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Introduction

Jusqu’à la fin des années 2010, le rap québécois demeure perçu comme un nouveau phénomène qui peine à faire sa place dans la musique grand public, malgré son émergence dans la culture populaire dès 1997 lorsque le groupe Dubmatique remporte le prix Félix dans la catégorie « rock » : une catégorie hip-hop[1] (qui deviendra rap en 2019) n’existe pas encore à l’époque. Dead Obies ne fait pas exception à la règle et, malgré son auditoire fidèle, on a à l’époque trouvé à redire sur la langue utilisée par le groupe, sur la quantité autant que la qualité du français dans ses chansons. Cette langue et les images qu’elle véhicule sont pourtant des traits distinctifs de Dead Obies. Leur usage du franglais, un joual renouvelé, est conscient, et le groupe s’en est souvent défendu, comme on le verra plus loin. C’est afin d’explorer cet usage du franglais, mais aussi pour son riche intertexte que j’ai choisi d’analyser la chanson éponyme de leur premier album longue durée, Montréal $ud (2013). Dans cette chanson, Dead Obies relate son parcours et définit sa place sur la scène hip-hop québécoise. Cette place se caractérise en partie par son usage de codes génériques et de référents intertextuels empruntés à la fois au hip-hop étatsunien et à la culture québécoise.

Comme le suggèrent Louis Hébert et Lucie Guillemette dans Intertextualité, interdiscursivité et intermédialité, « “texte” [peut] être entendu au sens (large) de “production sémiotique” indépendamment des médias et des supports en cause » (2009 : 3). Dans le présent article, je considérerai donc ces multiples référents culturels comme étant également des référents intertextuels. Dans « Problèmes de la structuration du texte », Julia Kristeva définissait déjà le texte en termes généraux, comme un « processus de production de sens » (1968 : 298, c’est l’autrice qui souligne) et l’opposait à la notion d’échange, qu’elle décrivait comme un « discours ». Souhaitant s’éloigner de la discursivité de toute prise de parole, elle affirmait : « plus que d’un discours nous parlerons de texte » (Ibid. : 299, c’est l’autrice qui souligne). Analyser le rap grâce à la notion d’intertextualité permet d’insister sur sa littérarité, un choix que vient confirmer la publication, un an après l’album, d’un livre d’accompagnement (2014) contenant les paroles des chansons de Montréal $ud ainsi que des notes explicatives. En sus de la chanson elle-même, ce matériel servira de point d’ancrage à mon analyse littéraire.

« Pour le sujet connaissant, l’intertextualité est une notion qui sera l’indice de la façon dont un texte lit l’histoire et s’insère en elle » (Ibid. : 311), écrivait Kristeva. Ainsi définie, l’intertextualité demande une activation par le lecteur de ses connaissances et permet de situer le texte dans un contexte historique. Une double « socialité[2] » s’installe ici : à la fois l’insertion du texte dans l’histoire, mais aussi le rapport du lecteur au texte. On verra que chaque usage intertextuel dans « Montréal $ud » inscrit Dead Obies tant dans l’histoire du hip-hop que sur la scène locale. Gérard Genette donne quant à lui une définition plus étroite de l’intertextualité, qu’il définit dans Palimpsestes, « d’une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire […] par la présence effective d’un texte dans un autre » (Genette, 1982 : 8). Sa forme la plus « explicite » est la citation, mais la moins explicite et littérale serait l’allusion, soit « un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable » (Ibid. : 8). Tout comme Kristeva, Genette souligne l’importance d’une activation de l’intertextualité par une lecture qu’on pourrait dire double, à la fois celle du texte devant soi et de ceux qui y sont évoqués. Inscrivant ma démarche dans cette perspective genettienne, je souhaite mettre en évidence les échos entre « Montréal $ud » et d’autres chansons rap, échos qui pourraient manquer à l’oreille non initiée, mais qui font pourtant partie intégrante de la démarche d’autolégitimation à l’oeuvre dans la chanson-récit des origines de Dead Obies.

Ce processus de transformation et de reprise, fondamental dans la littérature, est non seulement présent chez Dead Obies, mais il est annoncé et visible dans tout le mouvement hip-hop. Dans les pages qui suivent, il s’agira d’en retracer les marques dans la chanson « Montréal $ud » et de mettre en contexte d’autres textes de rap, non pas comme des marques de filiation, mais plutôt comme un réseau de phrasés, de thèmes et de rythmes charpentant la chanson. Les références à d’autres chansons et à des moments marquants du hip-hop dans le récit du parcours de ses membres rattachent le groupe au genre. En effet, « Montréal $ud » présente un arc narratif complet qui va des origines banlieusardes des membres de Dead Obies à leur réussite dans la métropole, parcours d’autolégitimation que j’ancrerai dans le contexte local à l’aide des bars (lignes ou vers) et des verses (paragraphes ou couplets) qui font usage d’une intertextualité claire par un jeu de reprise et de distinction de leurs emprunts étatsuniens. La chanson peut ainsi être vue comme une carte de visite de Dead Obies, présentant chacun des membres ainsi que les origines du groupe et les légitimant grâce à un récit explicatif de leur parcours sur la scène hip-hop.

L’intertextualité à l’oeuvre chez Dead Obies se rattache en outre au discours mondialisant, concept avancé par Monica Heller et Normand Labrie (2003). Dans ce type de discours, l’authenticité culturelle[3] se manifeste par une mixité des codes, dans une reprise et une réinvention de ces codes. Le discours mondialisant ne fait pas état d’une hybridation tous azimuts, mais bien d’une hybridation de la culture locale, ici québécoise, avec la culture dominante, ici étatsunienne dans un contexte de mondialisation, hybridation dont le bilinguisme est une pierre angulaire. Le groupe allie dans ses textes deux types d’influence, tous deux également appropriés pour leur propre territoire culturel double : le Québec, du fait de l’auditoire et du lieu de production, et les États-Unis, par le genre musical, puisque le hip-hop est originaire et tributaire de la culture des Noirs étatsuniens. Tel que défini par Heller et Labrie, le discours mondialisant est une idéologie linguistique qui repose principalement sur un bilinguisme et une mixité culturelle comme ressources économiques et traits d’une nouvelle francité (Heller et Labrie, 2003 : 21). Ce discours mondialisant émerge et s’installe à l’encontre, voire à l’intérieur même du discours hégémonique qui le précède, le discours modernisant, où un peuple uni et uniforme (et donc unilingue) revendique des droits linguistiques en s’attachant à des « marqueurs identitaires de type ethno-national » (Heller et Labrie, 2003 : 19). Au sein de ce peuple francophone soi-disant uni, Dead Obies offre, à la suite d’autres groupes tels que Muzion (qu’étudie Mela Sarkar dans « “Ousqu’on chill à soir?” Pratiques multilingues comme stratégies identitaires dans la communauté hip-hop montréalaise »), « un nouveau modèle d’identification sociale qui tient compte de la complexité linguistique, ethnique et raciale tabou-isé[e] dans le discours officiel dominant » (Sarkar, 2008 : 40). Le groupe se situe à la frontière entre des symboles et une langue hérités du style musical qu’il explore, et des codes issus du peuple qui l’a vu grandir. Cette frontière, il la franchit sans complexes, dans une « juxtaposition du local et du mondial » (Heller et Labrie, 2003 : 20). Son usage du franglais, tout comme la forte intertextualité de « Montréal $ud », participe de cette mixité. De plus, cette langue lui permet d’intégrer des référents culturels étatsuniens issus du hip-hop. Dans les pages qui suivent, en analysant à la fois les paroles du livre Montréal $ud (2014) et de la chanson éponyme, j’aborderai les aspects québécois qui caractérisent le groupe : le terroir, les opposants (haters), le milieu musical ainsi que la langue, pour ensuite discuter de la culture hip-hop, vecteur de tropes étatsuniens comme le self-made man et la difficulté des origines, et finalement cerner les moyens par lesquels le groupe crée sa propre identité culturelle.

