception spécifique, pour recevoir à un étage et puis pour vivre à l’étage au-dessus. On a reçu 200 personnes dans cet espace. C’était une maison de fonction si vous voulez, mais elle est notre propriété. Donc, les chambres sont au-dessus, avec les salles de bain. Sauf que si on veut manger avec lui, avec tout le monde, il faut qu’il descende l’escalier .  »

Son attachement, en tant qu’épouse et aidante, l’empêche de tirer profit des solutions de répit[8] proposées par l’ESA. Elle précise que le « dépendant » doit vivre en binôme avec quelqu’un, et ce quelqu’un ne peut être qu’elle, son épouse depuis 55 années, « parce qu’on le connaît, parce qu’on connaît ses besoins. On peut organiser l’aide en fonction de la vie qu’a menée cette personne […] ». L’attachement de Camillo à sa demeure ne peut se saisir qu’au travers de son attachement à son épouse et de l’attachement de cette dernière à ladite demeure, symbole de leur couple autant que de leur capital symbolique, renvoyant « aux notions de prestige et de reconnaissance sociale » (Jourdain et Naulin, 2011 : 14). Elle mentionne une amie, dont la situation de dépendance du conjoint a impliqué la mise en place de « plein d’engins, d’appareils à la maison, pour soulever son mari ». L’installation d’« engins » de ce type modifierait alors l’identité du domicile, devenant lieu de soins. Elle se pose en cela en tant que seule garante de la continuité identitaire de chacune des entités de la triade composée par son mari, elle-même et leur domicile, dont les attachements mutuels sont très fortement intriqués. Elle a cependant conscience des limites de son investissement, m’ayant annoncé avoir réalisé des inscriptions préventives en EHPAD. Son souci énoncé fait écho à la mission qu’elle s’est attribuée, en qualité de garante de la continuité identitaire de son mari : « [p]arce que je vois mal comment il peut continuer à être ici si moi je suis plus là. Je n’en peux plus, vous voyez ? Alors à quoi ça sert s’il vit là, tout seul et qu’il y a personne qui lui répond, y a personne qui vit avec lui. Qu’est-ce qu’il va devenir ? » Ces attachements corrélés, ainsi que le refus de l’EHPAD formulé par Camillo, m’amènent à affirmer qu’il projette bien son identité dans son « chez-soi », sa demeure se faisant symbole de sa vie passée, à laquelle il réfère régulièrement dans ses échanges avec les soignantes de l’ESA, leur précisant « qui il était ». L’attachement au domicile est « identitaire-incertain », au sens où il se trouve être tributaire de son attachement à son épouse, l’incertitude résidant dans l’incapacité ressentie par Denise de poursuivre plus avant sa mission d’aidante, qu’elle a très fortement investie. Si les continuités identitaire et domiciliaire de Camillo sont maintenues tant bien que mal, on perçoit aisément combien la situation est précaire. Il sera néanmoins resté chez lui jusqu’à la fin de ses jours, étant décédé peu de temps après notre rencontre, suivi de près par Denise.

Continuité identitaire en péril pour une « Française de l’intérieur »

J’ai accompagné Mme Sandra Vaxeler, gestionnaire de cas, en visite au domicile de Mme Suzanne Aberon (92 ans) situé en zone périurbaine, en 2017. Elle semble perturbée et fatiguée, quoique très accueillante et même plutôt loquace. La maison est spacieuse et lumineuse, très propre et bien rangée. L’espace à vivre se trouve au rez-de-chaussée. Les chambres, dont celle de Suzanne, sont au premier étage. Le grand jardin est bien entretenu, fraîchement tondu par le mari de Raymonde Eckelt, son aide-ménagère . Avant notre arrivée Sandra m’a indiqué que Suzanne souffrait de troubles neurocognitifs avancés, liés à la maladie d’Alzheimer, tout en étant « dans le déni complet de ses troubles » . Les soignantes sont inquiètes quant à sa sécurité, notamment du fait qu’elle a précisé descendre les escaliers « sur les fesses ». Elle a longtemps refusé toute forme d’aide et s’oppose catégoriquement à la perspective d’une entrée en EHPAD. Elle dit qu’au besoin, elle retournera chez sa sœur vivant en Allemagne. Suzanne évoque des visites fréquentes rendues à cette sœur, ce qui n’est manifestement plus le cas depuis trois ans, selon Sandra. Certaines thématiques récurrentes émergent dans son discours, permettant de saisir le sens subjectif qu’elle donne à son vécu au quotidien. Sandra lui demande comment elle se porte :

