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Si l’habiter est une dimension incontournable de la condition humaine (Heidegger, 1958), le chez-soi prend une signification spécifique dans la modernité. Au-delà du clivage fondateur entre le public et le privé (Arendt, 1994), il est considéré comme un refuge, permettant de faire face à une société souvent définie par ses incertitudes et ses insécurités (Beck, 2001 ; Castel, 2009).

Toutefois, porteur de sécurité ontologique (Giddens, 1994), le chez-soi peut engendrer des épreuves et ainsi se renverser, pour non plus nous supporter, mais nous éprouver existentiellement. Certes l’association des termes chez-soi et épreuves peut paraitre paradoxale. Cependant, le chez-soi n’est pas toujours un refuge stable et rassurant. À maints moments de la vie, il peut devenir source d’inquiétudes et de complexité. Il peut également ne jamais se concrétiser alors que l’on aspirait à en faire un chez-moi ou un chez-nous conjugal ou familial. Entre la difficulté de vivre dans son chez-soi à celle de l’impossibilité de se construire un chez-soi ou d’y rester, ou encore d’avoir un coin à soi dans son chez-nous, les épreuves vécues par les individus sont aussi diverses que variées engageant des pâtir et des actions multiples. D’où l’enjeu de cet article : comprendre les épreuves qui conduisent au sentiment de ne pas (ou plus vraiment) avoir-être-se sentir chez-soi.

Dans ce dessein, nous déplierons cet article en quatre temps. Nous préciserons notre définition du chez-soi (1), notre problématisation de celui-ci (2), pour ensuite présenter l’enquête qualitative sur laquelle s’appuie cette analyse (3) et exposer les épreuves du chez-soi, de son installation à sa perte (4).

Un chez-soi bidimensionnel : spatial et objectal

Le chez-soi est loin de s’enfermer dans une seule définition (Dreyer et Ennuyer, 2017). Il est « ce lieu de la conscience d’habiter en intimité avec soi-même » (Serfaty, 2003 : 72) ; « cet espace à travers lequel, et plus que nulle part ailleurs, on peut devenir soi, à partir duquel on peut revenir à soi » (Villela-Petit, 1989 : 129).

Lieu d’identification mais aussi de protection, il renvoie à la « maison » et souvent à la famille. Nonobstant, il peut s’incarner dans divers abris (voiture, bateau, caravane, gare désaffectée), dans de multiples territorialités (le pays, la ville, le quartier) et s’enchevêtrer dans diverses temporalités allant du chez-soi d’origine, quotidien, parcouru, disparu ou rêvé (Ramos, 2006 ; Bachelard, 2005 [1957]).

Lieu de vie, de mémoire (Muxel, 1996), il est selon les auteurs, un territoire sédentaire (Park, 2004 [1925]), un « territoire du moi » (Goffman, 1973), un lieu objectivé et objectivant (Bourdieu, 1972 ; 1979), ou encore un espace approprié qui se transforme par les usages et les parcours des individus (Certeau, 1980 ; Remy, 2015).

Renvoyant à diverses conceptions, on peut cependant constater que le chez-soi est le plus souvent approché à partir (d’abord ou uniquement) de la spatialité, à savoir : un lieu, un espace, un territoire. Or nul doute, il est difficile de se construire un chez-soi sans avoir de lieu. Toutefois, la spatialité n’épuise pas son expérience. Comment sinon expliquer que ceux qui n’ont pas d’espace privé se construisent un chez-soi et comment à l’inverse comprendre que ceux qui ont un espace privé ne se sentent pas forcément dans leur chez-soi ? Partir uniquement de la spatialité ne permet pas non plus de cerner comment certains se bâtissent un chez-soi au travers des écrans, ou encore comment d’autres ont vécu de nombreuses mobilités (voulues ou subies) et se sentent partout chez eux ou partout nulle part.

À cette dimension spatiale du chez-soi s’ajoute en réalité une dimension matérielle portée par le monde de ses objets. Les Sans Domicile Fixe sont ainsi sans toit, néanmoins, pas forcément sans chez-soi. Qu’ils vivent dans « un espace privé caché » ou « dissimulé » ou qu’ils errent d’un lieu à un autre (Dambuyant-Wargny, 2004), ils ont tous un point commun, celui d’avoir des objets, non pas uniquement fonctionnels, mais également symboliques. Pour reprendre l’expression de Monjaret et Guillard (2014), les objets constituent un « territoire minimal » assurant les liens entre les déplacements, et plus largement entre les divers lieux de son histoire de vie.

Nous comprenons donc le chez-soi comme la construction dynamique d’un monde à soi relevant de deux grandes dimensions, spatiale et objectale, le différenciant du logement qui implique un habitat résidentiel sans pour autant entrainer une installation et appropriation spatiales ou objectales particulières.

Le chez-soi comme producteur d’épreuves

Cette conception bidimensionnelle du chez-soi, nous l’interrogeons à travers la notion d’épreuve, comprenant celle-ci dans un sens socio-existentiel (Martuccelli, 2015) et donc comme étant des expériences (sources d’inquiétudes et de défis) qui affectent (dans son pâtir comme dans ses actions) l’individu en ce qu’elles « font sortir [sa] vie sociale de sa trajectoire escomptée » (Martuccelli 2006 : 21). En ce sens, les épreuves renvoient à des expériences qui impliquent dans la vie des répercussions marquantes (bien que variables selon les individus). Ces épreuves peuvent se produire dans différents domaines sociaux. Elles peuvent être liées aux expériences de l’école, du travail, de la séparation, de la solitude, de la santé ; être consécutives aux expériences de la famille, du genre, de l’âge, de l’origine sociale ou culturelle. Autant d’épreuves qui ne sont pas sans se répercuter sur la vie du chez-soi et qui par là même en fait un observatoire social privilégié comme l’ont démontré bien de travaux sur l’individualisation (Kaufmann, 1992 ; Singly, 2000 ; Ramos, 2002 ; Maunaye et al., 2019).

Cependant dans cet article, nous nous intéressons à l’analyse des épreuves spécifiques et structurelles du chez-soi, en le comprenant à la fois comme le théâtre et le producteur d’épreuves particulières et entremêlées qui impactent la vie individuelle. Nous n’en faisons pas uniquement une médiation – ou un filtre – des difficultés de la vie sociale ou des rapports sociaux, mais un actant à part entière, susceptible d’engendrer des tensions existentielles dans la construction et l’expérimentation de soi.

Notre approche du chez-soi s’inscrit ainsi dans les sociologies de l’individu (Martuccelli et Singly, 2009), et plus précisément dans une perspective pratico-existentielle des relations individus/objet. Par là même, nous considérons d’une part l’individu comme un acteur social, singulier (ni hypo/ni hyper socialisé), réflexif, ayant toujours une capacité d’agir. Nous comprenons d’autre part l’objet comme étant, par ses propriétés pratiques et ses significations symboliques, un actant. Nous interrogeons donc la relation subjective (et vécue) au chez-soi en lui octroyant, par ses dimensions, un rôle actif (tant symbolique que pratique) tout en tenant compte, à la différence de la théorie de l’acteur-réseau (Latour, 2006), des rapports sociohistoriques dans lequel il s’inscrit. Autrement dit la question qui préside cet article n’est pas comment les épreuves de la vie sociale se vivent et se répercutent à l’intérieur du chez-soi, mais comment le chez-soi dans sa double dimension – spatiale et objectale – produit des épreuves. Une problématisation qui tend ainsi à questionner dans la modernité contemporaine cette notion de chez-soi comme refuge de soi et à envisager sa vulnérabilité, non seulement pour les individus par défaut (Castel et Haroche, 2001), mais aussi pour une plus grande diversité d’acteurs.

