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I. Genre littéraire : une analogie qui donne à penser

Le présent essai n’a pas la prétention d’offrir une démonstration scientifique ni exégétique stricte de la thèse qu’il défend : le Dieu des Écritures juives et chrétiennes, que le prophète Isaïe présente dans un oracle eschatologique comme « l’arbitre de peuples nombreux » (Is 2,4), échappe par nature à toute forme d’« arbitraire » et il peut donc jouer le rôle de « paradigme analogique » à l’exercice de l’ensemble des fonctions dirigeantes ou judiciaires au service de la société comme du peuple des baptisés[1].

Comme toute analogie théologique, la part de non-correspondance avec l’essence de Dieu l’emporte largement sur les rapprochements qu’il est possible d’établir. Jamais aucun arbitre de football ou de hockey ne pourra avoir la prétention de parvenir à reproduire, ne serait-ce que de façon lointaine et imparfaite, l’être arbitral totalement impartial et vivifiant du Seigneur[2]. Il n’en reste pas moins que l’analogie « donne à penser », pour faire écho à ce que Paul Ricoeur dit du symbole[3], et que le parallèle entre l’arbitrage des nations par le Seigneur de l’Ancien Testament et celui des compétitions sportives peut servir d’outil herméneutique stimulant, original, séduisant et intéressant[4].

II. Statut épistémologique : locus theologicus personnel

Je me suis d’ailleurs moi-même risqué dans cette ligne avec mon recueil de commentaires pétris de métaphores sportives, Dieu est arbitre[5], en tenant compte bien sûr de leur relativité par rapport au seul vrai coureur, champion et couronné qu’est le Christ, ainsi que le disaient déjà Paul (1 Co 9,15b-18) et les Pères de l’Église[6]. J’y fais jouer mes années de pratique de l’arbitrage jusqu’au plus haut niveau helvétique avec des perspectives catéchétiques et homilétiques de vulgarisation des Écritures pour nos contemporains.

L’article qui suit s’inscrit dans la prise en compte de ce locus theologicus, décisif pour l’exercice de mon ministère de prêtre et ma réflexion de théologien pratique, car comme l’arbitre, sur glace ou sur le terrain, la fonction presbytérale vise à la (ré)conciliation des personnes en jeu, et l’une des missions théologiques consiste à dégager les enjeux éthiques d’une activité humaine, telle celle du sport, si prisée aujourd’hui[7]. J’y ai tant appris sur la nature humaine, ses zones d’ombre et de violence, sa capacité d’accomplissement et de dépassement[8], ses aptitudes à oeuvrer en équipe. Mes attitudes pastorales et pédagogiques en ont été très profondément marquées quant à la loi de la jungle et de la compétition qui préside aux relations interpersonnelles dans l’univers de l’entreprise, de la politique, de l’université, de l’association, de la famille, etc., mais aussi pour ce qui concerne l’aptitude à donner le meilleur de soi-même comme dans le stade[9].

Mon texte cherche donc, par une relecture herméneutique existentielle de mon expérience de 45 années, à dégager quelques traits innovants du visage du Dieu scripturaire, anti-tyrannique et serviteur des multitudes, et ainsi à susciter le désir de refléter la manière d’être divine dans des contextes immanents, sportifs ou non[10].

III. Une vision isaïenne à Sion-Jérusalem

Commençons donc par la vision du prophète Isaïe qui attribue au Seigneur les qualificatifs de « juge » et d’« arbitre des nations[11] ».

Il arrivera dans les derniers jours que la montagne de la Maison du Seigneur se tiendra plus haut que les monts, s’élèvera au-dessus des collines. Vers elle afflueront toutes les nations et viendront des peuples nombreux. Ils diront : « Venez ! montons à la montagne du Seigneur, à la Maison du Dieu de Jacob ! Qu’il nous enseigne ses chemins, et nous irons par ses sentiers. » Oui, la loi sortira de Sion, et de Jérusalem, la parole du Seigneur. Il sera juge entre les nations et l’arbitre de peuples nombreux. De leurs épées, ils forgeront des socs, et de leurs lances, des faucilles. Jamais nation contre nation ne lèvera l’épée ; ils n’apprendront plus la guerre. Venez, maison de Jacob ! Marchons à la lumière du Seigneur.

