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Introduction

Les espaces ruraux ne peuvent plus être perçus comme des espaces passéistes, clos et recentrés autour d’une activité agricole dominante (Lambert et Roudet, 1995 ; Orange et Vignon, 2019). Ils sont ouverts et partagent de plus en plus une culture urbaine et moyennisée. Pour autant, les espaces ruraux sont encore marqués – dans les discours – par des sentiments d’appartenance, d’enracinement et d’inclusion à la fois dans un espace spatial, mais aussi dans un espace social, propre (Debarbieux, 2014). Ces sentiments tendent toutefois à se dissiper. Les recherches menées auprès des classes rurales populaires mettent d’ailleurs en avant l’affaiblissement du « capital autochtone » (Renahy, 2005) qui assurait une insertion par le simple fait d’être reconnu comme un « gars du coin ». Plus largement ces espaces font face à la fragmentation des interconnaissances locales et l’émancipation de la proximité spatiale dans l’entretien des relations sociales (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Coquard, 2019). Alors que le sentiment d’appartenance à la classe populaire s’étiole (Lechien et Siblot, 2019) et que l’écart entre le « eux » et le « nous » (Hoggart, 1970) ne semble plus correspondre au ressenti des classes rurales populaires, leurs jeunes doivent apprendre à composer leur expérience du chez-soi dans un espace qui paraît de moins en moins apporter un sentiment d’appartenance. Nous proposons ainsi dans cet article de nous intéresser à ce sentiment de chez-soi auprès d’une population jeune devant faire face à la fois à une fragmentation de l’emploi peu qualifié et à des tensions vécues comme générationnelles, amenant à une cristallisation de ce sentiment qui se traduit par un repli auprès de la famille et du domaine du privé.

Pour les ruraux comme pour les urbains, et pour les jeunes des classes populaires comme pour ceux de classes supérieures, la jeunesse est une période de plus en plus instable. Si l’on ne peut que difficilement prendre l’âge ou la culture comme éléments rassemblant la jeunesse, nous pouvons considérer qu’elle est une période de la vie allant de l’autonomisation de ses pratiques vers l’indépendance de l’individu (Van de Velde, 2015). Le « chez-soi » va dans le sens d’une transition vers l’âge adulte puisqu’il permet de créer un cadre de construction de soi pour le jeune. En se créant un sentiment d’appartenance à un espace, le jeune peut progressivement s’individualiser ; se construire en tant qu’individu dans un cadre qui permet et favorise la découverte de soi et la prise de son indépendance. Cette transition ne se fait bien évidemment pas seule, qui plus est dans un modèle familialiste comme celui de la France (ibid.) où la famille tient un rôle de soutien et d’assistance dans l’acquisition, puis le maintien, de son indépendance. Pour ces jeunes, ce phénomène est d’autant plus vrai que l’entraide familiale est un élément important chez les classes populaires rurales (Amsellem-Mainguy, 2016 ; Roche, 2016). La nécessité de la famille pour s’insérer en tant qu’adulte implique cependant un certain immobilisme géographique « dans le coin », le plus souvent autour d’une proximité ou d’une cohabitation avec le domicile familial : « [l]a proximité familiale, l’entourage, procure des avantages. Et la domination des classes populaires en milieu rural est tempérée, si l’on peut dire par un “petit capital” : le fait d’être ici » (Roche, 2016 : 324).

Il faut apprendre à composer son expérience « du coin » – de l’« ici », c’est-à-dire dans un espace local plus ou moins proche et généralement maîtrisé par l’individu, qui s’oppose à un « ailleurs » vague et insoumis. Au-delà de ce seul rapport, nous souhaitons nous intéresser à la relation de ces jeunes avec le « public » et le « privé », avec « le coin » et « le cocon ». Le « coin » se définit dans l’expérience qui en est faite par ces jeunes comme un espace vécu, maîtrisé et connu, mais surtout marqué par son accessibilité (dépendant de la capacité de déplacement de chacun). Ainsi, le « coin » a tendance à s’élargir dans l’expérience du jeune avec l’obtention de son permis de conduire et d’une voiture. Le « coin » ne représente pas nécessairement un attachement culturel ou émotionnel. Il rapporte plutôt aux notions d’accessibilité et de proximité spatiale, ainsi qu’à un périmètre plus ou moins étendu, connu et accessible par le jeune.

Le chez-soi est une dimension différente de la spatialité. Il s’agit d’un espace qui se cristallise autour d’un sentiment de familiarité et de proximité socioémotionnelle. Nous ne parlons pas du sentiment d’être chez-soi en France ou dans « sa » campagne, soutenu par certains discours identitaires, mais bien d’un rapport subjectif à un sentiment d’appartenance (Stitou, 2005 ; Debarbieux ; 2014). Les jeunes rencontrés ne portent pas de discours sur une notion de chez-soi autochtone, voire xénophobe (Orange et Vignon, 2019). En somme, nous pourrions illustrer nos propos en disant que le sentiment de chez-soi correspond à la différence entre le fait d’« habiter » ou de « loger » quelque part. « Habiter » implique un rapport plus fortement inscrit dans un espace social et aborde implicitement le sentiment d’appartenance, voire même de sérénité qu’apporte le chez-soi (Stitou, 2005), là où « loger » signifie simplement vivre dans un espace. Nous considérerons alors que le chez-soi de ces jeunes est bien plus marqué par un sentiment de proximité affective et relationnelle à un groupe social (une forme d’ancrage) plutôt que par un sentiment d’appartenance à un espace culturel et géographique (enracinement). En ce sens, nous ne parlerons pas de jeunes « enracinés », mais plutôt de jeunes « ancrés » dans un espace par l’attraction que représente sa famille dans son sentiment d’être chez-soi (Debarbieux, 2014). Il s’agit d’un espace subjectif qui se dessine dans son expérience en fonction de son sentiment de proximité et d’affiliation – généralement à sa famille – bien plus que par rapport à une simple distanciation physique entre différents lieux de vie. Il est un espace permettant l’expression et la construction de soi et amenant progressivement à l’individualisation du jeune dans son développement et dans sa transition vers l’âge adulte.

Alors que l’accès à l’emploi stable et pérenne se complexifie pour la jeunesse dans son ensemble (Van de Velde, 2015), les jeunes ruraux populaires font face à des épreuves particulières qui les distinguent – ne serait-ce qu’en partie – du reste de la jeunesse. Moins qualifiés et avec des prétentions professionnelles plus modestes que les autres (Orange, 2009 ; Azéma et Mauhourat, 2018), ils doivent s’insérer sur une frange de l’emploi plus précaire et fragmenté, dominée par des postes peu qualifiés. Les contrats à durée indéterminée (CDI) se raréfient et les conditions précaires d’emploi se multiplient, créant un rapport éclaté à son insertion professionnelle dans le « coin » et aux sociabilités locales. La vie sociale ne se compose plus autour d’une commune sur un modèle d’organisation et relationnel quasiment autocratique entre l’usine, l’église et la mairie (Lambert et Roudet, 1995). Parce que les emplois se fragmentent (Dubois-Orlandi, 2018), la corrélation entre son lieu d’habitat et de travail diminue et remet en question le rapport entre proximité sociale et proximité géographique. Pour ces jeunes, les sociabilités se dispersent et s’étiolent alors que la stabilisation professionnelle paraît de plus en plus compromise. Avec l’influence unilatérale de la culture urbaine et moyennisée sur les jeunes des classes populaires rurales (Aubert et Schmitt, 2014), les rapports générationnels changent et des tensions peuvent se créer. De moins en moins influencé par la culture populaire et rurale héritée, mais plutôt par une culture urbaine moyennisée dont ils partagent les codes, le sentiment d’appartenance à un ensemble local s’affaiblit. Des tensions vécues comme générationnelles peuvent alors apparaitre et poussent à une stigmatisation qui détourne ces jeunes de l’espace public local vers le privé familial.