Une enquête qualitative compréhensive

Cette analyse du chez-soi s’appuie sur une recherche collaborative, menée avec les étudiants du master Cessa de l’Université de Paris (Sacriste, 2018a). Portant globalement sur le rapport des individus aux « choses » dans la vie quotidienne, cette investigation, composée d’une série d’enquêtes (chacun ayant son objet), a toujours combiné – quel que soient les sujets – diverses techniques qualitatives : observations (in situ, en ligne), témoignages et passation d’entretiens semi-directifs. Menées dans une perspective compréhensive (Kaufmann, 1996), certaines enquêtes se sont focalisées sur le chez-soi, d’autres, sur les objets préférés, mais elles ont toutes conduit les enquêtés à parler du chez-soi. De l’objet à soi au chez-soi : il n’y avait en effet qu’un pas. En revanche, le moins attendu tient au fait que les enquêtés ont évoqué dans ce cadre (au départ spontanément) leurs problèmes avec celui-ci. Un point d’autant plus surprenant qu’aux prémices, l’investigation visait surtout à se centrer sur les relations d’attachement.

De cette vaste base d’enquête reposant sur plusieurs centaines d’entretiens, j’en ai extrait un corpus de 30 entretiens semi-directifs focalisés sur les épreuves du chez-soi, réduites ici, afin de faciliter les comparaisons au domicile. Cette base a été complétée par la passation supplémentaire de 10 entretiens pour contrôler et peaufiner les premières hypothèses émanant du traitement de l’investigation globale. L’enquête comporte ainsi au total 40 entretiens réalisés en présence ou par zoom. La population choisie est spécifique puisque les enquêtés sont majoritairement des femmes (24/40), âgés de moins de 30 ans (24/40), issus de différentes catégories socioprofessionnelles (cadre 12/40 ; profession intermédiaire, 7/40 ; employés, 7/40 ; étudiant, 13/40), en grande majorité diplômée (au moins un bac+3 : 32/40). Cette population est loin d’être socialement homogène, néanmoins, le but de notre travail est de mettre au jour, non pas des inégalités sociales, mais la dynamique des épreuves et de ses logiques dans l’expérience du chez-soi.

Ces enquêtés ont également une autre particularité : ils ne sont pas sans toit(s) et ne l’ont jamais été, bien qu’un enquêté ait connu l’épreuve de la rue. Habitant au moment de l’enquête, principalement à Paris et en Île-de-France (29/40), dans des appartements (28/40) dont ils sont le plus fréquemment locataires (27/40), ils vivent aussi le plus souvent en cohabitation, soit en famille (11/40), avec leur conjoint (13/40) ou avec des colocataires (2/40).

Les épreuves du chez-soi

À partir de ce matériel d’enquête, nous avons analysé les épreuves du chez-soi dans sa double caractérisation (spatiale et objectale) et au travers de son installation, son appropriation, sa gestion, sa perte (réelle ou symbolique). Ces dimensions ne sont pas à comprendre comme des trajectoires d’épreuves linéaires, impératives, ni exclusives les unes des autres, ni même exhaustives. Elles visent à rendre intelligible les épreuves du chez-soi et à montrer comment, compris comme un refuge, il se révèle de plus en plus en tant que domaine d’inquiétudes plurielles dans sa dimension de repère et de repaire de soi.

L’épreuve de l’installer

La construction d’un chez-soi commence par l’installation. Cette étape est décisive notamment pour les jeunes puisqu’elle est devenue au travers de la décohabitation familiale un des marqueurs dans la modernité de l’autonomie et de l’indépendance. En ce sens, l’installer renvoie à des repères non pas uniquement spatiaux, mais aussi sociaux.

La décohabitation tardive

Comme le démontre la sociologie de la jeunesse, la décohabitation familiale varie fortement en fonction des pays, selon les positions sociales et les genres (Van de Velde, 2008). Cependant elle montre aussi que l’installation dans un chez-soi (autre que parental) n’est plus synonyme d’entrée dans la vie adulte tant la cohabitation et les recohabitations parentales se sont respectivement allongées (Cavalli et Galland, 1993) ou multipliées (Maunaye et al., 2019). L’augmentation de la durée des études, la précarisation des contrats de travail, la stagnation des salaires, la hausse des loyers, l’effritement des droits sociaux auxquels s’ajoutent les épreuves personnelles (la séparation conjugale ou amicale) sont des facteurs parmi d’autres qui conduisent les jeunes à des (re)cohabitations parentales de plus en plus longues.

C’est le cas d’Arthur (26 ans, assistant directeur artistique, en freelance) qui vit chez ses parents : « tu vois quand on te demande, “T’habites où ?”, bah direct tu dis, “J’habite chez mes parents”. Et bah t’as l’impression d’être encore un enfant ! » Pour Émilie (28 ans, employée), la contrainte de revivre, après sa séparation, chez ses parents est vécue à l’aune d’une régression bien qu’elle précise (comme Arthur) : elle « adore ses parents. »

Dans les deux cas, la (re)cohabitation familiale apparaît comme un processus éprouvant l’identité statutaire de jeune adulte. Elle met en cause leur indépendance financière, néanmoins elle est d’abord subjectivement vécue comme une entrave à leur autonomie. Pour Arthur, vivre chez ses parents, « c’est vivre selon leurs règles. Devoir toujours raconter ta journée, ta vie » : « c’est relou, franchement fatiguant. »

Arthur a donc pris sa décision : il « emménage dans deux mois » avec un de ses « meilleurs potes [qui] lui aussi vivait chez ses parents ». « J’ai hâte ! »

Hâte de partir pour vivre sa vie selon ses propres règles, nonobstant pas seul. Un choix de colocation qui s’explique en raison de la précarité de son travail et de la peur de la solitude : « j’aime pas du tout ça moi, la solitude. » Cette peur d’être seul, sic du « vide » se retrouve chez de nombreux jeunes à l’instar d’Etienne (27 ans, M2 lettres) qui depuis l’âge de 18 ans a toujours vécu (par choix) en colocation : « j’ai un peu du mal à vivre tout seul. » « Savoir que les gens autour de moi sont là, même si je leur parle pas, mais au moins il y a quelqu’un. » « [La solitude] ça m’angoisse. »

L’épreuve de l’installer tient ainsi non seulement à la décohabitation tardive, mais aussi à l’autocohabitation : la capacité de vivre seul avec soi-même. L’augmentation significative dans les sondages du sentiment de solitude est un indicateur de cette vulnérabilité dont souffrent les jeunes (IFOP, 2021). C’est pourquoi la colocation apparait (bien que source, de difficultés) souvent comme un compromis socio-existentiel entre les contraintes parentales et les désirs infinis de liberté. Par ce moyen, les jeunes tentent de faire face à un monde dans lequel ils ont du mal à se projeter faute parfois de sentir protégés ou de sentir reconnus et intégrés.

La galère de l’accès

Si le chez-soi dans la décohabitation parentale tardive est une épreuve de déstabilisation dans les repères du passage à la vie d’adulte, il le demeure dans son accès. Le récit de Tom (22 ans, M1 sociologie) s’inscrit dans cette figure. Issu d’un milieu sic « pauvre », Tom vit son enfance dans une famille marquée par les violences de son père : « toxico », « alcoolique », devenu « une petite frappe ». Face à cette situation et à l’injonction juridique de la garde alternée, sa mère fuit avec son enfant à 600 km du domicile paternel, logeant trois mois dans des hôtels différents pour s’installer enfin et se stabiliser dans un 35 m2. Bac en poche, il quitte la province, s’inscrit en sociologie en Banlieue parisienne, puis à Paris, vivant (faute de moyens) en colocation à Saint-Denis.

