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La coopération réglementaire internationale (CRI)[1] a déjà une longue histoire à l’OCDE[2]. Acteur aujourd’hui incontournable[3], son action porte sur l’amélioration des processus, méthodes et autres instruments réglementaires et, de plus en plus, sur les incidences et impacts des réglementations sur les relations économiques internationales. L’OCDE met l’accent sur la cohérence, de qualité et d’efficacité des processus réglementaires. Dans cette perspective, l’organisation préconise : 1) une approche centralisée au plus haut niveau, 2) une politique coordonnée des mandats des différents organismes de réglementation, 3) la transparence des processus et la participation des parties prenantes, 4) le recours aux analyses d’impact dès le début du processus, et 5) l’examen systématique des résultats des principales réglementations. La coopération internationale fait partie intégrante de ce travail de coordination. Ainsi, dans les Principes de 2012[4], est-il recommandé aux membres de l’OCDE de « prendre en considération [lors de l’élaboration des mesures réglementaires] l’ensemble des normes et des cadres internationaux pertinents pour permettre la coopération dans le domaine concerné et, le cas échéant, leurs effets possibles sur les parties situées hors du territoire où la réglementation est applicable »[5]. La démarche préconisée ne s’écarte pas de celle qui anime l’esprit des réformes réglementaires; elle l’élargit en invitant les gouvernements et les régulateurs nationaux à tenir compte des instruments internationaux et à coopérer entre eux, d’abord pour réduire les effets indésirables des réglementations sur les échanges, les entreprises et les autres Parties, mais aussi pour rapprocher leurs normes et leurs pratiques. Pourtant, en dépit de nombreux efforts dans ce sens, l’OCDE est bien obligée de reconnaître que « l’internationalisation de la réglementation n’a pas suivi le rythme de la mondialisation », et ce même si l’importance de la coopération réglementaire internationale semble de mieux en mieux reconnue à l’échelle mondiale »[6].

La CRI se heurte effectivement à de nombreux obstacles, et ceux-ci sont nombreux. Les routines administratives sont sans doute les plus importantes, mais n’oublions pas pour autant les résistances nationales et l’opposition des ONG[7]. Inquiètes des atteintes au bien commun et aux politiques publiques, ces dernières ont tendance à s’opposer à son extension, notamment lorsqu’elle est associée au libreéchange et intégrée aux accords commerciaux régionaux (ACR)[8]. Ajoutons deux autres problèmes. Premièrement, il n’est pas facile de définir clairement le pourtour d’une coopération internationale, que l’on a pu comparer à un labyrinthe[9], et ce même si des classifications ont récemment été proposées[10]. Et deuxièmement, il n’est pas toujours possible lors de l’examen d’une réglementation de tracer une ligne de démarcation nette entre ce qui relève de l’intérêt public et ce qui relève du protectionnisme, surtout lorsqu’il n’existe pas de standards internationaux[11].

La voie des ACR offre des possibilités de progresser[12]. Ou du moins de faire progresser la CRI pour les besoins du commerce. C’est dans ce sens d’ailleurs que, sans en porter le nom, la coopération réglementaire avait commencé à être abordée dans le cadre de l’ALÉNA[13], mais, à défaut d’y trouver des réponses adéquates, les Parties se sont finalement rabattues dans les années 2010 sur la coopération bilatérale et le dialogue renforcé entre régulateurs[14]. L’ACÉUM[15] fait fond de cette coopération et, outre les nombreux ajouts et autres modifications apportés aux dispositions réglementaires, introduit un chapitre distinctif sur les bonnes pratiques et la coopération réglementaire. C’est le chemin parcouru de l’ALÉNA à l’ACÉUM que je me propose de retracer dans les pages qui suivent.

L’ALÉNA était fondamentalement un accord d’intégration en profondeur; l’ACÉUM s’inscrit dans la même perspective, mais pousse plus loin encore cette intégration pour l’élargir à de nouveaux domaines, dont la coopération réglementaire. L’argument que je développerai sera le suivant : en formalisant la coopération réglementaire dans un chapitre particulier, les Parties ont non seulement voulu coordonner et centraliser une question que l’ALÉNA n’avait abordée que de manière transversale; elles ont surtout voulu soutenir une dynamique d’harmonisation réglementaire qui va dans le sens d’une intégration toujours plus profonde des marchés en Amérique du Nord. Ce sont les contours et les transformations de cette coopération que je tenterai de préciser dans les deux parties qui composent cet article.

I. L’ALÉNA, un accord d’intégration en profondeur

Le GATT de 1947 avait pour objectif d’ouvrir les marchés en s’attaquant d’abord aux tarifs puis, très vite, au fur et à mesure que les tarifs baissaient, aux barrières non tarifaires, et notamment aux mesures, normes et réglementations techniques, sanitaires ou autres qui, par leur hétérogénéité, leur complexité ou leur opacité pouvaient devenir un obstacle important au commerce, voire constituer une forme, déguisée ou non, de protectionnisme. Le Cycle d’Uruguay a marqué un tournant dans cette évolution avec la signature de deux accords majeurs[16] : l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (OTC) et l’Accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS). Les avancées couvrent également d’autres domaines réglementaires. Trois autres accords furent également signés à Marrakech en 1994 : l’Accord sur l’évaluation en douane, l’Accord sur les règles d’origine, et l’Accord sur les mesures concernant l’investissement et liées au commerce. Et plus récemment, l’Accord sur la facilitation des échanges entré en vigueur en février 2017.

Les ACR comportent de nombreuses dispositions qui élargissent le périmètre d’action contre les barrières non tarifaires[17]. L’ALÉNA va évidemment dans cette direction. Comme tout accord de libre-échange, il est d’abord et avant tout orienté vers l’élimination des obstacles, tarifaires ou non, à la libre circulation des marchandises, mais aussi, ce qui était plus nouveau, des services et des capitaux, voire des gens d’affaires. Mais son originalité ne vient pas de là. Elle vient du fait que l’accord : 1) comporte des dispositions qui feront modèle et serviront de base à nombre d’accords multilatéraux alors négociés dans le cadre du Cycle de l’Uruguay, et 2) introduit un nouveau modèle d’intégration, orienté vers l’intégration corporative et non plus vers l’intégration territoriale.