Is 2,1-5

Vivement ce jour où le shalom, la paix dans sa plénitude, rassemblera tous les peuples ! Où les croyants de toutes les traditions religieuses deviseront de concert avec les non-croyants. Où les pays de l’hémisphère Sud partageront le même repas plantureux avec ceux du Nord. Et où Pelé pourra jouer avec Maradona, ainsi que le champion brésilien a confié qu’il en rêvait, dans son message d’amitié à l’adresse de son rival argentin de toujours, au moment du décès de ce dernier à la fin de 2020.

Ce sera à Jérusalem, affirme l’oracle eschatologique du premier Isaïe au début de son livre, la cité dont le nom hébreu signifie justement « ville (ier) de la paix (shalom, au duel, pluriel de deux éléments) ». Jérusalem est au duel précisément parce que la communion, élaborée ici-bas dans la douleur et les combats, anticipe la Jérusalem céleste descendant d’auprès du Seigneur, lorsque seront établis les cieux nouveaux et la nouvelle terre (Ap 21,1-2), au-delà de la crise écologique et du dérèglement climatique, dans une participation cosmique au salut universel.

J’y aspire de toutes mes forces. Comme plusieurs, j’y oeuvre à mon humble mesure. Cela adviendra à Sion, la colline où est bâti le temple. Or, — et je n’ai pas à en tirer une quelconque gloriole —, je suis moi-même originaire de Sion en Valais, Suisse, le siège de mon diocèse. Cela se réalisera lorsque Dieu sera l’arbitre de tous les peuples. Or, j’exerce la fonction d’arbitre de football depuis 1976 (dont cinq années en ligues supérieures suisses), comme celles d’inspecteur et d’instructeur (formateur) de collègues. En bon Helvète, je suis également passionné de hockey et j’échange régulièrement avec des confrères juges de glace valaisans.

IV. Le terrain ou la glace : un microcosme « utopique »

Que demander de mieux ? Le Seigneur réunira les peuples par-delà les séparations continentales, les races, les religions, les multitudes infinies, les 144 000 selon le livre de la Révélation, soit 12, le chiffre de la plénitude des alliances anciennes, fois 12, la totalité des apôtres nouveaux, fois 1 000, le nombre de l’immensité. Dieu brisera les épées et les lances, il en fera des socs et des faucilles pour la moisson d’éternité. Il cassera les guerres, enfin, y compris celles qui s’installent avant ou pendant les Jeux olympiques[12], pour installer les ennemis dans la demeure du paradis définitif, sans plus de distinction de provenances, de conditions ni de convictions. Alors vraiment, « les derniers seront les premiers » (cf. Mt 20,16), tous seront sur le podium de la vie, selon des perspectives inapplicables aux compétitions actuelles. Alors finalement, « heureux ceux qui pleurent pour avoir perdu, ils seront consolés dans la gloire partagée », selon une béatitude « renversante », comme le sont toutes celles du Nouveau Testament, qui ne paraît, il est vrai, guère susceptible de motiver les champions d’aujourd’hui…

Être prêtre du Christ, être baptisé en Jésus prophète, roi et serviteur, être disciple-missionnaire, selon le vocabulaire de l’exhortation Evangelii gaudium (no 120) au sein de l’Église « catholique »-universelle, c’est essayer de travailler à ce que commence déjà à survenir ce Royaume instauré par le Fils de Dieu, où l’essentiel est de participer parce que tous remportent la victoire, où l’Évangile de l’amour l’emporte sur la haine, le respect sur la violence, le pardon sur les conflits. Chacun là où il évolue, dans sa Jérusalem terrestre, en Amérique du Nord comme en Europe et en toutes les parties du globe.