Nous souhaitons comprendre comment se crée l’expérience du sentiment de chez-soi chez les jeunes ruraux populaires confrontés à ces deux phénomènes. En d’autres termes, comprendre pourquoi l’expérience du chez-soi de cette population se cristallise dans le domaine privé et familial et comment parviennent-ils à faire de leur famille une ancre locale permettant de rester et surtout de se sentir chez-soi ?

Tableau

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L’analyse de ces données se fera à la croisée de la sociologie de l’expérience proposée par François Dubet (1994) et de l’approche sur la relation à l’espace géographique de Bernard Debarbieux (2014). Nous analyserons l’expérience que peut faire cette population du chez-soi, comprise comme la « cristallisation plus ou moins stable chez les individus […], de logiques d’actions différentes, parfois opposées, que les acteurs sont tenus de combiner et de hiérarchiser afin de se constituer comme des sujets » (Dubet, 1994 : 98). À ce positionnement théorique selon lequel l’expérience de l’acteur se façonne en fonction de différentes logiques intégrées, nous reprendrons la conception de Bernard Debarbieux (2014) qui, par l’emploi des métaphores, distingue dans l’expérience du vécu géographique et du chez-soi, l’enracinement (un attachement « autochtone » à l’espace) de l’ancrage (un immobilisme lié à son « ancre » : ici, la famille). Par notre approche théorique et le terrain néo-aquitain étudié, cet article se différencie de la littérature sur les ruralités contemporaines (Renahy, 2005 ; Gambino, 2008 ; Coquard, 2019 ; Amsellem-Mainguy ; 2021) d’espaces en « déclin ». En effet, les espaces ruraux de Nouvelle-Aquitaine – quoiqu’hétérogènes – restent globalement favorisés au niveau économique, démographique ou encore du marché de l’emploi (Bahegne, 2017). L’étude de ces espaces nous permet de porter un regard neuf sur les ruralités et surtout d’étudier des espaces fortement marqués par une très large libéralisation de l’emploi et des fonctionnements managériaux (Bahegne, 2017 ; Colin, 2017).

Afin de comprendre cette « cristallisation » de l’expérience du chez-soi dans ce territoire particulier, nous proposons un plan en trois parties suivies d’une conclusion. D’abord, nous aborderons l’impact de la fragmentation de l’emploi peu qualifié rural chez ces jeunes. Nous mettrons en lumière le sentiment de disparition d’« esprit de village », notamment dû à une dispersion de l’emploi et la fragilisation des situations d’emploi pérenne permettant l’entretien de relations sociales et le sentiment d’appartenance localement. Puis, nous nous intéresserons aux tensions vécues comme générationnelles et de la stigmatisation locale détournant ces jeunes de l’espace public, du « coin ». Enfin, nous nous questionnerons sur la place de la famille dans cette relation au chez-soi et à l’ancrage qu’implique cette dernière dans les relations sociales qu’entretiennent ces jeunes.

Fragmentation de l’emploi et restructuration des sociabilités

Les espaces ruraux contemporains sont bien loin des représentations que l’on peut encore parfois leur imposer. L’agriculture, par exemple, marque bien plus les paysages qu’elle ne façonne réellement les interactions ni même le marché de l’emploi. Si certains espaces tels que les vignes du Cognaçais ou la région Bordelaise peuvent être demandeuses en main-d’œuvre peu qualifiée (Bahegne, 2017), le reste de l’agriculture se retrouve en grande partie face à une ingénieurisation du travail et un rétrécissement des besoins humains dans les exploitations. En réalité, ce qui façonne le plus concrètement le marché de l’emploi rural dans son ensemble est relatif à une double mutation. Les espaces ruraux sont, d’une part, marqués par une tertiarisation massive de leurs secteurs d’activités qui se recentrent progressivement vers des emplois présentiels[1] (Perrier-Cornet, 2014). D’autre part – et peut-être plus important encore – l’emploi rural, moins qualifié qu’en ville (Huiban et al., 2006), connaît depuis plusieurs dizaines d’années une fragmentation, en particulier de l’emploi peu qualifié. Il s’agit principalement ce second élément qui vient en ligne de compte dans les mutations du rapport au « coin » pour les jeunes ruraux issus des classes populaires. Alors que l’emploi s’étiole sur l’espace de vie local de ces jeunes, les relations sociales de proximité et d’intimité se restructurent à leur tour dans un chez-soi éclaté où le domicile parental semble représenter plus que jamais le centre de gravitation de son expérience juvénile.

Fragmentation de l’emploi rural peu qualifié

L’emploi est une valeur centrale de notre société, qui prend un sens particulier chez les classes populaires puisqu’elle permet symboliquement de distinguer le « travailleur pauvre » de l’« assisté » (Lechien et Siblot, 2019). Les enquêtés rencontrés souhaitent pour leur part se diriger rapidement vers l’emploi et surtout vers ce qu’ils nomment le « vrai travail », un travail « concret » en opposition avec le travail « abstrait » proposé par l’école. En ce sens, entrer tôt sur le marché de l’emploi, même sans diplôme, n’est pas perçu négativement ni n’est source de stigmatisation dans l’interconnaissance populaire locale puisque le travail représente une source d’émancipation. Il apporte aussi de la fierté, notamment envers ses parents que l’on pourra à son tour aider : « [a]h oui, si j’avais mes sous, je serais vraiment fier au début et puis j’aiderai ma famille, c’est normal ils m’ont aidé toute ma vie » (Baptiste, 17 ans, en reprise de formation en Gironde).

