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L’arrivée d’Internet dans la vie de tous les jours à la fin des années quatrevingt-dix a conduit au développement rapide du commerce numérique au cours des deux dernières décennies[1]. En 2016, le McKinsey Global Institute estimait qu’environ 50 % des services échangés dans le monde étaient sous forme numérique, tandis que le commerce numérique représentait environ 12 % de tous les biens échangés par-delà les frontières[2]. Ces pourcentages, notamment en raison de la pandémie de la COVID-19 et des confinements qu’elle a causés, ont sûrement augmenté de manière significative depuis.

Avec une telle évolution du commerce numérique, il n’est pas surprenant que les accords commerciaux signés depuis vingt ans incluent des dispositions pour appuyer ce commerce. Selon Burri et Polanco, qui ont recensé 346 accords commerciaux préférentiels ou de libre-échange (ALÉ) entre 2000 et 2019, 184 ACP comprennent des dispositions liées au commerce numérique, dont 78 avec des chapitres dédiés au commerce numérique[3]. Un des plus récents accords commerciaux avec des dispositions touchant le commerce numérique est l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACÉUM), qui est entré en vigueur le 1er juillet 2020 pour remplacer l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA)[4]. Contrairement à l’ALÉNA, l’ACÉUM contient un chapitre (19) dédié au commerce numérique. Ce chapitre est, à ce jour, celui qui va le plus loin pour libéraliser le commerce numérique entre les pays signataires. En fait, les États-Unis voient les ALÉ comme le meilleur moyen pour assurer la libre circulation des biens et services numériques au-delà des frontières tout en gouvernant les flux de données qui rendent possibles ces transactions commerciales[5].

D’autres pays ou juridictions n’ont pas adopté l’approche américaine. Par exemple, l’Union européenne (UE) s’est généralement limitée jusqu’à maintenant à n’inclure dans ses ALÉ que des dispositions empêchant l’imposition de droits de douane sur les biens et services livrés par voie électronique, en ligne avec le moratoire adopté à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1998 quant à l’imposition de tels droits de douane[6]. Autrement, ses accords incluent des dispositions non contraignantes concernant l’adoption par les parties de lois et régulations visant à protéger les consommateurs et la vie privée. C’est ce qu’on retrouve, notamment, dans l’Accord économique et commercial global (AÉCG) négocié avec le Canada[7]. Dans aucun cas, les ALÉ négociés par l’UE ne contiennent des dispositions à propos des flux de données[8].

La Chine limite également la portée des dispositions concernant le commerce numérique dans ses ALÉ. Comme l’UE (et en règle avec l’OMC), le gouvernement chinois a surtout adopté des dispositions ne permettant pas l’imposition de droits de douane sur les biens et services livrés par voie électronique et ignorant le mouvement des données entre les parties signataires[9]. Dans le Partenariat régional économique global (RCEP), dont le chapitre sur le commerce numérique s’inspire beaucoup de l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), la Chine a accepté des dispositions visant à limiter l’imposition de restrictions sur les flux de données personnelles et commerciales entre les parties signataires. Cependant, ses dispositions sont truffées d’exceptions qui les rendent inefficaces en pratique[10].

Compte tenu des différences entre les grandes puissances économiques (Chine, États-Unis et UE) quant aux dispositions touchant le commerce numérique au sein des ALÉ, pourquoi les États-Unis ont-ils choisi de faire de ces accords commerciaux le véhicule principal pour gouverner le commerce numérique et les flux de données avec le reste du monde ? Et pourquoi un partenaire comme le Canada a-t-il accepté des dispositions au sein de l’ACÉUM qui imposent des limites potentielles importantes à la régulation des données et des plateformes numériques[11] ? En utilisant une approche d’économie politique, le présent article répond à ces questions. Avant d’y répondre, il offre une discussion détaillée des dispositions se trouvant dans le chapitre 19 de l’ACÉUM sur le commerce numérique.

I. L’ACÉUM et son chapitre 19 sur le commerce numérique

Comme le Canada, les États-Unis et le Mexique avaient signé le PTPGP, avant que l’ancien président américain, Donald Trump, émette un décret retirant la participation des États-Unis de cet accord commercial à la fin de janvier 2017. Il n’est pas surprenant que le point de départ pour la négociation du chapitre 19 de l’ACÉUM fût le chapitre 14 (commerce électronique) du PTPGP. Cependant, le chapitre 19 de l’ACÉUM va plus loin que le chapitre 14 du PTPGP pour assurer une plus grande libéralisation des échanges en matière de commerce numérique[12].

Pour débuter, le chapitre 19 de l’ACÉUM applique le principe de base de la « non-discrimination » qu’on retrouve habituellement dans les ALÉ ainsi qu’à l’OMC[13]. Au paragraphe 1 de l’article 19.4, il est stipulé qu’

[a]ucune Partie n’accorde un traitement moins favorable aux produits numériques[14] créés, produits, publiés, réalisés sous contrat, commandés ou rendus commercialement disponibles pour la première fois sur le territoire d’une autre Partie, ou aux produits numériques dont l’auteur, l’exécutant, le producteur, le concepteur ou le propriétaire est une personne d’une autre Partie, que celui qu’elle accorde aux autres produits numériques similaires[15].