Marquées par l’instabilité domiciliaire, ces années sont aussi chez Tom éprouvées par « l’alcoolisme, ses violences, les excès, les drogues ». Puis, le 17 mars 2020, c’est l’annonce du confinement. Tom prend alors « la décision de tout arrêter » et reprend (ce sont ses mots) sa « vie » qui lui « échappait ». Sa nouvelle vie, il la projette dans un chez-soi, seul : « À Paris ! » Derrière ce projet se joue un défi d’émancipation sociale et existentielle ascensionnelle : « D’où̀ je viens, on ne va pas à Paris, on ne va pas à l’Université́. » « Ce que j’ai construit et ce que je tente encore, c’est de faire en sorte que cela doit pas se voir que je suis pauvre, ou que je ne l’ai été. »

S’installer à Paris représente ainsi pour Tom une mobilité spatiale et une mobilité sociale autant qu’un moyen d’exister sans être dépendant de supports pathologisés (Martuccelli, 2002). Le chez-soi est perçu comme un support de stabilisation indissociable d’un récit épique de subjectivation de consistance sociale.

Tom s’engage alors dans la recherche d’un studio. Il n’était pas dupe. Il savait que ce serait difficile : « on ne loue pas à ceux qui n’ont pas d’argent. » Pendant deux mois, il enchaine les refus : « il faut ramper et ramper d’autant plus que ma situation m’oblige à le faire. » C’est « quasiment de la soumission ». Il obtient néanmoins un studio grâce à une caution de l’État et à un « proprio qui m’a fait un peu confiance », malgré « mon dossier merdique ». Il vit depuis quelques mois dans un 22 m2 : « C’est joli, c’est petit, mais confortable. » Et il rit : « maintenant je fais mon bobo. J’adore la provoc ! » Se sentant désormais installé, il aspire à s’ancrer ; toutefois il sait que tout peut basculer ; il a « peur de l’expulsion » : « de toute façon, ma vie tient à une valise et ç’a toujours été le cas, car on a fui beaucoup. »

Le déclassement de soi

L’expérience de Tom montre, au-delà d’un certain fatalisme social, comment l’installer devient une conquête d’une identité sociale statutaire intégratrice qui se vit dans la galère et la précarité. L’erreur serait toutefois de penser que les tensions à l’accès au chez-soi touchent uniquement les individus par défaut. Cette situation concerne de plus en plus de jeunes issus de positions variées. Victor (26 ans, employé, de parents cadres) est loin d’avoir eu la jeunesse de Tom, mais sa trajectoire n’est pas sans embuches. Un an après son bac, il négocie (et non sans accrocs à la différence de Tom) son autonomie. Il enchaine ensuite divers domiciles qui scandent le parcours de sa formation (de la prépa à ses études en école de commerce). Il s’installe avec sa copine à B. Sa mobilité, Victor la vit comme une conquête d’autonomie bien qu’en partie dépendant financièrement de ses parents à l’instar de beaucoup de jeunes adultes (Castell et al., 2016). Puis, à la fin des études, il se sépare de sa copine. Il doit se reloger et se confronte à nouveau, mais dans une tout autre situation sociale – au marché immobilier. Ce face-à-face le conduit à expérimenter la transformation de sa ville, l’augmentation des loyers et sa précarité. En attendant de « monter sa boite », il travaille à temps partiel au Leclerc, gagne 800 euros par mois auquel s’ajoute l’argent de poche de ses parents. Seulement, « les agences immobilières, ils s’en foutent : ça compte pas les pensions. Il faut que ce soit inscrit noir sur blanc sur tes bulletins de paie ».

La recherche d’un logement se transforme ainsi pour Victor en épreuve. Ponctuée de file d’attente, de visites, de refus face à une solvabilité jugée insuffisante malgré son emploi et les cautions parentales, l’épreuve devient au fur et à mesure psychologiquement angoissante : « je devenais parano, je checkais mes mails toutes les deux secondes ; quand j’avais pas de réseau, je devenais fou (…) on sait jamais si quelqu’un t’appelle pour te dire que c’est oui et que tu ne réponds pas. » La quête conduit au sentiment d’une concurrence et d’une lutte des places, elle amène aussi très vite à un questionnement existentiel : « tu commences vite à perdre confiance en toi ; car tu te dis, en fait ma vie, elle est peut-être pas si bien, car si on ne te donne pas cet appartement, c’est que tu le mérites pas et qu’en fait ta vie, elle est pas si bien pour cet appartement. »

Les difficultés de l’installation dans un chez-soi deviennent ainsi une épreuve de déstabilisation identitaire. Tout y concourt puisque la sélection des futurs locataires se fonde sur l’évaluation des dossiers jugés selon leur degré de solvabilité, mais aussi sur des critères (« de merde », vocifère Victor) relevant de l’ethnicité et du savoir-être, évaluant l’identité personnelle de l’individu : « t’as intérêt d’être blanc », « être sympathique » et poursuit Victor, « t’as intérêt de te la jouer comme un commercial » : « tu dois te vendre. »

La sélection immobilière le renvoie à une humiliation sociale liée à un sentiment de déclassement (Dietrich-Ragon, 2011). Si Tom vit ainsi sa vulnérabilité résidentielle comme un destin social et une « normalité » de son milieu ; Victor la vit comme une logique du marché « injuste » qui l’atteint et l’irrite. Chez Tom, cette vulnérabilité n’entraine pas pour autant l’apathie, mais une volonté de construire son identité au travers d’une spatialité « capitale ». Pour Victor, elle conduit à la fragilisation de son identité. La perception de son « je » statutaire se fissure en même temps que l’estime de son « je » personnel se crevasse. Il se confronte à une vulnérabilité sociale à laquelle il pensait (par habitus) échapper.

La situation de Victor s’éclaircit toutefois quelques mois plus tard avec la rencontre d’Émilie (28 ans, employée). À peine séparée et travaillant chez Leclerc, elle cherche également un appartement pour cesser sa récohabitation familiale. L’un et l’autre décident alors de prendre un logement ensemble ; l’association des salaires, leur permettant de trouver une petite maison de 3 pièces, en banlieue de B. : « [e]n fait quand tu trouves, t’as l’impression d’avoir gagné à l’Euromillion. » Toutefois, ils ne le cachent pas, ni l’un ni l’autre n’étaient très rassurés par cette cohabitation. Ils se connaissaient à peine. « T’as pas envie au départ, car tu veux pas bruler les étapes. »

Au regard de ces expériences, on peut constater que les temps, les caps et les rites de passage vers l’âge adulte se brouillent. Ce n’est plus la situation professionnelle (comme chez Arthur) ni la mise en couple (comme chez Victor) qui expliquent le passage de la décohabitation à la cohabitation ; c’est l’épreuve du chez-soi dans sa dimension financière et économique, à laquelle s’ajoute la peur de la solitude (comme chez Etienne), qui conduit à la cohabitation avec un « pote » ou en couple. Ce qui n’est pas dans ce cas une mise en conjugalité, celle-ci reste à découvrir et à construire (Kaufmann, 1993 ; Singly, 1996). L’urgence du besoin de se loger pousse ainsi à retarder l’expérience sentimentale au profit de la rationalisation de la vie d’un toit à deux. L’inverse est vrai. Les difficultés économiques empêchent ou retardent souvent la séparation pour partir et s’installer ailleurs (Martuccelli, 2006).