En rassemblant des joueurs et des athlètes des quatre coins de la planète, en les soumettant aux mêmes règles reconnues par l’ensemble des partenaires, les disciplines sportives anticipent à leur manière, certes symbolique et imparfaite, cet horizon ultime de réconciliation. L’espace d’un moment, les adversaires parviennent à jouer ensemble, le loup cohabite avec l’agneau, la panthère rivalise de grâce avec le chevreau, la vache et l’ourse tendent vers le même but, le jeune enfant s’amuse avec la vipère (cf. Is 11,6-8)[13]. Au point que certaines parties (de ping-pong ou de foot) entre des pays en guerre ont pu servir de préludes diplomatiques pour de timides rapprochements, comme entre l’Iran et les USA, ou entre les deux Corée[14]. Sur le terrain, dans la patinoire, il n’y a plus de Noirs ou de Blancs, de républicains ou de démocrates — j’allais ajouter de Québécois ou Canadiens anglophones, de Suisses alémaniques ou romands, de Haut-(germanophones) ou Bas-Valaisans… Le petit rusé peut triompher du grand puissant. L’équipe de 2e division peut sur un match battre en coupe le champion national.

Le terrain de sport et la glace constituent en quelque sorte comme un « monde en miniature » et aucun spectacle, toutes catégories confondues, ne rassemble autant de personnes que le 100 mètres des Jeux olympiques d’été, la finale du tournoi de hockey des JO d’hiver ou la finale du Mondial de football, surtout si le Canada ou la France y gagnent…, petit clin d’oeil helvétique[15].

V. Lois ou anarchie

Par conséquent, dans cet univers sportif souvent impitoyable, comme sur la route, comme dans la vie, comme dans la Bible, il convient que des règles soient établies afin que la coexistence aussi harmonieuse que possible soit assurée. Sans règlement de la circulation, la cacophonie du trafic s’installe et les pseudo « convois de la liberté » anti mesures sanitaires bloquent les accès aux cités. Sans les décrets votés par le Parlement, le régime de l’anarchie l’emporte, selon lequel les puissants écrasent (encore davantage qu’en temps normal) les plus faibles. Sans arbitrage juridique ou politique, c’est le règne de l’arbitraire qui prédomine : sans garde-fous constitutionnels, le pays est livré aux caprices du tyran, la population abandonnée à la fantaisie du despote, la majorité du peuple soumise au bon vouloir d’un petit groupe, les minorités opprimées par une poignée d’oligarques issus de l’ethnie dirigeante, le bas peuple écrasé au gré du bon vouloir de quelques individus.

Quand règne l’arbitraire, la réalité en arrive à être purement et simplement niée, les exigences de l’observation scientifique bafouées, l’objectivité battue en brèche. Les sentences iniques pleuvent, les options artificielles déconnectées du réel se multiplient, les conventions antérieures sont bafouées.

Seule la présence d’une instance arbitrale, reconnue par les différentes parties et désignée démocratiquement et légalement, parvient à rétablir l’ordre. Sans arbitre, c’est le chaos. L’arbitre apparaît comme le garant de l’équité. Tel est le premier paradoxe : supprimez l’arbitre, et l’arbitraire occupera le terrain[16].

Car, pour qu’une « rencontre » de football ou de hockey — quel terme évocateur — puisse avoir lieu, il faut des arbitres. À leur manière, ceux-ci servent le « beau jeu », ils favorisent le fairplay et protègent les chevilles des avant-centres contre les tacles ravageurs des stoppeurs, ou les ailiers contre les charges en pleine bande, bâton levé. À sa manière, l’arbitre, ce serviteur ô combien « inutile » (cf. Lc 17,10), que presque jamais personne ne félicite et qui ne gagne jamais rien, sinon éventuellement l’estime des acteurs en présence, contribue à faire avancer le royaume. Quelle satisfaction que de mener à son terme une partie entre deux antagonistes réputés comme hargneux ou sempiternels rivaux : un derby footballistique Inter/AC Milan, un « classico » Real/Barcelone, un affrontement Olympique de Marseille/Paris-St-Germain ou une confrontation entre les Canadiens de Montréal, les Capitals de Washington, les Flames de Calgary, les Maple Leafs de Toronto ou le Wild du Minnesota !