A. L’ALÉNA et la coopération règlementaire

On retrouve dans l’ALÉNA un certain nombre de dispositions transversales en matière de réglementation, mais ce sont surtout les trois chapitres portant spécifiquement sur les barrières non tarifaires qui attirent l’attention : le chapitre 5 sur les procédures douanières, le chapitre 7 qui couvre à la fois l’agriculture et les mesures sanitaires et phytosanitaires, et la partie III qui traite des obstacles techniques au commerce, mais dans le cadre d’un seul chapitre, mais très détaillé, le chapitre 9 intitulé « Mesures normatives ». Par-delà les règles et méthodes prescrites, la coopération est au centre du dispositif qui est mis en place pour voir à leur application ainsi qu’à la compatibilité des procédures et mesures normatives. Il s’agit aussi de favoriser les consultations, d’améliorer l’efficacité des processus normatifs et de faire évoluer les procédures. Cette coopération s’inscrit dans trois cadres : 1) un groupe de travail sur les règles d’origine et d’un sous-groupe des questions douanières pour les procédures douanières (art 513); 2) un Comité des mesures normatives (CMN) chapeautant quatre sous-comités, respectivement sur les normes relatives au transport terrestre, aux télécommunications, les normes automobiles et sur l’étiquetage des produits textiles et des vêtements et tout autre sous-comité ou groupe de travail qu’il jugera approprié de créer (art 911. « Coopération technique »); 3) trois comités, sur les produits agricoles (art 706. « Comité du commerce des produits agricoles »), sur les différends commerciaux privés concernant les produits agricoles (art 707), et le Comité sur les mesures sanitaires et phytosanitaires, incluant là encore la possibilité de mettre sur pied des groupes de travail (art 722).

Les dispositions précédentes concernent les marchandises. Les services sont abordés dans la partie V. « Investissement, services et questions connexes ». Ils font l’objet d’un chapitre spécifique, le chapitre 12. « Commerce transfrontière des services ». Si le chapitre ouvre largement le secteur des services, grâce au traitement national et au traitement de la nation la plus favorisée qui sont, l’un et l’autre, reconnus aux fournisseurs de services d’une autre Partie, il n’en demeure pas moins que les restrictions et réserves demeurent nombreuses. Elles touchent notamment les autorisations d’exercer et les reconnaissances professionnelles, l’exclusion de certains domaines ou secteurs d’activité, les télécommunications qui font l’objet d’un chapitre spécifique et d’un sous-comité du Comité des mesures normatives, ou encore des services financiers qui font également l’objet d’un chapitre particulier et d’un statut différent de celui couvert par le chapitre sur l’investissement. Pour les marchandises, la coopération réglementaire, à la fois structurée et fort avancée, privilégie les consultations et le recours aux études techniques et scientifiques et pouvait s’appuyer sur les acquis des traités et autres instruments internationaux. Pour les services, elle ne semble pas avoir été, à ce stade du moins, une priorité, passant au second plan derrière la définition des conditions, réserves et limites dans lesquelles se ferait l’ouverture du commerce dans un domaine encore nouveau et surtout beaucoup plus sensible que celui des marchandises. J’y reviendrai.

B. Nouveau régionalisme et intégration en profondeur

Il est coutumier, en matière de commerce, de distinguer les obstacles à la frontière de ceux à l’intérieur des frontières. Jusqu’au Cycle d’Uruguay, les progrès réalisés pour réduire les seconds, à défaut de les éliminer, ont été très modestes, fort en deçà de ce qu’avaient permis les accords d’intégration ou même les traités bilatéraux sur l’investissement. Qu’il s’agisse de l’investissement, des subventions ou encore des marchés publics, les sujets de litige furent d’ailleurs toujours très nombreux, les mesures étant généralement prises par les États au nom du développement ou de l’intérêt national. Loin de faire exception, le Canada, et plus encore le Mexique, multiplièrent les mesures tant de contrôle que de soutien tout au long des années 1950 aux années 1970, avec des succès variés d’ailleurs[18]. Le vent va cependant tourner dans les années 1980 avec la crise de la dette et celle de l’État-providence, avec le résultat que ces deux pays vont abandonner leur modèle de développement national au profit d’une intégration compétitive dans l’économie mondiale et, par nécessité, se tourner vers les États-Unis pour s’assurer d’un accès élargi, préférentiel et sécuritaire à leur principal marché. Ces derniers vont non seulement voir dans la négociation d’un accord commercial, l’occasion de faire avancer les droits de leurs entreprises et, ce faisant, de repousser l’épouvantail nationaliste[19], mais aussi de faire de l’Amérique du Nord un espace d’intégration propice à une restructuration compétitive des activités économiques.

À la différence de la Communauté économique européenne à l’époque, l’ALÉNA sera un accord de libre-échange de type contractuel, très large sur le plan normatif, certes, mais néanmoins limité par les termes de l’accord. Il était donc peu à même d’évoluer et de s’adapter aux changements économiques en dépit des nombreux comités et autres groupes de travail qui furent ou devaient être constitués à cet effet[20]. Une autre différence majeure tient à la nature même du processus d’intégration. Certes, les économies canadienne et mexicaine étaient depuis très longtemps fort dépendantes de l’économie américaine, pour ne pas dire intégrées à celle-ci, et ce en dépit des politiques nationales. Par-delà le passage d’une intégration de facto à une intégration de jure, l’ALÉNA fera de l’Amérique du Nord une véritable zone d’intégration. On parlera à ce propos d’intégration en « profondeur » [21] dans la mesure où l’objectif était de mettre en place un espace économique commun qui devait non seulement offrir les mêmes droits et garanties de protection aux entreprises des trois Parties contractantes, mais également être soumis aux mêmes standards et aux mêmes règles de la concurrence[22]. Enfin, contrairement à la plupart des ACR de première génération, ce n’était pas d’intégration territoriale dont il était question, mais d’intégration corporative[23]. Et dans ce sens, si l’on a pu parler à son propos de « nouveau régionalisme », mieux adapté que l’ancien, diront ses défenseurs, aux réalités nouvelles de la mondialisation, en particulier à la concurrence des dragons et autres tigres d’Asie[24], il n’en demeurait pas moins que par-delà son orientation « promarché », la raison d’être de cet accord était de consolider et de renforcer les chaînes de valeur en Amérique du Nord.

Toujours est-il que les États-Unis avaient, comme nous venons de le dire, deux grandes priorités dans ces négociations[25] : la première était de faire reconnaître pleinement le traitement national à leurs entreprises pour leur donner ainsi toute la marge de manoeuvre nécessaire pour intégrer et redéployer leurs activités sur le nouvel espace économique ainsi créé ; et la seconde était de faire de cet espace un marché unique, autrement dit un marché soumis aux mêmes règles de la concurrence et aux mêmes normes réglementaires[26]. Concernant la première priorité, les États-Unis durent composer avec les sensibilités nationales de leurs partenaires et accepter nombre de compromis et exceptions, mais ils ont largement atteint leurs objectifs, et ce sur trois points : 1) la protection des droits de l’investisseur et de l’investissement avec le célèbre chapitre 11; 2) l’inclusion de la propriété intellectuelle dans les accords commerciaux avec le chapitre 17 qui lui est consacré; 3) l’introduction de la méthode de la liste négative dans la négociation, une méthode qui présentait le double avantage d’élargir considérablement le champ de la négociation et d’abaisser les préoccupations légitimes de protection de leurs partenaires dans certains domaines comme la culture ou les services publics par exemple, au statut de simples exceptions[27]. L’impact en fut majeur puisque, ce faisant, les entreprises, en particulier américaines, purent réorganiser leurs réseaux de production, renforcer leur compétitivité, et faire de l’Amérique du Nord un pôle dans les chaînes de valeur mondiales[28].

