Corps de l’article

Introduction

Plusieurs ressources communautaires au Québec adoptent une approche de réduction des méfaits qui a pris son essor dans les années 1980 afin de diminuer les risques de transmission du VIH chez les consommateurs de drogues injectables (Bouthillier et al., 2008 ; Mondou, 2013). Par définition, cette approche, basée sur la prévention des risques associés à l’utilisation de substance, consiste à établir des conditions pragmatiques pour réduire les conséquences négatives potentielles des comportements addictifs sur la santé des utilisateurs de drogues. Cette approche de nature humaniste est fondée sur le respect de la dignité de la personne, dans la mesure où elle n’adopte pas un discours moralisateur et culpabilisant (Massé, 2013 ; Riley et al., 1999).

Le mandat de rejoindre les populations utilisatrices de substances psychoactives amène les ressources communautaires à faire preuve de flexibilité dans leurs règlements afin de maximiser l’accessibilité aux individus qui n’ont pas accès aux soins de santé et services sociaux ou qui les fréquentent peu, voire pas du tout. Ces services, fondés sur le concept d’accueil à bas seuil d’exigence (Islam et al., 2013) ou à haut seuil de tolérance, se caractérisent par le faible degré d’exigences et de contraintes pour accéder à des prestations de soins et de services. Ils visent à rejoindre les consommateurs les plus marginalisés et vulnérables qui évitent justement le réseau de la santé par peur d’être victimes de discrimination et de stigmatisation ou qui ne correspondent pas aux critères d’admissibilité du système (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2009). De fait, ces ressources prônent plusieurs valeurs, dont celles « de l’accès universel aux soins, la protection de la santé et de la sécurité du public, la promotion de la santé individuelle et collective, l’accès équitable aux ressources collectives, la défense des droits du citoyen et la promotion de la participation et de l’intégration sociale » (INSPQ, 2009, p. 5). Par la diversité de ces valeurs centrales, les ressources sont confrontées quotidiennement à des situations cliniques qui nécessitent une réflexion éthique.

Nous proposons une situation fictive qui se caractérise par le soi-disant manque de collaboration d’un usager ayant un comportement dit perturbateur (Solai et al., 2006), voire menaçant, afin d’illustrer les tensions entre différentes perspectives dans le champ de l’intervention sociale.

La situation, avec ses enjeux propres, peut se résumer à une question : quelle devrait être la position des intervenants d’une ressource de réduction des méfaits, qui vise le mieux-être d’une population vulnérable avec un souci d’équité dans l’offre d’un accès à un espace sécuritaire, devant des usagers présentant des comportements dérangeants, voire menaçants, dans la mesure où ils placent les autres usagers dans une situation inconfortable, ce qui n’est pas sans conséquence dans le champ de la santé publique ?

Notre démarche est phénoménologique et herméneutique avec une visée pragmatique. L’approche phénoménologique part du principe que la conscience est une scène où se déroule un flot de pensées, de vécus, d’idées ou de voix avant toute théorisation (Husserl, 1985). La démarche herméneutique consiste à réaliser un retour sur la compréhension première des intervenants influencés par des concepts, des idées, des croyances et des raisonnements enfouis dans leur culture afin d’étendre cette réflexion à un niveau second et élargi. Derrière chaque pensée, comportement ou vécu, il y a des présupposés philosophiques latents. Cette démarche permet de faire ressortir quelques cadres théoriques qui guident la réflexion, principalement, le conséquentialisme, l’utilitarisme, le déontologisme, les éthiques du care, les éthiques de la vertu et l’éthique dialogique ou relationnelle. Dès lors, notre texte, étant une description d’une expérience de pensée, ne se présente pas comme une analyse de données factuelles ni comme une analyse conceptuelle.

Dans un souci de résolution d’un problème pragmatique, nous croyons que l’éthique dialogique ou relationnelle est la plus appropriée pour établir le bien agir, de sorte que celui-ci se présente comme un objet transitionnel (Winnicott, 2002) qui assure la médiation entre le monde intérieur et le monde extérieur et qui émerge d’un dialogue entre les personnes concernées, en l’occurrence aussi bien les intervenants que les usagers, portés par une culture, une histoire et un contexte social.

Les cadres théoriques d’Aristote (1994) et de Ricoeur (1990) nous serviront d’appui pour penser l’espace de jeu (Winnicott, 2002) dans lequel émerge le bien agir. Nous retiendrons d’Aristote son concept de phronesis qu’on traduit indifféremment par les termes de sagesse pratique, de jugement circonstancié, de jugement prudentiel ou encore de sagacité, indiquant que le jugement moral se construit dans l’expérience d’une situation singulière. Nous retiendrons de Ricoeur sa « petite éthique » qui vise « la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (Ricoeur, 1990, p. 202) où il tente d’articuler le bien pour soi et autrui avec le juste pour tous en souhaitant parvenir à un équilibre entre ces différents pôles en tension.