Inversement, laissez se dérouler un Allemagne-France au foot, un Canada-Russie ou USA au hockey, sans directeur de jeu, et vous aurez quelques morts, ou en tout cas plusieurs blessés. Puisque même avec un arbitre, le gardien germain Schumacher a pu « tamponner comme un bulldozer » l’attaquant français Battiston sans se faire expulser à la Coupe du monde ! Car les êtres humains sont ainsi faits, dans leur imperfection constitutive, capables du meilleur comme du pire, qu’ils ont besoin de règles du jeu, de « commandements et observances », préciseraient les deux Testaments, pour continuer à « rester libres » (cf. Ga 5,1). Et il est nécessaire que les arbitres, juges de touche ou de ligne, les fassent appliquer de manière aussi impartiale que possible, sans quoi la violence déferle. « Heureux les affamés et assoiffés de justice », chante la béatitude centrale dans le premier discours du nouveau Moïse, sur une autre montagne, dans le premier évangile (Mt 5,6)[17].

VI. Règles et liberté

Les arbitres, comme les juges en tous domaines, font ainsi office de repères de ce droit à la justice pour tous, surtout pour les joueurs les plus fragiles physiquement et les plus artistes, contre les « mastodontes » ou les tricheurs.

Car tel est le deuxième paradoxe — qui n’en est pas vraiment un : c’est grâce aux règlements que la liberté en société parvient à se déployer. C’est par le biais des lois du jeu que les équipes peuvent se montrer créatives ; dans un autre registre, c’est grâce au Canon des Écritures que des interprétations infiniment variées peuvent advenir : la clôture du Canon sert de point de référence obligé à la créativité, illimitée parce que normée.

De façon similaire, du fait d’un code universellement admis, le match peut avoir lieu, le scénario à chaque fois inédit peut se dérouler, « le manu-scrit » (au handball ou au tennis), le « pédu-scrit » (au football ou à ski), ou les deux (au hockey) toujours unique, peut advenir. C’est ce qui fait la différence entre une partie de football ou de hockey et une représentation théâtrale ou le scénario d’un film. Bien sûr, le spectateur qui découvre la pièce ou le résultat du tournage pour la première fois a l’impression de vivre quelque chose d’inédit pour lui. Reste que le canevas de ce à quoi il assiste a été préétabli et il pourrait en connaître le dénouement à l’avance s’il se renseignait auprès de l’auteur, de l’éditeur, du producteur ou du critique qui a déjà pu avoir accès à l’oeuvre en avant-première. Ce qui n’est absolument pas le cas pour une rencontre sportive. Personne ne sait avant la descente de ski, la compétition de volley-ball, la partie de soccer ou le match de hockey sur glace qui va en être le vainqueur ! En cela résident d’ailleurs la fascination de la compétition et l’intérêt des milliers-millions-milliards de spectateurs[18].

Pour que le championnat puisse se dérouler correctement, il convient donc qu’un règlement soit institué antérieurement, que les participants y adhèrent, qu’il ne soit pas modifié en cours de route par les Fédérations et que des arbitres en assurent l’application convenable. Et pour ce faire, le directeur de la partie doit intervenir contre les infractions. Son coup de sifflet sanctionne ce qu’il est convenu d’appeler, de manière significative, des « fautes » comme un « penalty », voire des punitions ; il distribue même des cartons jaunes et rouges, des « avertissements » et des « excommunications », il prononce des expulsions temporaires ou définitives. Mais c’est dans la mesure où les règles sont observées que l’opposition peut demeurer pacifique et la violence, encadrée et canalisée. Exactement comme avec la Torah. Sans loi, pas de match, pas de liberté vitale. « C’est moi le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude : Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi » (Ex 20,1-3). L’arbitre incarne la loi sans laquelle l’anarchie se répand. Sans les prescriptions du Seigneur libérateur, le peuple délivré retombe dans l’esclavage. L’histoire d’Israël le montre à chaque page.

Les règlements footballistiques et « hockeyistiques » fonctionnent à l’exemple des commandements moraux. Les règles du jeu font jaillir la créativité. La loi se place au service de la liberté, elle encadre le « libre arbitre » pour le bien de tous. C’est là le troisième paradoxe : Si le « libre arbitre » est total, cela tue la possibilité de l’exercer vraiment. Car le libre arbitre absolu n’existe pas, il est une illusion des Lumières : la volonté ne peut jamais s’orienter ni se décider sans aucune contrainte, elle est toujours déterminée par des données qui la précèdent et qu’elle n’a pas totalement choisies (sexe et genre, contexte socioculturel précis, éléments génétiques, etc.). C’est dans la mesure où elle y adhère librement qu’elle est apte à transformer ce qui peut apparaître dans un premier temps comme des contraintes et qu’elle devient pleinement libre, d’une liberté d’adhésion. C’est de ce type que peut se réclamer la liberté du footballeur et du joueur de hockey !