Le tableau 1, portant sur « le commerce intra-ALÉNA et l’origine de la valeur ajoutée incorporée dans les importations des trois pays », confirme l’atteinte de cet objectif. On constatera que malgré la concurrence de la Chine à partir des années 1990, les liens entre les partenaires sont très forts, y compris pour les États-Unis, dont les deux tiers de la valeur ajoutée contenue dans leurs importations de produits manufacturiers proviennent du Canada et du Mexique. Une étude récente montre que dans le cas des exportations, le contenu ALÉNA est passé pour les trois pays de 45,4 % à 52,6 % entre 1995 et 2015[29].

Tableau 1

Origine de la valeur ajoutée incorporée dans les importations de produits manufacturiers

Origine de la valeur ajoutée incorporée dans les importations de produits manufacturiers
Source : OCDE/OMC, Statiques du commerce en valeur ajoutée

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Concernant les politiques de la concurrence et la convergence réglementaire, les résultats de l’ALÉNA furent, par contre, beaucoup plus modestes. Le chapitre sur la concurrence[30] reste de portée très générale, les trois parties se contentant : 1) de réitérer la prohibition des pratiques anticoncurrentielles, 2) de souligner l’importance de la coopération et de la coordination entre les autorités « pour l’application efficace des lois sur la concurrence dans la zone de libre-échange », et 3) de créer un groupe de travail sur le commerce et la concurrence. Quant à la convergence réglementaire, malgré les velléités dans ce sens, peu de progrès seront réalisés dans le cadre de l’ALÉNA. Un sursaut semble toutefois s’être produit au début des années 2010 suite à la création en février 2011 d’un Conseil de coopération en matière de réglementation Canada — États-Unis par le premier ministre, Stephen Harper, et le président des ÉtatsUnis, Barack Obama. C’est du moins ce qu’il ressort de la Déclaration commune de la Commission de l’ALÉNA du 3 avril 2012[31]. Celle-ci accorde une large place à la coopération réglementaire, les trois dirigeants ayant convenu « d’introduire rapidement des mesures réglementaires concrètes pour rendre possibles l’innovation et la croissance sans négliger le respect de normes rigoureuses en matière de santé publique, de sécurité et de protection de l’environnement ». Le communiqué revient aussi sur les travaux du CMN et du groupe de travail sur les règles d’origine, sur les accords de reconnaissance mutuelle, ou encore sur la coopération dans les domaines de l’acier, de l’environnement ou du travail. Mais en fin de compte, ce n’est pas dans le cadre de l’ALÉNA, mais dans celui des deux commissions bilatérales créées à l’instigation des États-Unis que les choses vont avancer.

C. La coopération réglementaire bilatérale

La coopération réglementaire internationale est, tout comme le processus réglementaire d’ailleurs, centralisée au plus haut niveau dans les trois pays. Aux ÉtatsUnis, elle relève, en vertu du décret présidentiel 13609 de 2012 de l’Office of Information and Regulatory Affairs (OIRA)[32]; au Canada, elle relève, en vertu de la Directive du Cabinet sur la gestion de la réglementation de 2018, du Conseil du Trésor[33] ; et au Mexique, elle relève du ministère de l’Économie et la Comisión Nacional de Mejora Regulatoria (CONAMER)[34]. Le président Obama fut le premier président américain à prendre à bras le corps le problème de la cohérence réglementaire et celui de la coopération réglementaire internationale[35]. Cinq lignes directrices guident l’approche américaine : 1) l’application du principe de centralisation du processus; 2) l’application des principes de transparence et d’imputabilité; 3) le recours à l’analyse d’impact et à l’examen des résultats; 4) la réduction des coûts de la réglementation; 5) et l’impact sur le commerce international[36]. L’approche est sensiblement la même au Canada et au Mexique. Elles ne diffèrent pas, soit dit en passant, de celles mises de l’avant par l’OCDE dans ses Recommandations de 2012 concernant les politiques et la gouvernance réglementaires.

C’est le 29 mai 2010, que la création d’un Conseil de Haut Niveau pour la Coopération réglementaire fut annoncée par les présidents Felipe Calderón et Barack Obama, avec cinq (5) objectifs : 1) élaborer des réglementations plus compatibles tout en les simplifiant, sans mettre en danger la santé et la sécurité publiques, la protection de l’environnement ou la sécurité nationale; 2) accroître la transparence réglementaire; 3) simplifier les exigences réglementaires grâce à la participation publique; 4) améliorer et simplifier les réglementations en renforçant leur contenu analytique et en recourant aux études d’impact; et 5) harmoniser et rationaliser les procédures douanières et le passage aux douanes[37]. Du côté canadien, c’est le 4 février 2011 que fut annoncée la création du Conseil de coopération Canada – ÉtatsUnis en matière de réglementation[38]. Dans les deux cas, les partenaires vont se donner un plan d’action conjoint articulé autour d’initiatives pour lesquelles il était possible d’obtenir rapidement des résultats concrets. On notera que le Canada et le Mexique se sont également entendus, dans le cadre du protocole d’entente signé en février 2018, sur un plan d’action en vue de : « 1) renforcer les efforts de partage d’information et de coopération en matière de réglementation entre le Canada et le Mexique, et 2) favoriser l’élaboration et l’adoption de bonnes pratiques de réglementation (BPR) en Amérique latine et dans les Caraïbes »[39].

La volonté de coopérer, on le voit, est bien présente. Quant à la méthode suivie avec les plans d’action, elle a pour elle le triple mérite d’institutionnaliser et de concentrer le dialogue entre régulateurs sur des domaines précis, de favoriser la consultation avec les intervenants et les parties prenantes, et de mettre de l’avant la convergence réglementaire. C’est ce dialogue à la fois bi- et trilatéral que vient à la fois consolider et élargir l’ACÉUM.