Un cas type

Voici donc un exemple fictif inspiré de plusieurs cas réels. Il s’agit d’une situation qui se déroule à l’intérieur d’une salle d’injection d’un site d’injections supervisées qui offre un espace où les utilisateurs de substances psychoactives viennent s’injecter avec du matériel stérile en toute confidentialité et sécurité.

Imaginons que la salle, au maximum de sa capacité, peut accueillir une dizaine de personnes assises côte à côte. Afin de favoriser l’intimité et la confidentialité, la pièce est divisée par un ensemble de panneaux disposés de manière à ce qu’il soit impossible de voir ce qui se passe de l’autre côté, sans toutefois pouvoir cacher tout ce qui peut s’y dérouler. Ainsi, le bruit n’est pas coupé par ces panneaux, de sorte qu’il est possible d’entendre ce qui se dit. Le site n’offre pas de local individuel par manque de personnel et d’espace.

Imaginons ensuite que nous sommes le premier jour du mois, jour durant lequel la fréquentation du service est à sa pleine capacité, de sorte qu’il y a une dizaine de personnes dans la salle, dont un usager sans domicile fixe et connu pour présenter des comportements dérangeants et menaçants lorsqu’il est en état d’intoxication. Sans la salle d’injection, il serait contraint à consommer dans des lieux non sécuritaires. L’usager a l’habitude de rester dans la salle minimalement une heure en s’injectant toutes les quinze minutes. Dès la première consommation, l’usager présente un discours soliloque et délirant, avec une tendance à hausser le ton, malgré les interventions pacifiantes des intervenants. Ainsi, du point de vue des intervenants, l’usager, en manifestant une attitude oppositionnelle et menaçante, semble démontrer peu de collaboration ou exprime que la manière dont le service est donné ne répond pas à ses attentes et besoins.

Plusieurs autres usagers vivent de la peur face à cet usager. Ils se plaignent en indiquant qu’ils ont peur d’être agressés, de sorte qu’ils sont incapables de se concentrer. Ils quittent alors le lieu sans s’être injectés, frustrés par la situation. Ainsi, les comportements d’un participant en situation de vulnérabilité empêchent d’autres personnes de profiter du service et exposent celles-ci aux mêmes problématiques de l’usager en question : s’injecter dans des milieux non sécurisés et illégaux.

Enjeux éthiques

Ce type de situation peut bouleverser la compréhension initiale du monde de l’intervention où les choses se déroulent ordinairement un peu selon les attentes et les valeurs des intervenants sur place. À cette occasion, ceux-ci sont contraints de réfléchir aux valeurs, aux idées et aux raisonnements qui médiatisent leur compréhension du monde de l’intervention. Percevant une situation inhabituelle qui dérange l’ordre attendu ou le déroulement quotidien, les intervenants, tout comme les usagers, interprètent la situation selon des valeurs, des idées et des raisonnements qu’ils ont hérités de leur contexte culturel, historique et social.

Dans la conscience des intervenants, il y a une voix qui exprime le souci de normaliser la situation au bénéfice du plus grand nombre de personnes concernées possible, voire de toutes les personnes concernées par la situation. Cette voix s’arrime avec le mandat des organismes de rejoindre les populations les plus vulnérables, tout en préservant un espace paisible et sécuritaire pour le bien-être de tous les usagers. L’enjeu principal, selon une lecture de la situation tributaire du principisme, cadre théorique éthique développé par Beauchamp et Childress (2007), se retrouve au centre d’un conflit de valeurs entre la bienfaisance et l’équité dans l’accès à des soins et services en raison d’un comportement dérangeant qui soulève de la peur nuisant au bon déroulement des activités. Les intervenants sont ainsi coincés entre le désir de soutenir les usagers en situation de vulnérabilité et l’importance du respect des règlements pour assurer le bon fonctionnement du service et la sécurité des usagers dans un souci d’offrir un accès équitable.