La réelle difficulté que ces jeunes rencontrent n’est pas liée à un manque d’envie d’aller vers l’emploi qui les pousserait vers un isolement social et donc vers un étiolement du sentiment de chez-soi. Ce qui rend compliqué l’accès à l’emploi – source de socialisation dans son passage vers l’âge adulte (Lechien et Siblot, 2019) – c’est avant tout une fragmentation des emplois peu qualifiés, accessibles pour ces jeunes en manque de diplôme. L’augmentation de la part d’emplois peu qualifiés en milieu rural (Auriac, 2017) pourrait être une bonne nouvelle pour les jeunes des espaces ruraux populaires, mais elle cache une fragmentation des postes se restructurant notamment autour des agences d’intérims des bourgs locaux. Les enquêtés expriment ressentir une forme de lassitude face à l’enchaînement de missions d’intérim et à une stabilisation semblant de moins en moins assurée : « [ç]a fait presque trois ans maintenant […] j’ai beaucoup de mal à trouver du travail et j’enchaîne un peu les périodes creuses du coup c’est vraiment galère, j’arrive pas à mettre de sous de côté ou de me projeter dans l’avenir en fait » (Marine, 22 ans, intérimaire en Gironde). Comme pour Marine, en se dirigeant vers de l’emploi peu qualifié, ils sont certes plus fréquemment en situation d’emploi (Zaffran, 2018), mais cet emploi est dominé par l’instabilité et le sentiment d’impossibilité d’accéder à un CDI.

Ainsi, ce tournant vers de l’emploi peu qualifié est celui d’une fragilisation des emplois peu qualifiés paraissant plus importants encore au sein d’espaces ruraux « favorisés » comme ceux de la Nouvelle-Aquitaine. En connaissant une activité économique et un marché de l’emploi actif (Colin, 2017), ces derniers font également face à l’arrivée de nouvelles modalités managériales, plus libéralisées et ayant tendance à précariser l’emploi jeune (Van de Velde, 2015).

La jeunesse rurale et la sociabilité par l’emploi

Qu’est-ce que cette fragmentation de l’emploi peut-elle bien avoir comme effet sur l’expérience du local et du sentiment de chez-soi pour ces jeunes ? La réponse se trouve dans l’aspect social et d’intégration que peut avoir le travail. Ce dernier touche à bon nombre de dimensions de l’expérience et de l’identité sociale des individus puisqu’il « impose une structure temporelle de la vie ; il crée des contacts sociaux en dehors de la famille ; il donne des buts dépassant les visées propres ; il définit l’identité sociale et il force à l’action » (Méda et Vendramin, 2010). Or, le marché de l’emploi local qui leur est accessible semble restreindre la possibilité d’insertion pérenne et stable dans l’emploi et donc la création d’attaches relationnelles avec d’autres travailleurs et le patronat local. Enchaînant les missions d’intérims et les petits contrats à durée déterminée (CDD) rarement renouvelés plutôt que s’insérant de manière stable sur le marché local de l’emploi, ces jeunes sont privés – en partie – des contacts sociaux en dehors de la famille et d’une identité sociale que pourrait leur octroyer un emploi stabilisé. Après avoir été embauché dans une boutique de produits d’électroménager, Paul, un intérimaire Girondin de 22 ans, exprime cette difficulté à créer du lien avec ses collègues en enchaînant les missions d’intérim :

« [c]’est que je me sens pas vraiment employé là-bas. Je suis un technicien comme eux et ils ont plus d’expérience que moi donc c’est normal que je les écoute et je sais que ça reste mes supérieurs donc je vais forcément les écouter, mais malgré tout comme tu es là que pour un moment, tu as pas trop l’occasion de t’investir ou de nouer des amitiés avec tes collègues quand eux ils sont stables dans l’entreprise. […] C’est normal après, toi t’es là que pour quelques semaines, ou mois, en remplacement souvent. Donc déjà tu prends la place d’un autre, et puis comme je reste pas je me sens en gros comme si j’étais pas vraiment un de leurs collègues quoi. »

Cette fragmentation de l’emploi apporte un cercle vicieux puisque ces formes d’emplois irrégulières ne laissent pas la possibilité d’un réel investissement et créent alors une distanciation avec le patronat, mais aussi avec les travailleurs plus âgés et stabilisés. Les formes relationnelles de l’emploi qui régissaient autrefois le rapport à l’emploi de ces jeunes, telles que la proximité avec le petit patronat local ou le capital d’autochtonie permettant l’insertion professionnelle des jeunes avec une certaine respectabilité locale (Renahy, 2005), disparaissent et laissent place à une restructuration des sociabilités. Ces formes relationnelles ne fonctionnent plus au niveau communal où l’on pouvait travailler à l’usine du coin, boire dans un bar du bourg et rentrer chez-soi dans la même commune. L’emploi se dissémine sur un espace géographique plus large et de manière erratique, ne permettant plus un rapport simple entre proximité sociale et proximité géographique. Pour ces jeunes, l’espace de prospection de l’emploi s’étire en fonction de la disponibilité de l’emploi, mais le chez-soi se polarise dans le cadre privé autour d’un groupe restreint.

L’expérience du « local » se retrouve éparpillée par l’étiolement et la restructuration des emplois peu qualifiés en missions et en contrats courts permettant de limiter les coûts de la main-d’œuvre aux employeurs. Ce faisant, ces postes courts brisent la possibilité de créer du lien social et un sentiment d’appartenance chez ces jeunes doutant de l’intérêt de s’investir socialement : « [q]uand tes missions c’est 4 heures d’inventaire, c’est pas le top pour faire connaissance » (Amandine, 20 ans, intérimaire en Gironde). Les espaces dans lesquels ils vivent, marqués par ce phénomène de dégradation du marché de l’emploi local, ne connaissent pas de recours de résistance ou de solidarité extrafamiliale face à la montée d’un système de précariat (Castel, 2011). Cette mutation, entamée maintenant depuis plusieurs dizaines d’années, a rendu plus difficile le fait de réussir à nouer de réels liens amicaux et de se faire (re)connaître parmi les réseaux d’interconnaissances locaux. Tout en dispersant les sociabilités des jeunes, ces derniers se rassemblent de plus en plus autour de pratiques et d’intérêt communs (Chamboredon et Lemaire, 1970 ; Dubet, 2004 ; Van de Velde, 2015) dans le cadre privé :

« [a]ujourd’hui évidemment que les gens ne vivent plus sur la commune comme avant. Si vous vivez à “truc” par exemple, c’est pas dit que vous trouviez un emploi sur place ni même dans la commune voisine. Donc quand monsieur part le matin pour bosser à 30 km de chez lui, le soir en rentrant il ne va pas faire son petit tour de village. Il va se mettre sur son canapé et rester tranquillement chez lui » (Bertrand, adjoint à la jeunesse auprès de la mairie d’un bourg du sud charentais).

Pour les enquêtés, la situation est similaire à celle décrite par Bertrand. Vivant de petites missions éparses et se stabilisant professionnellement bien plus difficilement que leurs aînés sur le marché de l’emploi peu qualifié, ils n’ont que peu le loisir de se stabiliser et de nouer des liens amicaux dans la sphère professionnelle locale.

Nostalgie des récits

De manière peu surprenante, les enquêtés rapportent une forme d’envie vis-à-vis de la situation de l’emploi (et relationnelle) décrite par leurs aînés. Surtout pour les garçons qui mettent en avant une vision viriliste du rapport à l’emploi en milieu populaire rural (Amsellem-Mainguy, 2021), ils disent regretter un « temps d’avant » (qu’ils n’ont pas vécu), où « [i]l suffisait de pousser la porte d’un patron pour te faire embaucher dans la journée. […] Et puis si ça t’allait pas, il suffisait de pousser la porte du patron d’en face pour avoir du travail » (Sarah, 25 ans, en service civique en Creuse). Si la stabilité professionnelle – souvent fantasmée – est bien entendu importante, ils expriment une réelle nostalgie du passé où le sentiment de chez-soi se trouvait dans le local, où le « coin » et le « cocon » ne semblaient faire qu’un.

