Corps de l’article

Le groupe Dead Obies est considéré comme l’un des groupes phares du « néo-rap[1] » québécois, un style musical qui, depuis les années 2010[2], gagne en importance, tant en ce qui a trait au volume d’activité dans le milieu musical québécois et à l’attention qu’il suscite chez les observateurs de la scène musicale indépendante, qu’en ce qui concerne sa plus grande visibilité dans l’espace culturel. Participant à la consolidation du « mouvement » depuis ses débuts, il « déconstruit les clichés de son propre genre » (Charlebois, 2013) et agit, selon les observateurs de la scène indépendante, comme « catalyseur d’une esthétique hip-hop libre et décomplexée » (Boisvert-Magnen, 2016). Olivier Lalande, journaliste musical, affirme dans l’hebdomadaire Voir que l’album 4,99 d’Alaclair Ensemble est « sans conteste le meilleur album hip-hop local depuis des lustres » (Lalande, 2010) tandis que le journaliste Mathieu Charlebois considère le « néo-rap » comme un courant « qui est en train de se transformer en un son particulier au Québec » (Charlebois, 2013). D’un point de vue plus général et institutionnel, Laurent Saulnier, vice-président à la programmation et à la production de l’équipe Spectra et responsable de la programmation des FrancoFolies[3] de Montréal, du Festival international de jazz de Montréal et du festival Montréal en lumière, affirmait en 2013 que, si plusieurs groupes francophones font de la musique en anglais au Québec, « ceux qui sauvent la langue française, ce sont les rappeurs » (Côté, 2013). Dans le même article, la journaliste Émilie Côté explique que « [d]es facteurs ont aussi solidifié et rassemblé la scène rap québécoise, comme les soirées WordUp! Battles […]. Aujourd’hui, il existe quelques étiquettes hip-hop sérieuses au Québec, dont Silence d’or, 7e Ciel, High Life Music, Abuzive Muzik et Escape Montreal » (Côté, 2013). L’intérêt pour ce courant s’accroît et les artistes reçoivent des prix qui témoignent de la reconnaissance de certaines instances de légitimation musicales. Alaclair Ensemble remporte le prix pour l’album hip-hop de l’année au Gala alternatif de la musique indépendante du Québec (GAMIQ) en 2011, 2012 et 2013. Le groupe Dead Obies termine deuxième et remporte une quinzaine de prix lors de l’édition 2013 des Francouvertes, un concours destiné à favoriser l’émergence de la relève musicale francophone canadienne. Ainsi, le « néo-rap » gagne en reconnaissance sur plusieurs plans : les prix remportés sont rattachés à la fois au style musical, à la relève et à la langue française. En résumé, sur la scène rap québécoise depuis 2010, « on assiste décidément à une nouvelle vague et certains osent même parler d’un deuxième âge d’or! » (Pelletier, 2014), le premier remontant à la fin des années 1990 et au début des années 2000 avec l’émergence de groupes comme Sans Pression, Muzion et Dubmatique.

Ce gain de popularité et cette amorce de reconnaissance ont cependant valu au phénomène du « néo-rap » québécois en général, et au groupe Dead Obies en particulier, de se retrouver au coeur d’un nouvel épisode du débat linguistico-identitaire qui jalonne de manière épisodique l’évolution de la culture québécoise. En effet, un article de Christian Rioux, paru dans le journal Le Devoir le 8 février 2013, déplore la créolisation du français au Québec, créolisation à laquelle participeraient la production du groupe et son succès auprès des jeunes. Dead Obies, à ce moment, a fait paraître un premier EP, Collation vol. 1, participent aux Francouvertes et son premier album officiel, Montréal $ud, paraît en novembre 2013. Un nouvel article de Rioux, publié le 18 juillet 2014 et dans lequel il s’attaque au groupe avec une ardeur redoublée, enflamme le débat et polarise la sphère médiatique. Ainsi, certains journalistes, dont Marc Cassivi du journal La Presse (2014), prennent position contre les affirmations de Rioux. Dead Obies fait alors paraître une lettre ouverte dans laquelle le rappeur Yes Mccan (2014)[4], alors membre du groupe, répond aux attaques. Le 6 mars 2016, le groupe est invité à l’émission Tout le monde en parle afin de promouvoir la sortie de son deuxième album, Gesamtkunstwerk. Il s’agit d’un album qui a été créé à partir de l’enregistrement de trois concerts devant public ayant eu lieu au Centre Phi en octobre 2015; ces enregistrements ont ensuite été retravaillés en studio.

Questionnés au sujet de la polémique linguistique dans laquelle ils sont plongés depuis l’article de Rioux, les membres du groupe répondent avec vigueur aux critiques devant, cette fois, un auditoire notablement plus large. Cette entrevue marque un point tournant dans la trajectoire du groupe. Lieu d’une prise de position politique et esthétique et lesté par un succès sans précédent autant que par l’accueil critique que lui réservent les spécialistes, l’album devient l’occasion d’un repositionnement du groupe dans les milieux musical et culturel québécois.

Dans ce contexte où l’album constitue un discours singulier dont les aspects formels, les textes chargés d’intertextes, les éléments musicaux tant originaux que référentiels et les éléments performatifs sont le lieu d’une prise de position créatrice autant qu’une forme de réponse à un discours social, nous entendons analyser la posture du groupe Dead Obies dans l’album Gesamtkunstwerk. Analyser une posture, dit Jérôme Meizoz dans Postures littéraires : mises en scène modernes de l’auteur, c’est « lire sociologiquement la littérature comme un “discours” en interaction permanente avec la rumeur du monde » (Meizoz, 2007 : 11). « Si toute posture se donne comme singulière, elle inclut simultanément l’emprise du collectif. […] Il faut connaître l’espace artistique (le champ à production et réception) pour que la posture qui s’y exprime fasse pleinement sens, et relationnellement » (Ibid. : 26). Gesamtkunstwerk se trouve exactement à la croisée de la singularité et du collectif, agit et s’exprime sur les deux plans et, dès lors, convoque les principes de la construction posturale d’emblée[5].

Nous montrerons comment Gesamtkunstwerk, tant dans son paratexte que dans ses textes, ses musiques et ses procédés sonores, constitue la réponse esthétique à la controverse linguistique dans laquelle les membres de Dead Obies ont été plongés. Pour ce faire, nous ferons d’abord l’examen du paratexte de l’album (titre, pochette, transitions sonores) et de l’incipit. Depuis ces espaces liminaires, nous poursuivrons avec l’analyse des éléments poétiques tant textuels que musicaux qui, s’ils répondent aux critères stylistiques du rap, se développent dans une mécanique qui déploie de façon singulière la dimension artistique de l’oeuvre.

Le paratexte

Le paratexte sera ici envisagé comme espace transitoire permettant l’accès à l’oeuvre et ayant un rôle à jouer dans sa réception :

Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait lire et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public. Plus que d’une limite ou d’une frontière étanche, il s’agit ici d’un seuil, ou – mot de Borges à propos d’une préface – d’un « vestibule » qui offre à tout un chacun la possibilité d’entrer, ou de rebrousser chemin. […] Cette frange, en effet, toujours porteuse d’un commentaire auctorial, ou plus ou moins légitimé par l’auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une zone non seulement de transition mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente – plus pertinente – s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés.

