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La rénovation de l’Accord de libre-échange nord-américain[1] (ALÉNA) et son remplacement par l’Accord Canada-États-Unis-Mexique[2] (ACÉUM) sont inusités à plusieurs égards.

D’abord, cette renégociation était plus ou moins inattendue. En fait, mises à part quelques opinions de chercheurs et une phrase maladroite prononcée sous l’administration Obama, la renégociation de l’ALÉNA n’avait jamais été sérieusement envisagée avant l’arrivée aux affaires du Président Trump. Certes, l’ALÉNA avait besoin d’un coup de pinceau, certains de ces chapitres reflétaient mal l’état des marchés nord-américains, particulièrement dans les secteurs des services, du commerce électronique, des marchés publics et du commerce de certaines marchandises reliées aux ressources naturelles. Mais les Trois Amigos ne souhaitaient pas remettre en question les termes d’un accord de libre-échange qui servaient bien leurs intérêts.

C’est la menace du Président Trump de retirer son pays de l’ALÉNA s’il n’était pas révisé qui aura convaincu le Canada et le Mexique d’amorcer la renégociation. La dépendance économique et commerciale de chacun de ces pays à l’égard du marché américain est immense. Chaque année, entre 70 % et 75 % des exportations mexicaines et canadiennes se destinent aux États-Unis. Pour ces deux pays, le risque de ne plus avoir un accès sûr et prévisible au marché américain était intenable. Ainsi, sous les pressions du président des États-Unis et de son Représentant au commerce, la renégociation de l’ALÉNA s’est amorcée le 17 août 2017.

Les négociations qui ont mené à l’ACÉUM sont aussi remarquables par leur brièveté et leur intensité. Avant la fin de septembre 2017, trois cycles de négociation dans chacune des trois capitales nationales sont déjà tenus. Quatre autres cycles se tiennent sur les chapeaux de roue entre octobre 2017 et mars 2018. À partir de l’été 2018, le Canada se tient en retrait des négociations pour laisser le Mexique et les États-Unis discuter entre eux de leur contentieux bilatéral touchant notamment le secteur automobile. Le 27 août 2018, les présidents mexicain et étasunien annoncent en être arrivés à un accord bilatéral couvrant tous les thèmes à l’ordre du jour des négociations. Le choc au Canada est considérable. D’autant plus que les délais sont extraordinairement courts. Il faut en arriver à un accord de principe avant le 30 septembre pour déposer le texte convenu au Congrès des États-Unis et pour s’assurer que le président mexicain sortant dont le mandat se termine le 1er décembre puisse le signer alors qu’il est en poste. Le rythme des négociations entre le Canada et les États-Unis atteint une intensité rarement vue. Pendant cinq semaines, de multiples séances de négociations se tiennent au plus haut niveau politique à Washington. Le 30 septembre, une entente est annoncée. Le 30 novembre 2018, dans le cadre d’une réunion du G20 à Buenos Aires, le Canada, le Mexique et les États-Unis procèdent à une séance de signature de l’accord convenu. En 13 mois, on a entièrement réécrit ce qui avait été le plus important accord commercial régional des années 1990. Mais c’était compter sans la Chambre des Représentants du Congrès américain qui exigera des modifications à l’accord avant de l’approuver. Un costaud Protocole d’amendement - ajoutant entre autres des dispositions sur la propriété intellectuelle, la protection de l’environnement, les droits des travailleurs et les règles d’origine - est signé le 10 décembre 2019. Après les procédures de ratification propres à chaque Partie à l’accord, l’ACÉUM entre en vigueur le 1er juillet 2020, après moins de 3 ans de négociation.

Si l’existence même des négociations de l’ACÉUM et leur rythme ont pu étonner, le ton et le niveau de tension qui ont prévalu entre les Parties pendant toute la durée des pourparlers sont sidérants. Les exemples de mesures, d’ultimatums ou de commentaires offensants ne manquent pas. Le 1er juin 2018, les États-Unis ont imposé des tarifs douaniers punitifs contre l’acier et l’aluminium canadiens. En septembre 2018, alors que les négociations étaient à un point tournant, l’administration étasunienne a menacé le Canada de sanctions commerciales dans le secteur automobile. Avant même la lancée formelle des négociations et pendant les mois qui ont suivi, le président Trump, à plus d’une reprise, a insulté le peuple mexicain. Dès après le Sommet du G7 de La Malbaie, tenu en juin 2018, il a employé des qualificatifs offensants pour parler du Premier ministre du Canada. On pourrait ajouter à cette triste liste les tarifs douaniers appliqués aux ventes d’avions de Bombardier aux États-Unis pendant quelques mois en 2017 et 2018. On pourrait aussi considérer le dossier du bois d’oeuvre qui ne s’est jamais tout à fait apaisé. Ce contexte pour le moins tourmenté a sans doute contribué à une mauvaise réception de l’ACÉUM dans l’opinion publique canadienne. Un sondage Angus Reid réalisé deux semaines après la signature de l’accord révélait que 45 % de Canadiens avaient une opinion défavorable du nouvel accord dont 58 % de Québécois[3].

