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Introduction

L’expression « laver son linge sale en famille », qui signifie principalement régler un problème entre personnes concernées à l’abri de regards extérieurs, évoque le lien profond que l’on associe entre le traitement du linge et le domaine privé et intime (Stambolis-Ruhstorfer et Gross, 2021). Au cœur des tâches quotidiennes, l’entretien du linge conditionne notre rapport à l’espace domestique, et y occupe une place physique et symbolique centrale : la gestion du linge scande et articule la façon de vivre le chez-soi et participe à sa définition. Si cette tâche implique tous les membres d’un ménage, elle ne les affecte pas de la même façon, et révèle des attributions inégales entre conjoints.

Cet article analyse la manière dont l’entretien du linge contribue à la structuration des dimensions spatiale, temporelle et relationnelle du chez-soi. Nous adoptons une approche pratique et matérielle aux frontières de l’individualité et à celles du « nous » dans l’espace domestique. Nous utilisons le prisme des pratiques d’entretien ménager, des logiques et des catégories qui les structurent, ainsi que des objets qui peuplent l’espace domestique, pour illustrer la façon dont se configurent les équilibres entre « moi » et « nous » dans la famille, avec une attention particulière à la variable du genre.

L’originalité de cette réflexion tient d’une part au fait que l’analyse dépasse la simple description des pratiques et des discours entourant l’entretien du linge : nous montrons comment cette tâche spécifique exerce un pouvoir structurant sur l’espace-temps du chez-soi, ainsi que sur les rôles qui s’y dessinent. Dans l’entrelacs du temps (séquences d’actions, cadences de celles-ci, rythme journalier ou hebdomadaire de la prise en charge des tâches, etc.) et de l’espace (lieux désignés, de sursis et d’exclusion), le linge participe à délimiter les frontières physiques du chez-soi autant qu’il contribue à en rythmer la cadence temporelle des activités et les zones de compétence (donc, les charges symboliques des différents espaces). D’autre part, l’approche théorique privilégiée dans cette analyse nous conduit à mettre en lumière le fait qu’en plus d’être un révélateur de l’intégration conjugale (Kaufmann, 1997), l’omniprésence visuelle du linge dans l’espace domestique et son intensification avec l’arrivée des enfants participent de manière très marquée à l’assignation prioritaire de cette tâche aux femmes qui deviennent mères.

En effet, malgré les discours et des tentatives de répartition égalitaires autour de ces tâches, on observe un déséquilibre dans la place occupée par les femmes dans le chez-soi, et la présence d’un discours qui le justifie. Les femmes prennent davantage en charge la part collective, familiale du linge, et semblent inclure une plus grande part du « nous » à leur rapport au chez-soi. Cette tendance se révèle clairement dans les pratiques entourant le linge auprès des participant.e.s que nous avons interrogé.e.s, surtout concernant le linge de maison et celui des enfants. Avec l’arrivée des enfants, cette dimension collective se fait plus volumineuse en termes de temps et de quantité d’objets à entretenir, et son rythme est généralement accéléré : ce sont encore les mères qui intègrent davantage à la fois la « charge mentale » (dans le sens du cognitive labour de Daminger [2019]) et les tâches matérielles de ces nouvelles obligations liées à la vie quotidienne du chez-soi, bien souvent malgré elles.

Contexte et connaissances disponibles

Le fait d’entretenir son linge à domicile est relativement récent. Historiquement, le linge était traité publiquement, en groupe et au lavoir (Corbin, 1986), et occupait ainsi une place importante dans la vie communautaire des femmes. Les développements technologiques ont permis le déplacement du traitement du linge vers la sphère privée, notamment avec l’implantation de l’eau courante à domicile (Gagné-Collard, 2002). Plus tard, lorsque les foyers des sociétés occidentales s’équipèrent massivement de machines à laver dans les années d’après-guerre, le lavage devint une affaire privée (MacDonald, 2001 ; Riffaut, 1980). Si les buanderies dans les centres urbains offrent encore aujourd’hui une dimension publique de l’entretien du linge, sa gestion en Occident est désormais majoritairement privée et individuelle (Watson, 2015).

Ce déplacement vers le foyer n’est pas qu’une transformation physique de l’inscription du linge dans les espaces, mais a aussi provoqué des changements dans la temporalité de sa gestion. Alors qu’auparavant la logistique nécessaire aux tâches d’entretien du linge demandait une grande organisation et la prévision d’une ou plusieurs journées de lavage (Corbin, 1986 ; Denèfle, 1989 ; Gagné-Collard, 2002 ; MacDonald, 2001) , le traitement du linge a perdu sa dimension événementielle pour devenir une tâche banale et diffuse, réalisée au cours de la semaine (Denèfle, 1989 ; Riffaut, 1980) .

Le rapport entre le linge et le domicile dépasse le seul fait de l’entretien. Pink et collègues (2013) ont montré que le linge participe à la « texture du chez-soi » en tant qu’élément central du rapport sensoriel que l’on entretient avec son foyer. Le caractère quotidien, régulier de la multitude des tâches qui entourent la gestion du linge (ramasser, trier, organiser, laver, sécher, ranger, repasser…) rend inévitable son inscription dans l’environnement familier et intime du domicile (Gagné-Collard, 2002 ; Pink et al. , 2013 ; Riffaut, 1980) . Au fil de ses changements d’état entre « sale » et « propre », le linge parcourt cycliquement le domicile jusqu’à la fin de sa vie (Yates et Evans, 2016) . Son omniprésence en fait un révélateur du chez-soi et des relations entre ceux qui y habitent, tout comme le bon entretien du linge de maison (literie, le linge de table) joue un rôle dans la représentation de soi devant les invités (Pink, 2005) . Les progrès technologiques ont allégé et accéléré le traitement du linge, mais ils ont aussi accru les standards de propreté requérant plus de temps pour son entretien (Shove, 2003) . Plus encore que la fabrication, l’entretien des vêtements est la dimension la plus énergivore dans leur vie (Laitala et al. , 2012) . Cette considération s’ajoute aux injonctions de propreté et de présentabilité, pouvant conduire à des adaptations pour tenter de limiter l’impact énergétique et écologique de la gestion du linge (Jack, 2013 ; Laitala et al. , 2012 ; Yates et Evans, 2016) .

L’entretien du linge est une des formes du travail domestique (Couturier et Posca, 2014). Les études réalisées à l’étranger montrent que ce sont les femmes qui en sont majoritairement responsables (Anderson, 2016 ; Denèfle, 1989 ; Klepp et Bjerck, 2014 ; Laitala et al., 2012 ; Twigg, 2007 ; Stambolis-Ruhstorfer et Gross, 2021), comme c’est aussi le cas au Canada (Lachance-Grzela et Bouchard, 2010) et au Québec (Charton et Zhu, 2017). Si les revendications d’égalité entre les genres sont croissantes, et qu’une réduction des inégalités est observée dans les pays occidentaux (Davis et Greenstein, 2009 ; Lachance-Grzela et Bouchard, 2010 ; Moreno-Colom, 2017), la sphère privée demeure caractérisée par une forte division genrée de la répartition des tâches (Scarborough et al., 2019). Kaufmann (2014) a montré que les inégalités dans la gestion du linge prennent place à mesure que le couple s’installe ensemble, mais sont notamment masquées par les sentiments amoureux (cf. aussi Belleau et al., 2020).

Le lien traditionnel entre travail domestique et le féminin trouve une illustration dans le rapport au linge. Dans les familles, la mère a le rôle de référence en matière de savoir-faire face au linge et dans la garantie de propreté au sein du domicile (Charton et Zhu, 2017 ; Gram-Hanssen, 2007 ; Mathieu, 2003 ; Pink, 2005) . Ce sont aussi les mères qui s’assurent généralement que les enfants soient propres et présentables lorsque cela est attendu (Klepp, 2007) . La prise en charge du linge par les mères crée parfois un lien de dépendance entre les enfants et les parents pour les aspects plus techniques et complexes de ces tâches ménagères, même lorsque ceux-ci ont quitté le domicile familial (Pink, 2005) .

Repères théoriques

Comme Pink et al. (2013), nous nous intéressons à la manière dont le linge est intégré dans la matérialité et dans la « texture » du chez-soi. Le linge est un vecteur de constitution du rapport sensoriel à l’espace domestique, à travers sa présence visuelle, ses odeurs, ses qualités tactiles. Cependant, nous dépassons l’approche principalement descriptive de Pink[1] et collègues, et concevons les tâches d’entretien du linge comme exerçant un pouvoir structurant sur l’espace-temps du chez-soi. Tout d’abord, le linge a une façon spécifique d’être présent et d’occuper l’espace dans la maison. Différemment de la poussière et de la saleté sur les planchers, il n’est pas traité pour « disparaître », mais pour qu’il poursuive son cycle routinier[2] et régulier : il doit revenir à l’état de propreté qui le replace dans l’espace désigné du propre. Le linge circule dans l’espace du chez-soi sur un parcours relativement structuré, dont les étapes physiques correspondent à ses changements d’état : du propre (plié et/ou rangé) au semi-propre ou sale (à terre, dans le bac, sur une chaise, sur le lit, etc.), au lavage, au séchage, pliage et repassage – pour être donc rangé et revenir à l’état « propre ». Grâce à sa présence matérielle dans l’espace et à sa manière « par étapes forcées » de l’habiter, le linge appelle alors un enchainement d’interventions de la part des personnes qui en sont responsables. Il traîne, il déborde, il pue, il dérange la vue, il est quelque part en attente de la prochaine étape de son parcours circulaire. Les actions demandées pour que le cycle se poursuive sont distribuées dans le temps de manière séquentielle et organisée (de façon plus ou moins flexible, comme nous le verrons dans la présentation des résultats). Ces actions ponctuent le temps domestique par leur cadence, leur fréquence et leur séquence circulaire. Ainsi, les pratiques d’entretien du linge, à l’instar d’autres pratiques quotidiennes telles la cuisine, structurent non seulement l’espace du chez-soi par la matérialité du linge, mais aussi sa temporalité par la cadence des actions et des planifications requises. Le linge organise un espace-temps[3], c’est-à-dire un rythme des arrangements spatiaux et une spatialité de la séquence des moments des activités d’entretien. Matérialité spatiale et cadence temporelle s’entrecroisent dans la définition du chez-soi, qui est traversé par des frontières physiques autant qu’il est délimité par une suite temporelle des actions repartie dans la semaine : le temps comme organisation sociale de l’espace est scandé par des événements planifiés (Elias, 1992), qui aident les acteurs à intégrer et à normaliser les tâches à accomplir (Zerubavel, 1981).

Dans cet article, les frontières du chez-soi sont pensées par le lien entre la présence du linge et l’espace-temps qu’il traverse et compose. Nous nous appuyons notamment sur notre travail précédent de théorisation de l’émergence des frontières relationnelles dans les contextes intimes (Piazzesi et al., 2019). Le terme « frontière » désigne une opération de démarcation qui révèle un espace social (interaction, lien, groupe, communauté, institution) en tant qu’ensemble organisé de significations. Cette opération communicative (geste, discours) consiste à distinguer « ceci » de ce qui n’est pas « ceci ». Si elle n’a lieu qu’une fois, les frontières érigées auront un caractère éphémère. L’émergence de frontières plus stables se doit à la répétition d’opérations communicatives qui réactivent cycliquement la différence entre « ceci » et tout le reste. Ainsi, ces opérations sélectionnent graduellement un ensemble de repères discursifs et pratiques qui caractérisent l’espace social désigné. L'apport principal du concept de frontière à notre analyse ne se situe pas dans son marquage de distinction entre environnements ou entre relations. Ce qui nous intéresse, ce sont plutôt les opérations (plus ou moins stabilisées) à travers lesquelles les frontières sont créées, renforcées ou modifiées. En d’autres termes, le « travail » des frontières (boundary work) (Bochove et al., 2016 ; Fournier, 2002 ; Kreiner et al., 2009 ; Nippert-Eng, 1996).

Cette perspective nous permet de regarder le « chez-soi » comme configuration de frontières symboliques, matérielles et relationnelles émergeant d’un travail répété de démarcation : les acteurs constituent leur « chez-soi » en distinguant entre espaces, moments, activités, rôles dans le cycle quotidien de vie. Ce travail se rend visible dans les récits des pratiques discursives et gestuelles, avec leur rapport à la temporalité et à la matérialité du « chez-soi » comme résultat et référence de ces pratiques, d’où la centralité de ces récits, autant narratifs que visuels, dans notre recherche. Le linge devient ainsi un vecteur (parmi d’autres) d’une démarcation continue qui « enferme » l’espace domestique et en morcèle le temps : l’orientation, la visée de l’attention des acteurs du domestique (ce qui les occupe, ce qui les intéresse, ce qu’ils envisagent) confère un sens à l’espace-temps du « chez-soi » et le fait apparaître en tant que distinction par rapport à ce qui n’est pas « chez-soi » (et qui, par conséquent, est défini par une autre orientation de l’attention).

L’émergence des frontières est traversée et structurée par un autre ensemble de différences régulant les relations entre les acteurs sociaux dans l’espace du chez-soi. Nous pouvons les définir comme rapports sociaux de genre, d’âge et de race (cette dernière variable n’étant pas visible dans nos données du fait des caractéristiques de notre échantillon). Ces rapports font en sorte que les différents membres d’une famille ne contribuent pas de la même façon à l’émergence et au renforcement des frontières du chez-soi, à l’organisation de l’espace-temps qui le constitue, et au maintien des frontières entre le moi et l’autre. Notre revue des écrits nous renseigne sur la persistance d’inégalités de genre dans la répartition du travail domestique et de soin dans les ménages hétérosexuels. Nous savons aussi que ces inégalités sont particulièrement accentuées par la transition à la parentalité (Cappuccini et Cochrane, 2000 ; Le Goff et Girardin, 2016 ; Schober, 2013). Notre perspective est informée par l’approche multidimensionnelle proposée par Krüger et Levy (2001), d’après laquelle l’organisation des rôles dans la famille doit être analysée à la lumière de l’enchevêtrement entre parcours de vie et de carrières genrées, stratification sociale, idéaux normatifs et organisation institutionnalisée du travail et des services aux familles. Ce cadre analytique permet d’observer les interactions entre valeurs personnelles (conviction traditionnelle ou égalitaire ; endossement de l’autonomie ou de la fusion intime (De Singly, 2003 ; Piazzesi et al., 2018), contraintes structurelles (organisation, durée et division du congé parental ; organisation du travail rémunéré) et processus de décision familiaux concernant la prise en charge du travail non rémunéré. On peut ainsi saisir la complexité des variables qui gouvernent le glissement, surtout après la transition à la parenté, vers l’« assignation prioritaire » des femmes à l’espace domestique (Le Goff et Levy, 2016) et, par conséquent, au maintien de son organisation et de ses frontières par une forme d’enfermement. À cette perspective analytique, nous ajoutons une dimension supplémentaire : la micro-observation des récits sur les actes quotidiens des pratiques domestiques qui matérialisent et, grâce à leur cadence cyclique, pérennisent[4] les arrangements genrés qui correspondent à ces « statuts maîtres sexués », et l’espace-temps qui les encadre.

Démarche méthodologique

La recherche de terrain s’est déroulée entre le printemps 2019 et le début du printemps 2020 (un seul entretien a été réalisé au tout début du confinement lié à la pandémie de COVID-19). Elle visait à documenter les usages sociaux du linge, les arrangements autour de son entretien et ses parcours de circulations dans les couples québécois qui cohabitent. Constatant le peu d’écrits sur cet objet, notre enquête avait un caractère exploratoire et, par conséquent, ciblait une description la plus complète possible du phénomène observé. Pour ce faire, un échantillon de 20 personnes de plus de vingt ans vivant en couple à Montréal a été constitué (en ce sens, nos résultats concernent une population urbaine et ne peuvent pas être généralisés aux autres régions du Québec). Après l’obtention de la certification éthique de l’Université du Québec à Montréal, au printemps 2019 nous avons débuté le recrutement par des annonces sur Facebook (groupes de quartier et réseaux des chercheur.e.s) et des affiches placées dans certains lieux publics à Montréal. Deux personnes ont été contactées directement par les chercheur.e.s. L’échantillon est composé de 20 personnes âgées de 28 à 62 ans, dont 13 femmes et 7 hommes. Parmi celles-ci on retrouve 11 parents (3 hommes et 9 femmes), dont 4 femmes avec des enfants en bas âge. Du point de vue de leur activité moment de l’entretien, 16 répondant.e.s sont actifs ou actives professionnellement (7 hommes et 9 femmes), deux (2) femmes sont sans emploi, une (1) est aux études et en congé de maternité, une (1) est retraitée. Puisque l’enquête ciblait spécifiquement les mœurs québécoises dans les usages sociaux du linge, des personnes québécoises et non québécoises ont été retenues, mais ces dernières devaient cohabiter en couple avec une personne née au Québec. Ainsi, les possibles différences culturelles dans les pratiques liées au linge auraient pu être observées directement et par « contraste » (par exemple à travers les désaccords sur les façons de faire et les agacements). L’enquête concernant les pratiques d’entretien du linge, et non pas les différentes perceptions ou négociations entre les conjoint.e.s, nous n’avons pas mené d’entretien de couple ni avons interrogé les conjoint.e.s.

Chaque participant.e a été interviewé une fois dans un lieu de son choix (café, domicile de la personne, appel vidéo). Les entretiens, d’une durée d’une à deux heures, portaient sur une pluralité de sujets concernant le linge : les étapes des pratiques de lavage du linge personnel et du linge commun ; la transmission intergénérationnelle des pratiques adoptées ; l’entretien du linge des enfants dans la famille ; la circulation du linge en dehors du cycle de lavage (achat, don, recyclage, réparation) ; les souvenirs liés au linge ; les idées de chaque participant.e.s à propos de ce qui est propre, sale, rangé et désordonné. Quatre questionnements transversaux structuraient l’entretien : quels sont les déclencheurs de l’action ou de la décision à agir dans les pratiques d’entretien du linge ? Quel membre du couple ou de la famille fait quoi dans ces pratiques ? Lorsqu’on traite le linge, se soucie-t-on plus généralement des enjeux écologiques et de justice sociale ? Quelles sont les émotions ou les sensations associées au linge ? Ces questionnements transversaux visaient à explorer des enjeux documentés dans les écrits (avec échantillons non québécois) sur le linge : la présence et la pertinence de « déclencheurs » sensoriels et/ou idéologiques de l’action ménagère (Kaufmann, 1997), la division genrée du travail domestique dans le couple surtout après l’entrée dans la parentalité (Le Goff et Girardin, 2016 ; Daminger, 2019), l’importance de la conscience environnementale et politique dans les décisions se rapportant au linge (Jack, 2013 ; Laitala et al., 2012 ; Yates et Evans, 2016) et la pertinence de la dimension sensorielle dans les pratiques domestiques (Pink, 2005 ; Pink et al., 2013).

Après l’entretien, chaque répondant.e était invité à prendre des photos pour l’étude. Puisque l’entretien débutait avec une discussion (visant à briser la glace) sur les vêtements que la personne participante portait cette journée-là, et sur ce qui leur arriverait une fois que la personne rentrait chez elle ou le soir, la première photo a été prise à la toute fin de l’entretien, souvent par la personne qui interviewait. Pour préserver la confidentialité des données, le visage de la personne n’était pas visible. Cette photo avait notamment pour but de garder une mémoire visuelle de l’habillement de la personne recrutée pour référence dans la phase de codification et analyse des verbatims. Les autres photos, quatre pour chaque membre de l’échantillon, ont été réalisées par la personne dans son domicile, et devaient représenter, sans précisions ultérieures [5] , ce qui d’après elle est propre, sale, rangé et désordonné.

Les enregistrements des entretiens ont été entièrement transcrits et codifiés[6] par une approche thématique itérative (Gioia et al., 2013). Les codes ont été analysés et progressivement regroupés pour faire émerger des catégories théoriques générales correspondant aux aspects les plus saillants du phénomène étudié. Les photos ont été intégrées dans l’étude pour approfondir les ancrages sensoriels et visuels des remarques et des réflexions des participant.e.s sur leur chez-soi et sur son organisation spatiale. Les sections thématiques suivantes présentent les résultats de nos analyses.

Catégorie de linge et partage des tâches

« Linge » désigne un ensemble d’éléments textiles qui composent notre quotidien et qui participent à la structuration que l’on entretient avec le « chez-soi ». On relève trois catégories autour desquelles s’articulent les frontières séparant le soi de l’autre, et le soi du nous : les vêtements, le linge de maison et le linge des enfants.

Vêtements et le soi

Les vêtements, directement liés aux individus, se retrouvent au cœur de la gestion quotidienne du linge : ils en sont les éléments les plus visibles, et les effets de leur (non) entretien sont les plus tangibles. On observe deux tendances dans l’organisation de leur entretien : la collectivisation de l’entretien des vêtements sales d’une part, la séparation de la responsabilité en fonction des propriétaires des vêtements d’autre part. Le rapport de propriété entre un vêtement et une personne facilite l’attribution d’une responsabilité quant à son entretien. Il n’est pas rare qu’au sein des couples sans enfant, la gestion des vêtements sales connaisse une séparation marquée. Chez Sarah (39 ans, sans enfant) [7] , comme chez Emma (34 ans, sans enfant), chaque partenaire possède son bac à linge sale (ou équivalent) et est responsable du lavage de ses vêtements. Cette séparation n’est pas absolue et peut s’adapter aux opportunités : Sarah et son compagnon se tiennent au courant lorsqu’un lavage se fait, afin que l’autre puisse ajouter une pièce au besoin. En revanche, Emma décida pour une séparation de la gestion du linge commun après avoir constaté qu’elle en était totalement responsable à cause du flou de son attribution.