Le désancrage

Si l’épreuve de l’installation tient pour certains à son accès, pour d’autres, elle est due à une mobilité subie. Les changements de logements dans le cas de séparations des parents (Merla et Nobels, 2021) ou de leurs fréquents déménagements sont souvent des bouleversements donnant le sentiment aux individus de ne jamais être stabilisé quelque part. C’est le cas de Camille (28 ans, assistante de production) qui, fille de militaire, a « déménagé » en moyenne tous les trois ans en France et à l’étranger, vivant dans des casernes jusqu’à l’âge de ses 18 ans. Du coup, « quand on me dit : Tu viens d’où̀ ? Bah je sais pas répondre. J’ai habité́ un peu partout [et] j’ai pas une ville où c’est chez moi, j’ai pas ça, moi. » Cette mobilité lui donne le sentiment de ne pas être ancrée dans un lieu, expliquant pour elle, son instabilité : « j’ai du mal à me poser dans une ville. » S’inscrire dans un lieu originaire, c’est avoir, comme le souligne Ramos (2006 : 28), un ancrage identitaire qui donne sens à son parcours biographique. C’est « se construire un passé, se définir des origines, c’est aussi élaborer un endroit d’arrivée ». Toutefois, c’est le souci de Camille. Si elle n’a pas de chez-soi passé, elle a le fort sentiment de ne pas avoir de chez-soi présent. Elle vit certes dans un appartement. Pourtant, elle ne s’y sent pas chez-elle, car elle ne s’y sent pas ancrée. Son problème est qu’elle ne sait pas dans quel lieu elle pourra s’installer et donc s’enraciner.

Si les tensions liées à l’installation du chez-soi sont centrales dans le processus de passage à l’âge adulte, elles ne touchent pas uniquement les jeunes : elles se réactivent lors de la mise en conjugalité, de l’agrandissement de la famille, des mobilités professionnelles, des séparations, du chômage, aussi bien que pendant l’épreuve du grand-âge (Caradec, 2012 et donc quand la question de l’autonomie se pose à nouveau – bien que différemment. Ici l’installer implique de partir le plus souvent en maison de retraite, conduisant à une continuité ou une rupture biographique (Mallon, 2007).

L’épreuve de l’appropriation

À cette épreuve de l’installation spatiale s’ajoute celle de l’appropriation proprement dite, c’est-à-dire le processus par lequel un lieu-repère devient un repaire. De l’accès au toit, on passe ainsi à la vie sous le toit et donc de l’avoir, à être et se sentir chez-soi. Cette dimension, souvent sociologiquement négligée au profit de l’installer en raison de la crise du logement, apparait absolument essentielle chez nos enquêtés. Jeanne (23 ans, M1 design) l’exprime avec force : « [c]’est primordial, tu peux pas être bien dans ta vie, bien dans tes baskets et heureuse tous les jours, si t’es pas bien chez toi. » Être bien chez-soi ? C’est, pour Jeanne, « un tout, à ton image » ; « les couleurs, le choix du mobilier, l’agencement, la façon dont c’est rangé, la propreté ». « C’est un endroit que j’aime bien et je suis en sécurité, j’ai des choses que j’affectionne ; j’ai mon fauteuil, j’ai mon canapé, j’ai mon lit, j’ai mes moments, c’est tout cela mon chez-moi. » (Édouard, 50 ans, product manager) « C’est un cocon, quelque chose qui me met un peu à l’abri de l’extérieur, des agressions […] où je peux être ce que je suis, vivre comme je veux. » (Annie, 60 ans, agente administrative) La construction de son repaire engage le bien-être de soi, son confort, sa sécurité, mais aussi l’expression de soi et la protection de son intimité. C’est pourquoi, si l’installation renvoie essentiellement au « je » social, l’appropriation relève ici majoritairement du « je » personnel (Singly, 2017).

Cette appropriation peut passer par la propriété juridique qui s’inscrit dans l’idéal moderne du droit de la propriété privée et de la propriété et protection de soi (Laé, 2003 ; Castel et Haroche, 2001). Être propriétaire était ainsi important pour Mira (63 ans, retraitée cadre). C’était « avoir toujours un toit au-dessus de la tête », « ne dépendre de personne », un moyen de concrétiser son « investissement dans le travail », un lieu pour « bâtir ma famille ». Un désir de possession fort, et non sans lien avec le fait que sa mère l’ait « foutu à la porte » faute d’avoir eu son bac. « Tu sais, ça marque ce genre de chose. »

L’appropriation implique toutefois aussi pour Mira de faire sien son lieu :

« […] un chez-soi n’est pas un chez- soi si tu n’y mets pas ta patte. C’est-à-dire que si tu n’y déposes pas des choses un peu personnelles. À ce moment-là ce n’est pas un chez toi. C’est comme dans un hôtel, tu vis dans un endroit, mais tu ne te l’es pas approprié. C’est vide. »

Cette appropriation se matérialise par la décoration, parfois le bricolage, nécessairement le nettoyage, systématiquement par les objets qui prennent, comparativement à l’installer, une importance décisive. Créant une ambiance, donnant du confort, ils sont aussi ce par quoi on exprime sa personnalité, ce par quoi on montre ce que l’on aime et qui l’on aime, permettant de solidifier et de fossiliser sa vie et celle de sa famille et de rendre au départ un toit vide, étranger, familier (Sacriste, 2018b ; 2019). Comme le soulignent les enquêtes sur le grand-âge (Mallon, 2005 ; Caradec, 2009), les objets à soi permettent aux résidents des maisons de retraite de se recréer un chez-soi.

L’impersonnel

S’approprier un chez-soi n’est pas toujours évident. Parmi ces difficultés, on retrouve celles qui tiennent aux contraintes des espaces locatifs ou collectifs, sinon aux logements plus ou moins standardisés qui font que l’on ne peut pas adapter son chez-soi à soi. « Celui qui possède juridiquement le sol, les bâtiments, les objets peut en disposer comme il l’entend et il se sent maitre de l’espace qui l’entoure. Au contraire, celui qui utilise un espace construit qui appartient à d’autres que lui éprouve un sentiment de contrainte, d’aliénation. » (Chombart de Lauwe, 1979 : 145)

Pour Juliette (23 ans, M2 commerce), « le fait d’être en location ça rend les choses quand même compliquées. Parce que moi mon chez-moi je le voudrais vraiment décoré, avec tout ce que je veux ». Elle est toutefois contrainte de respecter les clauses du bail et se sent frustrée de ne pouvoir se créer librement un intérieur à l’aune de soi. Alice (27 ans, conseillère en assurance) est aussi explicite : « dans mon ancien studio, qui était meublé, j’avais toujours cette impression de “ça m’appartient pas”. Maintenant [là] j’ai 100 % de ma personnalité. » « Les meubles, c’est vraiment 100 % mon choix à moi, la manière dont c’est agencé, c’est aussi moi qui ai tout décidé. » Sans être propriétaire du lieu, Alice est néanmoins propriétaire de ces meubles.

Derrière cette importance de la possession s’exprime non pas une quête d’avoir pour avoir ou d’avoir pour être distingué socialement, mais le besoin de se sentir exister comme un individu capable d’exprimer sa personnalité et de se libérer des environnements imposés.

Le degré d’appropriation dépend toutefois de la possibilité́ d’avoir un territoire à soi à l’instar de la chambre dont on connait l’importance notamment pour les adolescents (Maunaye, 2001 ; Ramos, 2002). Ces endroits à soi dans le chez-nous peuvent être divers et variés. En même temps, comme l’explique Pascale (45 ans, infirmière, 3 enfants), « [d]ans une maison y’a pas tant d’endroits comme ça où tu peux t’isoler ». Pour sa part, elle se réfugie dans la salle de bain, se délassant dans la baignoire : « c’est un endroit où l’on te fout la paix, où t’es pas accessible. » Si pour les mères prises par le poids de leur identité statutaire, se construire un espace à soi est quelquefois difficile au point que certaines considèrent qu’au final leur chez-soi est dans leur voiture, les hommes ont également parfois du mal à se faire un espace à eux à l’intérieur d’un domaine sous férule féminine. Il trouve alors souvent refuge dans le garage, la cave, un abri de jardin ou encore dans les WC (Schwartz, 1990).