N’empêche que la conclusion des négociations de l’ACÉUM fut une grande source de soulagement pour les gouvernements mexicain et canadien. On aura évité le scénario évoqué par plusieurs de l’« ALÉNApocalypse ». Le Mexique et le Canada ont pu conserver leur accès préférentiel au marché américain. Même si l’accord a été négocié dans un contexte difficile, parfois presque conflictuel, le résultat final des négociations est tout à fait convenable. Chacun des Trois Amigos se déclare satisfait du contenu de ce nouvel accord sans nom : United States-Mexico-Canada Agreement (USMCA) aux États-Unis; Tratado México-Estados Unidos-Canadá (T-MEC) au Mexique; Canada-United States-Mexico Agreement (CUSMA) au Canada anglais; Accord Canada-États Unis-Mexique (ACÉUM) en langue française.

Nous avons voulu, dans ce numéro hors-série, mieux faire connaître et comprendre ce nouveau cadre des relations économiques et commerciales en Amérique du Nord. Nous avons souhaité mettre à la disposition des communautés de chercheur.e.s et d’étudiant.e.s, un ensemble de textes écrits en langue française qui mettent en contexte et expliquent les éléments marquants de la négociation de l’ACÉUM et de son contenu. À ces textes, s’en ajoutent deux en langue anglaise qui offrent une perspective mexicaine de l’accord. Nous sommes très fiers de l’aréopage de spécialistes que nous avons pu réunir pour contribuer à ce numéro.

La description en quelques mots de chacune des contributions à ce numéro ne peut être qu’incomplète et maladroite. Nous risquons tout de même ici ce survol.

Le texte d’Érick Duchesne et Martin Pâquet dresse un historique de la libéralisation du commerce entre le Canada et les États-Unis du Traité de réciprocité de 1854 jusqu’à l’ACÉUM. Par l’approche de la gouvernance multiniveau, Stéphane Paquin et Laurence Marquis se penchent sur le rôle du Québec et de l’Ontario dans la renégociation de l’ALÉNA. Sur un thème différent, mais voisin, avec le point de vue de représentants gouvernementaux, Frédéric Legendre et Laurie Durel rendent compte du rôle du gouvernement du Québec dans cette négociation. Marcela López et Jorge A. Schiavon rapprochent quant à eux les faiblesses du système fédéral mexicain et les engagements pris dans les accords commerciaux.

Richard Ouellet explique en quoi l’ACÉUM signifie à la fois des avancées et des pas de recul pour l’intégration économique nord-américaine. Florence G. Théberge et Étienne Hivon, dans un texte très original sans équivalent en langue française ou anglaise, offrent un excellent portrait des changements aux règles d’origine introduits par l’ACÉUM. Christian Deblock démontre en quoi la coopération réglementaire contribue à l’intégration de l’Amérique du Nord. Ce qu’il faut attendre du nouveau chapitre sur le travail est présenté et expliqué par Sylvain Zini. Gilbert Gagné compare l’ALÉNA et l’ACÉUM quant au traitement des produits culturels et quant à la clause d’exception culturelle. Rabii Haji et Patrick Leblond décrivent les dispositions de l’ACÉUM sur le commerce numérique, un thème absent de l’ALÉNA. Sur une question qui, tout au contraire, n’a jamais été oubliée dans les relations commerciales canadiennes, Geneviève Dufour et Michelle Hurdle analysent les engagements pris par le Canada dans le secteur laitier. Charles-Emmanuel Côté rend compte de l’état des modes de règlement des différends internationaux économiques tels qu’ils sont posés dans l’ACÉUM. Enfin, Micheline B. Somda, Delphine Ducasse et David Pavot observent les leviers juridiques d’ordres monétaire et financier que peuvent actionner les Parties à l’ACÉUM.

Il nous reste à souhaiter au lectorat de ce numéro de trouver ici des informations pertinentes, des analyses inédites et des perspectives originales, utiles à une meilleure compréhension de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique.