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L’importante attention internationale suscitée par l’opposition de la Wallonie à l’Accord économique et commercial global (AECG) fait figure d’exception dans les négociations commerciales. Les spécialistes des négociations commerciales ont tendance à ignorer les acteurs infra-étatiques et à se concentrer plutôt sur les gouvernements centraux ou l’Union européenne, les groupes de pression, les organisations non gouvernementales, les multinationales ou même l’opinion publique. Cette lacune dans les travaux universitaires contraste de plus en plus avec l’impact qu’ont actuellement les gouvernements des États fédérés sur les négociations commerciales internationales[1].

Ces conceptions des négociations commerciales et du rôle des gouvernements infranationaux dans ces négociations sont désormais dépassées. Les négociations commerciales internationales abordent des questions qui sont de plus en plus pertinentes pour les gouvernements infranationaux, telles que le règlement des différends entre investisseurs et États, la suppression des barrières non tarifaires, les subventions aux entreprises, les marchés publics, la coopération en matière de réglementation, les services, la santé publique, l’agriculture, la mobilité de la main-d’oeuvre, la protection de l’environnement, etc. Aujourd’hui, les négociations commerciales ne se limitent plus aux domaines relevant de la compétence exclusive des gouvernements centraux ou fédéraux[2].

Les gouvernements centraux — ou l’Union européenne en Europe — ne peuvent plus être considérés comme ayant le monopole dans les faits des négociations commerciales internationales[3]. Les gouvernements infranationaux jouent un rôle fondamental, ne serait-ce qu’en raison de leur responsabilité dans la mise en oeuvre des accords internationaux[4]. De même, de nombreux régimes fédéraux et supranationaux fonctionnent avec d’importantes limitations constitutionnelles de leurs pouvoirs en matière de négociations commerciales.

La récente renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), un accord commercial qui touche profondément les intérêts des provinces canadiennes, offre l’occasion d’examiner ces questions. Elle nous permet également de suivre l’évolution du rôle des provinces depuis les négociations de l’AECG entre le Canada et l’Union européenne et de l’Accord de partenariat transpacifique (PTP), devenu par la suite l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), après le retrait des États-Unis et la négociation d’un nouvel accord au début de 2018 (pour simplifier nous utiliserons l'acronyme de PTPGP dans cet article). Lors des négociations de l’AECG, les provinces ont bénéficié d’un accès, d’une contribution et d’une participation sans précédent, alors que dans le cadre des négociations du PTPGP, le gouvernement fédéral n’a accordé aux provinces qu’une participation très limitée.

Dans cet article, nous nous concentrons sur le rôle qu’ont joué l’Ontario et le Québec dans les négociations, soit les deux provinces les plus importantes au Canada, tant sur le plan du PIB que de la population. De plus, les négociations ont touché des domaines de compétence provinciale particulièrement sensibles pour les deux provinces. Nous présentons les résultats des entretiens semi-dirigés que nous avons menés pendant et après la renégociation de l’ALÉNA avec des fonctionnaires, des conseillers et des experts de l’Ontario, du Québec et du Canada qui ont été étroitement impliqués dans le processus. Au total, les entretiens représentent plus de vingt-six heures de discussions avec des acteurs clés. Nous comparons ensuite ces entrevues avec les nombreux entretiens que nous avons réalisés lors des négociations antérieures de l’AECG et du PTPGP. Le guide d’entrevue a été approuvé par le comité d’éthique de l’École nationale d’administration publique.

Dans l’ensemble, notre analyse de la renégociation de l’ALÉNA révèle que les provinces canadiennes, et notamment l’Ontario et le Québec, ne se sont pas contentées de mettre en oeuvre les accords commerciaux conclus par le gouvernement fédéral; elles se sont davantage impliquées dans les négociations commerciales. Cette évolution a eu un effet profond sur la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces et confirme la nature multiniveau des négociations commerciales. Toutefois, cette situation n’est pas le résultat d’une progression linéaire. Pendant la renégociation de l’ALÉNA, la relation entre les niveaux fédéral et provincial s’est située quelque part entre les relations établies pendant les négociations de l’AECG et du PTPGP. L’AECG a marqué le zénith de la coopération fédérale-provinciale, notamment parce que l’Union européenne elle-même a exigé que les thèmes de compétence provinciale soient discutés pendant la négociation ce qui a facilité une participation des provinces aux négociations comme telles.[5] Le niveau de partage de l’information, de participation et de discussion sur chaque aspect de la négociation a été sans précédent. En outre, l’AECG a permis aux responsables provinciaux et fédéraux de la politique commerciale d’améliorer considérablement leurs connaissances, et a obligé les provinces et les territoires à travailler ensemble. Comme les délais étaient moins serrés pendant les négociations de l’AECG, les provinces ont été en mesure d’articuler correctement leurs intérêts stratégiques. Au cours des négociations du PTPGP, le gouvernement fédéral a semblé se retirer délibérément de l’approche inclusive instaurée avec l’AECG.

Il faut noter que l’Ontario et le Québec ont eu des expériences quelque peu différentes dans ces négociations. Pour l’Ontario, le processus de renégociation de l’ALÉNA ressemblait davantage à ce que les provinces avaient vécu avec l’AECG. Pour l’équipe du Québec cependant, cette renégociation est apparue comme une démarche plus proche de la négociation du PTPGP, négociation dans laquelle les provinces ont été engagées principalement par l’intermédiaire de mises à jour régulières, mais avec relativement peu de consultations. Dans l’ensemble, les provinces et les territoires ont davantage participé à la renégociation de l’ALÉNA qu’ils ne l’avaient fait dans le cadre du PTPGP, même s’ils ont été exclus des tables de négociation. Lors de la renégociation de l’ALÉNA, le gouvernement du Québec a trouvé les relations avec Ottawa plus difficiles que l’Ontario, surtout vers la fin des négociations, alors qu’il n’était pas informé des décisions finales et qu’il avait peu d’influence sur la stratégie du gouvernement fédéral.