Nous pouvons penser que les intervenants n’entendent pas tous les mêmes voix ou les mêmes discours ou ne partagent pas les mêmes valeurs en raison autant de leur histoire personnelle, de leur héritage culturel que de leur identité professionnelle. Par exemple, certains intervenants pourraient se demander, selon une perspective utilitariste, s’il vaut la peine de préserver le bien-être et la sécurité d’une seule personne au détriment de plusieurs autres et s’il ne serait pas plutôt souhaitable d’assurer l’accès pour le plus grand nombre possible de gens, quitte à sacrifier une personne. D’autres intervenants pourraient privilégier davantage une éthique de type déontologique sur le principe de ne pas nuire, peu importe les conséquences, tandis que d’autres, dans une perspective d’une éthique du care, pourraient se montrer soucieux d’accueillir la souffrance d’un individu en situation de grande vulnérabilité. Finalement, il y a ceux qui pourraient penser que les intervenants auraient avantage à développer des excellences de caractère (vertus), comme la tolérance, pour soutenir des attitudes appropriées comme le conceptualisent les éthiques de la vertu.

Différentes perspectives éthiques

Avant d’aborder les différentes perspectives ou valeurs que peut susciter cette situation chez des intervenants, il importe de clarifier ce que nous entendons par la notion de « dérangement ». Lorsqu’un comportement est dérangeant, nous pouvons noter qu’il est gênant pour autrui, voire qu’il amène un certain déséquilibre à l’ordre établi. Ici, nous nous retrouvons dans une zone grise qui demande à être nuancée. Il serait faux de qualifier ces actions comme dangereuses, bien que leur caractère continu enclenche progressivement un sentiment de peur, de fatigue et d’irritabilité chez les autres personnes concernées. En bref, un comportement dérangeant ne nuit pas nécessairement à la sécurité d’autrui, mais compromet la tranquillité de l’espace partagé. La notion de dérangement renvoie à la question philosophique où commence et cesse la liberté des gens (Mill, 1990).

Comme nous l’avons mentionné plus haut, il existe une tension entre les valeurs liées à la réduction des méfaits propres au conséquentialisme qui promeuvent l’importance d’offrir un espace sécuritaire, calme et respectueux et les valeurs de nature déontologique, dont celle de l’accueil inconditionnel ou l’accueil à bas seuil d’exigence.

Comme les comportements en question sont dérangeants et menaçants, ils troublent le calme de la ressource et importunent les autres participants en induisant un sentiment aigu de peur. À première vue, on pourrait imaginer qu’il est pertinent de bloquer l’accès au service pour les personnes qui présentent un comportement dérangeant et menaçant pour les autres.

Cette position peut être motivée par le besoin d’appliquer un cadre pour la bonne gestion du service. Au sein d’une ressource, comme au sein d’une société, il s’avère essentiel de mettre en place des balises claires qui assurent une certaine paix entre les individus. La mise en place d’un code de règlements permet à une collectivité de s’appuyer sur des normes de conduite à respecter afin de préserver le bien-être de la vie commune.

Dans une ressource de réduction des méfaits ouverte à tous ceux qui ont besoin du service, le nombre d’usagers peut être assez élevé et le débit à l’intérieur de la ressource est important. Ceci veut dire que le roulement d’usagers dans la ressource implique que ceux-ci ont à se côtoyer le temps qu’ils utilisent le service. Ainsi, il est possible de comparer les usagers et les intervenants à une petite communauté. Dans ce contexte, le communautarisme prétend que les intérêts des particuliers laissent la place au bien-être collectif. De ce point de vue, les comportements et les idées se basent à partir du groupe par la coopération de chacun (Peetz, 2010). En respectant les grandes lignes du communautarisme, les intervenants et les usagers doivent joindre les efforts permettant le bien-être de leur groupe. Alors, selon cette perspective, un participant qui nuit au groupe en ne respectant pas les normes établies pourrait mériter une expulsion.

Ce dernier point rejoint l’approche utilitariste défendue par Mill (1990). Il avance l’idée qu’il serait permis de restreindre la liberté d’autrui si la personne qui présente des comportements dangereux ou dérangeants compromet la sécurité des autres. « Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection » (Mill, 1990, p. 74). Mill croit qu’il en va de la responsabilité de tous d’intervenir en limitant le champ d’action des personnes qui négligent leur responsabilité.

Les professionnels sont aussi responsables de prévenir les risques de conséquences d’une intervention sur la vie et la santé des usagers vulnérables. Il s’agit d’évaluer l’importance des répercussions. Le conséquentialisme propose donc d’effectuer une évaluation des effets présupposés, c’est-à-dire ceux que nous sommes en mesure de prévoir (Billier, 2010). Si les ressources de réduction des méfaits décident de couper l’accès aux usagers dont les comportements dérangent, de graves conséquences sont à prévoir étant donné la vulnérabilité des usagers, souvent exacerbée par un trouble de santé mentale et par l’itinérance.