La société industrielle de plein-emploi (et parfois même les décennies suivantes) est regardée comme une période plus simple et bien plus clémente, non seulement pour l’accès à l’emploi, mais aussi pour les relations sociales et « l’esprit de village » qui régnait au sein des communes. Par les récits de leurs entourages, les jeunes rencontrés font le constat malheureux d’une époque « plus simple » où l’accès à l’emploi était un problème moindre. Ils font surtout le constat d’une époque où un « esprit de village » autochtone préservait le lien des interconnaissances locales au sein d’un chez-soi où proximité spatiale et sociale ne semblaient faire qu’un. C’est une nostalgie d’une période non vécue (Coquard, 2019) (partagée principalement par les jeunes hommes) au sein de laquelle on compare un présent déstructuré à un passé assez informe, mais où tout semblait mieux localement. En reprenant les discours de leurs aînés, ils répètent à leur tour – sans trop justifier – que « c’était mieux avant », puisqu’il « ne s’agit pas de fouiller ce qu’était ce passé, mais plutôt de déplorer le présent à l’aune de ce passé » (Coquard, 2019 : 47). Ils disent regretter cette période où le sentiment local d’entre-soi et d’enracinement existait encore.

Avec les récits de leurs aînés des fêtes, de l’emploi, mais aussi des rapports de séduction, ils se rattachent à une période désirable. Aujourd’hui, les fêtes locales – quand elles sont toujours organisées – ne rassemblent plus vraiment de monde et surtout une population vieillissante et peu attractive pour les jeunes. Les bals de villages qui autrefois étaient des espaces sociaux de rencontres (Bourdieu, 2002) sont évités par ces jeunes qui les considèrent comme « veillots » ou bien « cassos » : « [y]’a que des vieux et des gamins. Ça écoute du Claude François et les gars de notre âge ils y viennent pour se taper » (Tony, 19 ans, employé en CDI en Charente). À cette mauvaise réputation des évènements locaux qui autrefois soudaient le sentiment de chez-soi local viennent s’ajouter des contrôles de gendarmerie de plus en plus fréquents qui réduisent l’envie de sortir pour de tels éléments de sociabilité. Perdre son permis serait un risque bien trop gros, qui plus est alors que le marché de l’emploi local s’étale et se fragmente et que la mobilité en voiture devient la condition sine qua non à leur insertion professionnelle. Ainsi, la crainte d’un contrôle d’alcoolémie positive, de se faire flasher ou être pris sous l’effet du cannabis sont des raisons supplémentaires recentrant le chez-soi dans la sphère privée, avec un groupe d’amis et/ou de famille restreint. Ils regrettent une période où le « coin » et le « cocon » pouvaient former ensemble un sentiment de chez-soi et où l’on pouvait se sentir réellement être un « enraciné » (Debarbieux, 2014).

Se détourner du « coin »

La dissipation des relations d’interconnaissances géographiquement proches de ces jeunes et le repli sur la famille ne s’expliquent pas uniquement par un phénomène de fragmentation et de dispersion de l’emploi peu qualifié restreignant la possibilité d’une insertion professionnelle. Les jeunes ruraux des classes populaires sont de plus en plus influencés par une culture urbaine et moyennisée dominante (Dubet, 2004), mais restent marqués par leur classe sociale d’origine (Mauger, 2019). Pour créer le sentiment de chez-soi – et plus largement leur rapport aux relations locales, ils doivent forger leur expérience avec des tensions vécues comme générationnelles qui les poussent à un retranchement dans le domaine privé familial.

Des tensions générationnelles ?

Depuis maintenant près d’un demi-siècle, la jeunesse rurale et populaire partage de plus en plus une culture juvénile issue des classes moyennes et supérieures des villes et des métropoles (Bourdieu, et Sayad, 1964 ; Lambert et Roudet, 1995 ; Gambino, 2008 ; Coquard, 2019). Si ce phénomène n’est pas nouveau, il semble cependant s’exacerber depuis plusieurs années par l’accès toujours plus important à Internet et l’ouverture qu’a permise l’usage désormais massif des réseaux sociaux par les jeunes enquêtés. Il s’agit d’un « ensemble de manières de penser, de sentir et d’agir » (Rocher, 1969 : 88) plus ou moins formel qui est appris et partagé par ces derniers. Bien que la jeunesse rurale et populaire puisse être considérée comme en partie distincte de celle des classes urbaines et moyennes (Mauger, 2019), elle n’est pas non plus hermétique aux mutations de la jeunesse dans son ensemble. Si l’usage d’Internet peut être moindre – ou du moins différent – chez les classes populaires que pour le reste de la population, ce clivage dépend plus de l’âge de l’utilisateur que de sa classe sociale (Pasquier, 2018). En clair, si ces jeunes peuvent avoir un usage différent d’Internet (Pasquier, 2018), ils ne sont pas non plus imperméables à son usage et sont – à leur niveau – influencés par ce dernier, renforçant le sentiment de tensions dans l’expérience du chez-soi.

N'étant pas nouveau, l’ampleur de ce phénomène le démarque du rapport que pouvait avoir le rural avec la jeunesse. Dans le passé des espaces ruraux populaires – comme ouvriers, des mouvements culturels extérieurs sont venus s’immiscer, souvent en confrontation avec la culture locale héritée, mais aussi en opposition avec les générations précédentes. Les blousons noirs ou les « hippies » (Mauger, 2009) sont également apparus dans les campagnes françaises, mais il s’agissait là bien plus de l’arrivée d’une sous-culture, voire d’une contre-culture, ayant un impact plus fort sur la mode que sur le sentiment de chez-soi dans le « coin ». Aujourd’hui, alors que la société industrielle a laissé place à une société post-industrielle (Dubet, 1994) caractérisée par son individualisme, l’affaiblissement des relations de proximité et l’ouverture sur un nouvel espace numérique (Urry, 2005 ; Van de Velde, 2015 ; Coly et Even, 2017 ; Pasquier, 2018), il n’est plus possible de considérer ces espaces dans une perspective autocratique et folkloriste. Les rapports géographiques et relationnels changent en apportant de la diversité là où se tenait une certaine homogénéité. Joyce, 18 ans, sans activité et vivant en Creuse chez son compagnon, exprime mal vivre dans « le coin » depuis son arrivée dans le département quelques mois plus tôt[2] :

« [j]’avoue qu’ici tout le monde regarde tout le monde et j’aime pas ça. C’est bizarre parce qu’à la fois tout le monde connaît tout le monde et ils sont tous retranchés chez eux donc dès qu’il y a une nouvelle tête c’est le mouton noir du coin. C’est pas très agréable. Après quand on a l’habitude d’éviter les regards ça va, j’imagine. »

Les enquêtés vivent dans leur expérience du « coin » un tiraillement entre, d’une part, une culture populaire et rurale du chez-soi héritée par la famille et l’entourage (Roche, 2016), et d’autre part, une culture juvénile urbaine et moyennisée provenant d’un ailleurs pourtant peu maîtrisé (Coquard, 2016). Ils ne se retrouvent pas directement – ni ne se placent – dans une position de confrontation générationnelle entre eux et leurs aînés. Ils sont seulement aux points de tensions de la rencontre entre ces deux sphères, et donc, dans une position de tiraillement. Partageant fréquemment un sociolecte, des manières d’être et de se présenter que l’on relie aux jeunes des classes populaires urbaines issues de l’immigration – aux « jeunes de cité », ils sont mal vus localement (Coquard, 2016) et subissent une « mauvaise réputation » stigmatisante dans le « coin ».