VII. De l’arbitraire à la charte de l’arbitrage

Mais, me direz-vous, l’arbitre peut lui-même tomber dans l’arbitraire et changer le cours d’une partie. Combien de fois des équipes, dirigeants ou spectateurs s’en prennent à la figure arbitrale, comme ayant tué leur élan libre, leur espoir. Au point que certains directeurs de jeu se voient couverts d’insultes, suite à une seule décision considérée par tout un peuple comme injuste. N’est-on pas loin alors du Seigneur « arbitre des nations » ? Le sport n’en vient-il pas à exacerber la hargne et la haine, les oppositions rivales ou raciales, plutôt qu’à les canaliser ? Et n’est-ce pas précisément celui qui est établi par les instances dirigeantes pour rendre la sentence, réguler la confrontation et trancher le différend qui, au contraire, suscite par sa partialité les pires réactions de violence ?

C’est là qu’intervient la charte éthique de l’arbitrage pour éviter l’arbitraire. Elle s’inscrit dans la visée des valeurs chrétiennes véhiculées par le meilleur des activités sportives[19]. Bien sûr, l’erreur reste humaine et les joueurs eux-mêmes en commettent une multitude, ce qui peut ouvrir un boulevard pour l’adversaire. Évidemment, aucune convention de justice arbitrale ne supprimera totalement les désaccords ni les imperfections. Reste que c’est à l’aune d’une telle charte de justice vers laquelle il est appelé à tendre que la performance d’un arbitre est évaluée. En tant que directeur de jeu ou inspecteur d’arbitres, j’ai pu en faire l’expérience abondamment : la grille d’analyse et de supervision de la prestation arbitrale, au hockey comme au foot, ne comporte que des points d’attention qui visent à évacuer autant que faire se peut toute forme d’arbitraire.

Parcourons-la donc en guise de considérations finales, dans la prise de conscience que ce qui vaut pour un referee dans le stade s’applique sans autre, mutatis mutandis, pour le fairplay évangélique de tout baptisé, à l’image de l’impartialité dans l’Esprit, j’en suis de plus en plus persuadé. Dis-moi comment tu arbitres et je te dirai quel chrétien — ou croyant d’une autre tradition ou être humain — tu es.

VIII. L’art du discernement et de la justice

Tout d’abord, le flair, la vista, le discernement. L’art de l’arbitrage, notamment de football ou de hockey, est celui du discernement, ce qui ne peut que réjouir les lecteurs d’une revue théologico-philosophique comme celle que vous parcourez en ce moment. Dans certaines disciplines, l’influence des arbitres sur le résultat final est restreinte, tels le volley-ball, vu le nombre élevé de points marqués, ou le cyclisme, car les juges y interviennent rarement, à part en cas d’incidents ou de dopage. Par contre, une seule décision du trio arbitral au football ou au hockey peut faire basculer une partie (but annulé, hors-jeu, penalty). Et le problème — ou plutôt ce qui rend passionnant l’exercice de cette fonction —, c’est qu’il n’y a pas d’« objectivité absolue », comme c’est le cas pour les lignes de tennis (et également pour les lignes délimitant les tiers de la patinoire) : soit la balle (ou la rondelle) est en deçà ou sur la ligne, soit elle est au-delà. Et s’il y a une fois une erreur dans l’un des trois/cinq sets d’une partie tennistique, cela va rarement déterminer le résultat final.

En arbitrage de hockey et de foot, tout est question d’interprétation : le ballon est-il allé à la main, ou le bras vers la balle ? La poussée coupable s’est-elle produite en dehors ou à l’intérieur des seize mètres ? Le bâton a-t-il fait tomber intentionnellement l’adversaire ? L’attaquant se trouvait-il déjà dans la zone du gardien au moment du tir victorieux ? La fameuse VAR (Video Assistance Referee), introduite depuis la Coupe du monde de foot de 2018 en Russie, sur imitation de la vidéo au hockey, ne résout d’ailleurs rien. L’arbitre a beau regarder cinq fois la même scène, il lui est parfois extrêmement difficile de déterminer si l’intention du joueur était punissable ou non. Et devant le même événement, sur dix directeurs de jeu, quatre décrètent le coup de pied de réparation et six indiquent le dégagement du gardien aux six mètres ; trois donnent but et sept non.