Si cette perspective est appliquée telle quelle, les intervenants devront renvoyer tous les usagers dérangeants et menaçants. Toutefois, il importe de ne pas oublier le mandat des ressources de réductions des méfaits : rejoindre les communautés les plus vulnérables et marginalisées qui ne fréquentent pas le système de santé (INSPQ, 2009) dans un esprit de bas seuil d’exigence. Ces populations sont souvent exclues du réseau, justement parce qu’elles présentent des comportements inhabituels et qui génèrent de la discrimination. Ainsi, exclure automatiquement une personne dont l’état de vulnérabilité dérange irait à l’encontre de la motivation première qui a participé à la création de ces organismes.

Dans notre situation, on peut imaginer que pour certains intervenants, il y a un devoir qui consiste à organiser nos actions selon une loi morale qui ne se discute pas : l’accueil inconditionnel ou à bas seuil d’exigence ou encore à seuil élevé de tolérance envers une population vulnérable présentant des comportements parfois dérangeants. Cela entraîne la question suivante : jusqu’où les intervenants doivent-ils respecter cette exigence morale sans la prise en compte des conséquences ? Autrement dit, les intervenants pourraient se demander s’il est de leur devoir de protéger la vie d’une personne à tout prix, même si celle-ci semble en danger, quand d’autres vies sont en mises en danger.

Ce type d’argumentation trouve son assise dans le cadre théorique de Kant (1985) qui affirme que ce qui devrait être relève des lois de la conscience ou de la raison et non pas des lois de la nature ou des circonstances. Selon Kant (1985), le caractère juste d’une action se juge à sa valeur intrinsèque, peu importe les conséquences.

Kant (1986) propose, dans sa théorie déontologique, des devoirs parfaits ou négatifs, dont celui de ne pas faire de mal à autrui. Certains diront que l’action du renvoi n’implique pas de créer du tort directement à l’usager, mais qu’il s’agit simplement de lui bloquer l’accès à une ressource. Cependant, considérant la vulnérabilité de cette personne, le fait de la renvoyer à la rue pourrait entraîner une surdose ou une infection causée par du matériel non stérile. Par conséquent, et toujours indirectement par l’action du renvoi, les intervenants peuvent causer la mort de l’usager, ce qui va à l’encontre du devoir négatif qui stipule que nul ne peut mutiler, dégrader ou tuer autrui. Donc, de ce point de vue, les intervenants auraient le devoir de ne pas expulser l’usager en raison de ses comportements dérangeants et menaçants.

Les deux cadres théoriques que sont le conséquentialisme, dont fait partie l’utilitarisme, et le déontologisme sont diamétralement opposés (Christie et al., 2008). Les limites de l’un renvoient aux limites de l’autre.

Pour sortir de cette impasse, il devient nécessaire de reprendre la notion de vulnérabilité. L’idée consiste à percevoir l’autre comme un être vulnérable et susceptible de voir cette caractéristique augmenter au cours de sa vie par un handicap ou une maladie (Delassus, 2013). Dans le cadre de la réduction des méfaits, une personne plus vulnérable est celle qui présente un risque élevé de subir les conséquences liées à sa consommation, alimentées par des traits personnels ou sociaux comme la santé mentale précaire, le travail du sexe ou l’itinérance. À ce propos, l’éthique du care souligne l’importance de se soucier de ceux dont le bien-être dépend d’une attention particulièrement soutenue et constante (Laugier, 2010 ; Tronto, 2009). C’est ici que s’inscrit la notion de dépendance. En effet, ces êtres souffrants, considérés comme objets de soins, appellent l’attention de l’autre (Delassus, 2013). Ainsi, une personne, dont nous constatons le besoin de soutien, par sa vulnérabilité, présenterait une dépendance à notre attention professionnelle. En suivant les principes de l’éthique du care, les intervenants ont la responsabilité de répondre à ce besoin exprimé. De ce fait, ce serait aux professionnels de s’adapter et de moduler leurs interventions en fonction de la réalité de la personne vulnérable. Son degré de précarité influence l’importance de répondre au besoin de l’usager. Donc, selon la situation que nous présentons et l’éthique du care, les intervenants en réduction des méfaits, en constatant la vulnérabilité de cet usager dans le besoin, ont la responsabilité d’adapter leurs interventions de manière à ce que l’usager puisse tirer profit pleinement du service offert. Cette responsabilité de se soucier d’autrui est un principe essentiel dans l’éthique du care (Tronto, 2009 ; Zielinski, 2010). En raison de la vulnérabilité de l’autre, les intervenants ont le devoir de répondre à son besoin du meilleur de leurs compétences (Tronto, 2009).