Cependant, il est important de noter que les dispositions du chapitre 19, incluant celles se trouvant à l’article 19.4 sur la non-discrimination, ne s’appliquent pas aux marchés publics[16]. Cela veut donc dire que les gouvernements, à tous les niveaux, peuvent adopter des mesures restrictives qui favorisent les fournisseurs de leur pays. Par exemple, ils peuvent exiger que les données générées ou utilisées dans le cadre d’un contrat soient entreposées (ou sauvegardées) sur des serveurs se trouvant sur le territoire national, ce qu’on appelle la « localisation des données ». Les dispositions du chapitre 19 ne s’appliquent pas non plus « à une subvention ou à un don accordé par une Partie, y compris un prêt, une garantie ou une assurance bénéficiant d’un soutien gouvernemental »[17].

Comme pour la plupart des ALÉ, l’ACÉUM contient des dispositions visant à empêcher l’imposition de droits de douane sur les transactions numériques :

Aucune Partie n’impose de droits de douane, de redevances ou d’autres impositions sur ou relativement à l’importation ou à l’exportation de produits numériques transmis par voie électronique entre une personne d’une Partie et une personne d’une autre Partie[18].

Il est néanmoins convenu que les parties peuvent imposer des taxes ou redevances « intérieures » à condition que cela ne se fasse pas d’une manière discriminatoire envers les entreprises des autres parties. Par exemple, il est tout à fait acceptable que le gouvernement fédéral canadien impose sa taxe sur les produits et services (TPS) aux produits et services numériques venant des États-Unis ou du Mexique, comme il le fait sur le territoire canadien[19].

Les parties signataires de l’ACÉUM se sont également mises d’accord pour reconnaître la validité juridique des signatures électroniques, et ce, afin de faciliter le commerce numérique[20]. De plus, au paragraphe 4 de l’article 19.6, l’accord encourage « l’utilisation de l’authentification électronique interopérable »[21] entre les parties. Selon Burri et Polanco, ce genre de dispositions sur l’authentification électronique se retrouve dans la majorité des chapitres (ou ententes parallèles) sur le commerce numérique[22]. Dans le même but de faciliter les transactions numériques entre les trois pays membres de l’ACÉUM, ces derniers se sont engagés à « s’efforce[r] d’accepter les documents liés à l’administration du commerce soumis par voie électronique comme ayant la même valeur juridique que la version papier de ces documents »[23].

Le chapitre 19 de l’ACÉUM reconnaît l’importance de protéger les consommateurs contre les abus que les transactions numériques rendent possibles ou facilitent :

Les Parties reconnaissent l’importance d’adopter et de maintenir des mesures efficaces et transparentes pour protéger les consommateurs contre les activités commerciales frauduleuses ou trompeuses visées à l’article 21.4.2 (Protection des consommateurs) lorsqu’ils prennent part au commerce numérique[24].

Pour ce faire, l’ACÉUM demande aux trois pays membres d’avoir une loi et des règlements en matière de protection des consommateurs pour les activités commerciales en ligne. Les parties s’engagent également à collaborer pour protéger les consommateurs dans le cadre du commerce numérique. De plus, l’accord exige qu’elles adoptent ou maintiennent « des mesures qui prévoient la limitation des communications électroniques commerciales non sollicitées »[25]. Ces mesures doivent inclure des obligations auprès des fournisseurs de communications électroniques d’obtenir le consentement des destinataires et de faciliter la capacité de ces derniers d’empêcher la réception récurrente de tels messages[26]. Enfin, l’ACÉUM précise que les parties doivent prévoir dans leur droit « des recours à l’encontre des fournisseurs de communications électroniques commerciales non sollicitées qui ne respectent pas les mesures adoptées ou maintenues » en application des autres paragraphes de l’article 19.13[27].

En plus de la protection des consommateurs, les trois pays membres de l’ACÉUM reconnaissent l’importance de protéger les renseignements personnels :

Les Parties reconnaissent les avantages économiques et sociaux qu’apporte la protection des renseignements personnels des usagers du commerce numérique et la contribution que cette protection entraîne en renforçant la confiance des consommateurs à l’égard du commerce numérique[28].

Comme pour la protection des consommateurs, le chapitre 19 exige que les parties adoptent une loi et des règlements en matière de protection des renseignements personnels. Il va cependant plus loin dans le cas des renseignements personnels en indiquant que ce cadre juridique

devrait tenir compte des principes et lignes directrices des organismes internationaux compétents, tels que le cadre de protection de la vie privée de l’APEC et la Recommandation du Conseil de l’OCDE concernant les Lignes directrices régissant la protection de la vie privée et les flux transfrontières de données de caractère personnel (2013)[29].

Comme si cela n’était pas suffisant, l’accord précise que ces principes et lignes directrices incluent :

la limitation en matière de collecte, le choix, la qualité des données, la finalité de la collecte des données, la limitation de l’utilisation, les garanties de sécurité, la transparence, la participation individuelle et la responsabilité[30].

Contrairement à l’article sur la protection des consommateurs, celui portant sur la protection des renseignements personnels reconnaît que ces mesures de protection peuvent entraver le commerce numérique entre les pays membres, notamment en imposant des restrictions aux mouvements de données outre-frontière. Pour ce faire, l’ACÉUM dit que les parties

reconnaissent également l’importance […] de faire en sorte que toute restriction des échanges transfrontières de renseignements personnels est nécessaire et demeure proportionnelle aux risques associés[31]

et s’efforcent

d’adopter des pratiques non discriminatoires pour protéger les usagers du commerce numérique contre les atteintes à la protection des renseignements personnels survenant dans les limites de sa juridiction[32].