La mauvaise réputation

Bien que confrontés à des épreuves et phénomènes qui leur sont propres, ils partagent des manières d’être, de se présenter, de s’habiller ou encore de parler qui sont assimilées dans leur milieu d’origine à une jeunesse « ensauvagée » (Dubet, 2004) portant en elle le danger et les excès parfois associés aux « cités » ou aux métropoles. Pourtant, ils partagent aussi volontiers les valeurs intégrées et mobilisées dans leurs expériences (Dubet, 1994). Ils diffusent généralement eux-mêmes un discours assez vindicatif envers les villes et notamment les métropoles perçues comme des espaces de danger, d’irrespect et de stress. Ce n’est donc pas tant par une opposition ou une réelle confrontation qu’adviennent les tensions entre ces jeunes et le « coin ». Comme l’explique Nathan, un charentais de 24 ans pris en charge par le service de Garantie jeune, les jeunes sont fréquemment stigmatisés par association à une jeunesse urbaine « ensauvagée » diffusée par les médias, amenant leurs aînés à leur imposer une mauvaise réputation de facto, ne serait-ce que par supposition :

« [i]ci, c’est… - après surtout les vieux d’ici, ils ont un truc que je comprends pas. C’est comme s’ils étaient bloqués dans un monde un peu arriéré, qu’ils sont pas à jour, et je comprends pas leurs mentalités […] je me sens décalé avec eux. Ils sont décalés. Pas tellement nous. […] Comment expliquer ça ? Ils critiquent beaucoup ou inventent des trucs aussi. S’il y a un petit vol, les gens savent pas qui c’est, ils vont inventer et s’énerver contre la bande de jeunes du village qui a sûrement rien fait. Je sais pas, y’en a qui sont persuadés que les jeunes d’ici viennent de la Seine–Saint-Denis. C’est un délire. »

On remarque ici le paradoxe de la population jeune qui est à la fois perpétuellement présentée comme la condition sine qua non à la survie de ces espaces (Gambino, 2008), tout en étant pointée du doigt comme la cause de la plupart des maux vécus dans le « coin ». Nombreux sont les acteurs sociaux et politiques locaux ayant ce double discours. Critiquer, d’une part, les jeunes comme fainéants, ensauvagés, dangereux, sans motivation, et d’autre part, questionner l’absence de ces derniers à la participation de la vie de village et à leur disparition du milieu rural. Cette stigmatisation de l’extérieur adulte a un impact fort sur la dissociation du sentiment de chez-soi dans « le coin » et de la perte de sentiment d’enracinement dans le local. Stigmatisés dans les discours et au sein des réseaux d’interconnaissances – puisque paraissant transgresser les normes du local, leur sentiment d’appartenance s’effrite pour ne se concentrer qu’autour de la famille et de quelques amitiés proches et dans le domaine privé.

Les jeunes eux-mêmes se sentent mis à part et isolés. Comme l’interconnaissance locale et adulte les soupçonne du pire et de tous les dangers que l’on attribue généralement à la jeunesse dans son ensemble (individualisme égoïste, hédonisme, usage de drogues, sexualité, pratiques à risques, etc.), ils se mettent à éviter la potentielle stigmatisation de l’espace public local. Lors de notre rencontre, Lenny exprime très explicitement la crainte de la stigmatisation (notamment liée à son statut de jeune) qui le détourne de l’espace public :

« [a]h ben oui parce que quand on est à la campagne, l’image qu’on a de toi c’est important, surtout à mon âge où on pense d’office que tu es une feignasse. Je sais qu’on se fait facilement mal voir – et peut-être qu’il y a des fainéants – mais moi je sais que j’essaie de pas trop me faire remarquer pour pas qu’on vienne dire je sais pas quoi, au niveau des patrons en fait juste par exemple » (Lenny, 21 ans, sans activité, Creuse).

Ces jeunes, souvent les moins diplômés et ayant le plus de mal à s’insérer professionnellement ne sont pas ceux que les élus voudraient voir rester (Gambino, 2008). Cette population est plutôt perçue comme la « minorité du pire » (Elias, 1985) que l’on soupçonne à la fois à cause de leur statut de jeunes, mais également à cause de leur appartenance à une classe sociale plus modeste. Ils sont à la fois stigmatisés par leur statut de jeune, mais aussi par celui de « cas social » ou d’« assisté ».

Repli hors de l’espace public

Influencés par la mauvaise réputation, ou du moins la supposition d’actes déviants et dangereux, ils s’éloignent progressivement de l’espace public (Gambino, 2008) pour se retrouver à l’abri des réseaux d’interconnaissances pouvant les stigmatiser. Un cercle vicieux apparaît dans le sentiment d’appartenance de ces jeunes : plus ils sont stigmatisés et plus ils s’isolent, et plus ils le font et plus on suppose qu’ils ont des choses à cacher pour se détourner de l’espace public. Comme pour Guillaume, 18 ans et sans-emploi, le sentiment de chez-soi ne correspond plus au « coin », mais s’atrophie et se concentre autour de sa famille et d’un groupe d’amis proches, généralement autour du domicile parental :

« [l]e jugement des gens et tout ça, et puis je vais pas dehors parce que ça m’intéresse pas. Parce que j’aime pas ça, parce que soit je vois mes amis chez moi, soit je préfère rester devant mon ordi parce que j’ai un peu peur du jugement des gens. J’ai toujours eu peur du jugement des gens d’ailleurs. »

Le repli autour du domicile familial et la crainte du jugement qu’exprime Guillaume n’impliquent pas une animosité particulière envers la « campagne », mais plutôt envers le « coin ». Si le sentiment de se retrouver pris au « piège » existe dans leur expérience rurale, il est dû avant tout aux tensions que vivent les jeunes les plus vulnérables et à la fragmentation de l’emploi qui leur est accessible. En réalité, ces jeunes aiment l’espace local, bien qu’ils ne s’y sentent pas toujours « chez eux ». Contrairement aux villes qualifiées de dangereuses, stressantes et polluées, le rural paraît être plutôt privilégié :

« [d]ans un appartement en grande ville t’as les voitures et les camions qui passent toute la journée et même la nuit, la racaille qui fout le bordel alors qu’à la campagne c’est le calme. Le calme et puis après on fait ce que l’on veut dans la campagne, tu peux faire ta maison, t’es tranquille, personne vient te chercher pour te faire chier. […] Après ouais, tu te fais rapidement chier si tu connais personne, y’a pas de boîte de nuit ou quoi par ici » (Félix, 20 ans, sans activité en Gironde).