II. La coopération réglementaire dans l’ACÉUM

A. Mise en contexte

Plus d’un quart de siècle sépare l’entrée en vigueur de l’ACÉUM de celle de l’ALÉNA[40]. Trois changements majeurs sont intervenus au cours de cette période dans la « vie » de l’ALÉNA. Premièrement, la révolution dans les technologies de l’information et des communications est non seulement venue bouleverser tant les méthodes de production et d’approvisionnement que les modes de vie et de consommation, mais elle a aussi fait émerger de nouvelles multinationales, a mondialisé les chaînes de valeur et a entraîné un déplacement de plus en plus marqué du commerce vers le commerce numérique. Pour reprendre les mots de la CNUCED :

« La transformation numérique de la production internationale a des incidences importantes sur la promotion et la facilitation de l’investissement ainsi que sur les réglementations qui régissent le comportement des investisseurs. Les règles conçues pour l’économie matérielle ont peut-être besoin d’être revues à la lumière des nouveaux modèles d’activité numériques »[41].

Le second changement est de nature géopolitique et géoéconomique. La rapide montée en puissance de la Chine est venue modifier en profondeur non seulement les routes du commerce mondial, mais aussi les relations économiques internationales, y compris en Amérique du Nord comme en témoigne la progression rapide de ses échanges bilatéraux. En peu de temps, la Chine est passée du statut « d’atelier du monde » à celui de pôle économique, réorganisant autour d’elle les réseaux commerciaux comme les rapports de puissance, à l’image des Nouvelles Routes de la Soie ou du Partenariat économique régional global[42] qui vient d’être signé en marge d’un sommet de l’ANASE, le 15 novembre 2020.

Troisième changement : le pivotement des États-Unis vers le Pacifique. Déjà amorcé avec le forum de Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (l’APEC en anglais), ce pivotement s’est accéléré sur le plan politique avec leur entrée en force dans les négociations du Partenariat transpacifique (PTP), mais surtout sur le plan économique avec le déplacement de plus en plus marqué des investissements et des échanges vers cette partie du monde. Ce double pivotement a, en retour, eu pour effet de desserrer un tant soit peu les liens économiques entre les trois Parties de l’ALÉNA, mais aussi de pousser l’Union européenne[43] à relancer le vieux projet d’accord de libreéchange transatlantique en proposant aux États-Unis de s’engager avec elle dans un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement.

Dans ce nouveau contexte, la priorité des États-Unis au temps du président Obama n’était pas de rouvrir l’ALÉNA pour le moderniser, mais, plutôt, de le contourner par la voie bilatérale ou par la voie beaucoup plus prometteuse d’un accord transpacifique et, pourquoi pas, d’un accord transatlantique. Même si par son contenu, le PTP reste limité, l'accord, finalement signé le 4 février 2016, introduisait de nouveaux chapitres et des dispositions qui s’imposaient aux accords existants. Mais surtout, il remettait les États-Unis au centre du jeu diplomatique en Asie et, de leur côté, les firmes américaines au centre des chaînes de valeur dans la région la plus dynamique de l’économie mondiale. Comme j’ai eu l’occasion de le souligner[44], avec l’AÉCG, le PTPGP[45] peut être considéré comme le premier accord d’interconnexion, un concept emprunté au monde des réseaux et qui se distingue des concepts d’interdépendance et d’intégration dans le sens où il s’agit de connecter et de relier des réseaux ou des espaces économiques distincts. Le problème économique central n’en est plus un dans le cas présent de dépendance réciproque ou de fusion, mais de fluidité. Le concept est particulièrement adapté aux réalités nouvelles d’un commerce transfrontière, aussi bien celui des chaînes de valeur mondiales que celui du monde numérique. L’enjeu dans ce cas en est essentiellement d’interopérabilité. Il ne s’agit plus seulement de lever les obstacles à la frontière ou à l’intérieur des frontières, mais de s’attaquer au principal obstacle à la fluidité économique et commerciale, en clair les différences réglementaires, d’améliorer l’efficacité des systèmes réglementaires, notamment leur transparence et leur utilité, et de les rendre interopérables, à défaut de pouvoir toujours les harmoniser[46]. La coopération réglementaire internationale devient ainsi un enjeu majeur dans les négociations commerciales, mais surtout, elle prend un tour nouveau qui va au-delà du problème classique des barrières non tarifaires et de celui des normes communes sur un même espace de concurrence, puisqu’il s’agit de réduire les interférences jugées inutiles, voire si possible de les éliminer totalement.

De ce double point de vue, à la fois géoéconomique et commercial, le PTP pouvait être considéré comme une grande réussite à mettre à l’actif du président Obama et son abandon par le président Donald Trump dès son entrée en fonction à la MaisonBlanche, comme une erreur magistrale[47]. On ne peut pas dire pour autant comme nous le verrons maintenant que l’ACÉUM est un plan B. Le nouvel accord introduit beaucoup de nouveautés par rapport à l’ALÉNA, notamment en ce qui concerne la coopération réglementaire et, à bien des égards, il introduit nombre de dispositions nouvelles qui vont dans le sens de l’interconnexion et de l’interopérabilité. Mais par-delà le fait que l’ACÉUM soit un choix de repli, celui d’un président qui a préféré consolider la position hégémonique des États-Unis et leurs acquis en Amérique du Nord[48], c’est aussi un accord qui prolonge et approfondit la démarche intégrative de l’ALÉNA en donnant, cette fois, priorité à la coopération réglementaire, et ce dans une triple perspective : 1) d’harmonisation des règles; 2) de renforcement des disciplines commerciales; et 3) de coordination des processus.

B. Mesures SPS, OTC et procédures douanières

Commençons par revenir sur les mesures SPS, les OTC et les formalités douanières, trois sujets qui occupaient déjà une place importante dans l’ALÉNA. Les trois chapitres qui leur sont consacrés ont été revus en profondeur, mais l’aspect le plus notable, c’est le changement de vision : il ne s’agit plus tant d’éliminer les barrières à l’entrée que d’harmoniser les réglementations et les procédures par une approche commune.