Le chapitre 19 impose donc des limites à la protection des renseignements personnels, et ce, afin d’empêcher que les parties se servent de leurs de mesures de protection à des fins protectionnistes. Mais, avec l’utilisation de verbes comme « reconnaître » et « s’efforcer », ces limites ne sont pas très contraignantes pour les trois pays membres de l’ACÉUM. Selon Burri et Polanco, 82 des 184 ACP avec des dispositions pertinentes au commerce numérique ont également des dispositions à propos de la protection des renseignements et de la vie privée[33]. Par contre, il y a beaucoup de variation entre les ACP en termes d’engagements « fermes » ou « flexibles » de la part des pays signataires, selon les auteurs.

Si les dispositions du chapitre 19 de l’ACÉUM concernant la protection des renseignements (ou données) personnels sont plus ou moins contraignantes pour les parties en ce qui concerne les limites que ces mesures de protection peuvent imposer au commerce numérique entre les trois pays membres, elles sont beaucoup plus fermes dans le cas des transferts transfrontières de renseignements par voie électronique[34]. Le paragraphe 1 stipule que :

Aucune Partie n’interdit ni ne limite le transfert transfrontière de renseignements, y compris de renseignements personnels, par voie électronique si cette activité s’inscrit dans le cadre d’activités commerciales exercées par une personne visée[35].

Par contre, l’accord permet à une des parties d’adopter (ou de maintenir) « en vue de réaliser un objectif légitime de politique publique » une mesure qui est incompatible avec le paragraphe 1, à condition que cette mesure :

a) d’une part, ne soit pas appliquée de façon à constituer un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable ou une restriction déguisée au commerce ; b) d’autre part, n’impose pas de restrictions sur les transferts de renseignements qui soient plus importantes que celles qui sont nécessaires pour atteindre cet objectif[36].

Donc, si un des trois pays signataires de l’ACÉUM veut restreindre les transferts transfrontières des données par voie électronique vers les deux autres parties tout en respectant les dispositions de l’article 19.11, il faut, premièrement, définir ce qu’est un objectif « légitime » de politique publique. Ensuite, il faut déterminer dans quel contexte et selon quels critères les sous-paragraphes a) et b) sont respectés. Par exemple, est-ce que l’imposition d’une exigence de consentement explicite de la part d’une personne pour que ses renseignements puissent être transférés vers un autre pays membre de l’ACÉUM serait permise selon le paragraphe 2 de l’article 19.11 ? Selon Michael Geist, la réponse à cette question serait probablement négative dans le cas du Canada :

The imposition of consent requirements for cross-border data transfers could be regarded as imposing restrictions greater than required to achieve the objective of privacy protection, given that PIPEDA [Personal Information Protection and Electronic Documents Act] has long been said to provide such protections through accountability without the need for this additional consent regime[37].

À la fin, l’application du paragraphe 2 quant aux restrictions visant les transferts transfrontières des renseignements est donc laissée entre les mains de panels d’arbitres qui seraient nommés à l’avenir pour ce faire dans le contexte du mécanisme de règlement de différends entre les parties de l’ACÉUM. Compte tenu de l’importance grandissante de la protection des données (personnelles et commerciales) pour l’économie et la société d’un pays, il semble absurde, d’un point de vue démocratique, de laisser de telles décisions entre les mains de trois arbitres non élus. En revanche, il est possible que les parties n’entament pas de différends, et ce, afin d’éviter ce genre de décision, cruciale pour la gouvernance numérique d’un pays, par un panel d’arbitres. Cela aurait cependant pour conséquence de rendre caduc le paragraphe 1 de l’article 19.11, ce qui nuirait grandement au commerce numérique entre les trois pays membres de l’ACÉUM si la circulation transfrontière des données était entravée.

C’est possiblement pour éviter les scénarios mentionnés ci-dessus que l’article 19.12 stipule uniquement le paragraphe suivant :

Une Partie n’exige pas d’une personne visée qu’elle utilise ou situe des installations informatiques sur le territoire de cette Partie comme condition à l’exercice des activités commerciales sur ce territoire[38].

Donc, contrairement à l’article 19.11 sur le transfert transfrontière des renseignements, aucune exception n’est permise dans le cas de l’emplacement des installations informatiques. Ceci est d’autant plus remarquable que l’article équivalent dans le PTPGP contient un paragraphe d’exception pour « objectif légitime de politique publique » afin d’imposer aux entreprises des deux autres parties une exigence de localisation des données comme condition pour fournir un bien ou un service numérique sur le territoire. On peut donc raisonnablement présumer que ce sont les États-Unis qui ont obtenu le retrait de cette exception pour l’article 19.12 de l’ACÉUM. La seule exception possible ici concerne le cas spécifique où un bien ou un service numérique est fourni à un gouvernement (car le chapitre 19 de l’ACÉUM ne s’applique pas aux marchés publics) ou aux informations détenues ou traitées par une partie ou en son nom (article 19.2, paragraphe 3). Par conséquent, les gouvernements ne peuvent exiger des organisations qui collectent, détiennent ou traitent des renseignements ou données qu’elles localisent leurs installations informatiques sur le territoire que lorsque ces activités sont entreprises pour ou au nom d’un gouvernement, ce qui est conforme aux pratiques actuelles. Toutefois, si, par exemple, des données jugées critiques pour des raisons de sécurité nationale étaient détenues par une organisation privée, l’article 19.12 obligerait un gouvernement à autoriser la détention et le traitement de ces données sur le territoire des deux autres pays membres de l’ACÉUM. En conséquence, ces données pourraient devenir accessibles aux gouvernements de ces autres pays membres (par exemple, par le biais de la loi USA PATRIOT [Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act] aux États-Unis).