« J’ai pris un coup, mais ça va passer. Je suis seule. La solitude, ça pèse beaucoup. Qu’est-ce que vous voulez, à mon âge, je vais pas retourner [en région parisienne]. Qu’est-ce qui me reste ? J’ai une sœur qui est en Allemagne. […] Alors je me suis dit… tu restes là et c’est tout. Alors, j’ai une femme de ménage extrêmement gentille et serviable. J’ai un problème, elle préviendrait ma famille […]. »

Suzanne est veuve depuis 2009, sans enfants. Elle est arrivée en Alsace dans les années 1960, suivant son mari, cadre dans une grande industrie. Sa vie passée en région parisienne, où elle a travaillé en tant que gérante d’un magasin de chaussures, est mentionnée à plusieurs reprises dans son discours. Elle précise n’avoir jamais réussi à s’intégrer en Alsace, ses voisins l’ayant souvent renvoyée à son statut de « Française de l’intérieur », ne parlant pas le dialecte local. Alors qu’elle avait une vie sociale riche avant son déménagement, sa vie alsacienne s’est principalement centrée sur son couple. Elle a énormément investi sa maison, notamment en termes de décoration et d’aménagement, étant femme au foyer. Le couple y a vécu conjointement pendant près de cinquante ans. Concernant son attachement diachronique à l’espace géographique, ses propos renvoient constamment à son passé en région parisienne, l’attachement à sa région d’accueil ne faisant pas sens sur le plan identitaire dans le récit qu’elle nous livre.

Seule Raymonde Eckelt, ayant développé un sentiment de « quasi-parenté » (Gojard, 2003) à son égard, semble entretenir une relation signifiante avec elle. Celle-ci constitue un soutien notable à la saisie réflexive de son identité, fortement mise à mal par ses troubles cognitifs. Selon Raymonde : « À moi elle me dit vraiment tout. Qu’est-ce que je vais devenir ? Et cette maison ? Comment je vais faire ? » L’attachement à son domicile est très déterminant en termes de continuité identitaire, au sens où il incarne matériellement et symboliquement son attachement à son défunt mari et à sa vie conjugale passée. Elle ressent cependant un sentiment d’insécurité, dû entre autres à son deuil, son isolement social et la crainte de ne plus pouvoir rester vivre seule chez elle. Elle précise ne plus sortir de sa maison, n’ayant aucune confiance en ses voisins : « S’il m’arrivait quelque chose, je sais pas si quelqu’un viendrait m’aider. […] Je vais peut-être être dure, mais un Allemand est plus serviable qu’un Alsacien. » Son attachement au domicile est en cela « identitaire-incertain », l’incertitude étant corrélée à son confinement contraint, un certain sentiment d’intrusion lié aux aides professionnelles, à quoi s’ajoute la prise de conscience de ses troubles dégénératifs malgré le « déni » évoqué [9] et l’absence d’attachement satisfaisant à sa région d’accueil et à son quartier.