De manière générale, le fonctionnement familial implique qu’une personne prenne en charge la tâche du lavage sans égard à l’appartenance des vêtements : le vêtement sale bascule dans le domaine de la gestion commune. Plusieurs logiques participent à cette attribution. Bien souvent, une personne est désignée pour s’occuper de ces lavages. Si les femmes sont généralement plus nombreuses à occuper ce rôle, les hommes peuvent également assumer cette responsabilité. Xavier (49 ans, 2 enfants) a fait ce choix pour compenser son manque d’investissement ressenti dans les tâches domestiques : il consacre alors ses weekends aux lavages. La responsabilité peut également être attribuée en alternance, en fonction de qui sera le plus disponible sur une période donnée. La répartition de la responsabilité de lavage des vêtements peut aussi être plus subtile. Si les femmes sont dans la majorité des cas responsables des lavages, les hommes peuvent parfois « dépanner ». Toutefois, une situation récurrente consistait à délimiter clairement de quels types de vêtements il est possible de déléguer la responsabilité de lavage et lesquels doivent se voir accorder un soin particulier. Ainsi, lorsque Bruno (45 ans, 3 enfants) fait le lavage, il sait qu’il ne doit pas laver une pile posée à un endroit spécifique de vêtements délicats appartenant à sa partenaire ou à ses filles.

Linge de maison et le nous

Le lien qui rattache le linge de maison aux résident·e·s du domicile est plus flou. Son utilisation est commune pour les membres du domicile, et se répartit de différentes manières. Les draps sont partagés par le couple ; ceux des jeunes enfants relèvent d’une responsabilité parentale pour leur entretien. Les serviettes de corps, tant qu’elles sont propres, peuvent généralement être utilisées par n’importe qui. Après usage, en revanche, elles sont associées à la personne s’en étant servie. Toutefois, ce n’est pas uniquement l’usager qui peut juger de la nécessité de la laver ou non. Quelqu’un d’autre peut procéder à une inspection et déterminer le destin d’une serviette. Il en va autrement pour les serviettes à main ou les linges de cuisine, dont l’utilisation par une personne spécifique ne va pas changer son statut : ces pièces de linges sont davantage liées à leur fonction et leur place dans le chez-soi qu’aux différents individus qui se les partagent.

Malgré ce caractère commun du linge de maison, sa gestion est souvent à la charge d’une personne en particulier, qui n’est pas forcément celle qui est responsable désignée du lavage du linge quotidien. Le poids de ces tâches incombe spécifiquement aux femmes, même lorsque la tâche du lavage des vêtements est attribuée à l’homme dans le foyer. Cette responsabilité n’est pas associée simplement à l’action de mettre le linge sale dans la machine à laver, mais au fait de penser au moment de laver ce type de linge. La situation chez Xavier l’illustre : c’est lui qui effectue les lavages de sa famille toutes les fins de semaine, mais il admet que c’est sa femme qui va déterminer quand il sera temps de laver les draps et qui les ôte du lit. Olivia (32 ans, 1 enfant) résume très bien cette séparation entre le linge quotidien et le linge de maison. Avant l’arrivée de leur premier enfant, elle avait laissé à son compagnon la responsabilité du lavage des vêtements. Elle reconnait toutefois que cette délégation de la gestion du linge n’est que partielle :

Olivia : Par contre, j’ai toujours été plus en charge de déterminer quand est-ce qu’il fallait laver des choses qu’on ne lave pas souvent. Exemple, tu sais, on a un panier dans la cuisine où on met toutes les guenilles de cuisine, les linges à vaisselle, les torchons… et là, à un moment donné le panier il se remplit et il faut faire une brassée juste de torchons et guenilles. Mais ça c’est comme tout le temps moi qui disais « eh, by the way, ça s’accumule, il faudrait le faire ». Ou si, par exemple, les draps on voulait les laver, c’était plus souvent moi qui disais je vais faire une brassée de lavage avec les draps et les couvertures.

La distinction entre linge personnel et linge commun peut varier au fil d’une journée pour un même morceau. Tant qu’ils ne sont pas pliés, les vêtements en cours de lavage perdent souvent leur marque de propriété et deviennent une tâche à accomplir. Il en va de même lorsqu’un morceau de vêtement s’inscrit dans l’espace du chez-soi hors du lieu auquel il est censé être, ce que nous aborderons plus loin. Typiquement, les tas de linge qui trainent basculent comme une charge imposée à la gestion commune du chez-soi. Son lien de propriété n’est toutefois pas totalement dissout : on sait d’où il provient, l’action est traçable et la responsabilité de la personne à l’origine de cette « errance » peut être assignée. Cette situation peut générer des tensions et des exaspérations entre la personne désignée pour l’entretien du linge et le reste des membres du foyer. Il est possible que l’on vienne à (essayer de) modifier son comportement et ses habitudes pour éviter d’importuner l’autre, ou de recevoir des réprimandes. Myriam (28 ans, sans enfant) connait sa propension à créer d’immenses piles de vêtements, et elle essaie de limiter son habitude depuis qu’elle a emménagé avec son partenaire. Ce dernier n’hésite pas à lui rappeler que ça le dérange, voire de la forcer à ranger son linge en déplaçant la pile sur le lit, qui devra alors être débarrassée avant de dormir.

Le linge des enfants

Une troisième catégorie de linge a un rôle central dans la structuration du chez-soi : le linge des enfants. La manière dont il est géré est un enjeu représentatif du déplacement de la frontière entre le soi et le nous dans le rapport au linge des membres de la famille. En ce qui concerne les vêtements des enfants, une logique de collectivisation particulière se met en place. La charge de leur entretien devient la responsabilité des parents, et s’ajoute à la gestion commune du linge. Toutefois, c’est surtout à la mère qu’incombe cette tâche lorsque les enfants sont en bas âge. Généralement, cela s’accompagne d’une collectivisation globalisée de l’entretien des vêtements de la famille. Le rôle maternel dans l’entretien du linge des enfants peut se poursuivre bien après que ces derniers ont fondé leur propre foyer. Parfois en tant qu’experte dans la manière de faire, comme en témoigne Hugo (34 ans, 1 enfant) qui fait appel à sa mère pour obtenir certains conseils concernant l’entretien de son linge. L’ingérence maternelle peut s’étendre au-delà de la prise en charge du linge de l’enfant. La mère d’Emma va régulièrement chez sa fille pour s’occuper de ses lavages, mais également de ceux de son compagnon alors que cette tâche est explicitement séparée entre les partenaires. Emma définit cette aide apportée comme une part intégrante et importante de la relation avec sa mère.