Le chapitre 19 vise également à encourager le commerce numérique entre les trois pays de l’ACÉUM en stipulant que :

Une Partie n’exige pas le transfert du code source d’un logiciel appartenant à une personne d’une autre Partie ou d’un algorithme exprimé dans ce code source, ni l’accès à ce code ou algorithme, comme condition à l’importation, à la distribution, à la vente ou à l’utilisation sur son territoire de ce logiciel ou de produits dans lesquels ce logiciel est incorporé[39].

Tous les types de code source sont couverts ici, contrairement au PTPGP qui s’applique uniquement aux logiciels grand public ou aux produits contenant de tels logiciels, à l’exclusion des logiciels utilisés pour les infrastructures critiques. L’ACÉUM a donc encore une fois une portée plus grande que le PTPGP pour favoriser le commerce numérique. Cependant, comme le note Teresa Scassa, cela soulève des préoccupations en raison de l’utilisation croissante par les gouvernements de logiciels et d’algorithmes dans les systèmes et processus clés[40]. L’ACÉUM ne contient pas non plus la disposition du PTPGP sur l’autorisation des demandes de modification du code source par les autorités gouvernementales pour satisfaire à des lois et règlements qui sont considérés comme conformes avec l’accord commercial (pour la protection des consommateurs ou des renseignements, par exemple). À la place, il propose le paragraphe 2, qui n’existe pas dans le PTPGP :

Ce présent article n’empêche pas un organisme de réglementation ou l’autorité judiciaire d’une Partie d’ordonner à une personne d’une autre Partie de conserver le code source d’un logiciel ou un algorithme exprimé dans ce code source, et de donner accès à ce code ou algorithme à l’organisme de réglementation en vue d’une enquête, d’une inspection, d’un examen, d’une action coercitive ou d’une procédure judiciaire, sous réserve des protections contre la divulgation non autorisée[41].

Selon Scassa, l’ACÉUM est donc une amélioration vis-à-vis du PTPGP en matière de transparence du code source, mais il constitue également un pas en arrière lorsqu’il s’agit de demander des modifications aux algorithmes, qui pourraient s’avérer biaisés ou causer du tort à des personnes, des entreprises ou des gouvernements[42]. Par exemple, une demande de modification d’algorithme par le gouvernement fédéral canadien (ou le gouvernement d’une province) pourrait être contestée par le gouvernement américain (ou mexicain) en vertu de l’ACÉUM comme une mesure protectionniste discriminatoire à l’égard du producteur américain (ou mexicain) du logiciel ou de l’application.

Pour terminer sur les dispositions du chapitre 19 de l’ACÉUM, ce dernier innove par rapport au PTPGP et autres ACP grâce à l’article 19.17 sur les services informatiques interactifs. Selon cet article, les fournisseurs de services Internet, les plateformes de médias sociaux et les moteurs de recherche ne peuvent pas être traités comme des fournisseurs de contenu d’information à des fins de responsabilité légale :

À cette fin, sous réserve du paragraphe 4, aucune des Parties n’adopte ou ne maintient des mesures qui traitent un fournisseur ou un utilisateur d’un service informatique interactif comme un fournisseur de contenu informatif pour déterminer la responsabilité en cas de préjudices liés aux renseignements stockés, traités, transmis, distribués ou mis à disposition par le service, sauf dans la mesure où le fournisseur ou l’utilisateur a, en tout ou partie, créé ou développé ce contenu[43].

Cet article découle directement de la section 230 de la Loi sur les communications de 1934 des États-Unis, adoptée dans le cadre de la Loi sur la décence des communications de 1996[44]. Selon Israël et Tribe, cet article offre une immunité contre les conséquences juridiques pour le contenu généré par les utilisateurs[45]. Cela veut donc dire que toute tentative de réguler le contenu des plateformes numériques, médias sociaux et moteurs de recherche dans le but de protéger les individus et les consommateurs, comme l’a annoncé le Patrimoine canadien à la fin juillet 2021[46], pourrait être contestée en vertu de l’article 19.17 de l’ACÉUM. Une telle situation pourrait devenir particulièrement ironique si les États-Unis finissaient par modifier ou même éliminer la « section 230 »[47].