La pensée de Lévinas (1961, 1990) est éclairante pour réfléchir aux enjeux entourant les personnes « irresponsables » ou « difficiles ». Il s’agit pour ce penseur de permettre à l’autre d’exprimer sa vérité en lui offrant une hospitalité (Derrida, 1997) et une assurance qu’il ne sera pas abandonné, en dépit de son état mental et de sa responsabilité.

Dans la conscience des intervenants, nous pouvons entendre d’autres voix qui résonnent avec les éthiques de la vertu qui prennent leur source dans la pensée d’Aristote (1994). Ce cadre théorique ne met pas l’accent sur des actes isolés, mais sur le caractère des agents, dont l’honnêteté, la loyauté, le courage, la compassion, la bonté. L’un des traits de caractère qui motive les intervenants oeuvrant dans les programmes de réductions de méfaits est la compassion (Christie et al., 2008). La compassion est définie comme étant la juste mesure de sensibilité nécessaire devant la souffrance. Cette juste mesure se situe quelque part entre la dureté et un caractère trop flexible selon le contexte (Christie et al., 2008). Il s’agit donc d’une question de jugement.

Mais il n’y a pas que les individus qui doivent démontrer de la compassion. Il en va aussi ainsi pour les établissements et pour les sociétés. Cet aspect rejoint Aristote (1994), qui ne sépare pas la moralité de la politique dans la mesure où la politique consiste à développer des citoyens vertueux en faveur d’une société vertueuse. Dans ce cas, est-ce qu’une ressource compassionnelle dédiée à la réduction des méfaits favorise une société plus humaine ? Être empathique et à l’écoute des besoins exprimés, autant pour la personne perturbante que les autres qui se sentent ignorés, ne semble pas suffisant pour répondre à la demande de bien agir dans un tel contexte.

Tant sur le plan des besoins des individus vulnérables, de la responsabilité des intervenants de prendre soin, de leur devoir de non-malfaisance et de leur attitude compassionnelle, que sur le plan des conséquences possibles, les intervenants ne peuvent renvoyer un usager qui présente des comportements dérangeants et menaçants de la ressource qui, de son côté, privilégie la réduction des méfaits. Cette option irait à l’encontre de leurs valeurs. Il semble alors que nous n’avons alors rien fait pour faire évoluer la situation vers une résolution de conflit. Que ce soit à l’intérieur de la conscience de chaque intervenant ou entre eux, il y a une tension qui persiste entre ces différentes perspectives ou ces différentes voix. Il est permis de penser que les intervenants se sentent inconfortables dans leur conscience. Il nous apparaît alors essentiel de s’approcher d’une solution équilibrée afin de diminuer les écueils de chacun.

L’apport de la phronesis

Il s’avère ardu de mettre en place un protocole précis qui couvrirait toutes situations dues à la variabilité des problématiques vécues au sein des ressources de réduction des méfaits. Par conséquent, il est essentiel de mettre en place des conditions propices à la délibération qui impliquerait, en plus les intervenants, tous les usagers sur une base volontaire.

Nous souhaitons démontrer maintenant qu’il ne s’agit pas d’opter davantage pour une position éthique plutôt qu’une autre, mais de parvenir à une meilleure articulation entre ces perspectives selon la situation contextualisée. L’apport d’Aristote (1994) et de Ricoeur (1990) devient intéressant dans la mesure où ils proposent le concept du « juste milieu » et de « modération » ainsi que l’idée que nous ne pouvons pas parvenir à résoudre de tels enjeux pratiques théoriquement et techniquement, car le réel, en raison de son caractère inédit, unique et temporel, n’est pas réductible à ce que nous savons déjà.

Pour Aristote (1994), la personne qui délibère devra prendre en compte l’incertitude, l’ambiguïté, l’ambivalence et les contradictions qui gouvernent nos choix. Aristote (1994) fait appel au concept de phronesis pour décrire la sagesse pratique qui consiste à mettre en lumière ce qui convient de faire à partir d’une situation singulière. Il s’agit de former un jugement pratique qui demeure adapté à partir de la situation telle qu’elle se donne aux personnes concernées en écoutant toutes les voix et les perspectives possibles, dont la voix des vies minuscules (Le Blanc, 2014). Pour chaque voix, il y a tout un monde ou une manière de décoder qui doit être entendu et interprété afin de faire ressortir ce qui cherche à se dire dans ces compréhensions du monde. Cela implique le principe éthique défendu par Ricoeur qui consiste à donner une égalité de parole aux personnes concernées en dépit de l’asymétrie qui peut exister entre elles (Ricoeur, 1990). Par contre, il ne s’agit pas seulement de donner une parole qui se limiterait à exprimer ses préférences et ses opinions. Il convient d’introduire dans cette voix le travail de la pensée réflexive afin de questionner les présupposés en faveur d’une compréhension plus élargie (Gadamer, 1996).