Une attention particulière est mise sur l’impression de propreté des vêtements portés par les enfants plus jeunes, qui relève de critères différents de ceux que les parents ont de leurs propres vêtements. Si l’on tolère qu’un enfant se tache plus facilement, leurs vêtements vont être lavés avec plus d’assiduité et de régularité, même lorsqu’ils ne présentent pas de saleté apparente. Les propos de Hugo résument bien cette posture :

Les critères qui s’appliquent pour moi ne s’appliquent pas du tout pour la petite, dans plein plein plein de domaines, et puis le linge c’en est un. Peu importe ce que t’as fait de ta journée, que vous soyez pas allé dehors, que t’aies même pas mis le genou par terre à la fin de ta journée, ton linge il est sale, il s’en va au lavage.

Cette différence dans la considération de la propreté des vêtements des enfants a deux explications principales. La première est que les enfants sont amenés à se tacher davantage que les adultes par leurs activités quotidiennes. Par leurs jeux, leur manière de manger ou simplement le fait de passer une partie de la journée à même le sol, on admet que les enfants sont davantage exposés à la saleté, et on entretient leurs vêtements en conséquence. L’autre explication concerne la fragilité supposée des enfants, surtout les plus jeunes. La peau des bébés est réputée pour être sensible, ce qui conduit les parents à porter une attention particulière à ce qui est en contact permanent avec celle-ci : les vêtements. On veille alors à ce que les vêtements soient propres, quitte à en changer plusieurs fois dans une même journée, mais également à ne pas utiliser de produits considérés comme trop nocifs pour les entretenir. Cette dernière précaution a toutefois tendance à disparaître lorsqu’aucune différence n’est constatée après quelques expérimentations.

Des vêtements tachés portés par un enfant ne seront pas de sa responsabilité, mais de ses parents : il en va de la réputation du nous collectif que ces vêtements soient bien entretenus, et que l’enfant soit bien habillé. Là encore, la sensibilité sur cette question semble différer entre les parents, où les mères sont bien souvent la dernière instance d’approbation ou de sélection du linge des enfants qui va paraître aux yeux du public. Le contrôle des parents sur ce que portent les enfants prend une forme différente lorsque les enfants grandissent. Il peut se manifester par des incitations (ou des interdictions) à mettre certains vêtements, comme pour Rose (46 ans, 3 enfants), qui souhaite protéger ses filles d’une sexualisation excessive de leur apparence. Ce contrôle passe également par la vérification régulière que certains vêtements sont toujours à la taille des enfants et au retrait des morceaux trop petits.

Les vêtements d’enfants ne peuvent être portés que dans une fenêtre de temps très réduite comparativement à ceux des adultes. Ils ont tendance à circuler dans les cercles familiaux et amicaux, et connaissent des parcours récurrents. La réception et la sélection des vêtements deviennent un enjeu parental, bien que les enfants interviennent parfois pour déterminer ce qui entre dans leur garde-robe. Ce sont davantage les mères qui gèrent ces réseaux d’échanges et gardent une trace de leur parcours. Contrairement aux échanges de vêtements d’adultes, dont le transfert de propriété est définitif, les vêtements d’enfants restent associés à la famille initiale, et peuvent éventuellement y retourner lorsque des enfants plus jeunes ont l’âge et la taille pour les porter.

Les vêtements des enfants sont une catégorie de linge qui représente une charge supplémentaire conséquente pour la gestion du chez-soi. Si cet addition est a priori temporaire, l’arrivée des enfants provoque un véritable basculement dans le traitement général du linge au sein du chez-soi. L’ajout de ces charges couplé au congé de maternité que les mères ont davantage tendance à prendre précipite l’ensemble de la gestion du linge dans une logique de collectivisation des tâches qui lui sont liées, comme nous le verrons dans la partie temporalité.

Espace et matérialité du chez-soi

Le seuil du chez-soi

Le franchissement du seuil du chez-soi est un passage décisif dans le rapport que chacun entretient au linge. De premier abord, il peut être un indicateur des standards/des attentes que l’on se fait d’un espace de vie. La présence ou absence du linge dans le coup d’œil sur le chez-soi est un élément clé de la présentation de soi. La configuration des logements montréalais offre différentes possibilités. Lorsqu’elles se trouvent à domicile et qu’un espace est disponible, on installe les machines hors de la vue, souvent dans la salle de bain, parfois elles sont empilées dans un placard pouvant être fermé. Dans les plus grands logements qui possèdent un sous-sol, cet endroit devient l’espace privilégié pour la gestion du linge. C’est ici qu’il peut être lavé et séché, voire entreposé. L’espace limité des appartements force les résident.e.s à trouver des solutions pour rendre la présence du linge la plus discrète possible, et le garder à l’écart des regards provenant de l’extérieur. Et ce, malgré l’omniprésence de son inscription physique dans l’espace quotidien.

La séparation entre le chez-soi et un monde extérieur se manifeste aussi par le linge. Lorsque l’on passe la porte d’entrée, on laisse tomber ses vêtements de la vie active pour revêtir ses vêtements les plus confortables. Si les premiers se destinent rapidement vers le linge sale, les seconds connaissent une tolérance plus grande : ils ne sont pas sales d’office après un usage, mais peuvent en endurer plusieurs avant de passer au lavage. Les vêtements « mous » d’intérieurs sont un révélateur particulier de la distinction spatiale du chez-soi et du monde extérieur, et parfois de manière subtile. Par exemple, Patrick (44 ans, 2 enfants) tient grandement à ne pas sortir les poubelles dans la rue devant chez lui en vêtements mous, mais il ne voit pas d’inconvénient à se détendre dans cette tenue dans sa cour arrière avec ces mêmes habits.

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Photos 1 et 2. À gauche, Sarah dans une tenue portée à son travail, qui préfère rester « sobre tranquille », en « [essayant] d’être relativement harmonieuse ». Étant enseignante, elle indique faire attention à la manière dont elle est habillée à son travail afin de faire preuve de respect envers les personnes à qui elle s’adresse. À droite, Myriam en vêtements « confortables pour travailler à la maison », mais « présentable », car elle avait quelques rendez-vous auxquels assister. Les jours où elle n’a aucune rencontre, elle favorise davantage le confort.

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La tolérance dont Patrick fait preuve à l’égard de sa cour arrière nous renseigne sur une dimension intermédiaire entre le chez-soi et l’extérieur : le rapport au quartier et au voisinage. Si le chez-soi a tendance à concentrer toute la gestion du linge, le premier lien que l’on entretient avec son voisinage passe par la corde à linge. Mettre son linge sur la corde, c’est l’afficher à la vue du monde extérieur. Plus que ce simple rapport visuel, Hugo vit les séances d’étendage sur la corde à linge comme des moments de « vie de quartier pure », et a l’impression de faire lien avec tout l’environnement familier qui l’entoure. Certaines limites toutefois restent marquées : il n’est pas rare que l’on refuse d’étendre ses sous-vêtements, surtout féminins, trouvant cela trop intime et devant être gardés hors de la vue, ou éviter qu’ils tombent dans la rue ou chez les voisin.e.s.

Les zones du linge

L’inscription du linge dans l’espace du chez-soi se divise en différentes zones donc chacune est régie par une logique particulière, et s’adapte aux espaces disponibles dans le logement. Nous distinguons trois types de zones.