Genette, 2014 [1987] : 7-8

Gesamtkunstwerk ne peut être classé ni comme un album live ni comme un album studio, il est les deux à la fois puisque les enregistrements en concert ont fait l’objet d’une reconfiguration et d’un traitement sonore qui relèvent d’un travail de studio. En outre, il apparaît que cet album correspond aux caractéristiques stylistiques (échantillonnage et méta-échantillonnage, travail de manipulation des mots, scansion, présence de lieux communs, etc., nous y reviendrons) du rap en même temps qu’il les transgresse. Nous envisageons donc les marges de l’oeuvre comme une voie d’accès qui permettra de résoudre une part de ces paradoxes dans la perspective où elles jouent un rôle déterminant dans la mise en forme d’un lecteur modèle et qu’en ce sens, elles fournissent certaines clés de compréhension.

Gesamtkunstwerk (le titre)

Ce titre, d’emblée, pose plusieurs questions. Si on reconnaît aisément l’allemand, le signifié est moins évident. Nous postulons d’abord que le lecteur (auditeur) à qui s’adresse Dead Obies doit se poser ces questions et ainsi faire un travail d’investigation, qui révélera que le groupe a donné à son album le nom d’une théorie artistique inscrite dans « les grands courants utopiques et révolutionnaires de son époque » (Lazaridès, 1997 : 169), qui a « régénéré le monde de l’opéra et, indirectement, celui du théâtre » (Ibid. : 169), une théorie dont le terme allemand, gesamtkunstwerk, signifie « oeuvre d’art totale ». D’une part, le choix de ce titre montre la volonté de s’inscrire dans la filiation d’un courant artistique qui, à son époque, souhaitait révolutionner le monde des arts. Cette prise de position est donc déjà transgressive. La théorie du gesamtkunstwerk naît par ailleurs en réaction « contre le réalisme conventionnel qui régnait sur les arts de la scène » (Ibid. : 169). Dans cette perspective, le titre de l’album oriente sa réception dans le sens d’une esthétique précise, qui diffère de la simple reproduction de la réalité. Au dire de Yes Mccan, il est aussi en quelque sorte une réponse aux critiques concernant la langue, dont le groupe a fait l’objet : « Ah, Dead Obies, c’est du charabia, good, on peut pas parler en anglais et en français, donc on va vous jaser en allemand » (« Dead Obies à Tout le monde en parle », 2016). Ainsi, la volonté de faire de cet album une réponse à la controverse est implicite, mais si l’on tient compte des considérations linguistiques, il nous apparaît que, par son titre, il revendique le statut d’oeuvre d’art.

La pochette

La fonction première de la pochette d’album a d’abord été de représenter le groupe et la musique du disque dans une perspective exclusivement documentaire. C’est ce qu’explique Sarah Etlinger, qui a fait l’analyse de la pochette de l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles. Elle soutient cependant qu’avec cette pochette devenue mythique, les Beatles ont transgressé cette fonction afin d’opérer une reconfiguration identitaire, l’image devenant le texte visuel de la nouvelle posture du groupe à l’époque. Ainsi, la pochette devient « an intellectually provocative and obviously political text[6] » (Etlinger, 2011) et innove parce qu’elle détourne sa stricte fonction informative.

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de comparer les Beatles et Dead Obies. Néanmoins, les considérations d’Etlinger peuvent guider l’analyse de la pochette de Gesamtkunstwerk (voir la figure 1), dans la perspective où celle-ci constitue un texte visuel et non la simple représentation picturale des membres du groupe. D’abord, l’image de la pochette de Gesamtkunstwerk est une photo sur laquelle on peut voir deux des rappeurs du groupe (20some et O. G. Bear) immergés dans la foule, que nous supposons être la foule présente à l’un ou l’autre des concerts au Centre Phi. Bien que le centre de l’image soit occupé par un des rappeurs, au premier plan se trouve une jeune fille qui se prend en photo avec son téléphone cellulaire, à gauche, et une caméra, tenue par une personne dont on voit les mains, qui filme ce qui se passe, à droite. Par ce jeu de miroirs, la photo suggère une prise de position esthétique qui vise à faire du spectacle une voie d’accès à l’oeuvre, en premier lieu, en plus d’évoquer une performativité qui fond ensemble les artistes et le public, en deuxième lieu. Cette stratégie rejoint l’un des principes de l’oeuvre d’art totale, soit l’abolition de la frontière entre la scène, les artistes et les spectateurs : « Ainsi s’installe le continuum art-vie, avatar moderne du concept de totalité sur lequel les arts du spectacle se fondent depuis un demi-siècle » (Lazaridès, 1997 : 174). En ce sens, l’image devient un métadiscours, une prise de position artistique qui place le spectacle au centre de l’oeuvre. En outre, cela crée une confusion chez celui qui regarde, comme l’explique Etlinger : « [T]he Beatles themselves are almost lost in the sea of people, leaving the viewer wonder whose record this is[7] » (Etlinger, 2011). Les rappeurs étant mêlés à la foule, il devient difficile, à première vue, de savoir de qui est l’album, d’autant plus que le nom du groupe ne figure pas sur la pochette. Cela indique une volonté de donner la priorité au concept artistique. En d’autres termes, la pochette semble indiquer que l’album est une oeuvre d’art dans laquelle le public et le spectacle occupent l’espace central, plutôt que de remplir sa stricte fonction identitaire.

Figure 1

Pochette de l’album Gesamtkunstwerk.

-> Voir la liste des figures

Plus encore, le fait que la jeune fille qui figure au premier plan soit en train de prendre un égoportrait (selfie), acte qui permet à chacun, « par des moyens technologiques devenus simples et facilement accessibles, de se mettre en oeuvre, de devenir le sujet et l’objet, d’être l’opérateur de sa propre mise en oeuvre » (Lichtenstzejn, 2015 : 6), insiste sur ce geste emblématique de la génération à laquelle appartiennent les membres de Dead Obies. En outre, dans une mécanique de superposition, l’image devient alors un métadiscours qui fait émerger la question de l’autoreprésentation et qui y répond, en quelque sorte, en donnant à l’égoportrait un rôle artistique dans la représentation de l’oeuvre. L’aspect métadiscursif prend des allures de mise en abyme lorsqu’on considère la caméra, à droite, qui filme la scène. Pour reprendre l’idée d’Etlinger, nous avons donc la photo d’une captation d’images qui devient la représentation de la représentation.

Par ailleurs, dans la perspective où l’on cherche à évaluer dans quelle mesure l’album est une réponse esthétique à la controverse, ce choix indique que le groupe sait se servir des moyens qui sont à sa disposition pour se mettre en scène, s’auto-promouvoir et, finalement, tirer son épingle du jeu en marge des grands réseaux de diffusion. Montrer le public, c’est montrer la réussite de l’entreprise musicale du groupe, partant du postulat selon lequel la performance ne prend pleinement sens qu’au moment où elle est vue. La pochette est donc la mise en abyme du succès du groupe, succès atteint grâce aux moyens d’autoreprésentation auxquels cette génération a accès pour la première fois.