Déménagement au grand âge, isolement et rupture de continuité domiciliaire

J’ai effectué une visite au domicile de Mme Yvonne Goelt (92 ans) en 2016 en compagnie de Mme Fabienne Klencken, gestionnaire de cas. Yvonne est veuve et vit seule, dans un petit appartement de deux pièces au centre-ville, situé au premier étage. L’escalier pour y accéder est très escarpé, ce qui amplifie les difficultés d’Yvonne, laquelle avait pour habitude de se promener seule dans le quartier encore quatre ans plus tôt. Elle connaît très bien le voisinage, pour y vivre « depuis toujours » selon ses termes et pour y avoir été commerçante. L’appartement est propre et très ordonné. Des documents administratifs sont disposés sur la table et soigneusement empilés. Je constate rapidement que l’ordre importe grandement pour elle. Chaque objet a sa place et le moindre changement la perturbe. Alors qu’elle se montre courtoise et souriante à mon encontre tout au long de la visite, elle manifeste de l’agacement à l’égard de la gestionnaire de cas, sur des éléments très factuels tels que le courrier à classer ou la table qui n’a pas été convenablement débarrassée par l’auxiliaire de vie, qui décidément ne sait pas « faire les choses » comme la précédente. Cette dernière, dont la présence était centrale et sécurisante dans le quotidien d’Yvonne, vient de s’orienter vers une autre voie professionnelle.

Yvonne souffre de limitations fonctionnelles très incapacitantes, de troubles neurocognitifs légers, ainsi que d’une anxiété marquée. Elle ne bénéficie pas de soutien direct de la part de sa famille. Elle est en conflit avec un premier fils qui vit proche de son domicile et un second, M. André Goelt identifié comme référent de la situation, vit à un millier de kilomètres. Yvonne est très « opposante » selon Fabienne Klencken, notamment à l’égard des auxiliaires de vie et des aides-soignantes. Concernant son logement, Fabienne précise :

« Elle avait déménagé il y a quelques années, y a pas très longtemps. Parce qu’elle habitait dans un immeuble qui avait été réhabilité… et ensuite, donc logée ailleurs et elle regrette… elle habite à quelques pas de cet immeuble qui a été réhabilité, mais qu’elle […] n’habite plus et qu’elle regrette amèrement, parce que c’était… voilà… c’était magnifique, c’était lumineux, c’était traversant, y a de la lumière toute la journée et là, dans l’appartement dans lequel elle est là maintenant, c’est plus du tout la même chose… »

En d’autres termes, bien qu’elle n’ait pas quitté son quartier, elle n’est jamais parvenue à faire de son nouveau domicile un lieu protecteur et apaisant. Malgré cela, le soin apporté au rangement de son intérieur est révélateur d’une certaine projection de son identité dans l’aménagement de son domicile. Son autonomie fonctionnelle est fortement mise à mal tant par ses limitations fonctionnelles, son rejet des aides, que par les escaliers l’empêchant de sortir seule de chez elle. Elle se trouve, à l’instar de Suzanne Aberon, confinée à son domicile. Un certain nombre de points saillants peuvent être mis en exergue, expliquant son attachement « identitaire-incertain » à son domicile : une rupture de continuité domiciliaire en raison d’un déménagement au grand âge engendrant un attachement inadéquat à son nouveau lieu de résidence[10] ; un environnement matériel inadapté ; l’absence de proches mobilisés in situ, pourvoyeurs d’aides et de soins et/ou légitimant la présence d’intervenantes professionnelles dans son espace intime[11]. Le départ de la seule aidante professionnelle à laquelle elle était attachée de manière satisfaisante est déterminant. Elle constituait une interlocutrice signifiante, la rassurait et participait à l’inscrire dans une certaine forme de continuité identitaire et domiciliaire a minima, notamment en appelant son fils André hors de son temps de travail pour le rassurer. Ce dernier souhaitait en effet que sa mère soit placée en EHPAD, ce qu’Yvonne rejetait catégoriquement.

Impossibilité d’investir un « chez-soi » et rupture de continuité identitaire

La visite en avril 2017 chez Mme Paulette Autru (81 ans), divorcée et mère d’un fils avec lequel elle n’a plus que très peu de contacts, s’est faite en compagnie de Mme Sandra Vaxeler, gestionnaire de cas, l’accompagnant depuis 2013. Paulette vit en résidence autonomie depuis une dizaine d’années au centre d’une grande ville. Sandra me précise qu’au départ, elle souffrait de troubles neurocognitifs légers, ainsi que de troubles psychiatriques pour lesquels elle n’avait pas connaissance du diagnostic. Ses troubles neurocognitifs ont nettement évolué depuis. Un diagnostic de maladie d’Alzheimer a été établi. Elle n’a pas de médecin traitant, en ayant « changé 10 000 fois » selon Sandra. Paulette a tendance à rejeter toute intervenante se montrant trop intrusive quant à sa vie privée ou sa santé. Elle a rejeté initialement toutes les aides proposées, pour finir par en accepter certaines à la suite de multiples négociations.