1. Les mesures sanitaires et phytosanitaires

Les mesures sanitaires et phytosanitaires étaient intégrées dans l’ALÉNA au chapitre sur l’agriculture. Elles font l’objet dans l’ACÉUM d’un chapitre distinct qui permet ainsi d’intégrer les dispositions de l’Accord SPS de l’OMC tout en resserrant la coopération entre les Parties. Par ailleurs, les dispositions relatives aux mesures SPS dans l’ALÉNA étaient soucieuses de respecter les droits des Parties d’adopter de telles mesures et de fixer les niveaux de protection tout en affirmant néanmoins certains principes, dont celui de s’appuyer sur les études scientifiques, celui du traitement non discriminatoire, celui d’éliminer les obstacles non nécessaires et celui d’interdiction de toute mesure restrictive déguisée. Le chapitre 9 de l’ACÉUM est beaucoup plus explicite. D’abord, au niveau des objectifs, il réitère en les élargissant les principes affirmés déjà affirmés dans l’ALÉNA non sans insister davantage sur la coopération entre les Parties, sur le recours aux données scientifiques, sur la transparence des processus, qui fait l’objet d’un article en soi (art 9.13) ainsi que sur la compatibilité des mesures avec les dispositions relatives au traitement national et à l’accès des marchés. Ensuite, le chapitre comporte un long article, intitulé « Science et analyse des risques » (art 9.6)[49], qui vient réaffirmer le principe selon lequel les mesures SPS doivent être « fondées sur des principes scientifiques » et, lorsqu’elles existent, sur les « normes, directives ou recommandations internationales pertinentes »[50]. Il affirme également le principe du recours systématique aux évaluations des risques et de la gestion des risques et ceux d’information et de transparence en la matière, et ce pour protéger les exportateurs.

Par ailleurs, plusieurs articles portent sur la convergence réglementaire. Ainsi, l’article 9.7 porte sur le renforcement de la compatibilité des mesures et invite les Parties « à tenir compte des mesures sanitaires ou phytosanitaires pertinentes, actuelles ou proposées, d’autres Parties dans l’élaboration, la modification ou l’adoption de ses propres mesures sanitaires ou phytosanitaires ». L’article 9.8. va dans le même sens, mais porte plus spécifiquement sur « l’adaptation aux conditions régionales ». L’article 9.9, très détaillé, porte sur les équivalences[51] et vient compléter et renforcer les deux précédents. On notera également que les procédures prévues pour les audits de vérification du respect des normes SPS par les exportateurs (art 9.10), une nouveauté par rapport à l’ALÉNA[52], les contrôles à l’importation (art 9.11) et les certifications (art 9.12) sont très détaillées.

Enfin, le processus des procédures SPS est parfaitement balisé. D’un côté, l’article 9.16 invite les Parties à coopérer, à échanger l’information et les renseignements, voire, s’il y a lieu, à développer « des approches, des directives et des principes communs » ou à « établir un fondement scientifique commun pour l’approche de gestion des risques ». De l’autre, l’article 9.17, complété par les articles 9.18 sur les groupes de travail et l’article 9.19 sur les consultations techniques, vient définir le mandat du Comité des mesures sanitaires et phytosanitaires[53]. Et dans le cas d’un différend « qui soulève des questions scientifiques ou techniques », le groupe spécial « devrait demander l’avis d’experts choisis par lui en consultation avec les Parties au différend, voire établir un groupe consultatif d’experts techniques, ou consulter les organisations compétentes chargées de l’élaboration de normes internationales »[54].

2. Les obstacles techniques au commerce

Le chapitre 11. « Obstacles techniques au commerce » introduit plusieurs changements importants par rapport à l’ancien chapitre 9 de l’ALÉNA. Il couvre tout ce qui a trait aux normes, règlements techniques et procédures d’évaluation et de conformité, et est orienté vers le rapprochement des normes et la réduction des obstacles non nécessaires au commerce. On notera, tout d’abord, à son propos l’importance accordée à la reconnaissance mutuelle dont on retrouve d’ailleurs des définitions précises à propos des accords et des arrangements[55], ainsi que les nombreux rappels concernant le recours aux normes et recommandations internationales et leur application dans les procédures réglementaires. Par ailleurs, en vue de favoriser le dialogue et le rapprochement réglementaire, chaque partie reconnaît le principe de l’égalité de traitement aux organismes d’évaluation de la conformité situés sur le territoire des autres Parties (art 11.6), autorise les personnes d’une autre Partie à

« participer à l’élaboration de règlements techniques, de normes et de procédures d’évaluation de la conformité par des organismes de son gouvernement central dans des conditions non moins favorables que celles qu’elle accorde à ses propres personnes »

art 11.7

et s’engage à prendre en compte et à publier les commentaires apportés.

La procédure, très détaillée prévoit également des délais pour la notification des projets de règlement technique ou de procédure d’évaluation de la conformité. Enfin, la dimension coopérative se trouve renforcée par le contenu de l’article 11.9, intitulé « Coopération et facilitation des échanges », et par la création du Comité sur les obstacles techniques au commerce et la nomination de points de contact (art 11.11). Tout en reconnaissant « qu’il existe une grande variété de mécanismes pour faciliter l’acceptation des résultats de l’évaluation de la conformité »[56], les Parties s’engagent à renforcer leurs échanges et leur collaboration et à rechercher une plus grande harmonisation réglementaire régionale tout en éliminant les obstacles inutiles au commerce[57]. Tout comme pour les mesures SPS, un comité vient chapeauter le champ des OTC. Il est composé de représentants gouvernementaux, se voit attribuer pas moins de quatorze (14) fonctions, et peut créer, si nécessaire, des groupes de travail.

3. Les procédures douanières

En somme, qu’il s’agisse des mesures SPS ou des OTC, l’objectif est de rapprocher les normes agricoles et industrielles des Parties à l'accord. Le chapitre 7, appelé « Administration des douanes et facilitation des échanges » et non plus « procédures douanières » comme dans l’ALÉNA (chapitre 5), va dans la même direction. Il a, certes, été revu à la lumière de l’Accord sur la facilitation des échanges de l’OMC, autrement dit dans la perspective de rendre le commerce toujours plus fluide entre les Parties, mais son objectif premier est, comme son titre l’indique, d’établir une administration commune des procédures et formalités douanières.

On notera, entre autres, que les procédures de certification ont été simplifiées et les formulaires officiels abolis, les seuils de minimis ont été relevés, mais moins que les États-Unis ne le réclamaient[58], et, surtout, que la coopération, soit régionale soit bilatérale, en vue de faciliter les échanges et le travail d’autocertification des « opérateurs économiques agréés »[59], se trouve renforcée. Elle porte notamment sur les échanges d’information et de pratique entre ces opérateurs, sur l’inspection à la frontière, sur les pratiques, procédures et assistance douanières, ou encore sur l’échange de renseignements et d’informations[60].

C. Vers toujours plus d’intégration…

L’investissement et la propriété intellectuelle avaient été au centre de l’ALÉNA et de son modèle « d’intégration profonde ». Plusieurs changements ont été apportés dans l’ACÉUM, notamment pour ce qui a trait aux différends investisseur/État et à la durée de protection de la propriété intellectuelle. Il incorpore également de nouvelles dispositions notamment un chapitre « les petites et moyennes entreprises », tout en montrant des velléités pour coordonner les politiques publiques, du moins celles qui peuvent affecter le commerce, comme par exemple les politiques macro-économiques, les politiques de change ou encore les politiques anticorruption. C’est néanmoins sur deux autres points que je voudrais attirer l’attention du lecteur : la concurrence et les services.

1. La concurrence

En dehors des dispositions relatives aux entreprises d’État, l’ALÉNA était demeuré très réservé sur les questions de la concurrence. L’ACÉUM est plus audacieux. On y retrouve un chapitre intitulé « Entreprises appartenant à l’État et monopoles désignés » (chapitre 22). Désormais distinct du chapitre sur la concurrence[61], ce chapitre vient encadrer très étroitement l’activité commerciale de ces entreprises, prohibe, sauf pour quelques exceptions, les aides non commerciales, vise à circonscrire les effets négatifs et les dommages de ces entreprises, établit les normes en matière de transparence, et vient créer un comité spécifique, chargé entre autres de voir à la mise en oeuvre et au suivi des dispositions de ce chapitre ainsi qu’à la coopération technique entre les Parties. Cette idée de contrôler le plus étroitement possible la présence de l’État dans l’économie apparaît plus nettement encore dans le chapitre 21 « Politique en matière de concurrence ». Ce chapitre étant abordé ailleurs, je me contenterai de souligner les points suivants : 1) les priorités sont élargies et mieux définies[62]; 2) les procédures d’application du droit de la concurrence sont longuement présentées, et ce dans une perspective d’équité pour les entreprises, de transparence et de consultation des parties; et 3) on ne parle plus de groupe de travail, mais de « coopération », les Parties reconnaissant « l’importance de la coopération et de la coordination entre leurs autorités nationales respectives en matière de concurrence pour favoriser l’application efficace du droit de la concurrence dans la zone de libre-échange » (art 21.3)[63].

Le chapitre 26 portant sur « la compétitivité » ne manque pas non plus de susciter l’intérêt. Il vient créer un Comité sur la compétitivité composé de représentants gouvernementaux, avec le mandat, entre autres, de

« promouvoir un environnement économique prospère qui encourage la production en Amérique du Nord, facilite le commerce et l’investissement à l’échelle régionale, renforce la prévisibilité et la transparence du cadre réglementaire, encourage une circulation rapide des produits et une prestation de services dans toute la région, et réagit aux évolutions du marché et aux technologies émergentes »

art 26.1

Il reste à voir quel sera le rôle exact de ce comité, mais on constatera la volonté des Parties de confier à un comité particulier de soin non seulement de « promouvoir une plus grande intégration économique » et de voir au bon fonctionnement des marchés en Amérique du Nord, mais aussi de soutenir la capacité d’adaptation, d’innovation et d’exportation des entreprises, y compris les PME.

2. Les services

Les services constituent un volet majeur de l’intégration de l’espace nordaméricain. Et ce en raison 1) de leurs poids dans l’économie des trois pays, 2) des excédents que dégagent les États-Unis dans ce domaine[64], 3) de leurs rôles dans l’organisation des chaînes de valeur, et 4) en lien avec les NTIC, en raison du développement du commerce électronique. Il s’agit aussi d’un secteur fort règlementé, ce qui limite d’autant les échanges et l’intégration des marchés.

L’OCDE a développé plusieurs indices pour évaluer le degré de restriction au commerce et à l’investissement[65]. J’en ai retenu trois : l’Indice de restriction pour le commerce de service (IRCS), l’Indice de restriction pour le commerce des services numériques (IRCSN), et l’Indice de restriction pour les investissements directs étrangers (IRIDE)[66]. Les trois graphiques qui suivent présentent les résultats pour le Canada, les États-Unis et le Mexique. Aux fins de la comparaison, on retrouvera également le score pour l’ensemble des pays de l’OCDE, le pays qui affiche le meilleur score ainsi que celui de la Corée, de la Chine, de l’Inde et du Japon. Dans les trois cas, le Mexique est, des trois pays de l’Amérique du Nord, celui qui affiche le moins bon score, mais, on le constatera aussi, tout comme le Canada et les États-Unis, il se classe en deçà de la moyenne de l’OCDE pour le commerce des services numérique. Cependant, les résultats pour l’IDE sont plus surprenants. Étant donné l’importance attachée à ce sujet dans l’ALÉNA, on s’étonnera de voir que le score des trois pays est plus élevé que la moyenne de l’OCDE, voire du Japon.

Graphique 1

Indice de restriction du commerce des services

Indice de restriction du commerce des services

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Graphique 2

Indice de restriction du commerce des services numériques

Indice de restriction du commerce des services numériques
Source : OCDE

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Graphique 3

Indice de restriction du commerce des investissements

Indice de restriction du commerce des investissements
Source : OCDE

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Il ne s’agit évidemment pas de s’arrêter sur les chiffres, mais constatons néanmoins que, malgré l’ALÉNA, les obstacles restent encore nombreux tant pour les services que pour les investissements[67]. Voyons ce que vient changer l’ACÉUM. Les services y sont couverts par quatre (4) chapitres : « le commerce transfrontière des services » (chapitre 15), « les services financiers » (chapitre 17), « les télécommunications » (chapitre 18) et « le commerce numérique » (chapitre 19)[68].

L’application du traitement national et du traitement NPF ainsi que l’application de la méthode de la liste négative ont considérablement élargi depuis l’ALÉNA l’accès aux marchés des services[69]. Le chapitre 15 intègre les dispositions de l’AGCS, renforce les principes d’équité, de concurrence et de transparence, et présente de manière beaucoup plus détaillée que dans l’ALÉNA les règles à suivre en matière de réglementation (art 15.8), de reconnaissance (art 15.9) et de paiements et transferts (art 15.12). À cet égard, l’article 15.8 invite les Parties à faire en sorte « qu’une mesure d’application générale affectant le commerce des services soit administrée d’une manière raisonnable, objective et impartiale » ou encore que « l’exigence ou la procédure soit fondée sur des critères objectifs et transparents »[70]. Le chapitre sur les services financiers semble avoir donné plus de satisfaction aux ÉtatsUnis, un secteur où les exigences canadiennes et mexicaines ont toujours été grandes. Parmi les nouveautés, on notera les facilités et garanties en matière de transfert de l’information, de localisation et d’entreposage informatique des données, de protection et de fourniture de nouveaux services financiers, ainsi que la création d’un Comité sur les services financiers composé de fonctionnaires avec le mandat de superviser la mise en oeuvre de l'accord.