Finalement, la photo est en noir et blanc, choix esthétique présent dans tout le visuel de l’album, jusqu’à la tenue vestimentaire des rappeurs lors des concerts où a eu lieu l’enregistrement. Selon Nathalie Boulouch, il existe en photographie une hiérarchie artistique qui installe une « division culturelle où une pratique créative, élitiste, du noir et blanc se distingue d’une pratique de la couleur commerciale ou bien amateur et populaire » (Boulouch, 2008 : 3). Valorisant « la pratique du noir et blanc au détriment de la couleur » (Ibid.), l’esthétique des espaces liminaires de l’oeuvre suppose une revendication de la légitimité artistique.

L’album concept dans les interstices des chansons

Dans sa forme traditionnelle, l’album de chansons compile sur un même support un nombre donné de pièces de durées similaires, séparées entre elles par quelques secondes de silence. Pendant les grands mouvements contre-culturels des années 1960, caractérisés, selon Karim Larose et Frédéric Rondeau, par « un rejet partagé de la culture officielle » (Larose et Rondeau, 2016 : 9), une nouvelle génération de musiciens vient transgresser cet a priori formel. Iddir Zebboudj, journaliste et auteur d’un mémoire sur le rock and roll, affirme que l’expérimentation créative des groupes rock, principalement anglais, qui cherchent à se démarquer en créant un format qui pourrait être envisagé « comme un tout où les morceaux seraient liés par un thème commun » (Zebboudj, 2005), voire développer une trame narrative, une histoire, donne naissance à l’album concept. La motivation derrière cette démarche semble être la recherche de légitimité artistique :

Au final, l’album concept est un objet d’étude qui illustre très bien les contradictions qui habitent le rock depuis le milieu des années 1960. Une période assimilable à une crise de croissance, durant laquelle le rock tente de s’imposer face aux courants musicaux établis. L’idée d’album concept est l’un des avatars de cette recherche de crédibilité artistique.

Zebboudj, 2005

Concernant Gesamtkunstwerk, il apparaît que les aspects conceptuels prennent forme dans l’esthétique et la poétique du paratexte ainsi que dans le concept d’enregistrement. En outre, les chansons sont reliées entre elles par des interstices sonores qui déjouent les codes de l’album traditionnel en intégrant les cris d’une foule enthousiaste, enregistrés lors des concerts au Centre Phi, plutôt que les quelques secondes de silence traditionnelles. Ces cris constituent la mise en forme du spectacle comme esthétique sonore en ce sens qu’ils permettent d’entendre, en quelque sorte, le spectacle dans l’oeuvre. Le groupe Dead Obies place donc son public au coeur de l’oeuvre, qui se constitue alors en métadiscours tant sur la performance que sur la réception. Cette foule investit, dans une perspective sonore et visuelle, les espaces liminaires et transitionnels de l’album et en assure ainsi l’unité. C’est à travers elle qu’une prise de position esthétique élève au rang d’oeuvre d’art que Gesamtkunstwerk se constitue comme album concept.

En plus des bruits de la foule, les transitions entre les chansons sont aussi ponctuées d’enregistrements de vox pop réalisés auprès du public lors des mêmes concerts. On y entend des gens répondre à des questions concernant le groupe. L’examen de ces transitions révèle deux choses : l’adoption par le public du lexique deadobien et la présence de voix variées (masculines et féminines, jeunes et âgées) que l’on peut très facilement distinguer les unes des autres. Les réponses, souvent construites à partir d’expressions typiques du groupe ou de fragments de paroles de chansons, qui composent un intertexte, sont émises par des individus appartenant à deux générations distinctes et qui s’expriment dans divers registres de langue. Les vox pop montrent ainsi que les admirateurs de Dead Obies ne forment pas un groupe homogène. Cela constitue un microcosme de la réception qui, intégré à l’album, est un ancrage conceptuel supplémentaire.

L’incipit : « Do 2 get »

L’incipit, dans la mesure où « il est à l’origine d’une première rencontre entre le lecteur et l’univers du texte, donc lieu du pacte de lecture » (Cantin et Beaudet, 2010 : 375), vient définir « les principales caractéristiques de lisibilité du texte (convention stylistique, allusions intertextuelles, régime rhétorique, point de vue narratif) » (Ibid.). Son analyse permettra donc de dégager les bases sur lesquelles se construit le pacte d’écoute en fonction, dans un premier temps, des considérations stylistiques reliées au rap afin de voir comment il y adhère et les transgresse et, dans un deuxième temps, en fonction du discours que ces éléments mettent en place. Dans une perspective plus générale, le rap a la particularité essentielle de « mettre en avant le texte scandé sur la mélodie » (Barret, 2008 : 13). Gesamtkunstwerk répond à ce critère et l’expose avec la pièce, « Do 2 get », qui en est l’incipit. L’album se permettra par la suite des incursions mélodiques par l’intégration de refrains aux sonorités plus pop, mais il apparaît que le groupe a souhaité établir dès l’incipit sa prise de position stylistique et signifier que c’est à partir des codes du rap qu’il entend tenir son discours.

Selon Christian Béthune, l’une des caractéristiques fondamentales du rap est le travail sur les mots :

De même qu’il réorganise les sons, le rap réinvente les mots et fait subir à l’invention verbale un curieux mouvement de va-et-vient entre oralité et écriture, mettant sur pied une stratégie poétique qui bouleverse l’idée reçue d’une exclusion mutuelle de genres présupposés irréconciliables. De ce fait, le rap donne droit de cité à des parlers culturellement dévalorisés et jugés inaptes à occuper le terrain du poétique (black english, black american slang, pachuco, verlan des cités, bigorne interethnique des banlieues ou argot séculaire, etc.).

Béthune, 1999 : 12

Le titre de la pièce comporte un triple jeu de son et de sens sur le mot « Do », verbe « faire » en anglais. Le sens premier pourrait donc être grossièrement traduit par « faire pour avoir », mettant l’accent sur l’idée que le succès ou le gain est le résultat d’un travail. Le jeu sonore se révèle lorsqu’on remarque que les initiales de Dead Obies (D. O.) sont une cellule récurrente dans le lexique singulier du groupe, cellule déjà présente dans l’album Montréal $ud. Un nouveau sens prend alors forme dans une mécanique de double-entendre : « D. O. to get », qui pourrait dès lors être interprété, considérant les initiales du groupe, comme la volonté de produire, à nouveau, du Dead Obies. Ainsi se consolide l’unité discursive qui chapeaute les différentes singularités composant le groupe et dont le discours, sous la bannière de Dead Obies, alliera polyphonie et unicité. Le titre de la pièce devient un métadiscours sur le travail collectif. De surcroît, le mot « Do » a une prononciation anglaise qui s’entend comme « dou ». Or, les rappeurs utilisent une prononciation française et disent vraiment « do », qui, en anglais, constitue le mot « dough », signifiant soit « pâte » ou, dans un registre familier, « argent », « fric ». C’est d’ailleurs cette orthographe (« dough ») qui est utilisée dans le corps du texte reproduit dans le livret de l’album, alors que « do » n’est utilisé que dans le titre. Nous avons ici une strate de sens supplémentaire, celui de l’argent qu’il faut faire et qui expliquerait le nouveau départ sur la route, de nouvelles tournées et de nouveaux spectacles. Ici, les dimensions scripturale et performative sont nécessaires au plein déploiement du jeu sonore. En outre, il apparaît déjà que l’album sera construit suivant une mécanique métadiscursive qui vise à faire émerger l’idée du travail que requiert la production artistique du groupe.