Nous la retrouvons dans le couloir de la résidence, cherchant le courrier dans sa boite à lettres. Sandra lui demande comment elle se porte. Celle-ci lui répond : « Moi, ça va jamais ». Nous la suivons dans son petit appartement au deuxième étage, qu’elle a fermé à clé : « Je rigole moi-même du fait de fermer à clé… on va me voler quoi ? Y’a pas des fortunes à me voler… » Il s’agit d’un petit appartement d’une pièce. Je n’y vois pas de lit. Paulette précise qu’elle dort sur le canapé. L’appartement m’interpelle en raison du peu d’investissement apparent. Aucune décoration, pas de calendrier au mur, un téléphone fixe se trouvant à proximité de la porte d’entrée, sans carnet d’adresses visible. La thématique d’une insécurité vécue au sein de la résidence, principalement liée à la crainte d’intrusions dans son logement, revient à plusieurs reprises dans son discours. Cela fait écho à des conflits qu’elle a pu avoir avec d’autres résidents, manifestement inquiétés par son discours peu commun. Selon Sandra, elle a en effet fait partie d’une secte dans sa jeunesse, dans le sud de la France où elle a vécu 35 ans. Ses propos concernant sa vie passée ont incommodé ses co-résidents, notamment en raison de l’évocation de ses relations avec son « gourou ».

À l’instar de Suzanne Aberon, son attachement à la région d’accueil est insatisfaisant. Elle énonce à plusieurs reprises le sud de la France comme un lieu où elle se sentait « chez elle ». Concernant l’attachement à son appartement, les choses sont nettement plus ambiguës encore que pour les autres personnes évoquées ci-haut. Lors de la visite, elle nous précise s’y trouver bien, l’endroit étant plutôt confortable. Elle n’y a « pas d’histoires » selon ses termes. L’agressivité des résidents à son égard s’est atténuée selon les propos de Nadine Dertz, la gérante de la résidence. Elle me relate les visites régulières de Paulette à son bureau, formulant la demande de partir. Sandra a abordé la question d’une entrée en EHPAD avec Paulette, dès l’annonce du diagnostic de maladie d’Alzheimer : « [e]n fait, très vite, son discours il a été… ambivalent tout le temps. C’est-à-dire, je suis pas bien ici, je veux pas rester, je veux aller en EHPAD. Et une fois que je l’accompagnais dans les démarches […] c’était l’inverse, elle refusait de continuer. » Elle n’a manifestement pas développé d’attachement positif à l’espace habité, qu’il s’agisse de la résidence, de son appartement ou de la région d’accueil. Les soignantes me relatent des envies suicidaires fréquemment exprimées. Son attachement à son domicile est en cela totalement « insécure », discontinuités domiciliaire et identitaire se trouvant fortement corrélées, à quoi s’ajoute sa crainte constante d’être envahie par le « dehors » à savoir les co-résidents. Elle ne se sent plus maîtresse des allées et venues dans un chez-soi qu’elle ne perçoit pas ou plus comme protecteur. Le fait que sa sœur, auparavant son aidante familiale, ait passé le relai à des aidantes professionnelles en raison de ses propres difficultés liées à son âge a amplifié son sentiment d’insécurité. Elle nous a précisé à ce sujet : « [j]e ne sais pas si je l’ai fâchée ? Mais enfin, elle a aussi sa vie, hein ! »

Manque d’attachements interpersonnels signifiants et difficultés à maintenir un attachement positif au chez-soi

« Travail du vieillir » problématique et mise à mal de l’attachement au domicile

Le chez-soi considéré au prisme du « travail du vieillir » est censément un repaire, préférentiellement stable, support matériel et symbolique de la continuité de l’identité de son habitant face à l’avancée en âge (Membrado et al. , 2008). En outre, le domicile est supposément un lieu de circulation, que l’on peut quitter et dans lequel on peut revenir, constituant de même le lieu de l’hospitalité, « dans un mouvement continu d’ouverture et de fermeture » (Rosenfelder, 2017 : 220). L a réorganisation du domicile en un espace de soins implique une renégociation de sa signification , afin qu’il conserve sa fonction de lieu de socialisation et de vie privée, restant ainsi un safe space (Milligan, 2009) .