Le phronimos, celui qui tente d’exercer un jugement équitable, s’assurera que chaque voix trouve sa légitimité sans pour autant s’arroger un droit sur les autres. En ce sens, nos perspectives doivent être reçues avec beaucoup d’humilité en raison de leur caractère lié à la contingence. Sinon, elles se posent en excès, soulevant du même coup les conditions pour l’abus entraînant un déséquilibre et une souffrance (Quintin, 2012). En évitant l’excès ou l’absolutisation d’une perspective, chacune d’elle trouve sa place, son juste milieu, en s’adaptant continuellement à la temporalité, de sorte que l’équilibre ou l’entente est toujours à reprendre selon l’évolution de la situation. Sauf que cette entente se réalise plus facilement, même si elle est provisoire, si aucune perspective ne prétend à la vérité entière.

Ainsi, nous proposons d’instaurer des conditions pragmatiques ou un espace de jeu pour un dialogue afin de mobiliser les personnes concernées dans cette situation problématique en interpellant leur autonomie en vue de leur émancipation. Le but de cette intervention est de chercher à susciter leur participation, leurs choix et leurs actions par la discussion (Quintin et al., 2016). À ce propos, les intervenants reconnaissent l’autodétermination des personnes en leur exposant l’enjeu généré par leurs comportements dans le local. L’idée est de les faire dialoguer sur leur compréhension de la situation et tenter de leur faire identifier des solutions potentielles afin de résoudre le conflit et leur permettre l’accès à la ressource tout en respectant autrui. Dans ce contexte, il s’agit de produire un cadre de réflexion et de délibération où chaque personne obtient un statut d’interlocuteur en exprimant ses souffrances et ses malaises tout en participant au processus de transformation des situations (Habermas, 1986).

Afin de motiver un changement, il sera pertinent d’aborder ce que le service signifie pour eux et ce qu’ils recherchent comme bénéfice, bref, de faire ressortir le sens de leur participation et de leur engagement dans la ressource. À l’aide d’un tel dialogue, les usagers pourront comprendre que leurs comportements dérangeants ou menaçants posent problème pour autrui, et que s’ils veulent continuer d’utiliser le service selon son sens premier, ils sont invités à imaginer des solutions. Ainsi, les intervenants leur imposent un cadre qui respecte leur autonomie tout en leur offrant un espace bienveillant. Ceci permet aux participants, à la lumière des gestes qui importunent autrui, de faire grandir un sentiment de contrôle sur leurs comportements ainsi que sur leur processus de réflexion. Cette participation s’inscrit dans la pensée de Ricoeur selon sa définition de l’éthique comme une réflexion sur la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes (Ricoeur, 1990).

Par contre, si, comme le mentionne Ricoeur, « [l]a sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » (Ricoeur, 1990, p. 312), il n’en demeure pas moins qu’il y a lieu aussi de remettre en question l’ordre établi afin de s’assurer que les règles soient au service de l’être humain et non une fin en soi et au service d’une idéologie. Par conséquent, une telle réflexion ne peut pas faire l’économie d’une herméneutique des idéologies comme des normativités à l’oeuvre dans nos discours. Il appert qu’une réflexion sur la déviance, la stigmatisation, la marginalisation, la mise à l’écart ainsi que sur la personne humaine et la société est nécessaire, car ce qui demeure implicite organise notre pensée à notre insu, faisant en sorte que la normalité se transforme en normativité (Bourgeault, 2003 ; Canguilhem, 1966). En ce sens, la réflexion éthique ne peut faire autrement que d’affronter les consensus. Pour cette raison, même si une entente claire est nécessaire entre les intervenants et les usagers afin d’assurer une cohérence, il n’en demeure pas moins que tout consensus est paradoxal : le consensus est visé, mais il ne garantit pas en lui-même la justesse de la solution. Cela démontre que la ligne de démarcation entre les valeurs individuelles et celles du groupe n’est pas claire.