C’est d’une fonction éminemment herméneutique (à la Paul Ricoeur) que sont investis l’arbitre principal et ses deux acolytes, avec leurs collaborateurs en coulisses. Par exemple, dans la règle du hors-jeu footballistique si complexe qu’elle a profondément évolué ces dernières années, à plusieurs reprises même, le principe demeure toujours identique, à savoir que la situation doit être évaluée au moment du départ de la passe : le joueur est déclaré en position de hors-jeu s’il se trouve plus proche de la ligne de fond adverse que l’avant-dernier défenseur, dans la partie de terrain de l’équipe défendante. Mais c’est désormais aux juges de ligne de déterminer si l’attaquant incriminé participe volontairement ou non à l’action et s’il se trouve dans l’axe de l’action ou non. Lorsque les ralentis de la télévision nous tracent une ligne (fictive) de hors-jeu, sur laquelle chacun des juges de touche doit se maintenir — en restant donc constamment en mouvement —, cela ne suffit donc évidemment pas pour établir si le joueur en question doit être signalé en position fautive. Le linesman ne doit lever son drapeau que si l’attaquant concerné est estimé par le trio prendre véritablement part à la phase de jeu. Il doit même dorénavant attendre l’effet de la passe pour notifier sa décision, ce qui explique pourquoi, dans certaines situations, l’assistant brandit son fanion avec apparemment un temps de retard. Et tout cela doit se juger en quelques fractions de seconde ! De même, la problématique des pénalités au hockey est non maîtrisable et en principe la décision doit être prise sur le vif.

Heureusement que la plupart du temps, dans la vie, le discernement peut s’opérer dans la durée et mettre en oeuvre des critères à soupeser avec prudence et patience[20]. Mais parfois, certaines décisions requièrent une réactivité aussi rapide que celle de l’arbitrage, notamment quand il s’agit de répliquer dans une conversation.

IX. Avantage à laisser

À cet égard, il est très intéressant de signaler qu’une autre des rubriques de l’inspection concerne la « règle de l’avantage », à savoir celle consistant à n’intervenir qu’à bon escient, quand c’est indispensable, et à laisser jouer quand c’est faisable, avec, au hockey, la possibilité pour l’équipe bénéficiant d’un avantage de faire sortir son gardien et de disposer d’un joueur de plus, tant qu’elle est en possession de la rondelle. Avec cette aptitude, il s’agit ainsi de favoriser le (bon) joueur sur lequel la faute a été commise, mais qui a été capable de « résilience », qui a réussi malgré le coup « meurtrier » à se relever ou à faire une passe à son coéquipier, quitte à ce que le directeur de la partie revienne plus tard sur l’infraction une fois l’action terminée et attribue après coup l’avertissement ou l’expulsion de rigueur (foot) et prononce bien sûr ultérieurement la pénalité annoncée (hockey). Car sinon, ce serait avantager un défenseur qui pourrait par une faute empêcher qu’un but ne soit marqué, alors que par l’avantage le goal peut tout de même être inscrit.

Laisser faire, laisser jouer, laisser passer une irritation, laisser tomber un reproche, laisser la mélodie du Seigneur se déployer : telle est la devise à appliquer au quotidien, que l’évêque de Lugano en Suisse, Mgr Valerio Lazzeri, a même choisie pour son épiscopat (« N’empêchons pas la musique de Dieu »)… Car si nous réagissons au quart de tour pour n’importe quelle taquinerie ou devant un quelconque inconvénient, nous donnons raison à l’inopportun. « Faisons tout sans récriminer », dit Paul (Ph 2,14).