Cet article est divisé en deux parties principales. Dans la première, nous présentons une analyse de la littérature sur les négociations commerciales internationales et les gouvernements infra-étatiques. Dans la seconde, nous nous concentrons sur le rôle que l’Ontario et le Québec ont joué dans la renégociation de l’ALÉNA et nous le comparons à leur expérience lors des négociations de l’AECG et du PTPGP.

I. Les négociations commerciales internationales et les gouvernements infranationaux

Le rôle des gouvernements infranationaux dans les négociations commerciales n’a pas encore été théorisé de manière satisfaisante. Dans le passé, de nombreux spécialistes du fédéralisme ont formulé des mises en garde contre l’implication des gouvernements infranationaux dans les négociations internationales[6]. Le professeur Kenneth Wheare, un théoricien de premier plan dans ce domaine, a affirmé que le monopole des affaires étrangères et des négociations étrangères est un « pouvoir minimal » de tous les gouvernements centraux[7]. L’inclusion de gouvernements infranationaux dans les négociations internationales peut conduire au « piège de la décision conjointe » théorisé par Fritz Scharpf[8]. L’hypothèse de Scharpf sur l’inclusion des gouvernements infra-étatiques appliquée aux négociations commerciales devrait conduire ces acteurs à mettre de l’avant des intérêts défensifs, encourageant ainsi le protectionnisme. L’inclusion des gouvernements des États fédérés risquerait de paralyser les négociations commerciales internationales d’un État, ce qui va dans le sens de l’argument de Wheare.

Christian Freudlsperger[9] apporte une contribution importante sur cette question en soutenant que la participation des provinces canadiennes aux négociations de l’AECG invalide la théorie du « piège de la décision conjointe » de Fritz Scharpf[10]. Lors des négociations de l’AECG, ce sont, selon lui, les négociateurs de la Commission européenne qui ont insisté pour que les provinces fassent partie de la délégation canadienne, puisqu’ils souhaitaient garantir l’accès des entreprises européennes aux marchés publics des municipalités et des gouvernements provinciaux du Canada[11]. Les négociateurs ont estimé que l’inclusion des provinces dans le processus de négociation rendrait ces dernières plus disposées à prendre des engagements et à faire des concessions importantes. L’enjeu est de taille : selon Freudlsperger, les marchés publics des États et des municipalités représentent environ deux tiers des marchés publics dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[12]. Au Canada, ces marchés représentent environ 224 milliards de dollars américains, soit près de 14 % du PIB du Canada[13]. Contrairement à la prédiction déduite à partir de la théorie de Scharpf, les provinces canadiennes ont proposé au cours des négociations les concessions les plus importantes de leur histoire en matière de marchés publics, tout le contraire du protectionnisme[14].

Un autre angle dans cette analyse concerne l’influence des gouvernements infranationaux sur les négociations elles-mêmes. Kersschot, Kerremans et De Bièvre constatent une asymétrie d’influence, dans le contexte de l’Union européenne, entre les différentes autorités régionales ou infranationales[15]. En Europe, c’est l’Union européenne, et non les États membres, qui a la responsabilité constitutionnelle des négociations commerciales. Selon Kersschot et ses collègues, certaines régions sont des acteurs « principaux » disposant d’un « droit de veto », comme la Flandre ou la Wallonie, tandis que d’autres représentent un acteur « principal collectif » qui ne peut influencer les décisions que par le biais d’une institution collective, comme les Länder allemands par l’entremise du Bundesrat. Enfin, lorsque les régions ne disposent pas de pouvoir constitutionnel leur permettant d’exercer une influence au moyen de mécanismes intergouvernementaux ou d’apposer leur veto au processus, elles ne peuvent agir que comme des « émetteurs-récepteurs ».

Les gouvernements des États fédérés d’Europe qui ont le plus de pouvoir pour influencer les négociations commerciales se trouvent en Belgique. Leur participation à la délégation belge au Conseil européen leur permet d’exercer une influence sur la Commission européenne. De plus, dans le contexte de l’Union européenne, lorsqu’un accord commercial est classé comme mixte, comme c’est le cas de l’AECG, certaines procédures nationales exigent, pour qu’il soit pleinement mis en oeuvre, que les parlements régionaux donnent leur consentement avant que le gouvernement fédéral puisse signer et ratifier l’accord[16]. Cela signifie que les vingt-huit États membres de l’Union européenne (c’était avant le Brexit), avec leurs trente-huit parlements nationaux et infra-étatiques, devaient soutenir l’AECG avant qu’il puisse entrer pleinement en vigueur. L’AECG est entré en vigueur et est appliqué de façon provisoire depuis le 21 septembre 2017[17] et n'est toujours pas encore pleinement en vigueur.

En Belgique, le Parlement fédéral et le Parlement flamand ont approuvé la signature de l’AECG, mais pas le Parlement wallon, ni la Région de Bruxelles-Capitale, ni la Communauté française de Belgique. En échange de son soutien, la Wallonie a pu demander et obtenir l’inclusion d’un instrument juridique interprétatif pour clarifier certaines parties de l’accord[18].

Selon Kersschot, Kerremans et De Bièvre, les autorités régionales comme l’Écosse, qui n’ont pas le pouvoir constitutionnel d’apposer un veto ou de se mobiliser collectivement par l’entremise d’une institution telle qu’un sénat, ne peuvent agir que comme des « émetteurs-récepteurs »[19]. Lorsque la Grande-Bretagne était membre de l’Union européenne, l’Écosse ne disposait en réalité que de moyens d’influence limités puisqu’elle n’avait pas de droit de veto, qu’elle avait peu accès aux négociateurs commerciaux par le truchement des mécanismes intergouvernementaux et qu’elle ne pouvait pas bloquer les accords internationaux par le biais de la Chambre des lords[20].