Par conséquent, on peut dire que les sites d’injections supervisées offrent plus qu’un lieu de sécurité dans un esprit de réduction des méfaits. C’est aussi un lieu d’écoute, un lieu de dialogue, voire un lieu de réflexion, de délibération et de prise de décision à l’intérieur d’une communauté de recherche (Dewey, 2014). Les sites ne doivent pas que viser la sécurité et la santé, mais aussi devenir une occasion pour chaque personne concernée de mener une vie en vue de la réalisation de son plein potentiel (Sen, 2010). Il s’agit ici d’aller à l’encontre du fait que ces personnes sont trop peu écoutées ou mal entendues en dehors des critères d’admissibilité qui sont souvent davantage au service des établissements que des usagers qu’elles prétendent servir. Il convient d’offrir un service ou une forme de vie qui contrecarre les différentes formes d’oppression, de dénigrement ou de manque de reconnaissance du vécu des usagers (Poliquin, 2017) en raison d’une injustice épistémique (Fricker, 2007) perpétuée par le savoir des experts.

Discussion

Nous pouvons nous demander si la question initiale est la bonne ou la seule question. Il y a un présupposé qui gouverne cette réflexion : le rêve d’une société ultra sécuritaire, de sorte qu’il conviendrait de se demander si c’est possible et s’il est souhaitable de pouvoir prévoir, empêcher et éradiquer tous les maux. L’esprit de la réduction des méfaits peut nous servir pour aborder cette nouvelle question. Au lieu de chercher « La » solution qui répondrait à l’ensemble du problème (Quintin, 2012), il conviendrait peut-être davantage de se limiter à diminuer certains méfaits en acceptant qu’il en restera encore. La sécurité et la santé ne sont pas garantes d’une vie réussie.

Nous pourrions ajouter que les ressources du type de sites d’injections supervisées ne sont pas suffisantes et qu’il y a un manque de ressources humaines. Ce faisant, cela démontre que plusieurs enjeux éthiques se posent parce qu’en amont, les conditions de vie sont inacceptables, ce qui renvoie au constat d’Adorno (1983), repris par Tronto (2009) et Butler (2014), qu’une vie éthique et compassionnelle dans des conditions de vie sociales difficiles ou injustes n’est pas suffisante, voire une illusion.

Certains présupposés demeurent également inexplorés Malgré la prétention à la neutralité axiologique, l’approche de la réduction des méfaits porte avec elle une visée éducative à la vie en société. L’éducation à la responsabilisation et au jugement se présente comme une condition pour bien vivre en société. Il est entendu que les usagers sont des êtres autonomes qui peuvent gérer rationnellement leur consommation en toute liberté sans nuire à personne d’autre (Mondou, 2013). Les éthiques du care montrent que c’est la vulnérabilité et l’interdépendance qui caractérisent l’être humain. Il y a donc une contradiction à l’intérieur même de l’approche de la réduction des méfaits. En ce sens, la sollicitude est marquée par le souci de bienfaisance qui masque une attitude moralisatrice, laissant sous-entendre que l’autre doit se responsabiliser et se rendre autonome (Mondou, 2013), ne réalisant pas qu’il se rend complice d’une posture idéologique propre au néolibéralisme (Quirion et Bellerose, 2007). Mondou (2013) y voit un paternalisme compassionnel.

Nous pourrions reprendre cette analyse en sollicitant la distinction et la dialectique entre les droits et les devoirs. Les usagers ont sûrement le droit d’avoir un accès à un site d’injection supervisé, mais ce droit s’accompagne aussi de devoirs, dont celui de ne pas nuire à autrui. Trop de devoirs peut toutefois exercer une force d’écrasement sur les sujets. Dans ce cas, le minimalisme moral, dont le seul devoir consiste à ne pas nuire à autrui, trouve sûrement sa pertinence (Ogien, 2007).

Ces zones inexplorées démontrent que les intervenants ne doivent pas se donner trop rapidement bonne conscience. L’agir humain est toujours porté par des valeurs. La neutralité, qui renvoie au libéralisme moral, indique davantage une plus grande tolérance envers les autres valeurs et une plus grande prudence devant celles qui lui sont propres, qu’un désengagement envers une entreprise de normalisation. La pensée de Nietzsche (1964) trouve ici sa pertinence en rappelant que la morale est souvent un moyen pour maintenir une idéologie dominante, dont celle de la domination de soi en exerçant un contrôle rationnel sur sa vie.

Il convient de se rappeler que l’éthique consiste à s’interroger sur nos manières d’entrer dans la vie des autres et d’intervenir sur leurs valeurs. C’est pourquoi il devient pertinent de toujours se demander ce que nous faisons subir à autrui au nom de l’éthique.