Le refrain, basé sur le leitmotiv « dough to get, more shows to rip » (« Do 2 get », Dead Obies, 2016), confirme, si besoin était, la dimension métadiscursive du texte et va plus loin en insistant sur le spectacle. Le vers arrime donc Dead Obies, dans un jeu de double-entendre (dough, D. O.), l’idée du travail artistique (dough = D. O. = Dead Obies comme matériel à produire) et une forme de métaperformativité avec la mention du spectacle. Nous notons par ailleurs que la brève formule « dough to get » fait partie du lexique deadobien et est reprise par les rappeurs dans leurs couplets respectifs. Elle est en outre présente dans l’album précédent, dont l’une des pièces s’intitule « Get dough ». Ainsi, elle constitue un point de repère pour l’auditeur initié, en plus de consolider le groupe en unité discursive, et ce, sans négliger la dimension méta : avec cette formule, le discours de Dead Obies porte sur le groupe lui-même.

Cela est confirmé dès les premiers vers de la pièce : « Dough to get / I got more shows to rip / Dead-O on the road again, c’est mon tour de get / Sous le spotlight, viens donc voir le dopest set » (« Do 2 get », Dead Obies, 2016) et sera réitéré tout au long du texte. De plus, si l’incipit a la fonction d’établir les paramètres de lisibilité du texte, il apparaît que ces premiers vers viennent confirmer que l’album Gesamtkunstwerk peut être lu comme une forme de réponse au discours journalistique polémique dont le groupe a fait l’objet : « Lu ta colonne dans un papier dont j’sais trop pu l’titre / Genre de torchon j’torcherais pas mes chaussures with » (« Do 2 get », Dead Obies, 2016). On peut supposer que le rappeur s’adresse ici à Christian Rioux[8], mais en ne précisant ni le nom de la personne ni celui du journal; le texte reste ouvert et indique seulement qu’il répond à un discours.

Le travail de manipulation des mots, des sens et des sons, envisagé par Béthune comme l’un des critères principaux du rap, est ici effectué non seulement pour composer un métadiscours, mais pour faire de celui-ci un discours sur le travail artistique et performanciel, dans un plaidoyer qui déconstruit la spontanéité que certains attribuent souvent au rap, en plus d’en faire une réponse à la polémique concernant le groupe.

Un album de rap… mais encore?

Gesamtkunstwerk est un album de rap. C’est à partir de ce constat, qui peut sembler évident, que nous pourrons voir comment sont développés les mécanismes de coconstruction de sens, à la fois par le respect des conventions stylistiques du genre et par leur transgression. Béthune propose un modèle qui définit le rap en fonction de trois critères principaux : le matériau sonore, les manipulations langagières (diglossie, jeux sonores et de sens) et les lieux communs. Nous en examinerons les manifestations dans l’album et verrons comment elles sont mises en forme de façon à faire émerger, à rendre visible et audible, à donner à entendre la dimension artistique du rap en général et du projet du groupe en particulier.

La matière sonore : échantillonnage et méta-échantillonnage

Selon Béthune, donc, la première caractéristique du rap est de se fonder sur une « matière sonore élaborée à partir d’un éventail de procédés manuels et technologiques […] qui présuppose, pour se déployer, l’existence d’un matériau sonore préexistant, enregistré ou synthétisé numériquement » (Béthune, 1999 : 10-11). Dans Gesamtkunstwerk, cet aspect constitue la genèse de l’oeuvre. En effet, le concept d’enregistrement de l’album est basé sur un procédé de méta-échantillonnage. Dead Obies a d’abord diffusé en ligne quelques pièces préenregistrées, que leur public a pu écouter et apprendre. Ensuite, les enregistrements des trois concerts au Centre Phi ont fourni le matériau avec lequel le producteur VNCE a travaillé pour la création de l’album.

Ce sont ces pistes qui ont été échantillonnées, mixées, « masterisées », afin de générer le produit final. L’album est donc construit sur un principe d’échantillonnage, que Béthune définit comme le prélèvement numérique d’« une séquence mélodique, [d’]un fond rythmique, [d’]une ligne instrumentale, etc., sur un morceau de musique déjà enregistré et que l’on rejoue, éventuellement en les modifiant par des méthodes informatiques de manipulation sonore » (Béthune, 1999 : 11). Maxence Déon, dans « L’échantillonnage comme choix esthétique : l’exemple du rap » (2011), le présente comme un « procédé compositionnel que l’on retrouve dans de nombreux courants musicaux, des musiques savantes aux musiques pop » (Déon, 2011 : 278), et qui consiste en l’utilisation d’extraits musicaux puisés dans d’autres chansons, de pièces musicales, de thèmes publicitaires, d’extraits sonores de films ou d’émissions télévisées, etc., mis en boucle, transformés ou non, afin de créer de la nouvelle musique. Le degré de transformation sonore est variable, ce qui rendra la reconnaissance de l’échantillon d’origine plus ou moins aisée, le défi étant parfois d’échantillonner les pièces moins connues afin de créer une sorte de connivence avec la communauté d’initiés et de revendiquer sa connaissance approfondie de la culture musicale, et parfois de puiser dans des succès largement diffusés afin de faire émerger à l’écoute d’oreilles moins averties l’utilisation du procédé, selon l’effet recherché. Bien que le rap ne soit pas à l’origine du procédé d’échantillonnage, Béthune affirme qu’il en a systématisé l’usage. Peu importe la façon dont le créateur choisira de le faire, selon Déon, ce travail de manipulation sonore à partir de musiques préexistantes génère toujours de la nouvelle musique, ce qui fait de l’échantillonnage un travail de création en soi, qui relève d’un choix esthétique et qui est en même temps un gage d’authenticité.

L’échantillonnage, qui constitue le premier critère esthétique du rap, est le procédé de base à partir duquel est construit l’album Gesamtkunstwerk. Or, le groupe va plus loin et reconfigure le procédé en échantillonnant son propre matériel sonore, dont l’essentiel a été enregistré en spectacle. Il arrime donc performance et studio, de la même façon que le rap arrime, dans ses textes, oralité et écriture. Cette démarche qui joue et déjoue simultanément les codes du rap donne par ailleurs à entendre le travail singulier qui situe l’album à la croisée de la performance en spectacle et du studio. Elle constitue une prise de position qui met l’accent sur la volonté du groupe de se réapproprier les codes d’une « démarche créative […] exclusivement empirique » (Béthune, 1999). Le procédé est aussi cohérent avec l’idée de l’autoreprésentation et de l’autopromotion, c’est-à-dire le travail nécessaire à l’atteinte d’un objectif. En d’autres termes, échantillonner son propre matériel, qui demeure jusque-là essentiellement inédit, constitue la représentation sonore d’une façon de penser selon laquelle nous sommes les acteurs de notre réussite et qui trouve écho dans les textes de l’album : « le do it » (« Le do it », Dead Obies, 2016), « I’m doin’ me » (« Do 2 get », Dead Obies, 2016), « Fais-le rien que pour toé, fais-le pas pour personne, mon gars, work (work!) » (Ibid.), « Tant qu’à être doué, Imma do it by myself (by myself!) / Fuckin’right, m’en va toute faire par moi-même (ça, c’par moi-même!) » (Ibid.), etc.