Tel que l’exprime Félix, le rural est perçu comme un espace synonyme d’ennui lors de sa période de jeunesse, mais où la possibilité d’accéder plus facilement au pavillon individuel, le calme et la nature environnante sont des éléments de poids dans la volonté d’inscrire plus tard son chez-soi à la campagne. Ils ont beaucoup de souvenirs localement, mais ne s’y sentent pas – ou plus – vraiment « chez eux », et cela de manière indépendante aux qualités et aux défauts qu’ils peuvent trouver au monde rural. Les enquêtés souhaitent – plus tard – réussir à créer leur propre chez-soi en campagne. Toutefois, ils se trouvent pour le moment exclus de l’espace local public par une mauvaise réputation juvénile, et exclus de l’intégration à des réseaux d’interconnaissances par le travail du fait de la fragmentation de l’emploi peu qualifié.

Le chez-soi se replie autour d’un groupe composé de membres proches de sa famille d’origine, ainsi que des amis (ou des amis de la famille) que l’on considère comme étant membres de sa famille « de cœur ». Pour ceux s’individualisant, souhaitant devenir indépendants et pour qui la mobilité professionnelle est une attente du marché de l’emploi rural peu qualifié, le tiraillement est très fort. Il se fait entre, d’une part, la nécessité de mobilité, et d’autre part, la crainte de perdre son chez-soi parental si on venait à quitter le milieu local. En général, l’immobilisme familial gagne dans cette confrontation (Tallon et al., 2015 ; Roche, 2016) puisque les départs sont assez rares (et risqués) pour ces derniers. Néanmoins, le fait de rester chez-soi, alors même qu’il se retrouve de plus en plus isolé et fragmenté dans le « coin », pousse les jeunes à faire reposer leur parcours vers l’indépendance sur leur famille qui devient le centre de gravitation de leur expérience géographique et sociale.

Le chez-soi et le cocon

Avec la dispersion et la fragilisation des emplois peu qualifiés en milieu rural, les sociabilités locales sont étiolées. La commune, le bourg ou même le « local » ne sont plus synonymes de sentiment d’appartenance (Debarbieux, 2014 ; Rieutort et Thomasson, 2015), d’autochtonie (Renahy, 2005) ou de chez-soi. Ces sentiments se réduisent au fur et à mesure que les classes populaires n’ont plus d’impression d’unité ou de domination collective (Lechien et Siblot, 2019) et que les conditions du marché de travail ne permettent plus une solidarité populaire locale. Alors que le chez-soi se distingue de plus en plus du « coin », la vie sociale de ces jeunes s’organise autour de trois formes de relations sociales : « chez les uns les autres » (Coquard, 2019), par des relations virtuelles rendues possibles par la généralisation progressive utilisation d’Internet, et la famille.

Le rétrécissement du chez-soi autour du domicile familial s’explique à la croisée de ces trois formes. Tout d’abord, l’utilisation importante des réseaux sociaux et des modes de communications numériques (Pasquier, 2018) permet une échappatoire à l’isolement social, mais aussi géographique, que ces jeunes peuvent vivre. Si tous n’utilisent pas ces outils dans les mêmes proportions, il est important de noter que cet usage renforce la tension dont nous avons parlé plus tôt entre une culture juvénile partagée et une culture locale héritée. L’utilisation de ces moyens de communication permet une ouverture, ou tout simplement de conserver le lien social et le contact avec des amis éloignés ou que l’on ne peut pas voir sans l’utilisation de la voiture : « [o]n garde le contact comme ça même si c’est pas aussi bien, ça permet de pas être trop isolé et ça aide quand on est comme moi et qu’on peut pas bouger en voiture ou en scooter » (Stéphane, 16 ans, en réorientation scolaire en Gironde).

Le domicile familial est l’espace où la plupart des relations numériques sont entretenues, mais il est aussi – et surtout – celui des relations amicales. En s’écartant des espaces publics – puisque les bars n’attirent plus et que la crainte de stigmatisation locale est forte – les jeunes ruraux populaires se retrouvent « chez les uns les autres » (Coquard, 2019) : « [p]our sortir, on s’adapte avec ce que l’on a autour de nous. C’est-à-dire que je pense qu’on va se faire des barbecues dans le jardin des parents, où on fait nos soirées chez nos amis, chez les copains » (Cheyenne, 19 ans, intérimaire en Gironde). On invite ainsi ses amis à venir à son propre domicile lorsque l’on a pu devenir indépendant (ce qui correspond généralement à une mise en couple et à la parentalité) (Amsellem-Mainguy, 2021), mais aussi plus souvent au sein du domicile parental. La fréquentation de cet espace privé et familial par les amis renforce le sentiment de former une « famille de cœur » avec ses amis proches. En ce sens, le domicile familial est un espace privé de regroupement où l’on doit composer son sentiment de chez-soi bien plus réduit. Ce lieu permet la communication numérique, l’entretien des relations amicales sans crainte de subir la stigmatisation locale et où la famille se retrouve. Le foyer parental est le « cocon » où l’on peut entretenir le sentiment de chez-soi.

L’ancre familiale

La famille a une place centrale chez les classes populaires rurales (Roche, 2016 ; Coquard, 2019 ; Amsellem-Mainguy, 2016 ; 2021). Si elle est importante pour de nombreux groupes sociaux, elle représente au sein des classes populaires un lieu d’affection, de sociabilité et surtout le seul « filet de sécurité » pour des jeunes marqués par la vulnérabilité socioéconomique (Roche, 2016). Si l’on a pu décrire dans l’étude de la jeunesse contemporaine un détournement de la famille au profit des relations amicales intragénérationnelles (Dubet, 2004), nos observations brossent le portrait d’individus fortement attachés à la famille et pour qui le sentiment d’appartenance est relié à ce groupe. Le domicile parental représente généralement le centre de gravité de son expérience de vie : « [c]hez nous la famille, c’est très important. C’est tout ce que j’ai et elle sera toujours là pour moi » (Cassie, 19 ans, sans activité en Gironde).