Il serait toutefois erroné de conclure que les « émetteurs-récepteurs » ont peu d’influence dans les négociations commerciales. Bien que la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement du Canada la responsabilité exclusive du commerce international, on s’accorde de plus en plus pour dire que les provinces canadiennes sont davantage impliquées et influentes dans les négociations commerciales[21]. La source de leur influence est particulièrement intéressante ici. Les provinces canadiennes n’ont pas la possibilité d’apposer leur veto à une négociation commerciale menée par le Canada, et le gouvernement fédéral dispose d’un pouvoir plénier en matière de commerce international et peut négocier dans des domaines de compétence provinciale exclusive. De plus, le Sénat canadien ne représente pas les provinces. Cependant, contrairement à des pays comme le Mexique ou les États-Unis, au Canada, les traités n’ont pas d’effet direct sur le droit interne infranational : ils doivent être mis en oeuvre aux niveaux fédéral et provincial. Cela rend essentielle l’adhésion des provinces lorsque les accords touchent à des domaines de compétence provinciale[22]. L’expérience de l’AECG indique que les limites formelles imposées aux provinces canadiennes ne les ont pas empêchées d’exercer une influence sans précédent dans les négociations, puisqu’elles ont pu influer de l’intérieur sur les positions du gouvernement fédéral. Cette influence s’est révélée encore plus grande que celle de la Wallonie. Globalement, il semblerait que leur inclusion dans le processus de négociation soit plus forte que les pouvoirs formels. Cette situation suggère que le statut d’acteur international et l’influence des États fédérés sont plus complexes que la situation décrite par Kersschot, Kerremans et De Bièvre[23]. Quel type d’acteur sont les gouvernements infranationaux dans les négociations commerciales internationales ? Leur statut international reste ambigu, car il est à la fois « lié à la souveraineté » et « libre de souveraineté »[24]. Par conséquent, les gouvernements infranationaux ont développé deux approches principales pour influencer les négociations commerciales. La première repose sur les canaux extraétatiques et la seconde sur les canaux intraétatiques[25].

Le fait d’être lié à la souveraineté, ou d’être situé dans un État souverain comme l’Ontario et le Québec dans le Canada, permet aux gouvernements infranationaux d’avoir accès aux décideurs du gouvernement fédéral — y compris aux négociateurs commerciaux — par des voies intraétatiques ou les mécanismes intergouvernementaux. Depuis les années soixante-dix et quatre-vingt, un certain nombre de mécanismes de consultation entre les gouvernements fédéral et provinciaux ont été créés. Pour les négociations commerciales, le mécanisme intergouvernemental le plus important est connu sous le nom de forum « C-Commerce »[26]. Les forums C-Commerce ou C-Trade en anglais, qui réunissent des fonctionnaires des provinces et des territoires, sont régulièrement convoqués par le gouvernement fédéral pour examiner les questions de politique commerciale en cours et échanger les points de vue. Contrairement aux organisations non gouvernementales, les fonctionnaires provinciaux ont un accès privilégié aux réseaux diplomatiques et aux négociations commerciales internationales avec la capacité d’influencer leurs résultats[27]. Au cours des négociations de l’AECG par exemple, le Québec a présenté plus de 150 analyses stratégiques aux négociateurs canadiens et a participé à plus de 275 réunions avec les négociateurs fédéraux, provinciaux et territoriaux. L’influence du Québec dans l’AECG s’est fait sentir sur de nombreuses questions, comme la coopération en matière de réglementation, la certification, la mobilité de la main-d’oeuvre et la reconnaissance de la diversité de l’expression culturelle ou l’exemption culturelle, ainsi que sur certaines questions qui ont finalement été exclues de l’accord, comme les marchés publics de la société d’État Hydro-Québec[28].

Les gouvernements infranationaux jouissent également d’un statut « libre de souveraineté » dans la politique mondiale. Parce qu’ils ne sont pas reconnus comme des États souverains à part entière, ces gouvernements peuvent agir plus librement que les pays souverains, bénéficiant ainsi de certains avantages des acteurs de la société civile ou des organisations non gouvernementales. Dans le contexte européen, des régions comme la Wallonie peuvent utiliser des canaux extraétatiques pour s’engager auprès des institutions européennes, notamment par l’entremise du Comité des régions. Selon Tatham, dans le contexte européen, les canaux extraétatiques ont tendance à être mobilisés plus fréquemment que les canaux intraétatiques[29]. Le contraire est vrai dans le cas de l’Amérique du Nord, puisque les États fédérés des trois fédérations nord-américaines — Canada, Mexique et États-Unis — ne disposent pas d’institutions supranationales. Ils privilégient donc les canaux intraétatiques, mais mènent également des discussions entre eux dans un nombre croissant de réseaux de gouvernements extraétatiques.

Ce qui manque à l’analyse de Tatham, c’est le fait que les provinces canadiennes peuvent également chercher à influencer les institutions européennes avant et pendant les négociations. Dans le cadre de leurs relations avec l’Union européenne, les provinces canadiennes, comme le Québec ou l’Ontario, pourraient également faire des représentations auprès des institutions européennes ou des acteurs de la politique commerciale. Le délégué général du Québec à Bruxelles, Christos Sirros, a rencontré Peter Mandelson, le commissaire européen au commerce, pour explorer l’idée de relancer les négociations commerciales avec le Canada. Le premier ministre Jean Charest a également convaincu le président français Nicolas Sarkozy, alors que la France avait la présidence du Conseil de l’Union européenne en 2008, d’appuyer l’idée de relancer les négociations de libre-échange entre le Canada et l’Europe. M. Sarkozy allait ainsi devenir le plus grand défenseur de l’accord en Europe. Plus tard, selon Paul Magnette, François Hollande était enthousiaste à l’égard de l’AECG, car il était né d’une initiative de la France et du Québec[30]. Au cours des négociations, le négociateur en chef du gouvernement du Québec pour l’accord, Pierre Marc Johnson, a eu de nombreuses rencontres bilatérales en tête-à-tête avec le négociateur en chef de l’Union européenne, Mauro Petriccionne, parfois même sans que le représentant du gouvernement du Canada soit présent[31]. L’influence des provinces canadiennes dans les négociations commerciales s’exerce donc à travers des mécanismes intraétatiques et extraétatiques.

En ce qui concerne le processus de négociation, des auteurs comme Fafard et Leblond considèrent que le manque d’accès des provinces aux dernières étapes des négociations de l’AECG a retardé le processus de conclusion de l’accord[32]. Selon eux, le rôle limité des provinces et le fait qu’elles ne devaient pas « ratifier » le traité final ont rendu les décisions finales plus difficiles pour le gouvernement canadien. La leçon à tirer de la renégociation de l’ALÉNA, comme nous le verrons plus loin, est que les provinces peuvent réagir très négativement lorsqu’elles ne sont pas impliquées dans les négociations finales. Parallèlement à l’expérience canadienne, l’opposition wallonne pendant les négociations de l’AECG confirme que les gouvernements infra-étatiques sont des acteurs importants dans la légitimation des traités commerciaux : une forte opposition de leur part exerce un effet négatif sur la légitimité d’un accord et du processus de négociation et risque de provoquer une réaction en chaîne[33]. Le fait de ne pas inclure les gouvernements infranationaux dans les négociations commerciales peut donc entraîner un coût politique élevé et ultimement nuire aux négociations commerciales.

Comme le Canada ne dispose pas d’un accord-cadre global pour les consultations fédérales-provinciales liées aux négociations internationales, il y a très peu de cohérence dans les approches.[34] Pour chaque accord commercial, les provinces doivent « négocier leur rôle dans les négociations », c’est ce qui explique tout l’intérêt de la comparaison entre plusieurs négociations[35].

II. La renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) comparée au PTPGP et à l’AECG

Au Canada, la récente renégociation de l’ALÉNA (désormais connu sous le nom de USMCA aux États-Unis, d’ACÉUM au Canada et de T-MEC au Mexique) a touché des domaines qui concernent directement des compétences provinciales (le travail) ou des compétences partagées (l’environnement), ou qui pourraient avoir des répercussions sur les politiques publiques dans les provinces (la gestion de l’offre en agriculture). Le gouvernement du Canada, avec son programme commercial progressiste, voulait renforcer les dispositions existantes en matière de travail et d’environnement, et introduire de nouvelles dispositions sur le genre et les peuples autochtones[36]. Sur la liste des intérêts défensifs, le Canada voulait également préserver les mécanismes d’arbitrage (chapitres 11 et 19 de l’ALÉNA) et protéger la diversité culturelle. Ces éléments constituent des intérêts économiques et sociaux importants pour les provinces. De plus, durant la négociation, de nombreuses demandes américaines ont ciblé des domaines de compétence ou de politique provinciale ou fédérale partagée, comme les marchés publics, les boissons alcoolisées, les services et les investissements, le commerce électronique, l’automobile, les produits chimiques, l’acier, l’aluminium et l’agriculture.

En outre, le gouvernement Trudeau a spécifiquement demandé aux premiers ministres provinciaux d’intervenir auprès des gouverneurs d’État et des groupes d’intérêts aux États-Unis afin de créer un consensus pour soutenir le maintien du libre-échange en Amérique du Nord. La première ministre de l’Ontario, Kathleen Wynne, a ainsi rencontré trente-sept gouverneurs d’État pour promouvoir le commerce dans les mois qui ont suivi l’élection du président américain Trump[37]. Des efforts similaires ont été déployés par les responsables québécois. Pour s’assurer que le Canada « parlerait d’une seule voix » pendant les négociations, le gouvernement fédéral a coordonné l’approche canadienne en étroite collaboration avec les provinces et les territoires, notamment en partageant les « points de discussion » avec ses homologues provinciaux et territoriaux[38].

Afin de clarifier leur position et d’accroître leur influence, le Québec et l’Ontario ont retenu les services de conseillers expérimentés et ont nommé des négociateurs en chef chargés de se coordonner avec le gouvernement fédéral dans la renégociation de l’ALÉNA. L’Ontario a nommé un haut fonctionnaire à titre de négociateur en chef ainsi que John Gero, spécialiste du commerce et ancien ambassadeur du Canada à l’Organisation mondiale du commerce, à titre de conseiller spécial. Au Québec, le gouvernement a suivi la tendance établie par le premier ministre Jean Charest et a nommé un négociateur en chef extérieur à l’administration publique. Le choix de nommer des personnalités publiques « politiquement connectées » se justifie par le fait que des pressions politiques doivent souvent être exercées sur les ministres fédéraux, voire sur le premier ministre, et que les négociateurs ont besoin de réponses rapides du bureau du premier ministre du Québec pendant les négociations. Pierre Marc Johnson, ancien premier ministre du Québec sous le Parti québécois, avait été choisi comme négociateur pour l’AECG; pour le conflit du bois d’oeuvre, c’est l’ancien ambassadeur du Canada à Washington, Raymond Chrétien, qui avait été choisi. Dans le cas de la renégociation de l’ALÉNA, Raymond Bachand, conseiller stratégique au cabinet de conseil Norton Rose Fulbright et ancien ministre des Finances de Jean Charest, a été nommé négociateur en chef en juillet 2017. La nomination de négociateurs en chef n’est pas une stratégie nouvelle. Lors des négociations de libre-échange avec les États-Unis à la fin des années quatre-vingt, le gouvernement ontarien avait embauché Robert Latimer, ancien fonctionnaire fédéral du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, tandis que le gouvernement québécois avait recruté Jake Warren, négociateur canadien lors du Cycle de Tokyo[39]. Il est intéressant de noter que, selon un représentant du gouvernement du Québec, aucune province n’avait désigné de négociateur en chef externe pour les négociations du PTPGP.

A. La coopération entre les niveaux fédéral et provincial

Au cours de la renégociation de l’ALÉNA, le niveau de coopération entre les négociateurs fédéraux et provinciaux s’est situé quelque part entre les niveaux constatés lors des négociations de l’AECG et du PTPGP[40]. Pendant les négociations de l’AECG, les provinces ont joué un rôle important à pratiquement toutes les étapes des négociations. Fait important, elles ont contribué à la formulation du mandat de négociation fédéral. Au cours de la préparation, les provinces ont été consultées à propos de leurs principaux intérêts et sujets de préoccupation. En outre, elles ont accédé aux textes de négociation et ont été largement consultées tout au long du processus.

Pendant les négociations de l’AECG, le gouvernement du Canada a également conclu PTPGP. Le Canada n’a fait partie de ces négociations qu’à partir de 2012, soit près de quatre ans après le début des discussions. Ce contexte particulier a influencé le cadrage, mais surtout la rédaction du mandat de négociation. En effet, le Canada s’est joint aux négociations dans une perspective défensive afin de veiller à ce qu’un accord ne soit pas conclu sans lui. Cette situation contraste avec le rôle offensif que le Canada a assumé dans l’AECG. Contrairement à l’AECG, la question de la participation des provinces aux négociations n’a jamais été soulevée par les pays participant déjà au PTPGP.

Selon les représentants du gouvernement du Québec et de l’Ontario, le modèle de participation active des provinces à l’AECG n’a pas été reproduit dans les négociations du PTPGP. Par exemple, les provinces n’ont pas été consultées sur les questions stratégiques avant la participation du Canada aux négociations. Elles n’ont pas non plus eu accès aux tables de négociation, et les mécanismes de consultation et d’information fédéraux-provinciaux se sont limités à des réunions sur le commerce électronique et à des mises à jour pendant et après les cycles de négociations de l’accord.

Le niveau d’intervention des provinces à ces réunions n’a pas été jugé très élevé par les représentants du Québec. De plus, lors des cycles de négociations, les textes de négociation étaient souvent présentés aux provinces à la dernière minute; des commentaires étaient invités, mais aucune réaction réelle n’était permise et le temps d’analyse était souvent insuffisant. La même approche a été utilisée pour les breffages après les cycles de négociations sur place et pendant les réunions du forum C-Commerce. Cependant, un représentant du gouvernement du Québec a fait remarquer que la participation provinciale était importante dans les négociations du PTPGP en raison du travail qui avait déjà été réalisé dans le cadre de l’AECG. En d’autres termes, une partie du travail effectué par les provinces au cours des négociations de l’AECG a également été entreprise, bien qu’avec une participation moins directe, dans le cadre du PTPGP. Selon un représentant du gouvernement fédéral, les réunions du forum C-Commerce étaient beaucoup mieux organisées que par le passé. Le gouvernement fédéral semble donc considérer que la participation des provinces a été optimisée, et pas nécessairement réduite.

Comme dans le cadre du PTPGP, les provinces n’ont pas été invitées aux tables de négociation lors de la renégociation de l’ALÉNA. Pour celle-ci, les provinces ont reçu des mises à jour régulières et ont fait part de leurs points de vue au gouvernement fédéral; elles n’ont pas eu accès aux négociations tripartites Canada–États-Unis–Mexique. Toutefois, elles ont été consultées étroitement dans les domaines présentant un intérêt économique important (par exemple, l’Ontario pour les règles d’origine dans le secteur de l’automobile) ou relevant de compétences partagées ou spécifiques (les boissons alcoolisées, les entreprises d’État, la main-d’oeuvre et l’environnement, par exemple). Des consultations fréquentes entre les équipes fédérales et provinciales ont eu lieu lors du forum C-Commerce. Les provinces ont également été invitées à participer à des réunions stratégiques avant les cycles de négociations, ainsi qu’à des séances de compte rendu mensuelles. Les provinces ayant des intérêts particuliers avaient un bon accès aux négociateurs du sujet. Lors du cycle de renégociation de l’ALÉNA qui s’est tenu à Montréal, par exemple, une douzaine de réunions de ce type a eu lieu, selon un représentant de l’Ontario.

Des représentants de l’Ontario, du Québec et de toutes les autres provinces étaient présents à chaque cycle de la renégociation de l’ALÉNA. Il s’agissait d’excellentes occasions pour rencontrer 1) les négociateurs fédéraux au sujet des intérêts provinciaux, 2) les intervenants de divers secteurs (l’agriculture, l’automobile, les produits pharmaceutiques, etc.), et 3) les représentants des autres provinces afin de travailler avec eux sur des questions précises. Même si aucun cycle de négociations officiel n’a eu lieu après mars 2018, le Québec et l’Ontario sont restés en contact régulier avec le gouvernement fédéral, tant sur le plan officiel que politique. Tout au long de la renégociation, les deux provinces ont également eu un représentant à Washington.

Les provinces ont eu l’occasion de participer aux discussions relatives aux questions relevant de leurs domaines de compétence. Les textes de négociation ont circulé et toutes les parties ont respecté les protocoles de confidentialité. Pendant les cycles de négociations, les provinces ont participé à un briefing nocturne sur les progrès de la journée. Compte tenu du grand volume d’information requis pour la renégociation de l’ALÉNA, les réunions du forum C-Commerce ont cédé la place à des rencontres distinctes spécifiquement consacrées à ces négociations. Les provinces ont non seulement été consultées, mais elles ont également eu l’occasion de fournir des commentaires, qui ont été pris en compte. Contrairement aux négociations du PTPGP, où les provinces n’ont pas été consultées de manière approfondie en raison du rythme rapide du processus — ou n’ont été consultées que tardivement —, l’engagement fédéral-provincial-territorial au cours de la renégociation de l’ALÉNA a été considéré comme plus étendu et plus inclusif.

Pendant la renégociation de l’ALÉNA, les provinces se sont également réunies entre elles pour discuter de questions précises et se préparer aux rondes. Ces réunions ont eu lieu de manière informelle, le plus souvent à l’initiative de la province qui préside le Conseil de la fédération, ou parallèlement aux cycles de négociations. Des réunions sur la renégociation de l’ALÉNA ont eu lieu lors de la dernière réunion du Conseil de la fédération en Alberta, ainsi qu’en marge du cycle de renégociation de l’ALÉNA qui s’est tenu à Montréal en janvier 2018. La plupart des provinces et territoires étaient bien représentés avec des équipes solides.

Le niveau de confiance entre les équipes fédérales et provinciales semble avoir été élevé pendant la renégociation de l’ALÉNA, du moins au début. Cependant, les représentants de l’Ontario et du Québec ont des points de vue quelque peu différents quant au processus global. L’Ontario, sous le gouvernement libéral de Kathleen Wynne et, du moins au début, sous le gouvernement conservateur de Doug Ford, était généralement favorable à une approche « Équipe Canada » dans la renégociation de l’ALÉNA. Les acteurs ontariens décrivent la coopération entre les paliers fédéral et provincial comme étant plus proches de la dynamique de l’AECG que de celle du PTPGP : les provinces ont été consultées tôt et souvent sur les questions clés qui concernent leurs intérêts économiques et sociaux. Les représentants du gouvernement du Québec considèrent que le processus de l’ALÉNA se rapproche davantage de leur expérience vécue dans le cadre du PTPGP. La collaboration fédérale-provinciale a été excellente sur des questions telles que les marchés publics et les règles d’origine. Cependant, la qualité globale de la relation dépendait davantage, selon un fonctionnaire québécois, de la personnalité du fonctionnaire fédéral et n’était pas liée aux relations intergouvernementales. Vers la fin de la renégociation de l’ALÉNA, les occasions pour les fonctionnaires fédéraux, provinciaux et territoriaux de travailler ensemble se sont faites plus rares. Après la septième ronde, en avril 2018, les négociations ont surtout eu lieu entre les ministres et les négociateurs en chef des trois pays de l’ALÉNA. En août et septembre 2018, toutes les réunions ont eu lieu à Washington, principalement au niveau politique. Avec l’échéance imminente du 30 septembre pour déposer le texte au Congrès et être sûr qu’il serait approuvé à temps pour être signé par le président mexicain sortant, le rythme des négociations entre le Canada et les États-Unis s’est intensifié, laissant peu de temps aux provinces pour fournir des commentaires et recevoir des mises à jour.

Des changements dans les niveaux de participation ont également été observés dans les négociations de l’AECG, bien qu’ils soient mentionnés moins fréquemment. Malgré l’inclusion régulière des provinces aux tables de négociation, à la fin des discussions de l’AECG, seuls les négociateurs fédéraux sont restés à la table. Au cours de la dernière phase de la renégociation de l’ALÉNA, le niveau fédéral est resté responsable des décisions finales, et toutes les décisions finales sur les questions sensibles ont été prises au niveau ministériel fédéral ou à un échelon supérieur, sans contribution directe des provinces. Comme les discussions des dernières semaines se déroulaient principalement entre les ministres de l’ALÉNA, les mises à jour et les consultations avec les provinces et les territoires sont devenues moins fréquentes. Selon un haut fonctionnaire du Québec, les dernières semaines des négociations ont été pour le moins « problématiques », pour utiliser un euphémisme. Les décisions finales ont été prises en pleine période électorale au Québec, où la question de la gestion de l’offre en agriculture était centrale. À la fin des négociations, les représentants du Québec étaient plus critiques à l’égard de l’approche fédérale. « La stratégie n’a pas fonctionné. À un moment donné, nous devrions nous demander pourquoi », a déclaré un représentant québécois de haut niveau. Certains représentants du gouvernement ont estimé que le Québec payait un prix élevé dans les nouveaux accords commerciaux : les concessions majeures sur la gestion de l’offre affectent profondément le Québec, de même que les tarifs sur l’aluminium.

L’Ontario a moins axé ses préoccupations sur le processus, mais davantage sur les résultats des négociations, notamment en ce qui concerne la gestion de l’offre et les tarifs sur l’acier et l’aluminium. Le manque d’inquiétude quant au processus peut être en partie attribué au niveau élevé de participation provinciale encouragé par le négociateur en chef du Canada pour la renégociation de l’ALÉNA, Steve Verheul, qui était également négociateur en chef dans le cadre de l’AECG. Verheul était donc familier avec la relation fédérale-provinciale établie pendant l’AECG. En outre, les différences entre les relations fédérales-provinciales durant l’AECG et l’ALÉNA, d’une part, et le PTPGP, d’autre part, pourraient s’expliquer par le fait que l’Union européenne a insisté pour que des enjeux de compétences provinciales soient au coeur de la négociation de l’AECG, leur intérêt offensif le plus important étant les marchés publics entrepris par les gouvernements provinciaux et municipaux au Canada.

B. Les défis associés aux étapes finales des négociations

Comme mentionné précédemment, Fafard et Leblond considèrent que le manque d’accès des provinces aux dernières étapes des négociations de l’AECG a retardé le processus de conclusion de l’accord et a rendu les décisions finales plus difficiles pour le gouvernement canadien[41]. Nous nous intéressons ici à l’impact des approches utilisées lors de la conclusion de la renégociation de l’ALÉNA.

L’Ontario et le Québec ont vivement réagi à la conclusion du nouvel accord de l’ALÉNA, protestant publiquement contre le contenu final de l’accord. Les principaux éléments dénoncés sont les concessions en matière de gestion de l’offre, notamment l’ouverture de 3,6 % du marché canadien des produits laitiers aux États-Unis et l’annulation des produits laitiers de classe 7, ainsi que le maintien de tarifs sur l’acier et l’aluminium qui vont à l’encontre des promesses américaines de les supprimer.

Des élections ont eu lieu en Ontario et au Québec pendant la renégociation de l’ALÉNA. Les deux provinces ont élu de nouveaux gouvernements : le Parti progressiste-conservateur de Doug Ford et la Coalition Avenir Québec de François Legault. Alors qu’en Ontario, un consensus s’est dégagé pour maintenir l’approche « Équipe Canada » dans les négociations pendant la campagne électorale, au Québec, la renégociation de l’ALÉNA, et en particulier les concessions sur les produits laitiers, est devenue un enjeu électoral brûlant. Pendant la campagne, les chefs de tous les partis politiques du Québec ont exprimé leur opposition à toute concession sur la gestion de l’offre. Ainsi, tous les chefs ont participé à une conférence de presse organisée avec l’Union des producteurs agricoles afin de dénoncer ces mesures. Philippe Couillard du Parti libéral du Québec, Jean-François Lisée du Parti québécois et Manon Massé de Québec solidaire étaient présents. Seul François Legault de la Coalition Avenir Québec, en campagne ailleurs à ce moment-là, n’a pas participé, mais a exprimé son soutien à la gestion de l’offre et son opposition à toute concession laitière[42].

Pendant la campagne électorale, Philippe Couillard, aujourd’hui ancien premier ministre du Québec, a déclaré à maintes reprises aux journalistes qu’il y aurait de graves conséquences politiques si Ottawa faisait des concessions sur les produits laitiers et la gestion de l’offre. Lorsqu’un journaliste lui a demandé « Jusqu’où êtes-vous prêt à aller ? », le premier ministre a répondu « Just watch me », phrase célèbre et chargée politiquement utilisée par Pierre Elliott Trudeau lors de la crise d’octobre 1970 au Québec. Philippe Couillard est même allé jusqu’à dire qu’il imposerait le « veto » du Québec à l’ALÉNA et qu’aucun compromis n’était possible[43]. Bien que le Québec n’ait pas, dans les faits, de droit de veto sur les négociations commerciales, la capacité de la province à refuser de mettre en oeuvre l’accord dans son champ de compétence est réelle. À un moment donné, le débat sur la question s’est tellement enflammé que le Financial Post a rapporté que le Canada envisageait d’attendre après les élections québécoises du 1er octobre 2018 pour conclure l’accord avec les États-Unis[44]. Le nouvel accord a finalement été annoncé le 30 septembre, la veille de l’élection. Après l’élection, François Legault, nouveau premier ministre du Québec, a déclaré qu’ils allaient examiner toutes les options avec des spécialistes pour voir ce qui pouvait être fait pour s’opposer à l’accord. Le Parlement du Québec pourrait refuser « d’approuver l’entente » et d’apporter aux lois et règlements québécois les modifications nécessaires à sa mise en oeuvre[45].

En Ontario, Doug Ford, dont le parti a défait les libéraux de la première ministre Kathleen Wynne en juin 2018, a également exprimé son mécontentement. Le point de vue de Ford était similaire à celui du premier ministre québécois, mais au lieu de menacer de bloquer l’accord, il a demandé une compensation pour les agriculteurs[46]. Bien que la ministre Chrystia Freeland ait promis une compensation au secteur agricole, aucun chiffre précis n’a été fourni, et les négociations sont toujours en cours. Pendant la renégociation de l’ALÉNA, les provinces attendaient toujours la compensation promise par le gouvernement canadien après les négociations du PTPGP. Cette compensation pour le PTPGP a été incluse dans le budget fédéral de mars 2019, qui proposait jusqu’à 3,9 milliards de dollars pour soutenir les agriculteurs lésés par les concessions de la gestion de l’offre[47].

Les relations entre le premier ministre ontarien Doug Ford et le premier ministre canadien Justin Trudeau ont été difficiles. Des tensions sont d’abord apparues au sujet de la taxe sur le carbone et de la Charte canadienne des droits et libertés[48]. En ce qui concerne les négociations commerciales avec les États-Unis, l’attitude du premier ministre de l’Ontario a changé au fil du temps. En juin 2018, Ford a déclaré publiquement être solidaire du premier ministre et favoriser une approche « Équipe Canada »[49]. En octobre 2018, il a annoncé qu’Ottawa avait laissé de côté de nombreux secteurs clés dans le nouvel accord, déclarant ceci à 600 partisans lors d’un rassemblement politique à Etobicoke : « Le nouvel accord laisse trop de familles et d’entreprises ontariennes sur le carreau. Les libéraux de Trudeau ont laissé de côté les agriculteurs ontariens, ils ont laissé de côté les métallurgistes et les travailleurs de l’aluminium de l’Ontario » [notre traduction][50].

En réponse à ce commentaire, le ministre des Affaires intergouvernementales à Ottawa, Dominic LeBlanc, a affirmé que le premier ministre Ford avait pleinement soutenu la position du Canada en public et en privé. Il a également déclaré :

Quelques jours seulement avant la conclusion de l’accord, le premier ministre a été informé en détail à Washington D.C., notamment des modestes changements apportés au secteur de la gestion de l’offre [notre traduction][51]

Simon Jefferies, l’attaché de presse de Doug Ford, a répondu que :

Plus nous étudions cet accord, plus nous sommes préoccupés par le fait que le gouvernement fédéral a jeté sous le bus les agriculteurs ontariens qui travaillent dur, ainsi que les travailleurs de l’acier et de l’aluminium [notre traduction][52].

Le gouvernement de l’Ontario est également très préoccupé par la capacité du Canada à négocier de futurs accords de libre-échange[53].

Les mécanismes de mise en oeuvre des accords commerciaux internationaux sont différents dans chaque province du Canada. La plupart des modifications législatives découlant des nouvelles dispositions de l’ACÉUM ont dues être apportées au niveau fédéral, comme le démantèlement des produits de la classe 7 sous la gestion de l’offre, ou l’augmentation de la durée des lois sur les brevets pour se conformer aux nouvelles obligations. La situation dans le cadre de l’AECG était différente, car l’accord comprenait des domaines relevant de la compétence exclusive des provinces, comme les marchés publics et les règlements sur les services et les investissements. Dans ce cas, le gouvernement fédéral a demandé aux provinces de confirmer leur soutien à l’AECG et de décrire les mesures qu’elles prendraient pour mettre l’accord en oeuvre. Bien qu’il n’y ait aucune obligation légale de procéder ainsi, cette manière de faire a été privilégiée spécifiquement pour éviter des problèmes futurs avec les provinces. Aucun engagement de ce type n’a été demandé aux provinces pour le nouvel ALÉNA.

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Depuis le milieu des années deux mille, le gouvernement du Canada a négocié plusieurs accords de nouvelle génération, dont l’AECG, le PTPGP et le nouvel ALÉNA (l’ACÉUM), qui affectent considérablement les intérêts ou les compétences des provinces canadiennes. Ces accords ont un impact profond sur la répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces et confirment la nature multiniveau des négociations commerciales. En effet, afin d’éviter de devenir de simples exécutants des accords commerciaux négociés par le gouvernement fédéral, les provinces canadiennes, notamment le Québec et l’Ontario, ont participé activement aux négociations commerciales.

Les négociations commerciales sont monnaie courante dans le contexte mondial actuel, et les questions relatives au rôle des gouvernements des États fédérés dans ces négociations sont susceptibles de refaire surface. Il est également dans l’intérêt du gouvernement fédéral du Canada que les provinces adhèrent aux engagements, en particulier lorsque ces accords concernent des domaines de compétence provinciale. S’assurer que les intérêts provinciaux sont satisfaits peut ralentir les négociations, mais renforce l’accord global pour le Canada, les provinces et les partenaires commerciaux. Les provinces ont également une plus grande expertise dans certains domaines couverts par les accords commerciaux. Le niveau de participation sans précédent des provinces explique comment l’Union européenne a pu négocier des engagements d’approvisionnement aussi profonds dans les compétences des provinces canadiennes.

Les négociations de l’AECG ont en effet créé un précédent historique pour la participation des provinces aux accords commerciaux. Cependant, nous constatons également que les provinces ont joué des rôles importants dans les négociations de l’ACÉUM et du PTPGP. Bien que l’Ontario et le Québec aient exprimé certaines préoccupations quant à l’attitude du gouvernement du Canada à l’égard du partage de l’information et de l’ouverture à la contribution des provinces aux négociations du PTPGP, ils ont tout de même bien plus participé aux négociations que les États américains et mexicains. Le Québec et l’Ontario peuvent avoir des points de vue différents sur les relations entre les provinces et le gouvernement fédéral pendant la renégociation de l’ALÉNA, mais il n’en reste pas moins que leur rôle était plus grand que pendant les négociations du PTPGP, ou lors des négociations commerciales avec l’Inde ou la Corée du Sud[54]. Ainsi, les négociations de l’AECG ont permis des améliorations durables aux processus intergouvernementaux de négociation commerciale.

L’approche moins transparente et moins coopérative du gouvernement fédéral lors des négociations du PTPGP a pris le Québec et l’Ontario au dépourvu, car les deux provinces s’attendaient à reproduire le modèle développé lors de l’AECG. Cette approche a suscité une source de discorde entre les provinces et le gouvernement fédéral. Par ailleurs, les provinces canadiennes étaient également en partie responsables de la façon dont les négociations du PTPGP ont été gérées, notamment parce qu’elles étaient moins intéressées qu’elles ne l’avaient été pendant l’AECG.

L’opinion des acteurs québécois sur la renégociation de l’ALÉNA semble également refléter l’opinion publique dans la province. Selon un sondage de l’Angus Reid Institute réalisé auprès des Canadiens deux semaines après l’annonce de l’accord, les répondants québécois présentaient l’évaluation du nouvel ALÉNA, soit de l’ACÉUM, la moins favorable. En effet, 58 % des répondants québécois se disaient « déçus/très déçus » du nouvel accord, contre 40 % des répondants ontariens[55]. L’approbation de l’accord était plus élevée en Ontario (39 % des répondants l’approuvent) que partout ailleurs au Canada. Seulement 27 % des sondés du Québec ont dit l’approuver[56].

De nombreuses opinions exprimées par les représentants du gouvernement québécois peuvent également s’expliquer par l’impact spécifique de la renégociation de l’ALÉNA sur le Québec. Pendant les négociations, Bombardier, qui était fortement financé par les gouvernements du Québec et du Canada, a vendu la C Series à Airbus après l’annonce de droits punitifs par l’administration Trump. Les tarifs sur l’acier et l’aluminium, ainsi que les concessions sur les produits laitiers, touchent particulièrement le Québec. Le fait que le gouvernement canadien ait accepté des concessions sur la gestion de l’offre qui allaient manifestement à l’encontre de la volonté exprimée en campagne électorale par tous les chefs de partis représentés à l’Assemblée nationale du Québec est aussi un élément à prendre en considération.

En fin de compte, il ne semble pas y avoir de relation entre le niveau de consultation fédérale avec les provinces et le résultat des négociations. Une plus grande consultation n’aurait pas changé le résultat. Lors de la prise de décisions finales, le gouvernement fédéral s’est retrouvé devant un ensemble limité d’options. Et malgré tout le drame, l’Ontario et le Québec ont préféré l’entente qui en a résulté à l’absence totale d’entente. C’est pourquoi les deux provinces ont insisté sur des compensations plutôt que sur une renégociation ou une contestation juridique.