C’est sur sa culture du discernement que la prestation du directeur de jeu est d’abord testée. Au fond, n’est-ce pas une question de justice biblique, au sens de la justesse d’adaptation au réel, comme l’est la justesse d’adéquation à la volonté du Seigneur, à l’exemple de la justesse des cordes d’une guitare qui sonne correctement[21] ? Est juste, selon Ps 1 ou Jr 17,7-8, celui qui fuit la ruse et la perversion et s’adapte au mieux aux commandements de Dieu. Ce faisant, il choisit la vie plutôt que la mort, ainsi que le répète à l’envi l’ensemble du livre du Deutéronome (cf. Dt 30,15-18).

X. Une éthique de droiture

C’est la rubrique d’« impartialité » que le questionnaire d’inspection arbitrale désigne ainsi. Est bien noté celui qui prend une ligne dès le début de la partie et s’y tient jusqu’au bout, y compris dans les moments chauds. Qui dit justice dit alors courage de prendre des décisions risquant d’être impopulaires, notamment si elles sont décrétées contre l’équipe locale (surtout s’il y a du public !).

L’arbitre peut se tromper — évidemment — mais il peut en prendre conscience et le reconnaître. Il décrète alors une « balle d’arbitre » (foot) ou un engagement (hockey), en une attitude dont tous les parents et éducateurs peuvent s’inspirer. Reste que parfois, l’arbitre se rend compte après coup de son erreur — il ne peut revenir en arrière et il n’a pas intérêt à chercher à la compenser, ou alors la foule et les membres d’une équipe vont se déchaîner contre lui à cause de l’une de ses décisions-limites, quand bien même le ralenti lui donnerait raison. Dans ce contexte, nous constatons que l’arbitrage constitue une impitoyable école de droiture : même si le coeur profond du directeur de jeu le travaille, après une décision énoncée, rien de pire que de chercher à calmer les esprits en pratiquant de la compensation vingt-cinq minutes plus tard.

L’une des clés, sur la pelouse, sur la glace comme au quotidien, par exemple dans des postes à responsabilités, c’est d’adopter une direction claire et de s’y conformer sans en dévier, de la première à la dernière minute, du premier au dernier jour de la fonction. Certes, les années s’accumulant, le style d’intervention peut évoluer. Mais au sein d’une même partie ou avec les mêmes destinataires, il s’agit vraiment de conserver le même cap. L’arbitre ressemble dans ce cas, je l’ai expérimenté dans ma propre chair — toutes proportions salvifiques gardées —, au « serviteur souffrant » des chants du 3e Isaïe. Humilié, il ne peut ouvrir la bouche (cf. Is 53,7)[22]. Insulté, il ne peut aller s’expliquer au micro de l’enceinte. Et c’est ensuite la déferlante sur les réseaux sociaux, jusqu’à des menaces de mort…

XI. Autorité naturelle

Connaissance et application juste des règles, avantage, impartialité, l’arbitre est au fond jugé en fonction de son autorité. Certains en possèdent naturellement, du fait de leur taille et de leur stature. D’autres l’acquièrent en sachant s’imposer par leur cohérence et leur compétence, par leur proximité en étant toujours là au bon moment, à côté de l’action litigieuse, l’un n’empêchant bien sûr pas l’autre. Cela requiert évidemment une excellente condition physique, comme toutes les disciplines athlétiques. Mais cela ne suffit pas. Un directeur de jeu aurait beau s’agiter dans tous les coins de la patinoire ou du terrain, s’il lui manque la vision et la capacité de réaction, cela ne lui servira à rien.

L’« autorité » arbitrale revient à permettre à tous les acteurs de donner leur pleine mesure, selon l’étymologie du terme latin augere, faire croître. Elle consiste donc en cette aptitude à se faire admettre auprès des joueurs roublards et tordus, spécialistes des mauvais coups, pour les empêcher de nuire et les réduire au silence dès le coup d’envoi s’ils tentent de manipuler à leur profit l’arbitre. L’autorité se tisse aussi de discrétion, car les meilleurs referees demeurent indéniablement ceux dont la presse ne parle pas ou que le public ne remarque quasiment pas, qui tels des Jean-Baptiste savent se faire oublier (cf. Jn 3,30) pour que le jeu advienne dans la beauté et la fluidité. Comme un enseignant qui s’efface pour faire grandir ses étudiants, comme un parent qui ne sanctionne son enfant que lorsque cela est nécessaire, pour son bien.