La famille est d’ailleurs présentée comme une source d’immobilisme dans le monde local. Ces jeunes lorsqu’ils décohabitent partent en règle générale s’installer chez de grands frères et sœurs ou bien en couple à quelques bourgs d’écart de leurs parents. Il est important de noter le sens que prend cet immobilisme familial. Nous avons avancé dans l’introduction l’idée selon laquelle les enquêtés ne ressentent pas un attachement profond à leur espace de vie local : un enracinement. Ils ne vivent pas dans un sentiment de « dette » autochtone envers le territoire au sein duquel ils ont grandi et le sentiment d’enracinement n’est généralement pas présent dans leurs discours. Ainsi, cet immobilisme n’est pas à relier avec un attachement viscéral dans « le coin ». Ils ne sont pas dans une relation avec le local où « le lieu est pensé et vécu existentiellement comme matrice d’individuation constamment réactivée » (Debarbieux, 2014 : 74). Pour filer la métaphore de Bernard Debarbieux, ces jeunes sont plutôt « ancrés » dans cet espace, dans le sens où leur « ancre » (leur famille et leurs amis proches) les retient sur place, mais si cette dernière était placée ailleurs, ils la suivraient sans hésiter :

« [i]ci, c’est toute mon enfance quoi. Et puis surtout y’a toute ma famille ici. Après par exemple si toute ma famille partait à l’autre de bout de la France, en Alsace ou je sais pas quoi, bah c’est sûr que je resterais pas. Ouais, je partirais avec eux, c’est important la famille. C’est la famille quoi. On en aura toujours besoin » (Alban, 17 ans, en reprise de formation en Creuse).

Pour ces jeunes, l’expérience du chez-soi ne se fait plus réellement dans « le coin », mais il se cristallise au sein de ce « cocon » privé. La famille est une ressource de sécurisation de sa prise d’indépendance et de son individualisation, surtout dans un modèle familialiste de prise en charge de la jeunesse (Van de Velde, 2015). Plus encore, elle est une ressource émotionnelle importante pour ces derniers. Il ne faut cependant pas la considérer dans tous les cas comme un espace de sécurité, d’entraide et de bienveillance. Le « cocon » peut aussi être un espace de conflits et de tensions.

« Faire avec »

Les familles sont le théâtre de mésententes, de conflits, voire de violence chez les enquêtés. Nombreux sont ceux ayant côtoyé – ou côtoyant encore – des actes de violence, la dépendance à l’alcool ou à d’autres produits psychoactifs de la part de membres de leur famille (Gambino, 2008 ; Roche, 2016) : « [m]a mère elle est alcoolique on va dire, et c’est arrivé qu’on a dû en venir aux mains parce qu’elle tapait sur mon petit frère » (Lorenzo, 21 ans, sans emploi en Creuse). Face à la récurrence de situation de tensions, de conflits et de violence dans les discours de ces jeunes, il est assez difficile de concevoir le rôle protecteur et du sentiment de chez-soi qu’apporte pourtant la famille. De simples « prises de gueules » avec ses parents ou ses frères et sœurs jusqu’à des cas de violences physiques[3] et sexuelles[4] dans les cas les plus graves, comment la famille arrive malgré tout à cristalliser le sentiment d’appartenance dans le « cocon » ? Prenons le cas de Tiphaine, une jeune creusoise sans emploi de 17 ans vivant chez sa mère avec ses 6 frères et sœurs. La jeune fille a annoncé son homosexualité à sa famille il y a maintenant plus d’un an et subit depuis avec des moqueries et des insultes homophobes quotidiennes de la part des membres de sa famille. Malgré cette situation qui vient s’ajouter à l’alcoolisme de sa mère, Tiphaine assure qu’elle ne compte pas quitter sa famille qui est « tout ce qu’elle a » :

« [o]h bah c’est “sale lesbienne”, “j’aime pas les gouines”, des trucs comme ça. C’est surtout à table, quand on est autour du repas ou devant la télé que ça fuse dans tous les sens et puis maman ne dit pas stop et elle rigole. […] Ils ont beau m’insulter, me critiquer ou me haïr toute leur vie, je serais toujours là pour eux. C’est… c’est parce que… je sais pas, mes frères et sœurs et ma mère c’est les seuls trucs qui m’empêchent vraiment de partir parce que sinon je pense que ça ferait un moment que je serais déjà partie. Quand j’y pense, je me dis qu’il faut pas que je fasse de bêtises parce qu’il y a eux derrière. Donc, même si c’est difficile, je fais avec. »

Malgré les conflits, des violences ou des insultes (parfois quotidiennes comme pour Tiphaine), ces jeunes restent auprès de leur famille qui demeure un espace de repli face à la potentielle stigmatisation, mais surtout face à la précarité qu’une prise d’indépendance sans le soutien familial pourrait apporter (Roche, 2016). Lorsque des conflits internes sont présents, les enquêtés continuent de porter un discours sur l’amour que la famille peut offrir, mais surtout l’idée que l’on doit savoir « faire avec » puisque l’on a « que » la famille. Elle est un soutien dans sa prise d’indépendance, voire un « filet de sécurité » permettant d’assurer certaines prises de risques dans son insertion professionnelle ou dans sa décohabitation. Pour Camille, une intérimaire Charentaise de 23 ans, vivre chez ses parents est à la fois une source de frustration puisqu’elle n’est pas encore indépendante, mais le domicile familial prend aussi le rôle d’« amortisseur de crise » (Maunave, 2016) dans ses tentatives d’insertion et de stabilisation professionnelles :

« [j]e vis chez mes parents et donc je peux pas faire ce que je veux, je suis obligée de vivre avec leurs conditions, mais j’ai pas de travail et même si j’aime bien être toute seule, j’ai pas les moyens de m’en sortir seule. Donc c’est sûr que de savoir qu’on a papa/maman pas loin c’est moins compliqué. Après c’est comme un cercle vicieux quoi. Chez eux je peux pas faire tout ce que j’ai envie et être autonome. Enfin à la rigueur je vis encore chez eux là, mais j’ai envie de prendre mon indépendance et je fais des trucs pour me sentir plus libre et plus autonome dans mes choix à faire. Il faudrait peut-être que je m’envole de chez papa et maman quand même, mais c’est bon de savoir qu’ils sont là si jamais. »

La famille est un groupe social central de convivialité et l’ancrage familial dans le local est apporté par des sentiments d’affection et de sérénité dans le fait d’être chez-soi (Stitou, 2005). Elle amène le sentiment de chez-soi au sein de ce « cocon » et une protection contre le monde extérieur possiblement hostile (Coly et Even, 2017). Elle permet, comme nous le dit Camille, d’être rassuré afin de « prendre [son] indépendance » et « de [se] sentir plus libre. »

La famille, une sécurité pour la prise d’indépendance de ces jeunes

Dans l’expérience de ces jeunes, le chez-soi se cristallise autour de ce « cocon » privé plutôt que dans le « coin » public pour sa part. Même lorsque le jeune décohabite, il ne part jamais très loin et souvent en cohabitation avec un frère ou une sœur afin de faciliter une prise d’indépendance progressive. Ce fut notamment le cas pour Maeva, 18 ans, sans emploi et vivant chez sa sœur par manque de moyens financiers :

« [i]l faut que j’aie de l’argent et même pour moi j’en ai besoin, pour vivre ma vie, pour avoir un appartement à moi. Parce que là pour le moment je vis chez ma sœur, je ne suis plus chez ma mère, mais pour avoir un appartement j’ai besoin d’argent donc j’ai pas le choix. Mais je garde toujours en tête l’idée qu’il y a mon frère qui est à côté et qu’il est juste là si jamais. »

S’il y a effectivement un repli autour de sa famille et vers une sociabilité amicale restreinte, il ne faut pas surinterpréter ce phénomène comme étant une immobilité totale dans le local. Ces jeunes ne voyagent que rarement et nombreux sont ceux n’ayant jamais quitté leur région d’origine, voire le département. Partir ailleurs, loin, signifierait prendre un risque puisque l’on n’aurait plus accès à l’aide matérielle et au soutien émotionnel du « cocon ». Les enquêtés sont pourtant très mobiles localement. Cette mobilité prend généralement la forme d’une gravitation plus ou moins large autour du chez-soi qui dépend de l’offre disponible en matière d’emploi : « [d]éjà avec le scooter j’ai pu me déplacer, mais avec la voiture c’est mieux, on me propose un boulot à 15 km, bah je peux y être en 20 minutes facilement » (Lucas, 19 ans, en reprise de formation en Gironde).