Québécité

Dead Obies crée une représentation du territoire québécois qui reflète le contexte mondialisant dont il fait partie, c’est-à-dire une réalité urbaine et métissée. Cette représentation d’une nouvelle québécité est partagée entre un héritage traditionnel et un présent mondialisé. Qu’elle soit une description du terroir, d’une urbanité ou de la scène hip-hop locale, elle reste ancrée dans un territoire précis, une des caractéristiques du hip-hop puisque la localisation y joue un rôle important. De plus, l’aspect québécois est aussi exprimé par l’utilisation d’une langue francisante, le franglais.

Bien qu’elles ne soient pas abondantes, les références à un certain terroir sont tout de même présentes, dès le premier couplet : « So I’m takin a bath a’ec le yâb en maillot Prada/ Canot-Kayak a’ec Mahée Paiement su’l Chayo Phraya[4] » (RCA, 2014 : 52). Si une nouvelle image est créée par l’utilisation de figures contemporaines comme la marque Prada et Mahée Paiement, on peut aussi y voir une référence au conte de la chasse-galerie dans la mention rapprochée du diable, « yâb » écrit d’une façon joualisante, et du « canot-kayak », moyen de transport similaire à celui qu’utilisaient les bûcherons de la légende. Cette première évocation du passé québécois renvoie à l’héritage catholique de la province, qu’on renverse, le diable passant de menace dans le conte à compagnon dans la chanson. On actualise davantage la référence en remplaçant une rivière québécoise par un fleuve thaïlandais, rattachant le conte à un contexte mondialisant où le tourisme de masse est de mise. Dead Obies fait également référence à la culture autochtone : « 6 Sioux dans ton Wig-Wam/ Chef Sitting Bull? You can call me that » (Yes Mccan, 2014 : 53). Le rappeur se pose comme figure de résistance, mais brouille les pistes, puisque le Chef Sitting Bull fait partie de l’histoire étatsunienne et que les Sioux comprennent les Lakotas, les Dakotas et les Nakotas (Britannica, 2020), qui n’habitent pas le territoire québécois, mais plutôt les régions coloniales de l’Ontario et des États-Unis. Finalement, ces peuples n’habitaient pas des wigwams, mais plutôt des tipis (Encyclopédie canadienne, 2020), alors que les wigwams étaient effectivement utilisés dans la région coloniale du Québec (Gadacz et Filice, [2008] 2020). L’autochtonie est rattachée à un contexte québécois par l’usage de l’adresse et de la première personne, ainsi que du français « Chef » au lieu de « Chief » en anglais, mais chez Dead Obies, l’imaginaire des Premiers Peuples fait fi des frontières. L’hommage se veut symbole; on comprend que Dead Obies s’établit comme une figure de résistance grâce à la mention du Chef Sitting Bull, mais il s’agit plutôt du symbole de l’Autochtone qui est évoqué. Dead Obies s’inscrit dans une longue tradition de la littérature québécoise qui imagine les personnages autochtones comme des « figure[s] gémellaire[s] » (L’Hérault, 1996 : 158) des personnages québécois, tout en en faisant des objets plutôt que des sujets. Yes Mccan s’attribue peut-être les atours et les pouvoirs du chef, mais son mélange des codes autochtones signale certaines lacunes par rapport à la vie et à l’histoire de Sitting Bull. Tout de même, ce faisant, Dead Obies se pose en héritier non seulement d’une certaine culture blanche et francophone, mais aussi d’une culture autochtone qui, selon le groupe, ferait partie de la culture québécoise. Le groupe se présente comme « playfully accepting of cultural differences[5] » (McLaughlin, 2013 : 48) et tente une union des héritages multiples et cosmopolites du Québec.

Cette québécité se manifeste aussi de façon plus contemporaine par l’utilisation de lieux urbains comme « marqueur[s] d’appartenance identitaire » (Leblanc et al., 2007 : 20), mais aussi comme rappel des origines des membres du groupe. Le titre de la chanson « Montréal $ud » ne fait pas que pointer vers la Rive-Sud, elle évoque aussi une ville disparue lors de la fusion de la ville de Longueuil dans les années 1960 (Erskine-Henry). L’évocation de cette ville qui serait maintenant située au centre-ville de Longueuil n’est pas banale. En effet, elle témoigne d’une volonté d’historicité et d’un rappel des origines. De plus, si la ville de Montréal Sud était majoritairement anglophone et bourgeoise dans les années de sa fondation, elle fut également le site d’une mixité égale entre le français et l’anglais dans les années précédant sa fusion avec Longueuil (Erskine-Henry). Une autre référence à la Rive-Sud est faite dans la chanson « Remember, au Lou Lou j’ai failli courir… » (20some). Ici, les rappeurs adressent au public et à eux-mêmes une invitation à se souvenir de leur histoire. On veut se souvenir des débuts banlieusards et du risque des rencontres avec la police. On ne nie pas les origines humbles du groupe et, par cette énonciation, on réussit à mettre en valeur ce trait original. De plus, le Lou Lou étant une « crémerie famous de la Rive-Sud, à Greenfield Park » (Conversation avec Snail Kid, 17 novembre 2014), la référence joue autant le rôle d’authentification des origines, par la mention d’un lieu connu principalement de la population locale, que de marque de connivence avec celle-ci et donc de création d’une communauté autour de nouvelles références partagées. En utilisant une référence géographique précise, 20some s’inscrit dans une mouvance remarquée par Murray Forman dans The ‘Hood Comes First : « Rap’s lyrical constructions commonly display a pronounced emphasis on place and locality. […] [C]ontemporary rap is even more specific, with explicit references to particular streets, boulevards and neighborhoods[6] » (Forman, 2002 : xvii). En mentionnant une ville disparue et un lieu connu seulement de ceux qui l’ont fréquenté, les rappeurs s’inscrivent dans l’espace géographique et musical hyperspécifique qui est le leur. Ils n’y invitent que ceux qui sauront déceler l’invitation à les rejoindre, une marque générique du hip-hop.