Dès lors, être intervenant dans un contexte de sites d’injections supervisées implique aussi le développement d’une éthique de la vertu, autre que celle de la compassion. Il s’agit de la vertu du courage qui consisterait à dénoncer les conditions organisationnelles inhumaines et à protester contre les valeurs trop fortes ou écrasantes qui empêchent justement de comprendre une situation à partir d’une perspective plus étendue.

Force est de constater que le lieu physique, où se déroule l’activité, génère par lui-même le dilemme éthique en question. Par manque d’espace, les intervenants sont confrontés à devoir constamment résoudre des situations problématiques. Ainsi, leur rôle se dissocie de leur mandat initial qui est d’aider les usagers et de leur offrir du soutien dans leurs démarches. Autrement dit, leur temps est davantage utilisé à résoudre des conflits causés par un espace inadéquat que d’intervenir sur le plan psychosocial auprès des participants. En ce sens, cette situation relève en grande partie de l’éthique organisationnelle, dans la mesure où elle se produit en raison de conditions créées par la ressource elle-même.

Conclusion

Il y a lieu de se questionner si, en voulant respecter la valeur de l’inclusion et d’autres valeurs à tout prix, les intervenants ne créent pas les tensions malgré leurs bonnes intentions. Faire de l’idéal une réalité est peut-être la pire des injustices, rendant du même coup l’éthique à sa dimension de tragédie. Par contre, cet idéal ne doit pas devenir un empêchement en maintenant une tolérance à l’incertitude (Bourgeault, 2003).

Finalement, ce ne sont pas tant les individus dérangeants ou menaçants qui posent un problème que notre incapacité à penser et à agir autrement (Poliquin, 2017). Inclure les usagers dans la réflexion, la délibération et la prise de décision est une manière, parmi d’autres, d’élargir les horizons de compréhension de chacun, y compris les horizons des intervenants. En ce sens, les usagers, même en état d’intoxication, ont un rôle social à jouer en vue d’une réinvention de soi. Dès lors, il convient de cesser tout discours réducteur rempli de stéréotypes et de préjugés (Poliquin, 2017), autant de la part des intervenants que des usagers entre eux, où les usagers sont perçus comme des êtres de grande vulnérabilité, en déficit et en perte d’autonomie.

C’est pourquoi nous reprenons la pensée de Ricoeur, selon laquelle la vie éthique et politique ne peut pas être comprise seulement sur la base de théories éthiques formelles, mais sur les moeurs des communautés historiques contenant une identité narrative et symbolique (Ricoeur, 1986). Ainsi, le sens éthique et politique ne relève pas strictement de théories morales abstraites ou d’un système juridique et institutionnel. Au lieu d’être enraciné dans la raison coupée du monde comme chez Descartes, le sens s’articule à l’intérieur de communautés historiques et culturelles avec leur propre narrativité qui influence notre perception, notre imagination, notre réflexion, notre délibération et nos prises de décision. Cependant, il serait faux de croire que l’être humain est simplement la victime d’idéologies, de discours éthiques et politiques préétablis et de son contexte de vie. En raison justement de son pouvoir d’imagination, il est capable de modifier le monde en y insérant du nouveau à l’aide de ses idées. Même si le contexte social et culturel influence fortement l’être humain, il n’en demeure pas moins que celui-ci peut toujours raconter les choses différemment (Ricoeur, 1986 ; Rorty, 1997). Mais pour imaginer et comprendre autrement le monde, nous avons besoin d’autres voix, voire d’une parole en dialogue avec toutes les voix possibles, sans oublier celles des victimes et des vies minuscules. Nous croyons que la phronesis est justement la capacité d’écouter toutes les voix et de prendre en compte toutes les perspectives afin que chacun y trouve un sens.

La problématique présentée dans cet article compte de multiples facettes possibles. Nous ne prétendons aucunement les avoir toutes couvertes. Nous n’avons par exemple pas insisté sur la divergence de positionnements éthiques que l’on peut retrouver au sein des équipes.

La proposition de créer un groupe de partage, sans être la solution définitive, permet surtout de redonner aux acteurs une position d’agents créateurs. En ce sens, ce lieu de partage ne consiste pas à argumenter pour obtenir raison ou convaincre, mais plutôt à construire une existence commune dans laquelle s’articule unité et diversité de compréhension. Ce lieu donne à tous les participants l’opportunité d’exister et de croître selon son être. Nous croyons finalement que le niveau éthique d’une organisation se détermine par sa capacité à intégrer une crise de tous les présupposés qui organisent la pensée.

Cela dit, cette proposition n’est pas une panacée. Dans des lieux de partage se présentent aussi des enjeux de pouvoir, d’autorité, de rhétorique et de manipulation. Donc, d’autres enjeux éthiques.