Avec peu d’expérience et un faible niveau de diplomation (Orange, 2009 ; Azéma et Mauhourat, 2018), mais surtout devant faire face à la fragmentation de l’emploi rural peu qualifié, être mobile devient une attente dans l’insertion professionnelle et dans leur passage à la vie adulte. Ces jeunes se retrouvent à être mobiles sur place. La voiture devient alors le sésame de l’accès à l’emploi et la famille un espace de sécurisation et de stabilisation. Pour ceux, plus rares, n’ayant pas de véhicule, le chez-soi peut très rapidement être perçu comme un « piège » (Gambino, 2008) et leur insertion professionnelle est généralement compromise. Néanmoins, des stratégies sont mises en place pour passer du chez-soi au local pour ceux n’ayant pas accès à la mobilité en voiture ou en deux-roues. Ils mentent à l’embauche en prétextant la panne ou le vol d’un véhicule qui n’existe tout simplement pas. Ici encore la solidarité familiale permet de se sortir de cet immobilisme : « [c]’est mon grand-père qui m’amène partout j’essaie de rester dans le « coin » alors qu’avec une voiture personnelle ça pourrait m’orienter vers plus loin. Moi je me suis tout le temps dit qu’avec ma voiture à moi je m’arrêterais pas pour aller chercher du travail et tout » (Kylian, 19 ans, stagiaire en mécanique en Charente). En adaptant ses trajets professionnels à ceux de ses parents ou frères et sœurs, ou bien parfois en demandant à ses grands-parents ou amis d’être voiturés, ils peuvent trouver des moyens d’esquiver l’immobilisme spatial et professionnel. En ce sens, la voiture est nécessaire pour créer une expérience du chez-soi qui ne soit pas vécue comme un enfermement, mais plutôt comme un espace de sécurité ; comme un « cocon ».

Conclusion

Parce qu’ils connaissent eux aussi la fragmentation de l’emploi en milieu rural et l’affaiblissement des espaces proches de sociabilités et parce qu’un écart générationnel semble se former dans l’espace public, les jeunes enquêtés se retrouvent dans une situation d’ancrage restreint du chez-soi autour du « cocon familial ». Ils ne peuvent pas être considérés des « enracinés » (Debarbieux, 2014) comme dans le cas d’un attachement particulier à la terre ni même à la population avec laquelle ils partagent une proximité géographique. Ils vivent dans un espace local graduellement plus éclaté et ces derniers sont « ancrés » par le sentiment de chez-soi privé (Debarbieux, 2014) qu’apporte la famille. Ils sont pourtant marqués par la nécessité de mobilité et le besoin d’une voiture puisque leurs réseaux amicaux sont éparpillés. Cependant, cette nécessité est avant tout due à la précarisation de l’emploi pour ceux touchant aux sphères les moins qualifiées de l’emploi. En ce sens, le « cocon » privé crée, dans leur expérience géographique et relationnelle, un sentiment de chez-soi. Le « cocon » est l’espace affectif et émotionnel caractérisé par le sentiment d’appartenance pour ceux qui y vivent. Il s’agit d’une expérience paradoxale avec, d’une part, des espaces fréquentés de plus en plus éclatés qui impliquent un besoin de mobilité vis-à-vis de l’emploi, et d’autre part, un sentiment de chez-soi restreint autour de l’espace privé.

Avec la centralisation des relations sociales autour de sa famille et une expérience de la jeunesse qui s’allonge (Van de Velde, 2015), le chez-soi se cristallise vers le domicile familial. Les enquêtés rapportent que, même après avoir décohabité (et parfois même en étant eux-mêmes parents), ils gardent toujours leur chambre chez leurs parents avec un attachement émotionnel et symbolique fort. Le chez-soi peut évidemment se créer autour de son propre foyer en avançant dans l’âge, mais avec les fluctuations de l’habitat et de la faible stabilité professionnelle de cette population, le sentiment de chez-soi est ancré au domicile parental qui est perçu comme un point de repère et de stabilité de sa transition vers l’âge adulte. Sa simple présence, et sa proximité permettent de se rassurer lors de ses tentatives de prise d’indépendance. Le fait de savoir que l’on a toujours « sa » chambre chez ses parents et que l’on peut y retourner si jamais sa prise d’indépendance n’est pas fructueuse représente un « filet de sécurité » (Roche, 2016) et une assurance nécessaire pour des jeunes vulnérables socioéconomiquement (Stitou, 2005). Le chez-soi se réduit autour du « cocon » (privé) plutôt que du « coin » (public) et crée une perte de sentiment d’enracinement au profit de celui d’ancrage (Debarbieux, 2014). L’individualisation de ces jeunes dans leur passage vers l’âge adulte est rendue possible par le caractère particulier que prend le chez-soi dans leurs parcours. Il devient un espace de réalisation et de construction de soi – parfois loin d’être idyllique – centré autour du noyau familial. Paradoxalement, cette individualisation semble particulièrement dépendante de son groupe d’origine et découle en grande partie de la capacité de la famille à assurer son rôle de « cocon » ou non.

S’intéresser aux ruralités de Nouvelle-Aquitaine nous permet ainsi de mieux comprendre ce que les mutations actuelles, notamment la libéralisation et la précarisation de l’emploi peu qualifié, créent vis-à-vis de l’expérience du chez-soi de cette population. Si l’étude sur trois départements nous permet d’éviter un effet d’autonomisation méthodologique, il est certain que la très large pluralité des espaces ruraux sur le territoire national nous invite à faire preuve de prudence. Il ne faut pas considérer les espaces ruraux comme des espaces de presque anomie ou l’interconnaissance a disparu. Le rural est loin de l’image d’espaces reclus et passéistes où plus personne n’adresse la parole à ses voisins (Orange et Vignon, 2019). En prenant en compte ces éléments, nous pouvons tout de même avancer qu’il se produit dans l’expérience de ces jeunes un désaxement et une restructuration dans son rapport relationnel et géographique du chez-soi. Ces derniers font face à cette situation où la cristallisation du sentiment de chez-soi est moins évidente dans le « coin » et finit irrémédiablement par se recomposer autour du « cocon », transformant finalement l’enracinement de cette population en ancrage.

Tableau

Caractéristiques socio-démographiques des jeunes rencontrés

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