Certains enquêtés investissent, faute d’espace dans le logis, leur lit, un fauteuil, un coin de canapé, une table de bureau. Quelques-uns ont néanmoins l’impression de ne pas avoir ni de chez-soi, ni d’espace, ni de meubles à soi comme Olivia (28 ans, research manager), qui, habitant avec son compagnon, ne se sent absolument pas chez-elle :

« Tu vois par exemple y a des moments où je dis aux filles (ses copines), vous n’avez qu’à venir chez Pierre, on fera un apéro sur la terrasse. Je ne dis pas, venez chez-moi, mais venez chez Pierre […]. En fait tant que ça restera son appartement à lui ce ne sera jamais complètement chez moi. »

Ce sentiment d’être chez-lui et non chez-elle ne tient pas à Pierre, mais au fait que c’est un appartement qu’il a choisi, acheté et au sein duquel s’imposent tous ses objets – notamment des meubles de famille. Quand elle a aménagé chez lui, il lui a fait de la place pour mettre une partie de ses « affaires » et ne cesse de lui répéter « mais si c’est chez-toi ; c’est chez-nous ». Toutefois, pour Olivia, son chez-soi et son chez-nous ne se concrétiseront réellement qu’à partir du moment où ce sera « notre endroit, qu’on aura acheté ou loué, mais qui sera quelque chose en tout cas où moi j’aurai la même part que lui ». Pour elle, l’intégration conjugale nécessite la concertation au niveau du choix du logement, des meubles et la répartition dans la prise en charge économique. Ne pas pouvoir participer à la personnalisation et au paiement de cet appartement lui fait ressentir un sentiment de dépendance financière et de dépossession identitaire. Elle ne se sent pas libre de faire ce qu’elle veut, ni libre d’exprimer sa personnalité. En fait, elle se sent étrangère à cet espace de la conjugalité.

L’intrusion

Ce sentiment d’étrangeté est d’autant plus prégnant chez Olivia qu’elle doit faire face aussi à l’intrusion de sa belle-mère qui, lorsqu’ils sont partis, « vient, range, nettoie le linge, raccourcit les rideaux, accroche un cadre, ce genre de chose, c’est horrible ». Source majeure de protection, la parentèle peut être un facteur de perturbation dans le respect de l’intimité et susceptible d’altérer en profondeur le sentiment de soi (Singly, 2003). Mathilde (22 ans, M1 démographie) reste à cet égard « marquée » par ladite « jolie surprise » de sa mère qui avait profité de ses vacances pour transformer sa chambre d’enfant. « Elle me l’a transformé en chambre d’ado, mais je m’y sentais pas bien […] C’était elle qui avait fait le choix de la chambre. »

La désappropriation peut aussi émaner d’un empiétement abusif des territoires communs faisant sentir à certains qu’ils sont des intrus alors qu’ils n’en sont pas. C’est l’expérience d’Etienne (27 ans, M2 lettres) au travers de ses multiples cohabitations. Dans l’une, il vivait dans un appartement avec un couple qui imposait sa vie de couple, dans ses amours comme dans ses disputes. Ainsi, « je me sentais pas trop chez-moi, j’avais quand même plus l’impression d’être chez-eux ». Dans sa collocation actuelle, il loge avec 13 autres personnes. Dans cette configuration, son sentiment de ne pas être chez-lui tient au nombre et au bruit de ces cohabitants qui, ne respectant pas certaines règles de sociabilité, empiètent sur sa quiétude, notamment quand il est dans le salon : « les bruits de mitraillettes (des jeux vidéos) quand tu es en train de manger c’est un peu pénible. »

La cohabitation vécue chez Etienne comme un refuge contre la solitude se transforme en épreuve d’abrutissement et le conduit ainsi à se sentir seul bien que logeant avec d’autres.

L’in-appropriable

Le sentiment de désappropriation du chez-soi peut également venir du logement en raison de ses diverses nuisances. Ce sont les parasites, les odeurs qui remontent des égouts, les peintures au plomb, plus globalement l’insalubrité. Ici le chez-soi n’assure plus son idéal de refuge. Il ne supporte plus ces hôtes, il les érode. L’approprié devient ainsi l’appropriant conduisant parfois à des répercutions marquantes sur l’état psychologique et les parcours de vie comme chez Emma (22 ans, M1 sociologie). À 18 ans, elle s’installe avec son copain dans « un souplex »[1], refait à neuf pour un loyer de 680 €. « Une belle affaire. » Seulement le cocon tourne en cauchemar. Avec l’automne, l’humidité augmente et progressivement « des moisissures […] envahissent tous les murs », imprégnant « les vêtements » et allant jusqu’à attaquer les fruits : « après une journée passée à l’air libre, ils finissaient recouverts d’une fine couche de moisissure verte. Et il ne s’agissait pas là de la pourriture naturelle des fruits, mais bel et bien de la moisissure liée à l’humidité du logement. » « Un jour, poursuit Emma, il y avait eu des inondations », et bien, « il y avait toute une partie du mur qui était devenue mou » « C’était comme si j’habitais dans une éponge ». Ces épreuves conduisiront Emma à se renfermer sur elle-même. Elle n’invita plus ses amis, affectée par l’ignominie de l’appartement : « j’avais honte. » « C’était un taudis. » « Ce logement renvoyait une image de moi-même de pourri. » Son monde tournait à l’immonde et au dégout de soi, d’où son mal-être et sa souffrance. Elle ne pouvait pas être ce qu’elle voulait être (Gaulejac, 1996). Elle découvrait aussi qu’elle n’était surtout pas ce qu’elle pensait vouloir être (Singly, 2017). Après un an et demi de vie commune, Emma prit la décision de quitter ce lieu, source de dégout et d’insécurité et « qui ne représentait plus que de la souffrance associée à la tristesse et au mal-être ». Elle retourna chez ses parents, sans se séparer de son copain, mais « c’était plus pareil ». Entre « copine de » et « fille de », Emma décida d’être « je » en habitant seule. En fait : « j’ai tout fait à l’envers. » À 18 ans, elle souhaitait être en couple pour « faire adulte ». À 22, elle veut être seule pour mener la vie d’« une jeune étudiante ». Ici la désappropriation du logement conduit à réinitialiser son identité et son projet. Emma demeure toutefois marquée par cette expérience au point de s’interroger sur sa capacité à avoir et se faire un chez-soi.

L’invasion

Lieu refuge, le chez soi permet de « se laisser exister » (Chollet, 2015 : 11) à l’abri des bruits et des regards. Cependant, il n’assure plus parfois cette barrière protectrice entre l’extérieur et l’intérieur. Jeanne (23 ans, M1 design) raconte comment dans son ancien studio, elle entendait constamment ses voisins. « Et c’était aussi bien ceux qui s’envoient en l’air qu’au mec aux chiottes ! » « Et autre chose, je donnais sur la cour et ça comme tout le monde ! Du coup tout le monde voyait tout le monde chez lui ! Horrible ! Ça aide pas à te sentir chez toi. »

La désappropriation du chez-soi peut venir du travail comme pour Annie (60 ans, agente administrative) qui vit cette épreuve lors du premier confinement : « au départ, je me suis dit, chouette 15 jours de vacances. » Puis, les vacances se sont transformées en inquiétude et en stress. « Ce n’était pas tant le problème de mon chez-moi car je m’y sens bien [mais] le fait de ne pas pouvoir en sortir et d’aller travailler. Je comprends que certains ont apprécié de rester chez eux pour travailler car ils habitaient loin, mais moi j’ai pas du tout aimé. Mon chez-moi, c’est mon chez-moi. » De fait, le chez-soi n’a de sens qu’en étant en tension avec le dehors. C’est de cette différenciation avec l’extérieur qu’il fonde une partie de ses valeurs. Pour certains enquêtés, la distinction se fera avec la vie publique ; pour d’autres, entre la vie privée et la vie intime. Pour Annie, elle repose sur la séparation nette du chez-soi avec son lieu de travail. Seulement avec le confinement elle sera contrainte de travailler chez-elle et au départ sans moyens et notamment sans ordinateur. Elle le reçoit 6 semaines après le début de cette période.