Le chapitre sur le commerce numérique (chapitre 19) est un autre chapitre de l’ACÉUM qui attire l’attention, et ce d’autant qu’il semble promis à servir de modèle[71]. Tout d’abord, il réitère le principe de liberté dans le transfert de renseignements par voie électronique (art 19.11) et de même que celui de libre circulation de l’information sur les territoires des parties. Ensuite, l'accord élimine tout droit de douane, redevance ou autres impositions sur le commerce de produits numériques, mais il n’empêche pas, en revanche, l’imposition de taxes intérieures (art 19.3). Il interdit par ailleurs aux gouvernements de faire de l’utilisation et de l’emplacement territorial de services informatiques une exigence à la pratique des affaires (art 19.12). Il protège également les codes sources des logiciels propres à une entreprise (art 19.16) et, surtout, il étend la protection aux plateformes d’Internet d’hébergement « en cas de préjudices liés aux renseignements stockés, traités, transmis, distribués ou mis à disposition par le service » (art 19.17) et enjoint ainsi les Parties à distinguer clairement les plateformes des sites de création en matière de responsabilité pour le contenu. Enfin, la coopération y occupe une place importante, avec deux articles. Le premier, consacré à la coopération (art 19.14), a été placé sous le chapeau de la mondialisation et de l’interopérabilité. C’est dans cette double perspective que l’ACÉUM invite les Parties à coopérer entre elles, avec les organisations internationales ainsi qu’avec le secteur privé dont il s’agit d’encourager l’élaboration « de méthodes d’autoréglementation favorisant le commerce numérique, y compris de codes de conduite, de contrats types, de lignes directrices et de mécanismes de mise en application » (art 19.14.1.d)[72]. La coopération s’étend également à la protection des consommateurs et des renseignements personnels[73], de même qu’à la cybersécurité qui fait l’objet d’un article et de modalités spécifiques (art 19.15)[74].

D. La coopération réglementaire

La coopération réglementaire a de nombreuses facettes et prend des formes différentes d’un domaine à l’autre. Un chapitre particulier, le chapitre 28, vient établir un cadre institutionnel centralisé, avec le mandat de coordonner la coopération et la convergence réglementaires.

1. Les objectifs

Contrairement à d’autres ACR, ce chapitre ne porte pas spécifiquement sur la coopération réglementaire, mais sur les « bonnes pratiques de réglementation ». Son objet est de « promouvoir la qualité des cadres réglementaires, grâce à une transparence accrue, à une analyse approfondie des objectifs et à une plus grande responsabilisation et prévisibilité » (art 28.2). Il est de plus précisé que l’application des bonnes pratiques :

1) « peut faciliter le commerce et l’investissement internationaux, en plus de promouvoir la croissance économique, tout en aidant chacune des Parties à réaliser ses objectifs de politique publique (y compris en matière de santé, de sécurité et de protection de l’environnement) au niveau de protection qu’elle estime appropriée »;

2) « peut aider à mettre en place des approches en matière de réglementation compatibles entre les Parties, et à réduire ou à éliminer les exigences réglementaires contradictoires, inutilement lourdes ou qui font double emploi »; et 3) les « bonnes pratiques de réglementation sont également essentielles à une coopération efficace en matière de réglementation ».

La définition qui est donnée de la coopération réglementaire à l’article 28.1 est plus concise et va beaucoup plus loin que celle qu’en donne l’OCDE[75].

Définition de l’ACÉUM : « Coopération en matière de réglementation désigne les efforts déployés par au moins deux Parties visant à prévenir, à réduire ou à éliminer les différences réglementaires inutiles pour faciliter le commerce et promouvoir la croissance économique, tout en maintenant ou en améliorant les normes de santé et de sécurité publiques ainsi que la protection de l’environnement »

art 28.1

Définition de l’OCDE : « (…) la CRI internationale désigne toute mesure prise par un pays ou une juridiction, formelle ou informelle, unilatérale, bilatérale ou multilatérale, qui vise à promouvoir la coordination ou la cohérence, sous une forme ou une autre, de la conception, du suivi, de la mise en oeuvre ou de la gestion ex post des lois et réglementations »[76].

Certes, le texte de l’Accord garantit le respect des choix collectifs en matière de santé, de sécurité publique et d’environnement. De même, rappelle-t-il, que les dispositions du chapitre ne peuvent empêcher une partie « de poursuivre ses objectifs de politique publique (y compris en matière de santé, de sécurité et de protection de l’environnement) au niveau qu’elle estime approprié », mais il n’en demeure pas moins que les priorités de la coopération vont au commerce et à la croissance et que c’est dans cette perspective que la coopération doit être poursuivie.

2. Les agences de coopération

Sur le plan institutionnel, l’ACÉUM prévoit quatre choses : 1) une coordination réglementaire centralisée spécialement mandatée pour promouvoir les bonnes pratiques réglementaires à l’intérieur des agences gouvernementales et paragouvernementales; 2) la création d’un comité trilatéral sur les bonnes pratiques; 3) un mécanisme de consultation intergouvernemental et des points de contact ministériels; et 4) la constitution de sous-comités et de groupes de travail de même que le recours à des groupes ou organismes consultatifs d’experts. Le rôle du comité trilatéral consiste essentiellement à coordonner les activités, à surveiller la mise en oeuvre et le suivi des décisions, à mener des consultations et enquêtes, à coordonner les activités des souscomités et autres groupes de travail. Notons par ailleurs qu’il est également fait référence à la coopération réglementaire dans plusieurs des chapitres de l'accord, notamment à ceux qui traitent de l’énergie, des télécommunications, des normes SPS, ou encore de l’environnement. Elle ne se limite donc pas aux seuls domaines que nous avons abordés.

3. Les processus

L’objectif recherché dans le cas des standards techniques reste évidemment l’harmonisation, mais, à défaut d’y parvenir, la procédure de reconnaissance mutuelle reste une option de deuxième meilleur choix[77]. L’Union européenne a une longue pratique en la matière ; il n’est donc pas étonnant qu’elle et le Canada soient parvenus à s’entendre pour inclure dans l’AÉCG plusieurs protocoles de reconnaissance mutuelle et, dans la même veine, pour octroyer à certains organismes mutuellement reconnus un pouvoir de certification[78]. Avec l’ACÉUM, la coopération réglementaire prend une autre dimension que dans l’ALÉNA, mais, pour autant, la démarche méthodologique ne fait que reprendre celle qui avait déjà été adoptée dans le cadre des travaux des conseils de coopération bilatéraux évoqués plus haut[79]. À ceci près cependant que, premièrement, elle est présentée de manière très détaillée, et deuxièmement, que le fait de l’inclure dans un accord commercial lui donne plus de force.