Puisque les rappeurs ont émigré de la banlieue vers Montréal, les autres références urbaines sont celles de lieux emblématiques montréalais. La plus importante de celles-ci est le boulevard Saint-Laurent, fleuve de béton traversant Montréal, qui est mentionné trois fois. Le boulevard homonyme joue un rôle de deuxième fleuve séparant « Nord-Sud, Est-Ouest, les deux bords de la Main » (Yes Mccan, 2014 : 53) et donc le côté anglophone et francophone, tout comme le fleuve sépare leurs origines banlieusardes de leur succès montréalais. Leur rapport à la ville se veut ainsi celui d’une mainmise sans frontière, mais aussi d’une appartenance loin des clivages linguistiques. Cette traversée du boulevard par les membres du groupe est affaire de traduction, comme le fait judicieusement remarquer Sherry Simon : « [T]he crosstown voyage in Montreal is always a voyage across languages[7] » (2006 : 7). Le bilinguisme de la phrase, avec l’usage du vernaculaire « Main » pour désigner le boulevard, montre la volonté de traverser celui-ci, unissant ainsi l’est de l’île de Montréal et le West Island et passant d’une banlieue francophone à un Montréal cosmopolite. De plus, cette traversée d’est en ouest à partir du Sud fait écho aux « guerres du rap » (Rose, 2008), à la rivalité entre la West Coast et la East Coast durant les années 1990 aux États-Unis, qui joueront un rôle particulier chez Dead Obies, comme on le verra dans la section sur les références étatsuniennes. Homonyme du fleuve, le boulevard Saint-Laurent est navigable : « J’descends Saint-Laurent contre-sens, tu vas m’croiser » (RCA, 2014 : 52). Même si, par sa signalisation routière, le boulevard est à sens unique, sa navigation, comme le parcours de la ville de Montréal, se fait dans tous les sens et vers tous les auditeurs, interpellés par RCA. Un autre symbole montréalais est utilisé par Snail Kid lorsqu’il évoque le « Mount-Real » (Ibid. : 57). Cette simple évocation opère sur plusieurs plans. Elle agit tout d’abord comme référence au milieu du hip-hop, puisque les Disques Mont Réal ont contribué à l’essor de plusieurs rappeurs phares lors du premier âge d’or du rap au Québec en recrutant des pointures comme Sans Pression, Yvon Krevé et Fonky Family au tournant des années 2000. Il y a, de plus, un jeu entre l’anglais et le français, le mont devenant étranger par sa réinvention en anglais, tandis que cette dénaturalisation rappelle l’origine francophone « Mont réal » de la toponymie de la ville et son lien avec la montagne la surplombant. Pour régner sur le « rap jeu », être royal comme le mont, il faudrait donc être vrai, être real, ce qui rattache les rappeurs au discours mondialisant. Le lieu est un symbole géographique, ancrant l’action dans une « montréalité », donc dans une localité spécifique telle que mentionnée par Forman, mais est aussi un symbole historique, rappelant l’héritage du nom colonialiste de la montagne, ainsi que l’histoire du rap au Québec et les étiquettes qui l’ont fondé.

Cette réalité montréalaise s’actualise dans des références à la scène musicale et plus précisément à la scène hip-hop. « On est su’l’Piu juste forth and back » (Yes Mccan, 2014 : 53) fait non pas référence à une nouvelle drogue de synthèse, mais bien à la scène de producteurs montréalais où gravitaient KNLO d’Alaclair Ensemble, Kaytranada, Gayance et les membres de Dead Obies (Renaud, 2012). On en fait moins mention aujourd’hui, éparpillement des membres oblige, mais ce mouvement était fait de collaboration et de solidarité (Ibid., 2012). C’est à cette solidarité que Yes Mccan semble faire allusion ici, puisque son couplet s’attache aux liens sociaux des membres du groupe, comme dans la référence analysée précédemment aux « 6 Sioux ». S’il y a appartenance à un mouvement ou à une communauté, celle-ci est à comprendre dans un sens large et non normatif. Sur la scène musicale Piu piu, la volonté d’expérimentation faisait office de critère d’appartenance, plus qu’un quelconque critère de mise en forme de la musique. Cette grande communauté est en lien avec le « post-rap » (Yes Mccan, 2014 : 53), où les mêmes protagonistes se voient évoqués (mais du côté du rap plutôt que de celui de la production musicale) : Alaclair (dont fait partie KNLO), K6A, et bien d’autres. Ce n’est pas un flow (rythme d’énonciation des paroles des rappeurs) particulier ni des thèmes communs qui déterminent l’esprit post-rap, mais bien plus la volonté de déconstruire les traditions du rap et l’utilisation d’un français modifié (absurde oulipien chez Alaclair, il se retrouve mêlé d’anglais chez Dead Obies). En mentionnant explicitement deux mouvements de la scène locale, Yes Mccan affiche ses couleurs et situe son groupe sur les scènes hip-hop et rap québécoises, mais aussi dans son histoire. On fait finalement directement référence à Alaclair Ensemble par ce « shouts à Bobby Nelson » (Yes Mccan, 2014 : 53), surnom d’Ogden Ridjanovic, membre d’Alaclair. Le shout-out est une façon de tirer son chapeau à quelqu’un d’autre, et le rappeur souligne ici le rôle-clé qu’a joué Ogden dans son propre parcours. L’utilisation du surnom joue encore une fois le rôle de marqueur d’une connivence, de clin d’oeil entre initiés. En nommant une communauté, Dead Obies (re)constitue la communauté musicale et langagière à laquelle il participe.