Concernant les personnes dont les situations ont été présentées supra, nous constatons que l’ensemble des facteurs déterminants énoncés ci-dessus posent problème. Pratiquement toutes se retrouvent en effet confinées à leur domicile la majeure partie du temps, en raison de vulnérabilités combinées, tant psychique, physique, économique (pour Paulette et Yvonne) que relationnelle. Seul Camillo Ricci parvient à sortir de chez lui régulièrement dans le cadre de promenades dans le parc attenant à son domicile. Sa conjointe et aidante engage pour cela des aides à domicile sur leurs fonds personnels[12]. Pour les trois autres personnes dont nous avons traité, nous avons vu qu’elles sont contraintes à passer le plus clair de leur temps dans un domicile avec lequel leur attachement est incertain pour Suzanne Aberon et Yvonne Goelt, bien qu’il conserve au moins partiellement sa fonction symbolique de projection identitaire ; ou totalement insécure pour Paulette Autru, ayant perdu autant sa fonction de projection identitaire que de protection contre les dangers du dehors, celle-ci craignant en permanence l’intrusion dans son espace, que l’on peut difficilement évoquer comme intime. Paulette se trouve en situation de rupture de continuité tant domiciliaire qu’identitaire. La mise en retrait de sa sœur en termes d’aides au quotidien a manifestement amplifié son sentiment d’insécurité.

Pour Suzanne, Paulette et Yvonne, leur refus des aides était initialement marqué et leur mise en place n’a pu se faire qu’au fil de négociations au long cours. Si l’on ne peut pas évoquer à proprement parler de rupture de continuité identitaire pour Suzanne et Yvonne, nous observons toutefois que ladite continuité est mise à mal par l’ambiguïté de l’attachement à leur domicile. Yvonne a subi une rupture de la continuité de son domicile au grand âge en raison d’un déménagement, rendant très complexe l’appropriation de son nouvel appartement dont l’identité oscille entre chez-soi incertain, lieu de confinement et lieu de soins. Concernant Camillo, son épouse a veillé à maintenir la continuité tant de son identité que celle de son domicile, au point qu’elle n’ait « plus de vie » selon ses propos, son épuisement induisant une instabilité et une incertitude quant aux attachements fortement imbriqués époux-aidé/épouse-aidante/domicile-symbole de leur vie passée.

Facteurs déterminants de l’ambiguïté de l’attachement au domicile en situation de dépendance

L’évolution des incapacités fonctionnelles, ainsi que des troubles neurocognitifs sont des facteurs explicatifs de l’ambiguïté, voire de l’impossibilité de l’attachement au domicile pour ces personnes. Au sujet d’Yvonne, l’inadaptation de son logement l’amène de fait à se retrouver confinée à son domicile par manque d’accessibilité. Le fait que le logement de Paulette se situe en résidence autonomie pourrait avoir une incidence. Au-delà de ces facteurs pathologiques et matériels, nous identifions également des facteurs sociologiques, qu’il convient de mettre en exergue : elles se sont défaites de leur précédent chez-soi et peinent à s’approprier positivement le nouvel espace habité ; (et/ou) leur attachement à l’espace géographique et social (le quartier/la région) n’est pas ou plus en phase avec celui dans lequel elles vivaient ; (et/ou) elles ne parviennent plus à investir l’espace intérieur (sentiment d’intrusion de certaines aidantes professionnelles) et extérieur (confinement à domicile) comme par le passé ; (et/ou) la personne qui faisait sens dans l’attachement au domicile est décédée ; (et/ou) leur proche aidante est épuisée ou a pris ses distances. Un facteur commun est identifiable pour trois de ces situations, à savoir le manque d’attachements interpersonnels qui tiennent ces personnes et auxquels elles tiennent, soutenant leur réflexivité dans l’attachement à leur domicile face à la dépendance.