Les procédures sont, en effet, très balisées et longuement exposées. Il n’y pas moins de 15 articles successifs, selon une logique qui suit d’ailleurs d’assez près l’ensemble du processus réglementaire, de la planification initiale des règlements à leur mise en oeuvre et leur examen rétrospectif en passant par leur élaboration, la consultation des experts, les études d’impact, ou encore la publicisation. Deux articles sont particulièrement importants : celui sur l’élaboration des règlements (art 28.9) et celui sur l’étude d’impact (art 28.11). L’article 29.9 insiste sur la transparence du processus, la diffusion de l’information et l’étude d’impact, mais aussi sur la possibilité de toute personne intéressée d’apporter ses commentaires, et ce « peu importe son lieu de domicile ». Les réglementations qui ont une incidence importante sur le commerce font l’objet d’une attention particulière. Notons par ailleurs qu’il est attendu de chacune des Parties non seulement qu’elle publie, annuellement, la liste des règlements qu’elle entend adopter ou proposer au cours des douze prochains mois, mais également qu’elle présente les résultats probants des études de même que les fondements scientifiques et techniques sur lesquels reposent les décisions. Outre l’avis consultatif de groupes d’experts, l’ACÉUM prévoit que toute réglementation fait l’objet d’une étude d’impact (art 28.11) et, plus tard, d’un examen rétrospectif (art 28.13).

Enfin, on relèvera la possibilité de recourir au mécanisme de règlement des différends. L’article 28.2 est très alambiqué, mais il ouvre néanmoins une brèche dans la pratique établie de ne pas recourir au mécanisme de règlement des différends en matière de coopération réglementaire. Après avoir reconnu qu’il était toujours possible de trouver une solution mutuellement satisfaisante, le texte commence d’abord par en appeler, ce qui est déjà fort étonnant, au discernement des Parties pour évaluer l’utilité d’y recourir (28.20.1), pour ensuite préciser que ce recours restera limité aux seuls différends « portant sur une action ou une inaction soutenue ou répétée qui est contraire à une disposition du présent chapitre » (28.20.3).

***

Négocié dans un contexte de retour en force des États-Unis dans les affaires économiques mondiales, l’ALÉNA permit à ces derniers de faire bouger les lignes au GATT et de déboucher sur une série d’accords qui allaient orienter la gouvernance commerciale internationale dans de nouvelles directions. Parallèlement, l’ALÉNA permit de mettre en place en Amérique du Nord un modèle d’intégration de type contractuel orienté vers l’intégration corporative transformant ainsi une intégration de facto déjà avancée en une intégration de jure. L’ACÉUM poursuit et approfondit cette intégration en modernisant et en adaptant les dispositions de l’ALÉNA aux nouvelles réalités économiques internationales, en élargissant le champ couvert par les disciplines commerciales à de nouveaux domaines et, surtout, en faisant la part belle à ce qui reste encore un des grands obstacles à l’intégration, la réglementation.

L’ACÉUM n’a pas d’ambitions internationalistes comme les États-Unis ont pu en avoir avec l’ALÉNA, mais ne sous-estimons pas pour autant la portée et l’impact d’un accord qui engage désormais les Parties sur la route de la convergence et de la coordination réglementaires. À défaut de projet commun comme en Europe, le Canada et le Mexique ont choisi de suivre les États-Unis et d’adopter la même démarche qu’eux, à la fois axée sur les bonnes pratiques et leur convergence, orientée vers la facilitation et la fluidité des échanges, et soumise aux disciplines d’une concurrence dite équitable. Sauf exception, cela revient à un moment ou à un autre à aligner les normes et les règlements canadiens et mexicains sur ceux du marché dominant, en l’occurrence celui des États-Unis, et par le fait même, à faire de toute réglementation, y compris dans les domaines aussi sensibles que ceux de la santé, de l’éducation, de l’environnement, des services sociaux ou encore de la culture, l’objet d’un marchandage dès lors que ces domaines sont ouverts au commerce et, donc, soumis aux contraintes d’un droit des affaires et d’une concurrence internationalisés. Avec son chapitre 28 sur les bonnes pratiques de réglementation, l’ACÉUM vient en quelque sorte consacrer ce modèle de rapprochement réglementaire amorcé dans le cadre des commissions bilatérales, en le régionalisant et en lui apportant la force contractuelle d’un accord de libre-échange.

À bien des égards, ce modèle suit de près la voie préconisée par l’OCDE. Il s’en démarque néanmoins sur deux points. Tout d’abord, contrairement à celle de l’OCDE, plus ouverte, la définition que donne l’ACÉUM de la coopération en matière de réglementation est clairement orientée, comme on peut s’y attendre dans tout accord commercial, vers la facilitation du commerce et la promotion de la croissance. Il est, certes, « entendu que le présent chapitre n’empêche pas une Partie : a) de poursuivre ses objectifs de politique publique (y compris en matière de santé, de sécurité et de protection de l’environnement) au niveau qu’elle estime approprié… » (article 28.2), mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une réserve. À cet égard, on prendra la mesure des différences entre l’ACÉUM et l’AÉCG. Dans les deux cas, il s’agit de rapprocher les réglementations et d’en améliorer l’efficacité pour faciliter le commerce et l’investissement, mais alors que dans l’AÉCG, il est clairement spécifié dans les principes que « les Parties s’engagent à assurer des niveaux élevés de protection de la vie et de la santé des personnes et des animaux, de préservation des végétaux et de protection de l’environnement… » (art 21.2), le respect des choix collectifs et des objectifs de politique publique deviennent, dans l’ACÉUM, des contraintes, autrement dit des obligations qu’il s’agit de respecter. Les chapitres 23 sur le travail et 24 sur l’environnement, par exemple, les rappellent, avec force d’ailleurs, mais l’expérience montre que la vigilance s’impose et que rien n’est acquis d’avance.

Ensuite, la coopération est axée, comme le recommande l’OCDE, dans l’ACÉUM sur les bonnes pratiques, repose sur les études scientifiques et techniques, et est soumise aux études d’impact et de résultat. Mais on observera que la consultation et les discussions restent largement cantonnées aux experts et aux parties intéressées, autrement dit essentiellement commerciales, alors qu’elles sont plus larges et ouvertes au débat public dans l’AÉCG, ou du moins peuvent l’être comme le Forum de coopération en matière de réglementation en donne la possibilité (art 21.6). L’expérience nous dira ce qu’il adviendra de ces modes opératoires dans les deux accords, mais il n’en demeure pas moins que les négociateurs ont pris soin en rédigeant le texte de l’ACÉUM de ramener le plus possible le débat sur la coopération réglementaire à un débat technique sur les bonnes pratiques tout en cherchant à encadrer le processus du mieux qu’ils pouvaient pour éviter ainsi que les débats de société ne viennent croiser ceux sur le commerce !