En somme, le chapitre 19 de l’ACÉUM reconnaît que les décideurs politiques sont confrontés à une tension entre, d’une part, la génération des avantages économiques associés au commerce numérique international et, d’autre part, la fourniture d’un environnement sécuritaire pour les individus, les entreprises et les gouvernements[48]. Pour ce faire, il vise à assurer que les réglementations nationales visant à protéger les consommateurs et les renseignements ne sont pas des mesures protectionnistes déguisées qui discriminent à l’encontre des fournisseurs étrangers de biens et services numériques en faveur des fournisseurs nationaux. Cependant, on peut douter de la capacité du chapitre 19 à maintenir un tel équilibre entre libre-échange et réglementation du commerce numérique[49]. Pour nous aider à mieux comprendre l’atteinte de cet équilibre, il est nécessaire de comprendre l’économie politique des pays membres de l’ACÉUM pour ce qui est de la négociation de l’accord et sa mise en oeuvre quant au commerce numérique. Dans la section suivante, nous focaliserons notre attention sur les États-Unis et le Canada.

II. L’économie politique du chapitre 19 de l’ACÉUM

Cette deuxième partie de l’article explique principalement l’approche américaine quant à la libéralisation du commerce numérique. Pour ce faire, elle commence par exposer le blocage dans les négociations au sein de l’OMC, avant d’examiner les solutions alternatives développées par les États-Unis afin de remédier à cette situation, notamment l’approche des ALÉ. Ensuite, l’accent est mis sur le rôle que joue le secteur privé, notamment le groupe constitué par Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft (GAFAM), dans le dessin de l’approche américaine pour libéraliser et réguler le commerce numérique international. Enfin, cette partie examine également l’approche canadienne quant à la libéralisation et la régulation du commerce international, expliquant ainsi la position du Canada au sein de l’ACÉUM.

A. Les efforts des États-Unis pour la réglementation du commerce numérique au sein de l’Organisation mondiale du commerce

Dans le cadre de l’OMC, les questions liées au commerce numérique sont régies par les dispositions de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). Cette démarche se justifie par la nature intangible des produits numériques qui, à l’opposé des biens et services physiques, ne peuvent pas être encadrés par les règles du GATT[50]. La question du commerce numérique a fait son entrée à l’ordre du jour de l’OMC à partir de 1998[51] où, pour la première fois, les pays membres ont adopté une déclaration sur le commerce numérique[52]. Les tentatives de réglementation au sein de l’OMC ont continué depuis cette première initiative, mais toujours sans accord. On pense ici à la Conférence ministérielle de Buenos Aires de 2017, ou encore à la Déclaration conjointe de Davos de 2019[53]. Cette dernière, suite aux pressions exercées par les États-Unis[54], a réitéré l’intention des pays membres « d’entamer des négociations sur le commerce numérique à l’OMC […] sur la base des accords et cadres existants »[55]. Pour leur part, les pays membres du Groupe d’Ottawa ont aussi souligné, en juin 2020, la nécessité de relancer les négociations internationales sur le sujet du commerce numérique[56]. En décembre 2020, l’Australie, le Japon et le Singapour, qui mènent les négociations d’un accord sur le commerce numérique auprès d’une pluralité de membres à l’OMC, ont annoncé l’existence d’un texte consolidé sur la base duquel les membres continuaient de négocier[57].

Ces appels et développements en matière de réglementation du commerce numérique au sein du système commercial international nous poussent à dégager deux premiers constats pour la position américaine. Premièrement, les pays membres de l’OMC prennent du retard dans la réglementation du commerce numérique. À l’image d’autres questions cruciales pour le développement du commerce international, l’OMC se trouve dans une situation de blocage entre les intérêts profondément divergents de ses pays membres[58]. L’un des principaux points de divergence est celui relatif au moratoire sur les droits de douane imposés aux transactions numériques. Alors que les États-Unis soutiennent la non-imposition de droits de douane[59], d’autres pays, notamment ceux en développement, comme l’Inde et l’Afrique du Sud, refusent de participer aux négociations sur le commerce numérique, en dénonçant une hypocrisie occidentale et en condamnant les plans visant à empêcher les pays en développement d’imposer des tarifs douaniers sur le commerce numérique[60]. Dans la perspective des pays en développement, les droits de douane peuvent servir les objectifs de développement de leurs industries numériques de la même manière que les pays développés ont utilisé les tarifs douaniers pour développer d’autres industries et secteurs économiques, tels que l’agriculture ou l’acier et l’aluminium[61].

Deuxièmement, on note l’incapacité du cadre juridique actuel de l’OMC pour cerner et maîtriser les enjeux que représente le commerce numérique, notamment en termes d’altération aux modes traditionnels du commerce[62]. Ce nouveau mode pose des défis à la fois pour les gouvernements et les entreprises quant à la gouvernance du système et la réglementation des transactions numériques. On peut penser ici à la façon dont certains services numériques pourraient être classés au sein des règles de l’OMC. Il s’agit, par exemple, des services tels que les moteurs de recherche, l’informatique en nuage ou encore les applications et les jeux en ligne. Cette classification revêt une grande importance, car elle permet de préciser les règles juridiques qui seront applicables. Une telle situation de flou et d’incertitude juridique représente des coûts supplémentaires pour les entreprises pour s’adapter à des régimes juridiques différents. Cette situation peut être même un facteur décourageant pour pénétrer de nouveaux marchés, en particulier pour les petites entreprises qui n’ont pas suffisamment de ressources pour compenser les coûts plus élevés de conformité juridique.