Hormis pour Camillo Ricci dont l’épouse est très présente, les trois autres situations dépeintes sont caractérisées par un manque d’attachements satisfaisants à des « autruis significatifs » soutenant le Soi, validant ou invalidant la représentation de soi et du monde (Mead, 1963 [1934] ; Berger et Luckmann, 2006 [1966]). Nous avons souligné l’importance de la réflexivité face à l’évolution de la dépendance, dans la mesure où chaque nouvelle épreuve appelle à refaire sien tant « ce que l’on est » que « ce à quoi l’on tient » et « ce qui nous tient ». Des attachements interpersonnels signifiants permettraient à ces personnes de bénéficier de supports offrant tant des opportunités d’engagement (Caradec, 2004), que venant en appui à la saisie réflexive de leur identité et de leur attachement à leur domicile, ces deux aspects étant corrélés comme nous l’avons abordé.

Cela est patent dans la situation de Suzanne au sens où comme on l’a vu, Raymonde Eckelt, son aide-ménagère, est son interlocutrice privilégiée dans l’évaluation qu’elle fait de son attachement incertain à sa maison. Lorsque Suzanne lui fait part de son souhait de retourner en région parisienne, Raymonde lui rétorque qu’elle n’y connaît plus personne, la renvoyant à la nécessité de maintenir un attachement positif à son domicile, soutenant ainsi sa réflexivité en termes d’identité projetée dans son chez-soi. Si Raymonde Eckelt constitue un attachement interpersonnel signifiant pour Suzanne Aberon, elle énonce cependant lors de l’entretien n’être « pas la famille », ceci impliquant qu’elle pose des limites à son investissement. Des attachements interpersonnels plus signifiants permettraient à mesdames Autru, Aberon et Goelt de sortir de chez elles[13], leur fournissant des opportunités de conserver tant des activités que des relations qu’elles pourraient investir[14]. Sandra Vaxeler, la gestionnaire de cas en charge de l’accompagnement renforcé de Paulette Autru, m’a précisé qu’elle souhaiterait pouvoir rencontrer à nouveau un compagnon, avec lequel elle pourrait vivre et, j’ajoute, se réapproprier ensemble un nouveau chez-soi.

Le cœur de notre propos consiste à démontrer que le rapport au domicile en tant que projection de l’identité de l’habitant implique une saisie réflexive de l’attachement au chez-soi. Cette saisie devient plus complexe, voire impossible, lorsque les épreuves se multiplient et que les personnes en situation de dépendance ne sont pas suffisamment attachées positivement à d’autres individus soutenant leur processus réflexif. L’attachement au domicile et les attachements à des « autruis significatifs » au grand âge sont ainsi intrinsèquement liés, conditionnant la continuité de l’identité.

L’absence de proches mobilisés dans l’aide au quotidien et plus précisément de femmes, largement majoritaires dans l’accompagnement informel de la dépendance en raison de normes sociales incorporées et réactivées par les membres de l’entourage (Pennec, 2010), constitue à mon sens un facteur explicatif central du manque d’attachements signifiants et satisfaisants pour Mmes Aberon, Autru et Goelt. Les dons en service, réalisés principalement par les femmes de la génération pivot, soutenant leurs ascendants et descendants (Attias-Donfut, 1995) ne peuvent pas s’opérer dans les situations présentées du fait de l’absence de ces femmes. Si le fils de Mme Goelt est bien en lien quotidiennement par téléphone avec sa mère permettant de maintenir a minima un « être nous » familial (Attias-Donfut et al., 2002), il m’a formulé explicitement ne pas souhaiter se rapprocher géographiquement pour apporter de l’aide malgré le fait qu’il soit à la retraite, manifestant par là un souci d’« être soi » (Ibid.) prédominant. Ce sont des femmes, auxiliaire de vie et aide-ménagère, qui tiennent lieu de « quasi-proches » pour Mmes Goelt et Aberon, bien que leur travail passe à première vue pour insignifiant, naturalisé et intégré à leur personnalité (Benelli et Modak, 2010 : 57). Alors qu’il relève au premier chef du souci d’autrui (care), central pour permettre un attachement signifiant à la personne aidée, leur travail est assimilé au travail gratuit et invisible produit dans la sphère domestique (Clair, 2015 : 18). Leur investissement subjectif n’étant ni reconnu ni rémunéré (Kergoat, 2012 ; Humbert, 2018d) se trouve limité ; elles sont entre autres mobilisées dans d’autres situations d’aide et au sein de leur propre foyer.