La manipulation des mots : entre écriture et performativité

Le travail de manipulation des mots, qui constitue un autre des critères fondamentaux du rap, est présent dans les textes de Gesamtkunstwerk. On a reproché au groupe son utilisation du franglais dans Montréal $ud, reproche auquel le groupe a répondu dans les médias en tentant d’expliquer le travail de recherche sonore qu’implique l’écriture de textes de rap et les solutions que le mélange des langues peut fournir en ce sens. L’examen de Gesamtkunstwerk permet de constater que le groupe a continué d’écrire ses textes en puisant à la fois dans le français et l’anglais. Il s’agit d’une forme de réponse artistique aux critiques qui lui ont été faites puisqu’en quelque sorte, il persiste et signe. En outre, il apparaît que le métissage des langues est une pratique répandue dans le rap à l’échelle internationale, une pratique qui joue un rôle de construction identitaire, comme le mentionnent Bronwen Low et Mela Sarkar, dans « Plurilinguisme dans les cultures populaires, un terrain inexploré? » :

Le « parler multilingue » (Lamarre 2012) qui caractérise la scène hip-hop montréalaise aide à créer un modèle de communauté pluriculturelle à la fois locale et internationale. Cette façon de mélanger les langues peut faire partie de l’auto-définition identitaire du groupe. Si c’est le cas, il faut l’apprendre pour en devenir membre. Il existe de nombreux exemples de ce phénomène, par exemple en Afrique (Higgings 2009, Omoniyi 2009), en Asie (Lin 2009, Pennycook 2003, 2007), ainsi que dans d’autres types de communautés de jeunes à travers le monde.

Low et Sarkar, 2012 : 37

Dany Saint-Laurent affirme à son tour qu’« une part importante de la poétique d’un rappeur passe par l’utilisation concomitante de plusieurs langues, qu’on appelle diglossie ou polyglossie. Cette tactique linguistique permet au rappeur de s’approprier la langue perdue, la langue imposée et la langue de la rue » (Saint-Laurent, 2007 : 36).

Ainsi, le multilinguisme relèverait de la poétique et de la construction identitaire, en plus d’être une pratique emblématique du rap. Son utilisation est donc une prise de position politique et stylistique mise au service de l’écriture, comme en témoignent ces exemples tirés de Gesamtkunstwerk : « Nowadays, j’arrête de me chercher, j’kick la cacane / Cut the bullshit pis deviens donc quelqu’un » (« Wake-up call », Dead Obies, 2016). Ici, l’allitération avec le son [k] prend forme à la fin du premier vers, qui contient non seulement un jeu sonore, mais aussi une référence à un jeu bien présent dans l’imaginaire québécois du milieu du xxe siècle. Les deux vers font concorder, dans leur construction rythmique, les mots « chercher » et « bullshit », constituant une paronomase (qui se révèle ici à l’oral avec la prononciation des rappeurs), figure du rap par excellence selon Julien Barret :

La paronomase est aujourd’hui l’outil de base du rap français, celui qui sert à forger la plupart des textes. Cette figure, qui consiste à associer des termes proches phonétiquement et dont le sens diffère, symbolise bien l’esthétique du freestyle. Mais davantage que la différence de sens, c’est le critère de la ressemblance phonétique qui semble surtout pertinent pour les rappeurs. […] Au caractère convenu de l’association sonore réalisée par la rime, j’oppose l’aspect mystérieux, brut et subtilement efficace de la paronomase. […] Au commencement, le rap était figé en alexandrins ou en mètres réguliers et la rime sonnait pour ainsi dire la fin de chaque mesure, régulièrement, de façon monotone. Non seulement la paronomase, par son caractère indéterminé, donne de la souplesse, brise la monotonie, crée des effets de flow [*], mais c’est en outre une figure sonore plus efficace et virtuose que la rime de base.

Barret, 2008 : 72

Les exemples de paronomase sont nombreux dans l’album, mais souvent les rappeurs se réapproprient la figure pour la développer davantage, comme dans cet extrait tiré de la pièce « Wake-up call » (Dead Obies, 2016) : « I guess j’suis pogné pour le do it / I guess t’es pogné pour m’écouter now ». Les accents toniques et la rythmique des deux vers sont identiques, ce qui fait correspondre les mots « le do it » et « écouter ». Le mot « now » dépasse en fin de vers pour trouver son écho plus tard dans le texte. La prononciation du rappeur s’adapte afin d’accroître la ressemblance sonore entre ces mots. Or, ce que le rappeur fait dans cet exemple va plus loin que la figure telle qu’expliquée par Barret. Les mots qui la construisent ont peu de ressemblance phonétique, et la dimension performative de l’oralité sera nécessaire pour que la paronomase prenne sens. Il s’agit donc d’adapter sa prononciation pour créer le rapprochement sonore, d’une part, mais, d’autre part, de mélanger les langues afin d’exploiter un spectre de sonorités plus large. Ces exemples sont représentatifs de la façon qu’a le groupe de travailler ses textes. Le multilinguisme devient un outil servant au travail de la poétique, au-delà d’une prise de position politique. En outre, il permet de travailler d’une façon singulière ces stratégies textuelles emblématiques du rap. Il apparaît alors que les mécanismes d’écriture rencontrent les critères génériques tout en les reconfigurant.

Les lieux communs

Finalement, l’un des aspects caractéristiques du rap est la présence dans les textes « d’un solide fond de lieux communs mille fois proférés, avec leurs références convenues, leurs tournures obligées, leurs adresses rituelles, leurs procédures mimétiques » (Béthune, 1999 : 13). Tout cela est bien présent dans Gesamtkunstwerk. Sans surprise, on y relève tout un champ sémantique lié à la consommation de cannabis et d’alcool, aux soirées festives et à l’auto-valorisation.

Les membres de Dead Obies adaptent cependant cette pratique et développent une façon singulière de s’approprier certains lieux communs du rap, notamment par la mise en valeur de biens matériels pour symboliser la réussite. La figure récurrente de la voiture, par exemple, montre bien la réappropriation du procédé par le groupe : « 007, j’abandonne la Bentley »; « Redémarre le V6 »; « Dans un bazou s’une piste de course, pis on hit le road, on hit le road » (« Do 2 get », Dead Obies, 2016). Chacun de ces exemples reconfigure la façon d’utiliser un lieu commun du rap. Dans le premier exemple, le motif de la voiture est exposé par le biais d’une référence cinématographique (James Bond). Il y a donc une forme de médiation culturelle entre l’énonciateur et le procédé. Le deuxième exemple est issu du lexique deadobien, le V6 étant évoqué à d’autres reprises dans les textes du groupe comme le véhicule dans lequel les protagonistes se déplacent. Dans le dernier exemple, l’emploi du mot « bazou » pour « voiture » est certes la marque d’un ancrage local, ancrage local que le vers arrime à une référence à la chanson « Hit the Road Jack » popularisée par Ray Charles, en duo avec Margie Hendricks, en 1961. À nouveau, le texte va plus loin que la réitération du motif, il le réinvente en en faisant l’articulation d’un mot issu du langage populaire québécois et d’une référence culturelle musicale largement connue. Le motif jette ici des ponts qui relient local et global. L’arrimage de la figure de la voiture à celle de références culturelles est une façon de satisfaire les codes du rap tout en les reconfigurant afin d’y ajouter une dimension extratextuelle.