Dans ce contexte de blocage de négociations à l’OMC, les États-Unis, sous la pression de leur secteur privé, notamment des organisations telles que le Business Software Alliance (BSA) et le Computer and Communications Industry Association (CCIA), ont été obligés d’explorer d’autres voies et options pour promouvoir les intérêts de son industrie numérique. L’option principale retenue par les États-Unis est celle des ALÉ, notamment les accords comme l’ACÉUM. Les ALÉ permettent une certaine flexibilité grâce au nombre réduit des pays participants. De même, il devient plus facile dans le cadre des ALÉ d’harmoniser les intérêts des pays membres et leurs perspectives pour la réglementation de sujets commerciaux épineux, tels que le commerce numérique[63].

B. Le commerce numérique dans le cadre des accords de libre-échange signés par les États-Unis

Les États-Unis ont inclus un chapitre sur les questions du commerce numérique dans tous les accords de libre-échange qu’ils ont signé depuis 2003[64]. Ces chapitres commencent généralement par reconnaître le rôle du commerce numérique en tant que moteur pour le développement économique et réitérer l’importance de supprimer toutes les barrières tarifaires et non tarifaires au commerce numérique[65]. Ils contiennent également des dispositions relatives à la non-discrimination, à l’interdiction d’imposition de droits de douane, à la transparence et aux sujets de coopération dans la gestion des flux transfrontaliers de données et le développement du commerce numérique[66].

Par exemple, le chapitre relatif au commerce numérique dans le PTPGP, dont les négociations ont été entamées par les États-Unis, est considéré comme une étape considérable dans la gestion du commerce numérique dans la zone Asie-Pacifique, mais incluant également l’Amérique du Nord[67]. L’accord est considéré aussi comme un modèle et une référence pour l’élaboration de nouvelles règles multilatérales pour la réglementation du commerce numérique. Il est le premier outil commercial à inclure un engagement contraignant sur la libre circulation des données transfrontalières, une interdiction des politiques de localisation des données, une interdiction des exigences de transfert de code source, des règles sur les demandes de clé de chiffrement et des règles sur l’authentification numérique. De plus, les pays membres du PTPGP se sont engagés à n’imposer aucun droit de douane sur les transactions numériques[68]. La négociation et l’adhésion dans le PTPGP ont été le résultat des pressions exercées par les géants de l’industrie numérique américaine[69].

Toutefois, la décision de l’ancien président américain Donald Trump de retirer les États-Unis du PTPGP a constitué un revers majeur pour les progrès en matière de réglementation internationale du commerce numérique[70]. Cette décision allait à l’encontre des efforts de mobilisation et de lobbying exercés par l’industrie numérique américaine et risquait d’ajouter aux pressions envers une fragmentation des régimes de gouvernance numérique à l’échelle mondiale, ce qui aurait pour conséquence de créer un environnement international hostile aux intérêts des entreprises numériques américaines[71]. Quelque temps après, le président Trump annonçait la renégociation de l’ALÉNA, que le PTPGP devait remplacer puisque les trois pays de l’Amérique du Nord en étaient membres avant le retrait des États-Unis[72]. Ces négociations ont mené à l’ACÉUM avec un chapitre sur le commerce numérique.

L’ACÉUM inclut de nombreuses clauses numériques qui sont inspirées du PTPGP, mais qui vont au-delà de ce dernier à certains égards (voir section I ci-dessus). Symboliquement, alors que le chapitre dans le PTPGP est intitulé « Commerce électronique », l’ACÉUM a procédé à un changement sémantique révélateur en modifiant l’intitulé du chapitre en faveur de « Commerce numérique ». Ce basculement sémantique est le reflet des attentes, perspectives et objectifs que les États-Unis assignent à cet accord en matière du commerce numérique, reflétant ainsi les développements accélérés en technologies d’information et de communications qui ont eu lieu depuis les négociations du PTPGP.

C. L’influence du secteur privé dans le dessin de l’approche américaine du commerce numérique

Le commerce numérique ne vient pas qu’avec des occasions, il vient également avec des défis. Ces derniers vont des barrières tarifaires et non tarifaires aux pratiques d’espionnage, de vol de données commerciales et de violation des droits de la propriété intellectuelle. Les firmes américaines accusent les gouvernements de certains pays étrangers d’imposer des réglementations onéreuses en matière d’économie numérique afin de les exclure arbitrairement de leurs marchés. Ces pays adoptent des législations protectionnistes qui désavantagent les firmes américaines[73]. Le meilleur exemple à ce sujet est celui des pratiques commerciales de la Chine[74]. Cette dernière invoque des arguments liés à la souveraineté d’Internet et la cybersécurité[75]. Ces pratiques posent des défis aux entreprises américaines, car elles faussent non seulement les règles de la concurrence loyale, mais représentent également un risque en termes de sécurité[76]. L’économie numérique de la Chine est dominée par les entreprises nationales qui bénéficient de l’absence de concurrents internationaux, tels que Facebook, Amazon, Twitter, Dropbox, YouTube et Google, grâce au « grand pare-feu » chinois[77]. La Chine poursuit une approche de protection des industries numériques, en laissant à ses firmes nationales le temps de se développer et de grandir en l’abri de toute concurrence étrangère[78]. On pense ici par exemple à des firmes telles que Baidu, Alibaba et Tencent[79]. Ces firmes produisent des services similaires à ceux des firmes américaines.