Ce « PC de 17 cm » qui lui est imposé est à la fois vécu comme un soulagement (elle peut travailler), mais aussi ressenti comme un empiètement dans son espace personnel. Ne pouvant le loger sur son bureau « trop petit », elle est obligée d’installer l’objet-intrus sur sa table, ce qui fait qu’elle n’a plus vraiment de place pour manger. « Voir en plus cet ordinateur tout le temps, c’était horrible. » Tous les soirs, Annie lui mettra ainsi son « cache » : le cacher pour justement ne pas le voir. Du sentiment de déstabilisation que lui imposait l’enfermement chez-elle, elle passe alors au sentiment de l’invasion de son chez-soi, devant travailler et se relâcher dans le même endroit. Il n’est plus un lieu de ressource de soi.

L’épreuve du gérer

Si le chez-soi est une épreuve dans son appropriation, il est aussi source de complications liées cette fois à sa gestion quotidienne. À cette échelle, on trouve ce qui relève de la production domestique, dans ses activités, sa répartition, son temps. Représentant 3 heures et 4 minutes par jour en 2010, le temps consacré au travail domestique reste à la charge majoritairement des femmes, celui-ci ayant toutefois diminué de 47 minutes depuis 1974 et augmenté de 10 minutes pour les hommes (Insee, 2019). Les enquêtés insistent d’ailleurs sur cet aspect : avoir un chez-soi, c’est vital, mais cela prend de l’énergie, du temps à toutes les échelles de l’analyse : pour le trouver, pour le posséder, pour l’aménager, pour « s’y faire », pour l’entretenir et régir « toute la paperasse administrative » au quotidien. Chronophage dans la réalisation de ces tâches, il est aussi lourd dans la « charge mentale » qu’il implique dans son organisation et dans les disputes et négociations (ou les ressentiments) qu’ils provoquent en son sein. Une charge mentale parfois sous-estimée (certes peu quantifiable) tout autant que celle relative à la gestion avec les objets qui sont en théorie des outils-supports à cette production domestique.

Comme le souligne Pascaline (76 ans, retraitée cadre), les objets sont « des choses qui vous facilitent la vie et vous laissent du temps de libre pour les loisirs ». Parmi ses objets importants, jugés fonctionnellement indispensables, elle cite d’emblée « la machine à laver ». Elle ne sera pas la seule. C’est aussi le cas de Brigitte (50 ans, professeure d’anglais) :

« [parmi] mes objets préférés, il y a […] figures-toi, ma machine à laver ». « Quand on était jeune […] on était fauché comme le blé́, on lavait tout à la main. En plus Bernard, il avait des bleus de travail, je te raconte pas à essorer, c’était un cauchemar, donc l’inventeur de la machine à laver, je le bénis, bénis soit-il vraiment, une libération quand on a pu s’en payer une. »

Si les hommes de notre enquête ne citent pas cet objet, il ne minimise pas l’importance des équipements domestiques. Louis (30 ans, employé) explique qu’il a vu dans le lave-vaisselle, un allié pour alléger sa participation aux tâches ménagères et gérer ainsi une partie de ses tensions avec son compagnon qui maugrée toujours contre sa faible implication dans la gestion du foyer. Victor (26 ans, employé) et Émilie (28 ans, employée) ont quant à eux acheté un aspirateur robot, pour régler la question du ménage.

Les objets d’agacement

Cette importance des objets comme supports de la production domestique a été quelque peu minimisée. Les enquêtes se centrent en effet en général sur le « qui fait quoi » oubliant la question du « grâce à quoi ». Interrogé dans leur taux d’équipement, les objets domestiques ne sont cernés, là aussi, qu’au travers du « qui à quoi ? ». Or la production domestique engage des rapports sociaux, mais aussi des rapports objectaux qui peuvent embrouiller la quiétude du refuge et nos relations aux autres.

Dans cette catégorie, on retrouve les objets d’agacement qui sont liés aux manies des autrui significatifs (Kaufmann, 2007). Émilie (28 ans, employée) est agacée par « l’habitude » de Victor (26 ans, employé) qu’elle découvre et qui consiste à « ne pas mettre les chaussettes sales ensemble, du coup quand on fait des machines monsieur ne retrouve jamais ses chaussettes ». De plus, elle ne comprend pas pourquoi il ne fait pas sécher le tapis de bain après sa douche. « Alors là, c’est la mort, si je ne le fais pas », ponctue Victor. Lui, ne comprend pas, en revanche, pourquoi Émilie, laisse trainer des cartons et des bouteilles vides sur la table au lieu de les mettre directement dans la poubelle jaune : « ça, c’est un mystère. »

Les objets injonctifs

Les objets agacent, parce qu’ils sont vécus dans leur usage et leur ordre de façon différentielle selon les membres du foyer en fonction des habitudes (normes) ou des routines (personnelles) incorporées et des rôles sociaux que l’on est censé (selon l’autre) accomplir (Kaufmann, 1992).

En ce sens, ils produisent directement des tensions qui alourdissent la gestion du foyer. C’est le cas de ces objets qui imposent d’eux-mêmes des injonctions à l’action : les objets sales qui appellent au propre ; les téléphones et les ordinateurs qu’il faut recharger ; les poubelles pleines, le frigo à dégivrer, les chaudières à entretenir, etc. Ce sont également les choses sur lesquelles on compte et auxquels on ne fait pas toujours attention jusqu’au jour où elles ne remplissent plus leur fonction de délestage pratico-existentiel et qu’il faut donc les réparer, les changer. Les machines à laver se mettent à fuir, le frigo « lâche » et « en plus l’été », les radiateurs ne chauffent plus, les robinets jouent au goute à goute. Les objets ici fatiguent : ils ne sont plus source de décharge, mais deviennent une charge d’argent, de temps et d’énergie. Leur défaillance conduit à l’épuisant.

Certains objets imposent toutefois une pénibilité paradoxale (Kaufmann, 1997). D’un côté, ils sont source de lourdeur ; de l’autre procurent une satisfaction une fois la tâche accomplie. Cette pénibilité dépend de la fréquence de leur injonction, de leur difficulté d’exécution ainsi que de leur jugement d’utilité et du caractère éphémère de leurs résultats. Édouard (50 ans, product manager) dont la vie est marquée par une forte emprise et mobilité professionnelle explique :

« [f]aire les courses pour tout le monde, j’aime bien, faire la cuisine aussi [mais] dès qu’il y a un tuyau à resserrer, c’est une sinécure, toujours une expédition, cela prend du temps, et cela tourne toujours mal. La dernière fois, il y avait un goute à goute dans la salle de bain, bon alors, j’ai pris deux pinces et j’ai eu à un moment un gros jaser d’eau, ça m’a gonflé, ça c’est clair. Bon après j’ai réussi, mais je me suis bien aspergé. Et puis c’est aussi le jardin, tondre le jardin, ça va. Mais alors, désherber ! Franchement ça c’est contraignant pour moi. Je sais que personne n’a le monopole du travail et que chacun a sa vie, mais moi je travaille beaucoup la semaine, le Week-end j’ai envie de lâcher prise. »

Derrière le récit d’Édouard, on voit comment la pénibilité des objets est évaluée diversement. Les courses et la cuisine sont vécues comme des tâches positives. Elles participent à l’investissement et à la valorisation de soi et d’autant plus qu’Édouard vit en famille uniquement la fin de semaine. Au contraire, le désherbage ou le bricolage sont jugés négativement : le premier en raison de son caractère éphémère et estimé superflu ; le second en vertu de la pénibilité d’exécution liée à un manque de savoir-faire. Ces tâches sont pénibles, car il n’y a aucun autonomisme et de plaisir dans les gestes à accomplir. Il y a ici une absence d’unité entre l’objet, la tâche et le soi (Kaufmann, 1997). Elles le sont aussi, pour Édouard, en raison de la perte du temps pour soi. Un temps précieux qui n’est pas improductif, mais qui est dégagé de toute charge mentale du travail domestique et professionnel. Cette quête de temps pour soi est relative à l’injonction du souci de soi mais aussi dans sa fragilité au sentiment d’accélération sociale (Rosa, 2012). Une accélération liée aux changements sociaux et au rythme de vie dans lesquels la technique a une part de responsabilité.

Les objets disruptifs

Devenus plus compliqués en raison de leur technologie électronique et de leurs petites innovations permanentes, les objets n’impliquent pas forcément plus de simplicité et de durabilité en termes d’usage. À l’opposé, ils peuvent complexifier le quotidien en nous assujettissant à leur mode de fonctionnement (Stiegler, 2016). Bien des enquêtés rendent compte de cette réalité, et notamment les plus âgés, comme Pascaline (76 ans, cadre retraitée) :

« Nous autrefois, on avait des objets qui duraient dans l’existence, mais là les objets sont éphémères et plus compliqués dans leur manipulation […] Là il faut tout programmer, tellement programmer que tu sais pas [le faire]. Avant t’avais une télé, c’était pas très compliqué, une fois que c’était installé, pouf, tu appuyais sur un bouton et pouf t’avais tes chaines, alors aujourd’hui, c’est compliqué, j’ai dû faire appel à un technicien (pour ma nouvelle télé), car il faut tout connecter et puis c’est difficile, tu n’y comprends rien, et puis j’ai pas essayé de comprendre non plus. »

Pascaline a démissionné. Pourtant, par son ancien métier en communication, elle avait acquis une certaine dextérité. Mais depuis un an, l’accumulation des problèmes, (notamment avec sa télé, sa Wifi, son ordinateur obsolète), ont eu raison de son intérêt et de sa patience pour la technologie qu’elle considérait « comme un progrès ». Nombre d’enquêtés (certes plutôt âgés) évoquent ces complications, comme Sylvie (74 ans, retraitée, chercheuse en médecine) qui s’est arrachée les cheveux avec sa tablette : « [é]coutez je me suis connectée 10 fois, il faut aller sur la box, il faut recopier tous les machins. Et on sait pas, s’il faut les mettre en majuscule, ou en minuscule ou la première lettre en majuscule ou tout en minuscule ! On s’arrache les cheveux ! Quand ça marche, c’est le rêve ! Quand par hasard c’est en panne, c’est dramatique ! » La disruption des objets entraine des questionnements existentiels donnant le sentiment d’une incompétence (Pasquier, 2018) et d’une inadaptation à vivre dans cette société ; un sentiment qui est « une conséquence naturelle de la dévaluation incessante de l’expérience par l’innovation » (Rosa, 2012 : 119) et pouvant conduire à la déprise (Caradec, 2009).

L’envahissement des objets

Si les objets, dans leur maitrise ordinaire produisent une nouvelle forme d’anxiété, sorte de cheval de Troie au sein du chez-soi, ils peuvent être menaçants dans leur accumulation (Guillard, 2013). Marie (52 ans, cadre marketing) avoue ainsi étouffer chez-elle par tous ces objets qu’elle a eu plaisir à acheter et à utiliser. Elle rêverait de pouvoir s’en débarrasser, mais elle n’y arrive pas. Elle a certes trouvé au départ des solutions. Elle a construit des étagères dans son salon, puis dans son garage. Aujourd’hui, toutes les étagères sont remplies. Elles les stockent dans des cartons par terre dans son sous-sol, confiant ainsi sa tactique : « [i]l y a un truc qui m’aide beaucoup en fait, c’est que parfois mon sous-sol est inondé, donc il y a des choses qui pourrissent, du coup je me dis bon ben là, c’est pourri, donc la question ne se pose pas, il faut virer de toute façon c’est foutu », mais « des fois je suis triste parce qu’il y a des choses que j’aimais bien ». Si le chez-soi impose une gestion dans le quotidien présent, il implique aussi une gestion de son quotidien passé. Porteurs de mémoire familiale (Muxel, 1996; Dassié, 2010) et personnelle, les objets n’en sont pas moins problématiques en cas de séparation ou de mort avec l’être cher. Ce qui exprimait l’attachement à l’autre devient le miroir de ce qui n’existe plus. Ils incarnent la peine, la douleur, devenant dans leur séparation ou dans leur mémoire, sources d’un envahissement émotionnel, celui de la déchirure : « il y a des objets qui sont lourds à garder, car ils sont lourds de souvenirs ; ils sont porteurs de toute une histoire et de l’émotion qui va avec. Certains d’entre eux sont tellement caractérisés, tellement caractérisants que ça fait mal. » (Elsa, 62 ans, veuve, médecin). Associés souvent à des objets-personne (Heinich, 1993), ces objets sentimentaux asphyxient par leur fossilisation, réactivant la douleur de la perte de l’autre ou la nostalgie d’un moment de sa vie. Se séparer de « Ses objets » revient alors à abandonner et quitter une partie de soi.

Épreuve de la perte

Si la gestion d’un chez-soi est devenue une épreuve de plus en plus explicite, l’expérience de sa perte – dans sa disparition réelle ou symbolique ou dans sa violation – se révèle être plus encore éprouvante. À chaque fois, l’investissement du chez-soi est remis en question autant dans son lieu que par ses objets.

La dépossession

Parmi ces pertes, on retrouve celles des lieux d’enfance (Bachelard, 2005 [1957] ; Ramos, 2006). Mercedes (39 ans, employée) illustre cette figure. D’origine mexicaine, le sentiment de la disparition de son chez-soi ne vient pas de sa migration, mais de la perte de sa maison natale qu’elle est contrainte à 11 ans de laisser pour habiter en banlieue de sa ville. Ce qu’elle quitte, ce n’est pas tant une maison qu’« un lieu, un quartier, des amis, des voisins ». « Mal préparée » par sa mère, elle vit ce déménagement comme un arrachement, proche de l’exil : « [j]’avais l’impression que l’on m’avait tout enlevé et que je n’avais plus rien. » Ce déménagement s’avère d’autant plus traumatisant que quelques mois après leur installation dans « cette maison », sa sœur, puis sa mère tombèrent gravement malades. Du coup, « la nouvelle maison » devient pour elle « porteur de malheur » ; hantée par la perte de son chez-soi originaire, de ces liens affectifs, de l’isolement et de la maladie de ses êtres chers. Elle part à Paris et elle y restera, rencontrant son futur mari. Ils s’installent dans un chez-nous. Mercedes y construit petit à petit son univers, se familiarisant avec le quartier, le trajet pour aller au travail, elle sympathise avec ces voisins, se fait « ses premiers amis », s’inscrit dans un quotidien et des routines. Toutefois, un jour, le propriétaire met fin au bail. Ce changement réactive l’épreuve de l’enfance. Mercedes angoisse, décide « de voir un psy » ; elle ne peut faire face. « J’allais encore changer de maison, perdre encore mes amis ; j’étais traumatisé […] je me disais que cela m’apporterait encore du malheur, que tout irait mal. »

Tous les déménagements sont loin évidement d’engendrer ces expériences, néanmoins ils sont toujours potentiellement une source d’épreuves difficiles, voire angoissantes ou traumatisantes. On retrouve cette tendance dans nos entretiens, lorsque les déménagements sont contraints, imprévus ou encore mal encadrés par les autrui significatifs. Dans ces cas, les déménagements donnent l’impression aux individus d’être arrachés à leur vie. Ils ne sont pas vécus comme une expérimentation de soi, mais comme une désagrégation de soi, voire une rupture biographique indissociable de la perte du chez-soi. Un sentiment de désagrégation qui tient à la décomposition d’un monde familier et affectif : c’est la perte des routines, de l’entourage, des entours – les infrastructures publiques, les commerces, les bruits du quartier, etc. Des éléments qui respectivement par leur répétition, leur lien, leur fixité sont des supports certes banals, cependant qui permettent, pour reprendre Giddens (1991), d’affronter au jour le jour, la vie sociale et qui, en disparaissant, créent le sentiment de l’effondrement de son petit monde et d’une insécurité du quotidien.

La perte du chez-soi peut aussi tenir à sa suppression par autrui. Il n’est pas question d’intrusion de son espace, mais de sa destruction. Clarine (26 ans, chargée d’études) explique ainsi comment sa mère, à la suite de son départ pour ses études, décida un jour de s’installer dans sa chambre pour louer la sienne :

« [j]’ai fait un jour cette découverte effarante en rentrant dans ma chambre : elle était métamorphosée, mes meubles déplacés, mes tableaux retirés pour les siens, mes souvenirs de voyage, photos et scrapbooking offerts entassés dans une boite. Ma chambre n’avait plus rien de moi et n’était plus à moi, sans mon consentement. J’ai essayé de comprendre cette décision, mais je ne pouvais m’empêcher de me sentir trahie et repoussée. »

Clarine coupa « définitivement les ponts » avec sa mère ; elle prit ses cartons, empaqueta ses dernières affaires, les transporta chez son père. Lieu d’un langage symbolique (Maunaye, 2001), la chambre est souvent maintenue chez les parents lors de leur départ et d’autant plus dans la période où ils font leur étude (comme Clarine), symbolisant la pérennité de la place de l’enfant dans la famille. La disparition de la chambre (à la différence de l’intrusion) remet en cause la position effective et affective dans la vie familiale.

Si la perte du chez-soi amène, lors de déplacements plus ou moins contraints, à une perte aigue de familiarité avec les lieux et les infrastructures, d’autres fois, la perte du chez-soi tient aux transformations mêmes de la ville ou du quartier. Dans ce cas, nul besoin de déménager pour être « quitté » par un quartier : la ségrégation urbaine s’en charge, soit en expulsant les plus démunis à partir, soit en poussant les habitants les plus aisés à déserter les quartiers les plus stigmatisés, « abandonnant » à leur sort les plus pauvres d’entre eux (Wieviorka, 1992 ; Guilluy, 2014).

La violation

La perte de chez-soi peut également être dûe à un processus révélant une vulnérabilité à laquelle, en principe, il est censé nous protéger. Si les dimensions proprement socioéconomiques ont un rôle important dans les processus de perte du chez-soi (expulsion, réquisition, vente à cause d’un endettement personnel ou d’une succession, très souvent en raison d’une indivision), la perte s’actualise aussi par le cambriolage. Nombre d’enquêtés, comme Jeanne et Mira, qui en font la triste expérience, décrivent à chaque fois le sentiment d’avoir été trahis, violés, volés. Chaque mot est à cet égard symptomatique.

Trahison, d’une part, car le chez-soi est entouré de toute une symbolique d’antre sécuritaire, protégé, fermé et maitrisé. Avec le cambriolage, la confiance dans la porte et les serrures est trahie. Par la suite il s’impose un sentiment d’insécurité et de défiance face à ce qui hier rassurait. Jeanne (23 ans, M1 design) aura, ainsi, l’impression de vivre dans « un espace désormais ouvert », elle ne dormira pas pendant des semaines. Mira (63 ans, retraitée, cadre) aura pendant 4 jours un couteau à porter de main. Les deux changeront les serrures, mais sans pour autant se sentir comme auparavant en sécurité.

Viol, d’autre part : « [j]e me suis sentie violée dans mon intimité », dit Jeanne. En écho, Mira : « j’ai ressenti un viol. On a pénétré dans ton intimité. En plus tes bijoux tu les caches dans tes tiroirs où t’a tes chaussettes, tes culottes et donc des choses très personnelles et j’ai trouvé cela difficile que quelqu’un est ouvert, touché des affaires qui m’appartenaient. Du coup j’ai tout lavé : je me sentais souillée. » Viol, donc, parce qu’incarnant un lieu d’intimité, le chez-soi renvoie par analogie à notre corps, à un moi peau psychologique (Anzieu, 1985).

Vol, enfin, car à l’infraction de soi s’ajoute la soustraction et le pillage de ces objets précieux. Sur ce point, Jeanne et Mira se différencient en raison de leur âge. Jeanne invoque le vol de ses objets personnels. Mira ajoute ses objets de famille ; pour elle, on lui avait volé sa mémoire biographique et familiale. On l’a privé de son histoire.

La destruction

La perte du chez-soi peut se révéler encore plus radicale avec sa disparition réelle en raison des catastrophes naturelles ou des sinistres. Louis (30 ans, employé) reste marqué par l’incendie de sa maison alors qu’il avait 13 ans. Tout est parti d’un chauffe-eau qui s’est enflammé : « il ne restait que les murs qui étaient tout gondolés (…) tout avaient pété (…). Tout le reste était noir de suie, y a des choses qui n’ont pas pu être rattrapées. » Cet incendie « ça, c’était vraiment le gros traumatisme de mon adolescence ». Parti en cendre, il faut reconstruire le logis, batailler avec les assurances, faire le deuil des objets brulés et se reloger. Les épreuves se multiplient et avec elles, les conflits. Louis explique combien cet incendie a éprouvé la famille et menacé le foyer : les relations parentales se sont tendues ; son père culpabilisait, voulut tout prendre en charge sans y arriver. En fait, « tout a pété à ce moment-là ». Avec l’incendie, la perte du chez-soi est vécue comme une vulnérabilité et ruine de soi. C’est la destruction réelle et symbolique de ce qui fondait le foyer, dans ses murs et ses objets.

Conclusion

À une image simple présentant les individus comme des êtres « jetés au monde », définis par un sentiment ontologique d’ek-sistere (d’être dehors), on a pu opposer des acteurs capables de construire des petits mondes d’ancrages de soi (Berger et Luckmann, 2006 [1998]). L’enquête montre que si dans les représentations, le chez-soi est toujours un idéal de refuge, il est également vécu comme une source d’épreuves. Dans son installation, il devient difficile d’accès, repoussant l’entrée chez les jeunes dans la vie d’adulte, il est aussi menacé par la peur de la solitude, sa précarité ou encore par une mobilité subite. Dans son appropriation, il est sous le joug des impositions, des intrusions, de l’inappropriable, des invasions. Dans sa gestion, il impose des charges mentales, du temps, de l’énergie, des pénibilités dans ses activités et ses divers objets. Dans sa perte réelle ou symbolique, les épreuves du chez-soi se font dépossession, viol et destruction. Le chez-soi peut donc conduire par ses épreuves au sentiment de déstabilisation, de désappropriation, de fatigue, de la ruine de soi et ainsi remettre en cause sa dimension de refuge, dans ses repères et son repaire, pourtant fondamental dans l’existence moderne.