Les premières sont les « zones dédiées » au linge. Il s’agit des espaces de rangement, comme les garde-robes, armoires et commodes, ainsi que les paniers de linges sales et les lieux d’utilisation du linge comme les crochets de serviettes à main, de linge à vaisselle, etc. Le linge est censé retourner à ces espaces dédiés le plus souvent et rapidement possibles. Ces zones sont généralement conçues pour dérober le linge à la vue : tant qu’il s’y trouve, sa présence ne génère aucune tension particulière. Les types de rangement diffèrent pour les vêtements et le linge de maison. Bien souvent, les premiers sont rangés dans des espaces dont le ou la propriétaire est bien identifié.e, marquant ainsi une frontière claire en fonction de l’espace disponible. Dans les plus grandes habitations, chaque membre de la famille peut avoir sa propre garde-robe, armoire ou commode. Il arrive toutefois que l’on en vienne à partager la même penderie, auquel cas la frontière entre soi et l’autre s’établira à l’intérieur du meuble, généralement sous la forme du « chacun son côté », ou encore la variante que l’on retrouve chez Myriam et son compagnon (voir photo 3). Cette logique de rangement est une marque spatiale d’un processus d’individualisation dans la manière de ranger son linge.

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Photo 3. La garde-robe de Myriam est partagée avec son compagnon. Elle a la partie droite des affaires suspendues, et les niveaux de l’étagère sont répartis en alternance afin que personne n’ait constamment à se pencher alors que l’autre aurait ses vêtements à la hauteur des yeux. Les affaires les moins utilisées se situent vers le bas, et celles plus couramment recherchées sont plus accessibles pour tout le monde.

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Ensuite, il y a les « zones d’exclusion », où la présence du linge est indésirable. Dans la conception du chez-soi idéal, ces zones devraient être épurées de la présence de divers morceaux de linge, et ce, peu importe qu’il soit propre, sale ou dans un entre-deux : dès qu’on en retrouve en ces zones, on considère qu’ils trainent, qu’il faut les ranger, les écarter. Il arrive toutefois que du linge stagne dans ces zones pendant des périodes variables, ce qui va générer une forme de tension et d’appel à sa prise en charge. Le rapport d’Olivia face au linge dans ces zones est représentatif de l’attitude généralement partagée : « C’est comme ils ne vont pas rester là à trainer, je vais soit me dire “soit ils doivent être lavés, soit ils doivent être rangés” il n’y a pas beaucoup d’entre-deux. »

Troisièmement, on a des « zones de sursis », où la présence du linge est tolérée : ce sont des emplacements consacrés à son traitement, où sa visibilité est acceptée. En ces lieux se déroule le processus de séchage, qui demande un déploiement spatial conséquent si l’on n’a pas recours à la sécheuse. Ce sont également dans ces zones que l’on retrouve le linge qui est dans un état d’« entre-deux », ni propre ni sale, mais en attente d’être porté ou traité ultérieurement. On tolère plus facilement un report de la prise en charge du linge si ces zones de sursis se trouvent hors de la vue, comme dans un sous-sol, ou bien dans une pièce non utilisée quotidiennement. La visite de personnes extérieures à ces lieux va précipiter le traitement, ou simplement la dissimulation du linge visible dans l’espace présenté, dans un bureau, ou derrière une porte.

La délimitation et la connaissance de ces zones se construisent et se renégocient dans les interactions quotidiennes entre les membres du ménage. Lorsqu’il s’agit d’un couple, la structuration de l’espace est progressive. C’est à coup de remarques, de commentaires et en dernier recours de prise en charge démonstrative que l’on indique à l’autre la manière dont les frontières de ces zones doivent être tracées, le chez-soi commun structuré. Cette explicitation des frontières n’est cependant pas toujours résolutive, et les commentaires et les rappels de l’agacement que provoque la présence du linge en certaines zones peuvent se prolonger indéfiniment.

La structuration de l’espace en famille se fait également en fonction des rapports entre ses membres. Bien souvent, les enfants se voient accorder un espace personnel, mais les parents ont un pouvoir sur la structuration globale du chez-soi. Cette situation mène alors à une dynamique d’apprentissage et de maintien de l’ordre de la part des parents sur l’espace familiale. Rose tente constamment de rappeler à son fils qu’il devrait s’habiller dans sa chambre plutôt que de se servir dans les piles qui attendent d’être rangées. Ce travail de reconnaissance et de respect des frontières s’effectue aussi dès le plus jeune âge. Patrick prend en charge le rangement du linge avec ses deux enfants, qui doivent l’acheminer jusqu’à leurs tiroirs respectifs. Toutefois, il revient bien souvent à une seule personne de la famille de corriger les débordements et procéder à un ramassage du linge présent dans les différents espaces familiaux pour assurer un maintien minimal de rangement au sein du chez-soi.

Mouvance perpétuelle du linge

Le chez-soi est traversé en permanence de mouvements de linge. Ce dernier n’a pas vocation à s’immobiliser : il est porté, utilisé, lavé, rangé. La circulation du linge se fait à plusieurs vitesses, et parcourt les différentes zones susmentionnées. Le passage le plus rapide et le plus sûr se fait du panier de linge sale vers la machine à laver, puis vers son lieu de séchage. Ce type de déplacement s’effectue en un seul voyage, et conduit le linge entre deux zones dédiées à son traitement. Le chemin que le linge a à parcourir pour entrer ou sortir de ce processus est sujet à des issues plus incertaines. En effet, avant de rejoindre le linge sale, il n’est pas rare que des morceaux errent en zones d’exclusion, en fonction du lieu et du moment choisis par les personnes qui vont se dévêtir. Une fois le linge sec, un autre périple est engagé : il doit être rangé. Le linge propre, une fois plié, retrouve son appartenance à un membre de la famille. S’il arrive qu’une personne désignée reconduise tout ce linge vers les rangements, il est courant que ce chemin s’arrête avant les garde-robes ou les commodes : de là, la responsabilité de faire disparaître le linge des « zones de sursis » revient à chaque propriétaire des pièces de linge en question. Le linge de maison, qui n’a pas d’appartenance définie, est pris en charge par la personne qui s’occupe de le plier. Cette étape est souvent génératrice d’une certaine tension, notamment quand une personne tarde à débarrasser le linge de la vue comme nous le verrons plus loin.

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Photo 4. Linge propre chez Christine (36 ans, enceinte de son 3e enfant) « en vue d’être pliés », qui se retrouve sur les fauteuils du salon. Il est alors fréquent que ce divan devienne un lieu de stockage du linge lavé, dans lequel les membres de la famille vont parfois directement piocher pour s’habiller et ainsi sauter l’étape du rangement.

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Présence et exposition aux tâches : le cas du congé de maternité

En confinant la vie du linge derrière les murs du domicile, celle-ci s’affiche de manière récurrente dans le paysage du chez-soi. Être chez soi, c’est aussi être exposé.e aux tâches nécessaires à son entretien. Pour Caroline (39 ans, 1 enfant), le linge sale appelle à sa prise en charge :

Ça m’énerve de savoir qu’il y a des vêtements sales. C’est comme, pour moi c’est comme quelque chose à faire, s’il y a des vêtements sales, ça veut dire qu’il y a quelque chose à faire, c’est comme la vaisselle sale : il faut la faire, on ne la laisse pas là, la vaisselle sale. 

Ce rappel est d’autant plus fort et pressant que le linge est plus visible et imposant dans l’espace du chez-soi. C’est pourquoi il est très courant que la personne qui passe le plus de temps à domicile devienne plus sensible à l’injonction tacite de sa prise en charge. Cette tendance peut se vivre comme un enfermement dans l’espace domestique et dans les relatives obligations, un phénomène amplifié par le congé de maternité. La venue d’un enfant dans la vie familiale s’accompagne à la fois d’un congé professionnel, d’un amoindrissement des sorties sociales et autres activités se déroulant à l’extérieur du domicile. Les participantes ayant vécu un congé maternité se retrouvaient exposées de manière prolongée aux manifestations du linge en circulation et à sa demande de prise en charge. Cet enfermement est d’autant plus intense lorsque le domicile ne dispose pas de beaucoup d’espace où reléguer le linge en attente qui envahit l’espace de vie.

La coupure vis-à-vis du monde extérieur provoquée par le congé maternité se manifeste également dans les vêtements portés par les nouvelles mères. Nous avons évoqué plus haut le lien existant entre le linge « mou » et la présence à domicile. Les femmes en congé maternité que nous avons interrogées se retrouvent bien souvent à porter des vêtements mous toute la journée à la fois pour des raisons de confort et à cause des transformations corporelles dues à la grossesse et à l’allaitement. De plus, la présence d’enfant en bas âge implique une réduction des contacts avec le monde extérieur, remplacés par une augmentation de l’intensité et des types de tâches domestiques. La mise à l’écart des vêtements qui s’inscrivaient dans la vie extérieure antérieure renforce l’ancrage dans le chez-soi par la maternité. Nous n’avons pas observé cette situation chez les hommes de notre échantillon, notamment car aucun n’eut d’enfant récemment.

Temporalité et cadence

L’entretien du chez-soi nécessite un investissement temporel, auquel les différentes tâches ménagères à effectuer imposent une cadence qui se doit d’être respectée pour le maintien de l’ordre souhaité. Cette cadence est apprise au fur et à mesure que les emplois du temps se stabilisent, et que les tâches s’harmonisent les unes aux autres. Le maintien en ordre du chez-soi consiste en une répétition de tâches (faire à manger, nettoyer, ranger, faire les courses, etc.) qui demandent un enchaînement particulier, et dont certaines présentent une flexibilité limitée. La gestion des lavages, séchages et rangements du linge se fait à une fréquence régulière et relativement stable, mais ne se calque pas directement à un rythme biologique. La cadence est plutôt en fonction de la vitesse à laquelle les morceaux sont estimés sales, du nombre de morceaux que l’on possède et de la tolérance que l’on accorde à la présence physique du linge dans certains espaces aux différents moments de son traitement. Des aspects matériels, telles les caractéristiques des électroménagers, participent au rappel de cette cadence : leur utilisation peut produire une certaine nuisance sonore, ce qui incite à préférer certains moments pour les mettre en action. Lorsqu’elle le pouvait, Caroline privilégiait les lavages de jour, en l’absence de son compagnon qui était agacé par le bruit de la machine pendant toute une soirée. Les machines peuvent interpeller directement les utilisateurs par le biais de diverses sonneries indiquant le moment de sortir le linge et ainsi participer à l’intégration de la cadence ménagère au rythme quotidien [8] .

Cadence aléatoire et individualisée

Certains ménages optent pour une gestion du linge au jour le jour : on estime les tâches en fonction des disponibilités immédiates, sans garantie que cet ajustement sera reconduit dans le futur. Les tâches se négocient par rapport à d’autres impératifs : on pense à faire un lavage, car on n’a plus assez de vêtements pour les jours à venir, ou parce que le panier à linge sale déborde, ou qu’on a le temps. Cette cadence aléatoire, issue d’un rapport individualisé avec le linge, se retrouve surtout chez les personnes qui ont un emploi à horaire variable, et généralement chez les couples sans enfant. Les besoins particuliers ponctuent le rythme. Cette gestion de la temporalité est souvent couplée à une séparation de la responsabilité du lavage. Dans ce type d’organisation, on peut décider de faire un lavage, car l’on a besoin d’une pièce de vêtement spécifique. On procède alors à une estimation du temps et de l’ensemble des tâches nécessaires à son entretien, en envisageant d’éviter les moins indispensables. L’inscription du temps d’entretien du linge se redéfinit à chaque fois qu’une volonté ou qu’un imprévu se fait connaître.

Cadence régulière

La cadence du traitement du linge peut être apprise et intégrée avec le temps : les moments auxquels on doit démarrer un lavage, étendre le linge et plier les vêtements sont connus d’avance, et s’inscrivent dans un rythme familial partagé. Cette configuration se retrouve davantage dans les ménages à emploi stable à horaire fixe. La cadence du traitement du linge est alors suffisamment maîtrisée pour que celui-ci soit assimilé à un moment précis de la journée ou de la semaine. Dans l’organisation régulière, on désigne le plus souvent une personne comme responsable de la prise en charge de ces tâches pour l’ensemble du foyer. Les samedis ensoleillés, Rose démarre la machine à laver avant le petit déjeuner, pour ensuite étendre le linge sur la corde tout en lisant son journal : elle définit cela comme un moment pour elle et y tient particulièrement. Xavier organise les lavages et séchages du linge familial afin que ceux-ci soient prêts à être pliés au moment des matchs de sport à la télévision les fins de semaine.

Changement de rythme

Les étapes de l’entretien du linge peuvent se répartir entre les membres du foyer. Il est attendu que les tâches attribuées soient accomplies dans les temps impartis afin d’assurer le respect de la cadence. Il peut arriver qu’un maillon de la chaîne manque à son devoir, et nécessite une prise en charge improvisée de la part d’une autre personne. Quentin (33 ans, sans enfant), qui déteste plier le linge, a délégué cette tâche à son compagnon. Lorsque celui-ci ne s’en acquitte pas avant le jour de lavage clairement défini, Quentin se résout à pallier ce manque, pour que tout le cycle puisse recommencer le dimanche.

Que le rapport à la cadence imposée par l’entretien du linge soit maitrisé ou improvisé au jour le jour, la plupart des répondant.e.s sans enfant en bas âge témoignaient d’un certain équilibre dans leur rythme d’entretien. Il en allait différemment pour les participantes ayant eu récemment des enfants, qui se retrouvaient happées par un emballement de la cadence des tâches domestiques. Ce changement est parfois difficile à gérer. Au cours d’un entretien, Anna sembla réaliser son enfermement dans cette dynamique à mesure qu’elle racontait sa situation :

J’ai vraiment l’impression de ne faire que ça de ma vie, de plier des vêtements, de laver des couches, de laver ci, de laver ça, c’est comme… c’est vraiment ça ! […] Étant à la maison, bah c’est ça en fait, je pense que j’ai un truc aussi que je me suis aperçue en parlant : ma vie est vraiment centrée sur mon enfant et la maison, et le lavage et le ménage ! C’est ça en fait, je pense que ça devient quand même un poids pour moi, parce que je ne fais pas autre chose !

L’arrivée des enfants est synonyme d’une découverte de nouvelles charges domestiques. La haute propension à se salir des enfants précipite la quantité de linge à laver, et donc la fréquence des cycles. À cela s’ajoute une rupture avec le rythme extérieur (travail, vie sociale, etc.). La cadence exacerbée par les nouvelles tâches domestiques s’impose aux mères qui se trouvent à domicile. Celles-ci deviennent « par défaut » la personne responsable de l’entretien du chez-soi en raison de leurs disponibilités supposément accrues. Ce phénomène se produit même lorsque le couple partage des conceptions égalitaires en matière de répartition des tâches ménagères. Les partenaires ont tendance à trouver cet arrangement plus pratique et composent comme le mieux possible avec une situation inédite.