La communauté se construit parfois en exclusion et, dans le cas de Dead Obies, les tensions prennent place au sein même de la communauté québécoise. Comme le souligne Imani Perry dans Prophets of the Hood, la musique hip-hop se bâtit par rapport à l’autre, souvent en opposition : « Hip hop music celebrates Me and We, as opposed to You. […] But either way, the Other occupies a position of relative powerlessness vis-à-vis the I[8]. » (Perry, 2004 : 89) En nommant les personnes desquelles ils se détachent, les « autres » qui ne sont pas inclus dans le public pour lequel ils font leur musique, mais font plutôt partie des détracteurs auxquels ils s’opposent, les membres de Dead Obies ont l’avantage de mener leur combat sur leur propre terrain, lui-même plus propice à ce genre de prise de position que d’autres genres musicaux. Ces exclus sont qualifiés de haters et sont mentionnés directement dans la chanson, comme on le voit souvent dans le monde du rap. Ces opposants sont présentés comme un obstacle à surmonter, une manière de renforcer sa position dans le milieu. Le public plus âgé est critiqué par ce bar : « Pis fuck si ça offense les matantes que tous leurs enfants me listen » (Yes Mccan, 2014 : 53). Par ces paroles, on rend compte, en langue vernaculaire québécoise et en utilisant un trope simpliste et sexiste, d’un sentiment de rejet de Dead Obies par les générations québécoises précédentes, tout en ajoutant par bravade que l’on a conquis un public plus jeune. Comme le souligne Perry, dans le cadre du hip-hop, les opposants sont impuissants à se défendre, la chanson devient un terrain de lutte sur lequel les rappeurs ont la pleine maîtrise. Ce refus de discuter des questions langagières de façon politique fait également partie des traits du discours mondialisant selon Heller et Labrie : « Un des effets principaux du discours est de déplacer sur le terrain de l’économie des processus de sélection sociale auparavant rendus légitimes par un discours politique » (2003 : 21). Dead Obies se targue déjà d’obtenir gain de cause quant au bien-fondé de sa démarche artistique, puisqu’il peut compter sur un public fidèle, toujours prêt à consommer leur bien culturel en franglais. Le substantif « matantes » peut tout à la fois illustrer la colère des membres qui utilisent une insulte pour se défouler et un problème répandu dans plusieurs milieux, dont celui du hip-hop : le sexisme. Comme l’a fait remarquer Tricia Rose, les accusations de sexisme portées à l’encontre du rap sont peut-être justifiées, mais se fondent souvent sur une présomption d’innocence du reste de la société (étatsunienne dans son contexte) : « [These commentsrely on the fiction that American mainstream models of masculinity are non-violent, “respect” women, and reflect a history of civility, honor, and justice[9]. » (Rose, 2008 : 118) L’un n’empêche pas l’autre, et plusieurs critiques et spécialistes du rap se sont penchés sur la question du sexisme dans le milieu et dans les paroles des chansons[10]. Quoi qu’il en soit, les « matantes » servent à faire contraste avec la popularité de Dead Obies : la vieille garde refuse de voir leur succès et s’en offense, mais ce succès reste néanmoins indéniable puisque la nouvelle génération, elle, les écoute. John J. Gumperz, dans sa définition des termes « we-code » et « they-code », affirme que le code switching est chargé d’une valeur qualitative, que le passage d’une langue à l’autre ne se fait pas que par pure question de compréhension : 

The direction of the shift also carries clear semantic value. The oppositions warning/personal appeal; casual remark/personal feeling; decision based on convenience/decision based on annoyance; personal opinion/generally known fact can be seen as metaphoric extension for the we/they code opposition[11].

Gumperz, 1976 : 39

Les rappeurs utilisent ici l’anglais comme une façon de provoquer davantage leurs détracteurs, comme une façon de rendre leur insulte plus personnelle en changeant de code pour un autre, ce qui constitue l’objet des critiques. Leur usage d’un autre code participe de cet éthos du rap, remarquée par Perry, qui est toujours constitué d’un « nous » en opposition (relative) à un « vous ». Le hater le plus notable reste bien entendu Christian Rioux, qui a publié deux articles au vitriol sur le groupe et son usage du franglais, « ce mélange bien spécifique de français et d’anglais » (2014), en 2013 et 2014. Les membres clament à deux reprises : « Chris Rioux won’t hold me back » (Yes Mccan, 2014 : 53). On répond donc aux critiques dans l’oeuvre même, une pratique courante dans le rap. Comme l’affirme Gumperz : « Whenever a code or speech styles regularly associated with a certain class of activities, it comes to signify or connote them, so that its very use can signal the enactment of these activities[12] » (Gumperz, 1977 : 43). L’usage de l’anglais connote le hip-hop étatsunien et renforce la référence au milieu d’origine, ainsi que la pratique de la réponse aux haters propre au genre musical. L’usage d’un we-code constitue un passage à une autre pratique culturelle : on invite Christian Rioux à venir débattre dans une langue et une pratique différentes de celles de sa chronique. Le rap de Dead Obies montre son engagement dans la vie réelle, déjà observé dans l’ancrage identitaire associé aux lieux. Cet engagement dans le réel s’accompagne d’une volonté marquée de prendre sa place malgré ses opposants. Le groupe sert également une rebuffade à Christian Rioux en l’affublant d’un surnom, « Chris », qui affaiblit sa position d’autorité en tant que chroniqueur au Devoir, tant parce qu’il s’agit d’un diminutif que parce que celui-ci est l’homophone d’un juron québécois. Mais surtout, il lui offre en réponse à ses chroniques une de ces phrases en franglais qu’il qualifierait de « suicidaire » (Rioux, 2013).

Malgré les accusations de « créolisation » du français énoncées par Christian Rioux (2014), Dead Obies montre une volonté claire de traduire en français québécois les tropes étatsuniens du hip-hop, les intégrant ce faisant à sa démarche scripturale. La langue particulière qu’ils utilisent à cette fin constitue en effet un autre des traits québécois de Dead Obies. Car la créolisation dont on les accuse (et dont la définition linguistique n’a aucune des connotations négatives que lui donne Rioux, sans compter qu’elle s’applique mal au franglais[13]) reste fondée sur la langue française. Dead Obies a choisi le franglais pour rapper, et celui-ci sert de matériau de base à son oeuvre (en faisant exception d’O. G. Bear qui rappe en anglais[14]). Comme le fait remarquer Yes Mccan dans sa « Réplique aux offusqués », chronique répondant aux critiques à propos de la pratique hétérolingue du groupe, « quand Céline Dion et Simple Plan ont frappé des succès planétaires grâce à des oeuvres en langue anglaise, pourtant tous francophones de naissance […], vous êtes passé à côté » (2014). Le rappeur souligne le refus de vilipender les artistes qui connaissent un succès international en anglais alors que des artistes qui tentent de faire leur marque au Québec dans un français mixte sont critiqués (Gervais, 2014). Il aurait été possible pour Dead Obies, comme l’ont fait d’autres artistes, dont Pascale Picard, Sylvain Cossette et Coeur de Pirate, comme le mentionne Yes Mccan (2014), de faire carrière au Québec en anglais, sans toucher au français, mais en le laissant de côté pour un temps.