Retour réflexif sur les difficultés liées à la spécificité du terrain

L’une des principales limites de ces analyses est que nous n’avons rencontré les personnes qu’une seule fois et que la restitution de la temporalité de l’accompagnement repose sur des rencontres successives avec les professionnelles médico-sociales. Des visites répétées, à quelques mois d’intervalle, auraient pu pallier quelque peu ce biais. Toutefois, la difficulté majeure tient au fait que les personnes âgées dont nous avons traité souffrent de troubles cognitifs et/ou anxieux rendant complexes, voire impossibles, une investigation plus poussée ou des entretiens qualitatifs sans « médiateur·trice ». Idéalement, l’attachement au domicile pourrait être saisi au travers de l’analyse d’un matériau composé d’histoires de vie, ce qui est difficilement envisageable concernant la population ciblée.

Conclusion

L’ambition de cet article consiste à interroger l’attachement au domicile face aux épreuves induites par les situations de dépendance, lorsque le statut du chez-soi se fait ambigu au point de nuire à la continuité identitaire de certaines personnes âgées. Notre focale analytique a porté sur trois situations de personnes se trouvant attachées de manière identitaire-incertaine à leur domicile et l’une de manière insécure. Nous avons tenté de proposer un regard neuf dans le champ de la sociologie des attachements et des travaux sur le chez-soi, tenant compte des attachements tant synchroniques (aides matérielles et humaines) que diachroniques (liens familiaux notamment) des personnes en situation de dépendance, pour analyser la corrélation entre (dis)continuité du domicile et (dis)continuité identitaire.

La mise en place d’aides professionnelles, difficilement acceptées par les personnes dont nous avons traité dans nos développements, induit une difficulté ou une impossibilité à réinvestir symboliquement l’espace domiciliaire. L’appropriation du chez-soi était déjà mise à mal les concernant par plusieurs épreuves précédentes, telles que le veuvage, un déménagement au grand âge ou l’impossibilité de se déplacer et d’évoluer comme par le passé dans l’espace habité et environnant. Dans d’autres situations sur lesquelles ont porté mes investigations, la présence de proches favorise la légitimation de la mise en place des aides, ces derniers soutenant le travail réflexif de réappropriation de son chez-soi transformé par l’évolution de la situation de dépendance, atténuant ainsi le sentiment d’intrusion voire de dépossession.

Pour trois des quatre situations présentées dans cet article, l’absence de proches mobilisés au quotidien in situ empêche le soutien de ce travail réflexif, tout en ne permettant pas de maintenir ces personnes dans des activités et relations faisant sens pour elles. En ce qui concerne la quatrième situation, l’incertitude dans l’attachement au domicile est corrélée à l’épuisement de l’épouse et aidante. Pour la majorité d’entre elles, les personnes se trouvent la plupart du temps confinées dans un chez-soi n’assurant plus pleinement ses fonctions de repaire protecteur, apaisant et reflet de l’identité de l’habitant. Nous avons ainsi rendu compte de l’incidence du manque d’attachements positifs à des « autruis significatifs », notamment de proches, venant en soutien à la réflexivité des personnes âgées dans leur attachement au domicile face aux épreuves liées à la « dépendance », mettant à mal la continuité de leur identité.