Discussion conclusive

L’étude du linge, de sa circulation et de son entretien cadencé nous informe sur les pratiques qui délimitent symboliquement et matériellement l’espace du chez-soi, font émerger des frontières entre « zones » consacrées, cristallisent des sphères de compétences entre les membres de la famille. Ces pratiques s’avèrent comme constitutives du « faire famille » par des gestes significatifs (Finch, 2007).

D’une pratique traditionnellement collective et réalisée dans un espace public, la gestion du linge est devenue résolument privée, par les lieux où se déroule généralement son entretien et par ceux et celles qui prennent part à cette corvée, c’est-à-dire les membres d’une même famille. Cette intégration dans l’espace et dans le rythme domestiques fait du linge un opérateur du chez-soi, qui contribue à faire émerger, à brouiller ou à consolider des frontières entre espaces, entre moments, et entre personnes. Au sein des ménages, les vêtements et les autres morceaux de linge font l’objet d’un marquage social qui attribue leur propriété à des individus ou à « tout le monde ». De par ce marquage, le linge acquiert une valeur symbolique qui se répercute sur sa prise en charge.

Concernant la présence du linge dans l’espace domestique, nous avons pu constater son rôle structurant par rapport à différents processus de délimitation. Une première ligne de démarcation se dessine à travers la différence entre linge mis chez soi et linge porté à l’extérieur du domicile. Le confort, ainsi que la tolérance aux tâches et parfois au sale précisent ce qui peut être porté dans l’espace privé. La présentabilité et le contrôle de l’image de soi (qui renvoie à des normes sociales et morales) caractérisent l’usage de vêtements dans la vie professionnelle et sociale, hors du chez-soi.

Deuxièmement, des frontières émergent à l’intérieur du domicile, par la désignation des zones dédiées (espaces de rangement, commodes, salle de lavage, etc.), des zones de sursis où l’on « tolère » temporairement la présence du linge qu’il soit propre ou sale (vêtements portés et déposés ensuite sur une chaise ou au sol, tas ou piles de linge propre à plier et trier sur un fauteuil, etc.) et des zones d’exclusion. Ces frontières spatiales et symboliques émergent d’interactions et négociations répétées entre membres de la famille, mais aussi avec les personnes qui n’en font pas partie. Par exemple, les zones de sursis font souvent l’objet de tensions et parfois de rediscussions entre les membres de la famille. Au même titre, les zones d’exclusion, qui confinent le linge hors du champ visuel, participent à la représentation de soi et du chez-soi face au monde extérieur qui s’y introduit par le biais du regard « des autres ».

Une troisième ligne de démarcation s’observe à travers les circuits que suit le linge, dans le mouvement perpétuel des morceaux de vêtements (chaussettes, vêtements à trier et ranger, linge de maison, draps, etc.). Les chemins empruntés distinguent le sale du propre, mais rétablissent aussi la propriété du linge, ce qui est au « soi » ou au « nous » et l’endroit précis où il doit par conséquent se retrouver (paniers, commodes, tiroirs, etc.). À cet égard, les répondant.e.s mentionnent des interventions « pédagogiques » visant à rappeler à chaque propriétaire la prise en charge du retour du linge à son lieu légitime.

Le respect des démarcations spatiales dépend de la régularité de la cadence séquentielle des tâches, ainsi que le moment où les différents membres s’engagent dans les tâches qui leur reviennent. Il faut réagir à l’« appel » visuel du linge qui traîne : la présence du linge dans l’espace sert de « déclencheur » de l’action ménagère (Kaufmann, 1997). Le rythme de l’entretien du linge est une construction collective, par laquelle émerge une cadence intégrée aux autres temporalités de la vie individuelle et collective (temporalité du travail salarié, des activités familiales, des activités personnelles, des autres tâches domestiques [Zerubavel, 1981]). Ce rythme est également une responsabilité collective, dans la mesure où cette intégration est produite au quotidien et comporte une contribution en termes de charge cognitive (évaluer, organiser, entreprendre, harmoniser les tâches [Daminger, 2019]) et matérielle. Établir une certaine régularité aide à gérer la charge cognitive et la charge matérielle lorsque, par exemple, la routine familiale est complexifiée par la transition à la parentalité. La cadence peut rester variable, spontanée, individualisée, ce qui est plus fréquent dans les couples sans enfants, où la gestion du « collectif » n’est pas encore un enjeu crucial.

Si le bon déroulement du cycle du linge est une responsabilité collective dans le chez-soi, nos données confirment les résultats d’autres études sur la répartition des tâches ménagères au sein des couples hétérosexuels (Stambolis-Ruhstorfer et Gross, 2021) : les femmes, et surtout les mères, prennent en charge une portion considérablement plus importante de l’entretien du linge, allant jusqu’à son entièreté. La charge est matérielle, c’est-à-dire la réalisation des opérations nécessaire, mais aussi mentale ou « cognitive », à savoir, comme le souligne Daminger, anticiper les besoins, identifier les options, décider entre les options et surveiller les résultats (Daminger, 2019). Dans les couples sans enfants, l’attribution du linge à son ou sa propriétaire constitue une frontière « naturelle » le long de laquelle on peut se diviser la tâche. Cependant, le linge de maison, qui appartient à tout le monde, est souvent pris en charge par les femmes, tout comme l’est la charge mentale de planification et d’organisation. Si elle ne le crée pas, la transition à la parentalité exacerbe ce déséquilibre, ce que nos données permettent d’expliquer par deux processus : l’augmentation du linge considéré commun et l’enfermement des nouvelles mères dans l’espace domestique. D’une part, le linge des enfants (qui par ailleurs se salit plus rapidement) semble s’inscrire symboliquement dans le linge « commun », avec une attribution conséquente à la mère. D’autre part, le passage à la parentalité restructure le temps familier autour de la présence et de la disponibilité quotidienne de la mère dans l’espace domestique de par le mécanisme du congé de maternité. Le temps de « congé » produit un enfermement spatial de la mère avec l’enfant ou les enfants, et transforme de la qualité de son temps : ce dernier devient temps matériellement et symboliquement disponible pour les urgences et les nécessités du « nous ».

Ce résultat est cohérent avec la théorie des statuts maîtres sexués (Le Goff et Girardin, 2016), d’après laquelle la transition à la parentalité comporte une rigidification de la division genrée du travail domestique et de soin. Cette transition en est alors une de l’individualisation de la gestion du linge (chacun pour soi) à sa collectivisation et prise en charge exclusive par une personne – la mère. Les frontières entre moi et nous changent à cause de la restructuration des tâches ménagères dans le temps et dans l’espace. Sans doute l’un des derniers bastions féminins dans le partage des tâches, l’entretien du linge commun semble demeurer une tâche dévolue aux femmes, et ce, même lorsque la responsabilité du lavage est attribuée à l’homme dans le foyer. Le linge commun à l’air d’appartenir à une dimension spatiale et temporelle du domestique qui se situe au-delà de la négociation de la division des tâches.