Cette volonté de québécisation de la part de Dead Obies se remarque notamment par l’adaptation en franglais de tropes étatsuniens. Le mouvement Dirty South devient le $ud $ale, et les paroles de la chanson « The Message » : « It’s like a jungle sometimes / It makes me wonder how I keep from going under[15] » (1982) deviennent : « De vivre dans l’$ud $ale/ J’me d’mande comment j’vais m’en sortir intact ». Le ad-lib (son rythmant les paroles) précédant le refrain de Grandmaster Flash and the Furious Five, un « ha-ha » saccadé, s’insère dans la seconde syllabe du mot « intact ». Le premier bar du verse n’est pas traduit, on préfère le remplacer par une référence au mouvement Dirty South, alors que le second bar, sans être une traduction littérale, adapte les paroles à un vernaculaire québécois, notamment avec les nombreuses élisions et la prononciation du [ɛ] de « vais » en [ɑ]. L’intertextualité entre « Montréal $ud » et une des chansons pionnières du hip-hop se joue à plusieurs niveaux : le refrain de « The Message » est repris comme extrait, répété par les rappeurs, traduit et adapté dans les paroles du refrain de « Montréal $ud », et rappelé par le ad-lib. Ces stratégies témoignent d’une autre caractéristique spécifique au hip-hop, soit la connaissance de la reprise par les auditeurs. Comme l’écrit Mark Anthony Neal, dans la musique hip-hop, « [t]he musical memory for the listener forms part of the new musical experience[16] » (Neal, 2004 : 57). Le hip-hop se construit à la fois dans la nostalgie et dans un mouvement de revitalisation et de vitalité; chaque chanson puise dans les oeuvres qui l’ont précédée et évoque celles-ci comme autant de clins d’oeil à l’auditeur. Cet aspect référentiel pourrait constituer une autre forme de we-code, un langage (in)formé par la connaissance des rythmes et des phrasés des rappeurs du passé. La remarque de Neal fait également état d’un auditoire qui a son propre horizon d’attente et dont l’écoute du hip-hop se fait en réseau, en mettant en lien différentes chansons. Dans son « Historique du concept d’intertextualité », Nathalie Limat-Letellier avance quant à elle que « [l]a reconnaissance de l’intertexte suscite la connivence d’un lecteur initié » (Letellier, 1998 : 25). L’intertextualité met donc en relation non seulement l’oeuvre et celles qui l’ont précédée, mais aussi l’auteur et le lecteur, ou le lecteur et le texte. Le rap se présente comme fortement intertextuel, et par sa multiplication de jeux intertextuels, « Montréal $ud » permet à Dead Obies d’affirmer haut et fort son appartenance au genre en affichant ses connaissances. Le but avoué de l’entreprise musicale de Dead Obies n’est pas de connaître un succès international, mais bien d’offrir à sa génération et à son époque, « une langue qui [est] sienne » (Dead Obies, 2014 : 17). Afin d’atteindre son but, le groupe reprend les lignes importantes de l’histoire du hip-hop en les réinterprétant en français dans le refrain de sa chanson, mais reprend aussi certains des thèmes classiques du genre. Comme le fait remarquer Michael Eric Dyson, « [a]s it evolved, rap began to describe and analyze the social, economic, and political factors that led to its emergenceand development: drug addiction, police brutality, teen pregnancy, and various forms ofmaterial deprivation[17] » (Dyson, 2004 : 61). Les rappeurs du groupe n’ont pas évolué d’un contexte similaire à celui de la naissance du hip-hop aux États-Unis, mais ils respectent tout de même les codes de représentation de leur contexte socioéconomique dans les paroles de la chanson. La traduction de paroles de rap célèbres donne aux Québécois qui ne seraient pas familiers avec la culture hip-hop une nouvelle façon de comprendre leur réalité, grâce aux moyens fournis par la culture étatsunienne.

La mixité identitaire provenant de l’intégration de codes du hip-hop étatsunien peut ainsi être vécue en français; porté par un discours mondialisant, Dead Obies tente de « vivre [sa] francité, laquelle n’est plus conçue comme homogène » (Heller et Labrie, 2004 : 93). Le français mixte, le franglais, qu’utilise le groupe reste du français dans l’optique de ce discours mondialisant. L’emprunt ou l’appartenance à une culture dominante, comme la culture étatsunienne, ne nie pas l’appartenance à une communauté francophone. Dead Obies tente d’offrir une vitrine à une identité québécoise francophone métissée, certes différente de l’identité traditionnelle ou modernisante selon les définitions de Heller et Labrie, mais québécoise et francophone malgré tout. Les instances linguistiques et culturelles modernisantes (unilingues et demandant à protéger des droits linguistiques), tel Rioux, qui voient la langue comme un tout homogène à préserver, ne reconnaissent pas en cette mixité une appartenance québécoise, alors même que les membres du groupe se réclament d’une telle appartenance. Le but de « Montréal $ud » et de Dead Obies ne serait donc pas de connaître un succès international (plus facile en anglais), mais plutôt de créer une pratique permettant à la fois de traduire la réalité sociolinguistique vécue par les « enfants de la loi 101 » et de s’inscrire dans la culture hip-hop québécoise.

Références étatsuniennes

On ne peut nier que le groupe transmet, en plus de sa québécité, plusieurs références étatsuniennes, principalement issues de la culture hip-hop. La culture populaire étatsunienne traverse la culture hip-hop, bien que certains considèrent celle-ci comme une sous-culture puisqu’elle est perméable à la première. Les rappeurs s’inscrivent dans le milieu québécois, dans le contexte d’un discours mondialisant qui se construit « aussi en regard du groupe dominant » (Heller et Labrie, 2004 : 80), lequel pourrait se concevoir comme étant les États-Unis. On peut aussi remarquer des emprunts plus intimement liés à la culture hip-hop, soit des origines humbles, desquelles les rappeurs finissent ensuite par s’extirper pour devenir de véritables self-made men. Même si les débuts difficiles comme le mythe du self-made man sont des tropes courants dans la culture étatsunienne, ce sont leur utilisation et leur adaptation par la culture hip-hop qui m’intéressent.

Certains éléments de la culture populaire étatsunienne ont ainsi été adoptés par la culture hip-hop : l’influence de la culture populaire dominante et des références à celles-ci sont présentes depuis les débuts du hip-hop. Dans le verse de RCA analysé plus haut, le roman de Lauren Weisberger, The Devil Wears Prada, qui a été adapté au cinéma, se trouve intégré dans la chanson en tant que référence populaire : « So I’m takin a bath a’ec le yâb’ en maillot Prada » (RCA, 2014 : 52). Dead Obies n’est pas le premier à faire référence à The Devil Wears Prada dans son rap. De plus, l’utilisation du nom de la marque s’inscrit dans une rhétorique plus générale de références à des marques haute couture et street, l’évocation de ces marques participant à l’établissement d’un statut social élevé par la maîtrise de ses codes. Nommer la marque dans une chanson permet d’accéder au même statut symbolique que le port de vêtements griffés. On peut également noter dans le même verse l’utilisation d’un autre code populaire, celui du troisième oeil : « j’dors juste d’un oeil pis c’est pas l’troisième » (RCA, 2014 : 52). L’image du troisième oeil a été récupérée par la culture New Age, qui s’est approprié et a popularisé ce symbole dans la culture étatsunienne. Cette image a ensuite été reprise dans la culture hip-hop, au sein de laquelle elle est liée le plus souvent au sexe[18]. L’allusion au « bath » et par la suite l’explication (« quand son mari est pas là, c’est wild » (RCA, 2014 : 52)) montrent que le rappeur utilise l’image en respectant les codes d’un certain hip-hop dans lequel on se targue de multiples conquêtes sexuelles et possessions matérielles, davantage que dans la culture New Age.

La fascination pour le vedettariat, élément central de la culture populaire étatsunienne, est également présente dans le rap de Dead Obies. On peut noter la référence à plusieurs célébrités étatsuniennes : « plus d’Ice Cube que de Cuba Gooding », « j’voulais Mila Kunis », « …Je voulais être Mark Grudzilanek » (20some, 2014 : 54-55), etc. La première référence montre que l’identification ne se limite pas à des modèles blancs, mais rejoint aussi des modèles afro-américains, puisque les jeunes intéressés par le hip-hop « visent à s’affranchir des étaux de la marginalisation raciale, économique et politique » (Leblanc et al., 2007 : 23). Un jeune Québécois blanc peut alors chercher des modes d’affranchissement à l’extérieur de son groupe d’origine. Il faut également noter le double standard des références à des célébrités. En effet, la référence à Mila Kunis rejoint celle à Mahée Paiement dans le verse de RCA. Ces femmes célèbres sont davantage perçues comme des symboles désirables en lien avec un certain statut social que comme des modèles à part entière. Les actrices sont ainsi considérées par les hommes comme des objets à posséder. Le sexisme, dont les oeuvres hip-hop sont régulièrement accusées et dont il serait judicieux de rappeler, à la suite de Rose, qu’il est loin de leur être exclusif, est donc bien présent dans les paroles de « Montréal $ud ».

Le trope des débuts humbles revient souvent dans le rap étatsunien. Faisant écho au mythe du self-made man, le rappel des origines modestes permet de mettre en évidence le progrès accompli et la difficulté (et donc le caractère exceptionnel) du parcours des rappeurs. Ce rappel des origines modestes permet aussi de rester « “street” – c’est-à-dire spontanés [...] et sans intérêt commercial primaire » (Leblanc et al., 2007 : 17), concept qui s’apparente à une certaine forme d’authenticité, qui n’est toutefois pas linguistique comme chez Heller et Labrie. Le mythe du self-made man vise à atténuer les contradictions entre l’authenticité « street » et le succès commercial des rappeurs. En rappelant leurs origines et leur histoire, les rappeurs mettent non seulement en évidence leur succès, mais parent également à une critique éventuelle voulant qu’ils l’aient obtenu de façon malhonnête, puisqu’ils décrivent leur parcours à partir d’un milieu modeste.

La chanson « Montréal $ud » traite principalement de ces débuts humbles. En effet, comme on l’a vu, le refrain est un emprunt à la chanson « The Message » de Grandmaster Flash and The Furious Five, une des toutes premières chansons de rap à être connues du grand public. Dans « Montréal $ud », l’emploi d’un tempo lent efface l’aspect festif qui avait en partie permis l’essor de la chanson « The Message » dans la culture populaire; ce changement de tempo n’affecte cependant pas le « message », qui est justement conservé, renforçant le lien intertextuel entre les deux oeuvres. On retiendra donc la difficulté de vivre dans un quartier pauvre et parfois violent qui, évoquée dans « The Message », reste vraie dans une autre mesure chez Dead Obies. Yes Mccan le réitère : « Rappelle-toi qu’on est partis de nothing » (Yes Mccan, 2014 : 53). L’adresse montre la nécessité de se souvenir de ses origines, non seulement pour chacun des membres du groupe, mais aussi pour le public, le passé étant garant de l’authenticité des rappeurs. On présente néanmoins ces origines humbles comme un simple obstacle devant être surmonté en faisant référence à un autre des premiers rappeurs populaires, The Notorious B.I.G., et à sa chanson « Juicy » (1994) : « “It was all a dream” » (O. G. Bear, 2014 : 55). Si les débuts sont modestes, on caresse de grands rêves, comme The Notorious B.I.G. qui évoque ses espoirs dans sa chanson. Le groupe québécois connaît les grandes figures du rap et rêve d’en faire partie, de profiter de la même vie qu’elles. Dead Obies ne peut prétendre au même succès que The Notorious B.I.G., mais il peut toujours en rêver et s’en rapprocher. La remarque de O. G. Bear fait état de la même incrédulité face au succès qu’évoquait Biggie dans ses paroles : si on a atteint le statut dont on rêvait, il semble donc qu’une part d’irréel teinte celui-ci et qu’on pourrait donc perdre sa place bien rapidement. La fragilité du succès pourrait expliquer que les membres du groupe sentent le besoin de rappeler constamment leur réussite dans leurs chansons.

La réinterprétation des succès du hip-hop étatsunien est aussi à l’oeuvre dans la traduction du mouvement (et du lieu) Dirty South, dans la chanson « $ud $ale ». C’est également une des expressions propres au groupe, $ud $ale « désignant toutes les régions au sud de l’île de Montréal, particulièrement ses banlieues » (Dead Obies, 2014 : 137). La stylisation de « $ud $ale » tisse un lien architextuel indiquant une appartenance générique au rap, avec plusieurs groupes et artistes étatsuniens portant des noms orthographiés avec des « S » stylisés en signe de dollar, tels que les rappeurs d’A$AP Mob, ou encore Travi$ Scott au début de sa carrière. L’expression « Dirty South » quant à elle a été popularisée par le groupe Outkast. Par cette formule, le groupe manifestait la volonté de se faire entendre, affirmant lors de l’acceptation de son prix dans la catégorie « Best New Rap Group » aux Source Awards 1995, alors qu’il était hué par la foule. À cette dernière, Andre 3000 a répondu : « The South got something to say[19] » (Bernstein, 2014), une remarque reprise dans la chanson « Chonkyfire » de l’album Aquemini (1998). Par cette affirmation, Andre 3000 distingue le Sud des États-Unis de la rivalité Est-Ouest de l’époque, créant ainsi un mouvement (plusieurs rappeurs d’Atlanta ont émergé par la suite, par exemple Ludacris et T.I. ou, plus récemment, Lil Yachty, Baby et 21 Savage). En se réclamant du Dirty South, Dead Obies non seulement renomme le lieu de ses origines, la Rive-Sud, et se le réapproprie, mais il invoque aussi le pouvoir libérateur de l’affirmation de Outkast pour son propre lieu d’origine : ses membres ont quelque chose à dire, que leurs détracteurs veuillent l’entendre ou non, que la culture populaire veuille les accepter ou non. Tout comme Outkast s’est distancié de la rivalité entre la East Coast et la West Coast, Dead Obies ne tient pas compte des distinctions entre l’Est et l’Ouest de l’île. Ses membres rapperont dans leur propre langue, le franglais, et mèneront leurs propres batailles.

C’est peut-être à ces guerres intestinales du rap étatsunien que fait référence RCA lorsqu’il remarque : « Tout le game est fucked up » (RCA, 2014 : 52), puisque comme le note Sarkar, le monde du rap au Québec est plutôt caractérisé par la coopération et la création de nouvelles communautés (Sarkar, 2008 : 36). La remarque de RCA pourrait cependant être vue comme une dénonciation des difficultés qu’éprouve le mouvement hip-hop à se tailler une place dans les radios commerciales québécoises (Leblanc et al., 2014 : 20). Ces débuts difficiles conduisent Dead Obies à traiter la réussite comme un thème en soi dans les paroles de « Montréal $ud ». Celle-ci devient le prétexte à une vantardise justifiée par le travail abattu. L’origine périphérique (la Rive-Sud) n’a pas empêché « their upward social mobility and their new position of power in a globalized world[20] » (McLaughlin, 2013 : 48), à l’instar de Radio Radio dont Mireille McLaughlin fait l’analyse dans l’ouvrage Multilingualism and the Periphery. Cette persévérance est exprimée par l’expression « let’s do this » (20some, 2014 : 54), qui témoigne d’une volonté de tout accomplir, par tous les moyens. En effet, la première tentative de réussite de 20some est illicite et se soldera par une quasi-arrestation : « But I never did time... » (Ibid. : 55). Sa ténacité lui permet toutefois de quitter ensuite le monde interlope : « Décidé d’arrêter le grind, de keep legit for a while », de se ranger pour finalement connaître le succès grâce à sa musique, rappelant le parcours de plusieurs figures du rap : Jay-Z aux États-Unis, ou Tizzo au Québec. Cette volonté de réussite est récompensée par la fidélité des admirateurs : « Y’a pas d’mothafucka fresh like us / J’print Dead-O sur un T pis tu veux dress like us » (RCA, 2014 : 52). Ce verse fait non seulement mention de l’histoire du groupe, d’une période au début de sa carrière durant laquelle les amateurs portaient les t-shirts du groupe avant même qu’on entende ses chansons à la radio, mais il témoigne également de sa popularité à la parution de l’album, puisque le groupe vend des produits dérivés comme des t-shirts, des camisoles, des chandails à capuche et même des chaussettes. Cette transformation du groupe en marque correspond à une pratique de mise en marché de la langue propre au discours mondialisant, qui « mise sur […] l’économie comme domaine clé pour la valorisation des formes et des pratiques langagières, ainsi que pour les identités et les appartenances » (Heller et Labrie, 2004 : 21). La marchandisation du groupe lui procure un certain succès et crée un sentiment d’appartenance chez les consommateurs de culture populaire habitués à des artistes qui ont aussi une image de marque. Ce mode de fonctionnement de la culture se rattache au discours mondialisant tel qu’Heller et Labrie le définissent, puisqu’un des critères permettant de définir ce type de discours est « la commercialisation des biens linguistiques et culturels » (2003 : 21). Le flow, le phrasé, rappelle également A$AP Rocky dans « Fuckin’ Problems » : « Never met a motherfucker fresh like me / All these motherfuckers wanna dress like me[21] » (A$AP Rocky, 2013). On fait ici référence à un rappeur qui est contemporain de Dead Obies, mais également plus proche de leur réalité, une réalité où l’importance de créer une image est un impératif marchand. La compagnie SSUR a ainsi vu ses profits augmenter de façon importante (Hypebeast, 2013) lorsqu’A$AP Rocky a porté des vêtements de sa marque Comme des Fuckdowns, elle-même une récupération de la marque de la créatrice japonaise Rei Kawakubo, Comme des Garçons, qui comporte à son tour une collection streetwear appelée Play. Ces derniers exemples montrent que le vêtement devient un produit dérivé de choix pour les artistes musicaux. Comme le fait remarquer Perry dans Prophets of the Hood : « Hip hop heads did not fail to recognize that the flow between high fashion and the hood worked in both directions[22] » (Perry, 2004 : 195). Le rapport entre la mode et le hip-hop n’est pas nouveau, il est explicitement exprimé dans les paroles des chansons et se reflète dans la façon dont les artistes choisissent de se représenter, notamment par la mention de marques comme on l’a vu plus haut.

On rencontre à nouveau dans « Montréal $ud » l’évocation d’un grand nom du rap et l’imitation du phrasé d’une chanson, qui sont autant de clins d’oeil adressés aux connaisseurs qui, en reconnaissant les références, reconnaissent également que la chanson utilise un langage typique du hip-hop. On remarquera d’ailleurs que le rhyme de RCA reprend partiellement en anglais le phrasé de A$AP Rocky, alors même qu’il s’attaque à ceux qui voudraient copier son style. Il s’agit d’un des enjeux de la musique dans laquelle Dead Obies s’inscrit :

Rap relies on shared knowledge, a common musical and lyrical vocabulary accessible to all. At the same time, few charges are as damning to an MC as being called a biter. Biting, or co-opting another person’s style or even specific lines, qualifies as a high crime in hip hop’s code of ethics and aesthetics[23].

Bradley, 2009 : 147

Il s’agit donc de rendre hommage, mais sans jamais plagier, une ligne mince qui est parfois franchie quand on passe de l’appréciation authentique à la représentation frauduleuse. Rappelons que, même aujourd’hui, la question des ghostwriters est extrêmement taboue dans le rap.

La mainmise sur le milieu est un autre trope de la culture hip-hop[24] : « Y’étaient comme qui ça? Toi, ça? Ben non! / Qui c’est qui run le game now? » (Snail Kid, 2014 : 56). Le rappeur s’adresse directement au public et à ses connaissances, mais signale par sa question rhétorique que l’opinion de celui-ci ne l’intéresse guère, qu’il n’a pas besoin qu’on lui donne raison, qu’il peut réussir par lui-même, en dépit de ses détracteurs, qui sont encore une fois mentionnés explicitement dans la chanson. Comme le rappelle Adam Bradley dans Book of Rhymes, « [r]ap never ignores its listeners. Quite the contrary, it aggressively asserts itself, often without invitation, upon our consciousness[25] » (Bradley, 2009 : xiii). Snail Kid s’immisce dans la conscience de l’auditeur pour réaffirmer que la réponse ne fait aucun doute. Le sens de l’expression est plutôt flagrant : on assiste à un couronnement performatif. D’affirmer qu’on « run le game », même lorsque l’affirmation est contestable, permet effectivement de renforcer sa position à condition d’agir comme les rois du milieu. J. L. Austin, dans How to Do Things with Words, avance que des affirmations performatives qui témoignent d’intentions doivent être suivies d’actions concrètes : « [T]he participants must so conduct themselves subsequently[26] » (Austin, 1975 [1962] : 39). Snail Kid insère paradoxalement sa propre subjectivité dans la question qu’il pose, puisqu’il n’attend pas de réponse du public; il s’impose comme chef de file du rap québécois en transformant sa question, « Qui c’est qui run le game now? », en proposition rhétorique : la réponse est évidemment lui-même.

Dans « Montréal $ud », on assiste à un déroulement narratif rapide, où le travail et l’effort sont résumés par les origines et où le résultat final, le succès, est accompli par la mention même de ce succès. Ce type d’histoire est monnaie courante dans la culture hip-hop[27] et montre un attachement au mode de fonctionnement de celle-ci. Cette forme de chanson moins lyrique que narrative et surtout ce mode de reprise d’histoires connues sont typiques du hip-hop, comme le fait remarquer Bradley : « To tell a familiar narrative in a new way is the motivating impulse behind a lot of rap storytelling[28]. » (Bradley, 2004 : 159) Les symboles et la langue sont québécois, mais l’histoire, elle, se veut étatsunienne, réussite et happy ending à l’appui.

Création d’un langage

Dans les chansons de Dead Obies, la langue d’attache est le français et les symboles du hip-hop, étatsuniens; il demeure toutefois qu’à la jonction des deux cultures, les membres de Dead Obies réussissent à créer un langage, par l’utilisation à la fois du franglais et d’images qui leur sont propres. J’ai déjà mentionné que le groupe procède à l’adaptation de chansons issues du rap. Son inventivité langagière s’allie à un procédé d’adaptation afin d’arriver à la « création de nouveaux espaces discursifs où le marqueur identitaire linguistique ou ethnique n’occupe plus une position centrale, mais où la combinaison de divers marqueurs identitaires entre en jeu » (Heller et Labrie, 2004 : 328). Les rappeurs, d’origines diverses, mettent en commun leur connaissance de la culture québécoise dans laquelle ils sont nés, de la culture étatsunienne qu’ils ont consommée, et leurs multiples origines socioculturelles.

On peut remarquer que, s’il y a une grande perméabilité de la langue française à l’anglais chez les membres du groupe qui rappent en français, l’inverse ne s’applique pas chez celui qui rappe en anglais, O. G. Bear. Aucun terme en français n’apparaît dans son verse; cependant, plusieurs des termes propres à Dead Obies rythment ses paroles et constituent son lien linguistique avec le reste du groupe dans la chanson. Des termes comme « Mississippin’ » (O. G Bear, 2014 : 56), qui veut dire dans le langage du groupe boire un coup, chiller, avec encore une fois le Sud en tête (FrancoFolies, 2014); « We triple Z’d up » (Ibid. : 55), qui veut dire dormir, image inspirée des BD où les trois « Z » y symbolisent le sommeil (conversation avec Snail Kid du 27 novembre 2014); ou encore « zin » (2014 : 56), prononcé à la québécoise et habituellement utilisé par le groupe comme un symbole de vitesse, mais récupéré comme métaphore de l’argent (conversation avec Snail Kid du 27 novembre 2014), sont tous des inventions du groupe, employés quelle que soit la langue des verses. Ces nouveaux tropes sont destinés à être utilisés non seulement par les membres de Dead Obies, mais aussi plus largement par leurs auditeurs, comme le montre la parution du livre d’accompagnement à l’écoute de l’album. Hautement inventifs, ces termes soulignent l’existence d’une langue festive, liée à l’idée de jeu : « language as playing field[29] » (Lamarre, 2014 : 139). Loin de se cantonner à l’utilisation d’une langue mixte, les membres du groupe créent un langage artistique non pas colonisé, mais créateur.

Une autre expression propre à Dead Obies est celle de « Money over Jesus » (O. G. Bear, 2014 : 56). Le hip-hop étatsunien est empreint de références à Dieu, mais on sait bien qu’au Québec, la question de la religion a théoriquement été séparée de la vie publique (tant bien que mal) durant la Révolution tranquille. Cependant, puisque le groupe est au confluent des deux cultures, plusieurs références à Dieu et à la religion sont présentes dans ses chansons. L’expression « Money over Jesus » montre deux tropes du hip-hop étatsunien, soit la religion et l’argent, dans un rapport plutôt blasphématoire qui connote un héritage bien québécois. Certains appels à Dieu restent cependant dans la veine religieuse : « God, I need to flip it on ya, ‘cause it’s hard to keep it hundred[30] » (O. G. Bear, 2014 : 56), ou encore : « God, is it a sign » (20some, 2014 : 55). Ils font état de supplications typiques de la chrétienté et, dans le cas de O. G. Bear, ils sont formulés dans un vernaculaire typiquement étatsunien, plus spécifiquement celui des Noirs étatsuniens, avec « flip it on ya » (rendre responsable) et « keep it hundred » (rester honnête). Cependant, la plupart de ces appels à Dieu se rapprochent des usages laïques courants au Québec. On peut noter les sacres, autres marques de transgression du religieux. Tout aussi abondants que les « fuck », ils sont surtout employés sous forme de verbes : « j’me calice All-In », « crisser l’camp », « Qu’est-ce tu christ » (Snail Kid, 2014 : 57), « décalisser du $ud $ale » (20some, 2014 : 55). On utilise également le terme « Preach! », une référence propre au milieu du rap, mais qui reprend le vocabulaire religieux (Dead Obies dans le verse d’O. G. Bear, 2014 : 56), « pour signifier l’approbation par la communauté du propos qui vient d’être tenu » (Dead Obies, 2014 : 57). Les références religieuses sont surtout présentes afin de mieux être tournées en dérision. On notera donc, en plus de « Money over Jesus », une des premières lignes de la chanson « Montréal $ud » : « Buddy, y’a juste God qui peut judge, pis y’est pas là » (RCA, 2014 : 52). Cette référence à la chanson de Tupac, « Only God Can Judge Me » (1996), montre que Dead Obies a une bonne connaissance de l’histoire du rap et qu’il peut établir une connivence avec l’auditeur féru de ce genre de musique, tout en invoquant une immunité supérieure à celle que Tupac revendiquait : puisqu’il n’y a pas de Dieu, personne d’autre ne peut juger les rappeurs ni prétendre les dominer. L’évocation du jugement divin est évidemment faite contre celui des haters, explicitement mentionnés dans la chanson comme le veut la tradition du rap. Ces haters deviennent des critiques ridicules face à l’absence de Dieu, seule « personne » en mesure de les juger.

Conclusion

Par leur utilisation de codes tant québécois (références historiques et géographiques, références à la scène locale et aux haters, et utilisation de la langue française), qu’empruntés au hip-hop étatsunien (culture populaire, débuts humbles et finalement réussite à la self-made man), Dead Obies parvient à se situer dans un contexte mondialisé. Les membres du groupe le font en restant authentiques et en se créant une niche dans l’industrie musicale de la province qui les a vus naître, se rattachant ainsi au discours mondialisant tel que défini par Heller et Labrie. Cette confluence de deux cultures se remarque par les multiples emprunts à des oeuvres allant du conte populaire de la chasse-galerie à « The Message », une des premières chansons du rap. La richesse de l’intertextualité présente dans l’oeuvre de Dead Obies et sa créativité langagière permettent au groupe de créer un imaginaire qui lui est propre. Dead Obies se réapproprie à la fois la culture musicale hip-hop et la culture québécoise, qu’il revendique toutes deux comme origines.

Comme les rappeurs étudiés par Sarkar (2008 : 40), Dead Obies propose un « modèle d’identification sociale » où l’hybridité tant linguistique qu’ethnique et raciale est valorisée. Le groupe offre dans ses textes une porte de sortie identitaire hors des discours officiels et exulte dans une créativité linguistique qui prend sa source dans plusieurs cultures. Cette nouvelle identité se fait par une pratique du rap en franglais, qui permet aux rappeurs de créer un langage qui leur est propre, dans lequel d’autres peuvent ensuite se reconnaître. Une démarche artistique hétérolingue et rappée prend forme dans leurs paroles. Dead Obies représente un nouveau chapitre dans l’histoire musicale de la province : un groupe de jeunes réinterprétant la langue et les codes québécois, c’est-à-dire les faisant vivre.