Dans cette perspective, l’arbitre peut même, auprès des juniors par exemple ou dans des tournois amicaux, exercer le rôle d’éducateur du fairplay, en amenant les rivaux — qui n’en sont pas — à présenter leurs excuses et à se serrer la main ou le gant en cas d’irrégularités involontaires. Quel plus beau terrain de réhabilitation pour des adolescents en difficulté que celui de compétitions à la voile ou de sports collectifs ? Quel plus magnifique lieu de gratuité que des rencontres de bienfaisance au profit de nobles causes ? Pour que règne « la joie du sport », une formule que le pape sud-américain ne renierait pas !

XII. Veiller

Enfin, dernière caractéristique d’un bon arbitre qui se prévient de tout arbitraire, d’après la grille d’appréciation de celui qui l’inspecte : la vigilance. « Tenez-vous sur vos gardes et restez éveillés ! » (Lc 21,34-36). Telle est l’attitude indispensable des trios arbitraux, au hockey et au football : demeurer concentrés les trois fois vingt minutes effectives, rester attentifs de la 1re à la 90e minute, et plus, puisqu’il y a désormais, à chaque match, de deux à six minutes de prolongation, et que très souvent, des buts décisifs sont marqués durant ce temps supplémentaire. « Soyez vigilants » : il suffit que le directeur de jeu soit distrait une fraction de seconde, que les juges de touche regardent au mauvais endroit au moment où la passe en profondeur est distillée, pour qu’un incident advienne à ce moment précis. Heureusement qu’en trio, les juges peuvent s’épauler et se corriger mutuellement. Le juge de ligne devrait avoir six yeux au foot (quatre au hockey), deux sur la ligne de touche, deux sur la ligne de hors-jeu, et… deux sur l’action en cours. L’arbitre devrait percevoir ce qui se passe devant, à côté et… derrière lui, à proximité comme au loin.

C’est cette tenue de service qu’il convient de conserver pour éviter l’arbitraire, cette lampe intérieure sans cesse vivace, comme les vierges sages de la parabole eschatologique des dix demoiselles d’honneur, en Mt 25,1-13. Cette constance dans la « présence réelle » dont seul Dieu est capable, lui le seul arbitre sans arbitraire !

Conclusion

Le sport, le football et le hockey ont-ils envahi notre monde, l’ont-ils saturé jusqu’à la nausée ? Les coeurs et les intelligences, les passions et les émotions, les âmes et les esprits sont-ils désormais remplis jusqu’à ras bord d’images sportives sous prétexte que les athlètes nous feraient rêver — ce qui est parfois le cas ? C’est l’avis du philosophe Robert Redeker, dans son essai percutant et hypercritique, Peut-on encore aimer le football ?[23] Il n’empêche que les disciplines individuelles et les sports d’équipes révèlent une multitude d’enjeux existentiels, éthiques et spirituels[24]. La présence réelle du Christ, le lutteur de Gethsémani (selon l’étymologie du terme « agonie », cf. Lc 22,39-46 et parallèles), est assurée à l’ensemble des compétiteurs, et celle de l’Esprit à chacune des équipes.

La figure arbitrale, appliquée par la prophétie isaïenne à Dieu pour l’établissement de la justice et de la paix entre les nations, trouve des harmoniques supplémentaires si nous l’associons à celle du referee au hockey ou au foot : maîtrise du règlement, avantage, impartialité, vigilance, tout cela vaut analogiquement infiniment mieux pour le Seigneur qui est lui-même à l’origine du jeu de la vie et de ses règles épanouissantes. Il est par excellence celui qui jamais ne regarde à la tête des gens et ne fait acception des personnes (Ga 2,6)[25]. Il nous invite, de même, à ne pas mêler à des considérations de personnes la foi en Jésus-Christ ressuscité (cf. Jc 2,1).

Ainsi, revêtir le Seigneur Trinité de l’attribut d’arbitre impartial, c’est à l’image des réflexions d’Hans Jonas[26], nous risquer à élargir de façon novatrice la perception des fonctions et de la nature même de Dieu. Au lecteur de jauger la pertinence de cet essai.