La présence du religieux dans les textes est un autre de ces lieux communs. Béthune affirme que, depuis ses origines, « la culture noire américaine a toujours envisagé la frontière qui sépare le sacré et le profane comme labile et perméable » (Béthune, 1999 : 159). Il ajoute que la proximité qui unit le rap au monde du sacré se retrouve de multiples façons dans les textes de rap, depuis la scansion qui s’apparente à celle du prêcheur jusqu’aux thèmes abordés par les rappeurs, qui « manifestent une parenté souvent étroite avec les discours à vocation religieuse » (Ibid. : 168), en précisant que ce lien se révèle « sous forme d’indicateurs glissés çà et là dans le corps de la narration » (Ibid.). L’un de ces indicateurs dans l’oeuvre de Dead Obies est la figure de Jésus, présente de façon soutenue dans les textes du groupe depuis Montréal $ud, dont une pièce s’intitule d’ailleurs « Jé$us ». La graphie particulière que le groupe donne au mot allie sacré et profane en coupant par le milieu le nom du personnage biblique avec le signe du dollar. Dans Gesamtkunstwerk, le rappeur YesMccan reprend la figure dans la pièce « Johnny », en plus de faire référence au récit biblique : « Jeune Jé$us pour ces chilleux / Citent les verses comme des prières / Les pieux call it odieux, ‘tendent que j’sleep pour me P.I., mon wigga / Pitche la première pierre pis j’en bâtirai mon pieux » (Dead Obies, 2016). Joe RCA, dans « Wake-up call », fait de même : « Yeah j’ai marché sur l’eau / L’hiver est tellement frette mon gars, j’ai marché sur l’eau » (Ibid.). Il s’agit donc de reprendre un ancrage générique du rap et de l’adapter à la singularité, tant identitaire que locale, du groupe. Dans ce dernier exemple notamment, le jeu de mots ne prend sens que dans une perspective où l’on considère l’adaptation du récit biblique au paysage local.

La mécanique de réappropriation de ces figures et de ces lieux communs relève donc de l’articulation du singulier avec le collectif et agit dans la double perspective d’un ancrage générique et de la construction identitaire. De la même manière, il s’agit de la rencontre entre le global et le local. Ce procédé agit sur la constitution d’un lecteur modèle dans la perspective où la reconnaissance de certains lieux communs de la société québécoise, par exemple, pour un auditeur potentiel, attire l’attention. Nous envisageons ici le lecteur modèle comme celui qui, bien qu’il ne fasse pas partie de la communauté d’initiés que forment les amateurs de rap, peut reconnaître ces références, qui auront ainsi un éventuel effet accrocheur. En outre, cette façon de travailler avec les codes du rap montre une volonté de dépasser les considérations strictement génériques afin de faire émerger la dimension artistique dans le discours que tient l’album.

Le métadiscours sur le travail

Faire émerger la dimension artistique du rap implique qu’il y a eu travail, réflexion, remodelage, comme nous venons de le voir. L’examen des textes des chansons révèle, au-delà de la manipulation langagière, la présence soutenue d’un métadiscours dont nous avons relevé les trois axes principaux : le travail, tant artistique qu’alimentaire, que requiert la réalisation d’un projet tel que Gesamtkunstwerk; la société québécoise et l’industrie musicale; et le statut d’artiste.

Nous relevons deux thématiques principales qui, articulées l’une à l’autre, déconstruisent le présupposé péjoratif, véhiculé par certains médias, d’un rap spontané. La première est celle du travail et la deuxième, celle de la pauvreté, de la précarité. Ensemble, elles construisent un discours qui montre que, derrière les apparences d’une vie de fête, de drogue et de musique, se cache une réalité autre :

I’m right on top mais sans effort

At least, c’est ça que t’es [c]ensé croire

Cause I paid the price to be the boss, done, did it

Peter Pan et Mickey Mouse won’t get it

Seen my dad inanimé, kid grow up

Drew the line and animated my way up, been rough

« Do 2 get », Dead Obies, 2016

Ces vers de 20some dans l’incipit constituent la première marque textuelle de l’album visant à installer la notion d’effort, de travail. Les éléments relatifs à cette thématique seront placés en alternance avec des éléments liés au succès du groupe, dans une opération qui, par opposition, met en lumière la fausse instantanéité de la réussite. Ainsi, dans ces vers de Joe RCA qui suivent ceux de 20some :

Dead Obies clique, fuck a’ec le roster, bitch!

Sick outfit pis les chaussures fittent

Photogéniques, yeah, faut s’le dire

Forcé d’admettre that I was born to win

« Do 2 get », Dead Obies, 2016

Le contraste entre le propos du premier protagoniste et celui du deuxième met en lumière une trajectoire du bas vers le haut qui révèle que, pour occuper la position de Dead Obies, le chemin a été ardu et que le travail continue d’être quotidien, du moins c’est ce que mentionne le texte :

So, let’s get it! Here we go again

I was high last night, get low again

I’m sorry, Miss, si tous les jours on s’quitte

Mais j’ai du dough à faire, I got shows to rip, so let’s go

« Do 2 get », Dead Obies, 2016

***

Sur mon duty 9 to 5-ish

Mais ça c’tu vrai ou ce l’est pas? Shit…

I guess qu’on saura jamais comment tu t’es rendu là, then

Ce que tu voulais, ben là, tu l’as, right?

Ibid.

Ces extraits évoquent aussi l’oscillation entre le bas et le haut et la dimension quotidienne du travail à faire, précisant que le protagoniste part « tous les jours », puis, dans l’extrait suivant, mentionnant le « 9 à 5 ». L’utilisation du mot « dough » inclut la dimension alimentaire du travail et montre que les revenus du groupe servent à répondre aux besoins de base, aux besoins de tous les jours, comme en témoigne un autre extrait :

I crawled then I stood up, straight from the bottom

Started d’un garage sur Messier, une à l’ouest de Fullum, on est bons jusque là Now, who will provide for my own? My bread and my butter

Arrête de chercher, boy, j’suis ce gars-là, you should know better

« Explosif », Dead Obies, 2016

L’album est construit sur cette oscillation entre le point de départ et la réussite, ce qui met en évidence l’espace qui les sépare, un espace investi par le travail, propos martelé du début à la fin :

Been workin’, tu l’as pas? Man, ç’pas mon christ de problème

Tu feel sour? Yeah, been there, check mes runnings

Clean, clean

Backstage, so much weed, la vie qu’t’aimerais so much vivre

« Jelly », Dead Obies, 2016

***

7 - 24 pis des fois j’fais de l’over, mon nwigga?

Gotta get mon shit on the road, otherwise j’t’un chokeu’, mon nwigga?