Dans ce contexte, le secteur privé américain, notamment les grandes compagnies numériques telles que les GAFAM, exerce une pression sur l’administration américaine pour contrecarrer les pratiques protectionnistes de la Chine et d’autres pays et regroupements régionaux[80]. On peut citer le rôle joué par la Computer and Communications Industry Association (CCIA) ou encore du Business Software Alliance (BSA). Ces derniers, en tant que porte-paroles des intérêts du secteur privé, exercent une pression et influencent l’approche de l’Administration américaine en matière du commerce numérique. Cette dernière est à son tour très réceptive et proactive par rapport aux demandes de ces firmes. Il s’agit ici d’une approche américaine qui trouve ses origines dans les croyances néolibérales ancrées dans la politique commerciale américaine. Selon cette approche, le secteur privé doit être la locomotive dans toute activité de réglementation. Ainsi, un rapport produit par la Maison-Blanche en 1997 affirmait que :

Though government played a role in financing the initial development of the Internet, its expansion has been driven primarily by the private sector. For electronic commerce to flourish, the private sector must continue to lead. Innovation, expanded services, broader participation, and lower prices will arise in a market-driven arena, not in an environment that operates as a regulated industry.

Accordingly, governments should encourage industry self-regulation wherever appropriate and support the efforts of private sector organizations to develop mechanisms to facilitate the successful operation of the Internet. Even where collective agreements or standards are necessary, private entities should, where possible, take the lead in organizing them. Where government action or intergovernmental agreements are necessary, on taxation for example, private sector participation should be a formal part of the policy making process[81].

Les États-Unis soutiennent que l’innovation en matière de l’industrie et du commerce numériques ne peut s’épanouir que si le secteur privé joue un rôle actif et loin de toute ingérence de l’État. L’interventionnisme est conçu comme un outil entre les mains des gouvernements autoritaires pour contrôler et limiter la liberté d’Internet, et soutenir le protectionnisme technologique[82]. Un certain nombre de rapports préparés par des entreprises et des associations technologiques ont incité le gouvernement américain à s’attaquer à ces problèmes par le biais du régime commercial international. Un article publié par Google en 2010 affirmait que « governments should not treat Internet policy and international trade as stand-alone silos, and recognize that many Internet censorship-related actions are unfair trade barriers »[83].

Pour sa part, la Business Software Alliance a publié en 2012 un rapport intitulé Lockout : How a New Wave of Trade Protectionism Is Spreading through the World’s Fastest-Growing IT Markets, and What to Do about It[84]. Ce rapport est l’un des premiers documents qui ont servi à qualifier ces règles comme étant du « protectionnisme numérique » et a suggéré que l’élimination de ces obstacles devrait devenir un point clé de l’ordre du jour dans le commerce bilatéral, multilatéral et régional des États-Unis[85].

De sa part, le CCIA, à travers ses rapports et notamment ses soumissions aux Congrès, USITC et USTR, a fait valoir les intérêts de l’industrie numérique américaine et recommande des politiques pour faire face aux entraves imposées par d’autres pays et regroupements régionaux. On peut aussi donner l’exemple de la Commission on the Theft of American Intellectual Property. La commission est une institution indépendante et bipartisane dont les membres proviennent à la fois du secteur privé, du secteur public et du milieu académique. Sa mission principale est d’identifier et prospecter les risques en matière de piratage de la propriété intellectuelle américaine et de proposer des recommandations et politiques aux décideurs américains.

On doit noter également que, suite aux pressions exercées par le secteur privé américain, un caucus dédié au commerce numérique a vu le jour au sein de la chambre des représentants du parlement américain en 2017. Il s’agit du Congressional Digital Trade Caucus. Le caucus a une composition bipartisane. Son objectif principal est d’assurer la protection du commerce numérique contre les politiques gouvernementales protectionnistes d’autres pays. Il s’agit d’un effort américain concerté entre les acteurs publics et privés pour discipliner la croissance des politiques interventionnistes numériques avec un accent particulier sur la Chine et sur la question de taxation des services numériques. Ce caucus a activement contribué au façonnement et à l’influence des négociateurs américains lors des négociations d’un certain nombre d’ACP, dont l’ACÉUM. Le caucus a insisté à ce que l’ACÉUM comprenne des dispositions plus avancées en matière du commerce numérique, notamment lorsqu’il s’agit, par exemple, de l’interdiction de la taxation, de l’interdiction des pratiques de localisation et de l’interdiction de la restriction des transactions transfrontalières et des flux de données[86]. Dans la vision du caucus :

The USMCA accomplishes much of what a modern trade agreement should. We do not live in a static world, however, and should continue to look for further improvements (…) U.S. leadership produced the digital provisions in USMCA and lays the foundation for the work ahead to protect free digital commerce[87].

Il est clair que lorsqu’il s’agit des enjeux en matière du commerce international, les secteurs public et privé américains travaillent ensemble dans le cadre d’une approche concertée pour faire face aux défis posés par les politiques commerciales protectionnistes des autres pays.