That’s right! Focus mon nwigga! That’s right! Pull-le mon nwigga

« Aweille! », Dead Obies, 2016

La dimension métadiscursive permet en outre un ancrage dans la société québécoise qui, dans l’extrait suivant, établit des liens avec l’industrie musicale :

Wake up pis t’es baked up, gotta get the cake up

Donne une cut à Apple ou ben Spotify

Mon grand-père s’faisait pimp par les forestières

Là c’est la même affaire, sont pas là si y’a pas de cut à faire

Wigga still ain’t made une cenne sur Montréal $ud Comment tu penses que j’fais pour m’endormir là-dessus? Comment l’reste du rap keb a pu dormir là-dessus

Quand leur girl écoute notre disque avant de s’endormir la nuit

Errbody wanted me to lay low

Écouté personne and went all-out

« All I wanna do is get dough » All I wanna do is get so high

« You sold your soul »

C’tait gratis pour le downloader

Trop de hits, savent même plus sur quel pied danser

Mississipin’ dans l’GMC, let’s go!

« Wake-up call », Dead Obies, 2016

Ce passage établit d’abord une filiation entre les plateformes de diffusion électroniques, dont l’énonciateur associe les pratiques avec celles des compagnies forestières. À partir de ce constat général, il précise, dans la deuxième strophe, que ces pratiques ont des conséquences sur Dead Obies, en faisant référence à l’album Montréal $ud. Les deux dernières strophes poursuivent sur le même sujet et font converger le métadiscours vers le statut d’artiste.

Tout en évoquant les enjeux liés à ce statut, l’album met aussi en place un métadiscours sur la célébrité : « C’fait que tu walk around tryin’ to be hood / Check, slow down, chum, Johnny B Goode » (« Johnny », Dead Obies, 2016). Par la référence à la chanson de Chuck Berry (qui porte sur la volonté d’atteindre la célébrité dans le rock and roll quand on a des origines modestes, mais un grand talent qui semble inné), le texte opère un rapprochement avec la démarche du groupe. Le discours prend alors forme par l’intermédiaire de cette référence. Cette mécanique est typique de Dead Obies, dont les textes créent des liens avec des productions culturelles et artistiques :

Still showman since day one, demande à Mike

T’as l’syndrôme de Napoléon, I’m dynamite

Bawss, yeah, j’en parlais ben avant de l’être

Ben avant qu’ils m’payent une paire de Nike, all right?

I’m the man baby, gotta be humble now

Imma be number one, momma, faire un homme de moi

Passe-moi ‘a manette, Imma do it

Compte un rack a’ec 20 like it ain’t none to it

C’est Joe Rock, oh my God! Faut qu’lay low

Faker plein d’choses qu’on est pas (hell no!)

Got big shows commin’ up (like woh!)

Take the money et je go

« Johnny », Dead Obies, 2016

Ici, la pièce aborde la célébrité en faisant référence au film Napoleon Dynamite (Jared Hess, 2004). Dans la deuxième strophe, nous relevons une référence à la chanson des Colocs[9], « Passe-moé la puck » (Fortin, 1993), avec le segment « Passe-moi la manette », appuyée par la présence du verbe « compter », employés dans les deux chansons, mais dans des sens différents, ce qui produit un effet de double-entendre : « Passe-moé la puck pis j’vas en compter des buts » (« Passe-moé la puck », Fortin, 1993) et « Compte un rack a’ec 20 like it ain’t none to it » (« Johnny », Dead Obies, 2016). Le cas échéant, le protagoniste souhaite qu’on lui donne sa chance de montrer ce dont il est capable, idée qui fait écho au texte des Colocs et qui constitue un métadiscours qui porte à la fois sur le travail et sur le statut d’artiste.

Ainsi, si la poétique et l’esthétique des textes renferment une part du discours, l’analyse thématique révèle la mise en place d’un métadiscours. La teneur souvent autobiographique des textes de rap est, dans ce cas-ci, mise au service d’un message précis, celui du travail quotidien derrière le succès de Dead Obies. Depuis les espaces liminaires, donc, qui façonnent un métadiscours revendiquant le statut d’oeuvre d’art pour l’album, une oeuvre dont l’espace central est occupé par le lecteur (l’auditeur, le spectateur) et la performativité représentée, jusqu’aux propos des textes qui exposent une trajectoire ardue pour atteindre le succès, Gesamtkunstwerk se positionne comme une réponse à la polémique dont ses auteurs ont fait l’objet. Une fois ce fait établi, il semble que l’album s’emploie aussi à déployer des stratégies qui permettront d’atteindre le destinataire envisagé. Nous verrons que la mise en place d’un important réseau intertextuel lié à la chanson québécoise est l’une de ces stratégies.

Le réseau intertextuel

Ce réseau est déployé à l’aide de plusieurs procédés, en particulier la construction de références qui s’établissent parfois explicitement et parfois par des jeux de consonance ou de connotation. Le motif des chaussures, par exemple, largement utilisé dans les textes de Dead Obies, rappelle « Moi, mes souliers » de Félix Leclerc. Il établit ainsi un lien avec une des chansons classiques de la musique québécoise et avec la figure du chansonnier des années entourant la Révolution tranquille au Québec. L’utilisation de lieux communs comme celui-ci est typique du rap, selon Béthune, et sert ici en même temps d’ancrage local. Cela rejoint la notion de glocalisation considérée comme emblématique du genre musical :

Pensée par Robertson (1995) et réinvestie par des chercheurs spécialisés dans le rap (Bierbach et Birken-Silverman 2007), la notion de glocalisation permet d’envisager l’appropriation locale d’une forme musicale reconnaissable globalement. Conjointement, la notion de scène implique une focalisation sur les narrations particulières du local qui peuvent émerger des musiques (Bennett et Peterson 2004, p. 7). En croisant ces deux notions, nous considérons que le rap est à envisager en tant que pratique musicale territorialisée. Nous postulons ainsi que le rap relève d’interactions et d’expériences ancrées dans la quotidienneté tout en étant imprégnées du contexte au sein duquel elles s’actualisent, lequel est traversé par des enjeux économiques, politiques, historiques, sociétaux, etc., qui sont notamment palpables dans les logiques des médias et les politiques et industries culturelles.

Lesacher, 2014 : 81

Le motif revient à de nombreuses reprises dans Gesamtkunstwerk, et l’incipit en est représentatif : « All the places I’ve been, fait qu’mes shoes s’abîment », « Y m’a dit qu’ pour courir, fallait une paire de Jordan’s[10] », « J’ai usé mes semelles ‘til they smell of success » (« Do 2 get », Dead Obies, 2016).

Dans la même perspective, d’autres références tissent un important réseau intertextuel qui peut interpeller un destinataire qui n’est pas un admirateur du groupe. En effet, nous relevons une référence à Claude Dubois dans le vers : « Bébé jajou la toune ou bedon je r’tourne au Starbucks » (« Aweille! », Dead Obies, 2016). « Bébé jajou la toune » est une chanson parue sur l’album Touchez Dubois en 1972 et est un autre classique de la chanson québécoise. Si la référence est décelable à l’écoute, l’écrit vient la confirmer avec l’orthographe particulière du titre de Dubois, que l’on retrouve telle quelle dans le texte du rappeur.

Le texte fait aussi référence à Dédé Fortin et à « Tassez-vous de d’là » (Fortin et Diouf, 1998), une chanson des Colocs qui a connu un succès populaire important en 1998 : « Sur notre “Tassez-vous de d’là” – Dédé / What’s really good? » (« Aweille! », Dead Obies, 2016). La pièce « Aweille! » contient quant à elle une référence à la chanson « Rapide blanc » d’Oscar Thiffault parue en 1954 : « Awigna han! Ça fait que je rentre ben hardiment / Son mari est au Rapide Blanc / Ça qu’a dit, à moins qu’a mente, chum », tandis que la pièce « Johnny » fait référence à la chanson « Johnny go » de Jean Leloup (1996). La référence tient d’abord à la similarité syntaxique et sémantique entre « cours Johnny cours » (« Johnny », Dead Obies, 2016) et « Go, Johnny go » (« Johnny Go », Leloup, 1996). Elle deviendra explicite dans le couplet de Joe RCA : « Take the money et je go » (« Johnny », Dead Obies, 2016), qui reprend exactement le texte de Leloup[11].

Les références contribuent à consolider un arc transversal interdiscursif dans lequel le groupe se rattache à l’univers de la chanson québécoise, certes, mais en particulier à des artistes engagés qui ont marqué l’histoire de la musique au Québec dans le prolongement de l’héritage des chansonniers de la Révolution tranquille. La démarche de Dead Obies tisse, par l’oscillation entre les références plus anciennes et plus récentes à la chanson populaire québécoise, un réseau qui relie des périodes et qui inscrit le groupe dans la filiation de ces artistes majeurs. En créant cet espace interdiscursif dans son oeuvre, Dead Obies met en place les conditions requises pour être lu dans le vaste champ de la chanson québécoise.

Outre les références musicales, l’album contient de nombreuses références littéraires qui se rattachent aux courants contre-culturels dont nous avons parlé, entre autres à Jack Kerouac et aux beatniks : « Le Beat Generation est back “On the Road” » (« Explosif », Dead Obies, 2016). Il s’agit bien sûr d’une référence au mouvement littéraire et artistique dont le roman On the Road de Jack Kerouac (1954, Sur la route en traduction française) est sans doute l’oeuvre la plus connue, mais qui revêt un caractère particulier lorsqu’on l’insère dans un texte de rap. La référence littéraire convoque cette génération qui a porté les grands mouvements contre-culturels et qui en a fait une oeuvre majeure tout en étant reçu de façon particulière par l’auditeur de rap pour qui le terme beat est en lien direct avec le genre de musique qu’il apprécie. Pour l’élite intellectuelle, il évoque un groupe d’écrivains qui a permis, selon Jean-Pierre Sirois-Trahan, à la contre-culture de se définir « elle-même comme multiplicité » (Sirois-Trahan, 2016 : 56). Nous souhaitons préciser que nous ne prétendons pas tracer une frontière hermétique entre les amateurs de rap et l’élite intellectuelle, mais nous entendons néanmoins montrer comment une même référence peut résonner de manière à convoquer plus d’un destinataire ou à mettre en évidence une maîtrise des codes littéraires chez les destinataires du rap.

Tout comme ces références installent dans l’album des repères pour un auditeur non initié au rap, les refrains mélodiques de certaines pièces agissent comme repères musicaux. Les sonorités plus pop dans quelques chansons de Gesamtkunstwerk déjouent ainsi les codes du rap et permettent à l’auditeur de se projeter dans les chansons, ce que le concept d’enregistrement permet de constituer en discours.

La fonction conative : les refrains mélodiques chantés

La fonction conative, selon Jacques Julien, est celle qui relie le chanteur et l’auditeur et qui « met […] en lumière la stratégie d’accrochage, de séduction et de conviction qui s’établit aux deux pôles de la communication » (Julien, 1987 : 146) dans une perspective d’analyse qui considère la chanson populaire comme « un phénomène interactif de communication » (Ibid. : 145). Cette fonction est à l’oeuvre dans Gesamtkunstwerk par l’intégration de refrains mélodiques chantés qui invitent le public à faire entendre sa voix. Il s’agit d’une prise de position esthétique qui constitue un ancrage métadiscursif supplémentaire cohérent avec le concept de l’album.

La chanson « Waiting » en est emblématique, d’abord par sa structure formelle qui reproduit la forme traditionnelle couplet-refrain associée à la chanson. Elle suit le patron A-B-A-B-C-A-B, où A correspond au couplet, B au refrain et C au pont[12]. Si les couplets reprennent la particularité essentielle du rap qui est de « mettre en avant le texte scandé sur la mélodie » (Barret, 2008 : 13), les refrains mélodiques viennent polariser la pièce en lui conférant un caractère chanté. L’effet créé est d’installer une médiation entre l’auditeur et la chanson dans laquelle le refrain vient jouer un rôle bien précis qui est celui de l’appel à l’action. Il incarne un « procédé mnémotechnique qui sollicite et favorise la réponse du public » (Julien, 1987 : 153).

Ce refrain mélodique, chanté par les rappeurs et des choristes, devient rapidement un point de repère pour l’auditeur, qui pourra aisément le chanter à son tour et devenir partie prenante de la chanson. Cela est particulièrement vrai dans Gesamtkunstwerk, où l’enregistrement en spectacle donne à entendre la foule qui chante avec les artistes. Les choeurs « représente[nt] une collectivité réelle ou simulée […], la reprise chorale joue le rôle attendu d’entraînement sur l’auditoire : “ça porte à chanter” » (Julien, 1987 : 153). De plus, la foule chante, dans ce refrain, les mots que les membres de Dead Obies lui adressent directement : « I don’t mean to keep you waiting but baby, you know how it goes / Twist a cigarillo and I’m ready for the show[13] ». La foule devient donc porteuse du discours du groupe et lui retourne le commentaire. Cela crée une impression de fusion entre le public et les artistes, ces derniers offrant au premier un espace pour se faire entendre. Cette prise de position agit, à l’instar de la pochette de l’album et des espaces transitoires entre les chansons, pour faire du public le point focal de l’oeuvre.

Gesamtkunstwerk, par son concept, son titre, les théories artistiques dont il s’inspire et les références intertextuelles qui le construisent, constitue un métadiscours sur le travail artistique menant à sa création, qui se déploie en trois temps. D’abord, la mise en place d’éléments visant à faire ressortir la dimension artistique de l’oeuvre, dans une mécanique métadiscursive, puis la reconfiguration des principales caractéristiques du rap, reconfiguration qui se pose en discours sur la dimension artistique du genre. Finalement, la mise en place d’éléments visant à établir des liens avec le champ culturel et musical en même temps qu’ils constituent des repères pour un destinataire différent de celui qui est visé par l’album de rap.

Ces éléments contribuent à montrer à quel point l’album est soutenu par une démarche construite, en opposition à un geste créateur impulsif et spontané. Il devient donc un discours qui se déploie, au même titre que les déclarations des membres du groupe dans les médias, notamment en réponse à la polémique linguistique. En insistant sur le caractère construit et sur la démarche des artistes qui font du rap, le groupe contribue à en faire valoir la légitimité artistique, mettant en lumière le travail sous-jacent à l’oeuvre. Le réseau intertextuel vient relier l’album au champ culturel, mais sa production montre aussi que le discours cherche à rejoindre différents destinataires, y compris des destinataires qui ne sont pas a priori des amateurs de rap.