D. Le Canada face aux États-Unis dans le cadre des négociations de l’ACÉUM

Du côté canadien, le commerce numérique n’était pas une priorité lors des négociations de l’ACÉUM[88]. Il fallait avant tout sauver l’ALÉNA, puisque le président Trump avait menacé de retirer les États-Unis de cet accord si un nouvel ALÉ nordaméricain n’était pas négocié. Pour le Canada (et le Mexique), la perte d’un accès privilégié au marché américain aurait eu des conséquences très néfastes pour son économie. L’accent était donc mis sur la préservation des acquis de l’ALÉNA, puisque le gouvernement américain désirait faire des entailles à l’ALÉNA afin de rendre sa prochaine mouture plus avantageuse pour l’économie américaine[89].

De plus, comme les entreprises canadiennes qui font affaire avec les ÉtatsUnis doivent souvent circuler des données entre les deux pays, il était important de s’assurer qu’il n’y ait pas d’entraves au commerce numérique et aux flux de données transfrontières[90]. Le Canada ne comptait pas non plus de grandes entreprises numériques qui se voyaient menacer par les GAFAM, contrairement à des secteurs oligopoles comme les banques, l’aviation et les télécoms. Ainsi, les objectifs des entreprises canadiennes allaient dans le même sens que celles des États-Unis.

L’absence de régimes de gouvernance de l’économie numérique au Canada, aux niveaux fédéral et provincial, a également joué un rôle au moment des négociations de l’ACÉUM[91]. Le Canada n’avait donc pas d’intérêts défensifs en matière de commerce numérique, sauf pour ce qui est des services numériques offerts au secteur public (marchés publics) et des données détenues par ce dernier[92], domaine qui est exclu de l’ACÉUM. C’est pourquoi le gouvernement fédéral était prêt à prendre des engagements au sein de l’ACÉUM qui pourraient éventuellement nuire à sa capacité de réglementer les activités numériques au Canada[93].

Enfin, les négociateurs canadiens ne se préoccupaient pas non plus du risque que les engagements pris dans le cadre de l’ACÉUM puissent éventuellement nuire au commerce numérique, notamment les flux de données, entre le Canada et l’UE. Comme les États-Unis et l’UE avaient mis en place le « Privacy Shield » pour gouverner la protection des données qui circulaient entre les deux juridictions[94], le Canada n’avait pas à s’inquiéter du risque que l’UE décide que le régime de protection des données au Canada ne serait plus adéquat et, en conséquence, bloquerait l’envoi de données personnelles européennes vers le Canada. Si la décision de la Cour de justice de l’UE annulant la validité du Privacy Shield avait eu lieu avant la fin des négociations de l’ACÉUM, il est possible que la position du Canada quant au chapitre sur le commerce numérique de l’ACÉUM ait été moins conciliante envers les demandes des États-Unis. Cependant, il demeure que la priorité pour le Canada est de maintenir ou d’améliorer son accès au marché américain avant tout, et ce, même si le gouvernement canadien poursuit un objectif de diversification du commerce international canadien.

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En guise de conclusion, on peut affirmer que le commerce numérique continuera d’évoluer dans les années et décennies à venir pour représenter une partie plus importante du commerce international. Il continuera également de bénéficier des évolutions rapides en matière des technologies d’information et de communication. Mais cette évolution n’aura pas que des effets positifs. Elle pose déjà des défis et des implications majeurs pour la gouvernance du régime commercial international. L’innovation et le changement numériques exigent une révision continue des règles commerciales existantes et l’adoption d’autres nouvelles.

À l’opposé du commerce international traditionnel, le commerce numérique souffre d’une fragmentation dans les règles et législations applicables. Il souffre également du blocage des négociations au sein de l’OMC et de l’incapacité du cadre juridique dépassé de cette dernière à assurer une gouvernance efficace dans le domaine. Une telle situation risque de devenir un obstacle devant les firmes pour se développer et accéder à d’autres marchés. C’est ainsi qu’un certain nombre de gouvernements, notamment ceux des pays développés tels que les États-Unis, ont commencé à explorer des options alternatives pour la réglementation internationale du commerce numérique afin d’assurer la protection des intérêts de leurs firmes. Comme on l’a vu, l’adoption des ALÉ tels que le PTPGP et l’ACÉUM reste la voie préférée par un certain nombre de pays pour faire face au blocage dans le système multilatéral. Cette voie permet d’assurer une gouvernance qui répond aux besoins et aux intérêts des firmes américaines, notamment pour lutter contre le protectionnisme déguisé et contrecarrer les pratiques commerciales déloyales de la part de certains pays, tels que la Chine. L’ACÉUM et le PTPGP sont actuellement les cadres commerciaux internationaux les plus avancés pour la réglementation du commerce numérique. L’ACÉUM insiste sur la non-discrimination, la non-imposition de droits de douane aux transactions numériques, la protection des consommateurs et la validité juridique des signatures électroniques. Dans la vision des décideurs américains, l’ACÉUM représente un modèle pour l’élaboration de règles multilatérales à l’échelle mondiale dans le domaine du commerce numérique.

Toutefois, nous ne pouvons nous empêcher de soutenir que les ALÉ en euxmêmes ne peuvent être une solution durable pour la gouvernance du commerce numérique au niveau international. La propagation de ces derniers risque d’entraîner une fragmentation du système commercial international en poussant à la polarisation des acteurs et à l’émergence de systèmes et de sous-systèmes opposés. Une telle situation rendra encore plus difficiles l’harmonisation et la coordination des principes et des objectifs visant l’instauration d’un régime cohérent du commerce numérique international.