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Introduction

J’ai assisté pour la première fois en 2016 à la Ayahuasca World Conference (AWC), lorsqu’elle s’est tenue à Rio Branco, au Brésil. La conférence — une initiative de l’organisation non gouvernementale (ONG) International Center for Ethnobotanical Education, Research, and Service (ICEERS) basée à Barcelone et soutenue par différents fonds internationaux — s’y tenait pour la deuxième fois. Son objectif était de réunir toutes les parties intéressées par l’utilisation de l’ayahuasca à travers le monde, depuis leurs différents domaines d’intérêt et spécialités, lors d’une rencontre visant à reconnaître la diversité des pratiques et des approches, les propositions et initiatives, les débats ainsi que les défis liés à l’usage de l’ayahuasca à l’échelle mondiale. Plus de 700 participants provenant d’Amérique et d’Europe (Goulart et Labate, 2017) se sont retrouvés dans la province d’Acre, dont des fidèles des religions brésiliennes centrées autour de l’ayahuasca, des représentants des communautés autochtones du Brésil, de la Colombie et du Pérou, des scientifiques de diverses disciplines (médecins, psychologues, pharmacologues, botanistes, anthropologues), des thérapeutes de différentes spécialités, des adeptes du néochamanisme, des journalistes, artistes, nouveaux consommateurs de l’ayahuasca et représentants officiels, entre autres.

À cette occasion, je me rappelle avoir découvert avec étonnement l’ampleur d’un domaine d’intérêt largement éloigné de la version que j’avais alors de l’univers de l’ayahuasca. En effet, le regard que je portais sur le phénomène de l’expansion de l’utilisation du yagé[1] s’était centré sur les particularités du cas colombien et répondait à des dynamiques ancrées dans une géographie particulière, avec des acteurs concrets qui plaidaient leur légitimité en tant que yageceros au sein d’un État national multiculturel. Je connaissais bien sûr l’existence d’autres modes de consommation, mais je n’avais pas mesuré la diversité du domaine existant, tout au moins dans le bassin amazonien. Or, il était clair que ce vaste domaine « mondialisé » émergent et réunissant des intérêts si disparates provenant en majorité du Nord semblait y avoir de l’influence. D’autres manifestations du phénomène, et notamment l’idée de penser le domaine de l’ayahuasca comme un produit de la mondialisation, m’ont amenée à m’interroger sur l’effet de ce processus. Sur quelle idée de mondialisation reposent des espaces comme l’AWC, et quelles actions sont-elles menées au nom de cette mondialisation ?

Je pose ces questions depuis ma position particulière d’anthropologue, et en tant que Colombienne, vivant et effectuant des recherches en Colombie, puisque c’est cette perspective qui me permet de parler d’un imaginaire globalisé concernant l’ayahuasca, en opposition avec les réalités locales. Il s’agit avant tout d’un point de vue posé depuis le Sud ; plus qu’une prétention d’explication universalisante, ce qu’il vise est de mettre en évidence un angle d’analyse qui n’est généralement pas pris en compte dans sa particularité.

La troisième version de l’AWC a eu lieu en 2019. Cette fois, elle s’est tenue à Gérone, en Catalogne. D’après ce que certains membres de l’organisation hôte m’ont expliqué, l’idée d’alterner le lieu de la conférence entre l’Amérique du Sud et l’Europe visait à faciliter l’intégration de la communauté croissante des adeptes de l’ayahuasca. Alors que l’édition précédente avait tenté, entre autres, d’accroître la visibilité des usages originels pratiqués dans les communautés autochtones et les religions centrées autour de l’ayahuasca, celle-ci cherchait à reconnaître les nouveaux consommateurs ainsi que les usages répandus dans le Nord au cours des quarante dernières années.

La conférence a rassemblé plus de 1 400 personnes pendant trois jours au sein du Palais des Congrès de la ville. Des conférences d’intérêt général, des exposés universitaires et des intermèdes artistiques se sont succédé, en alternance avec des ateliers, des projections de films, des présentations de livres, des concerts, des espaces informels et des discussions ouvertes sur des sujets aussi divers que le mindfulness, les « psychotropes et la connexion avec la nature », « l’ayahuasca et le stress post-traumatique », le militantisme à l’échelle mondiale, « la science et le chamanisme », etc. Ma participation était donc de plus en plus motivée par l’envie de mieux comprendre ce type d’espace. L’idée de mondialisation de l’ayahuasca fait référence, d’une part, au phénomène d’expansion de l’utilisation du yagé, de l’Amérique du Sud vers le reste du monde (Labate et Cavnar, 2014). Or, cette expansion s’est récemment accompagnée de la confirmation de l’idée d’une communauté internationale de l’ayahuasca. En tant que « communauté imaginée » (Anderson, 1991), il s’agit d’un espace qui apparaît et devient socialement tangible par le biais d’images, de métaphores et de pratiques de représentation particulières qui, à mon avis, doivent être analysées. En ce sens, cet article a pour objectif d’explorer certaines caractéristiques de la production symbolique qui crée et recrée la communauté internationale de l’ayahuasca, le type de relations qu’elle génère, ses effets ainsi que les modes de représentation, de conception et de pensée de l’ayahuasca, ses utilisateurs, la diversité et la défense de ses utilisations.

Plutôt que de prétendre démontrer l’existence factuelle de cette communauté en tant qu’unité, mon idée est de montrer qu’elle existe dans la mesure où elle est nommée, et dans la mesure où des choses sont réalisées en son nom. Je ne parle donc pas du « champ » international de l’ayahuasca[2]. L’analyse portera sur les régimes de discours et de représentation, ainsi que sur l’émergence de formes de mondialisation hétérogènes s’appuyant sur ce type de régimes (Escobar, 1998 ; Lins Ribeiro, 2018). Il s’agit surtout de rendre compte de la manière dont un champ discursif se forme à partir d’itérations progressivement normalisées concernant la façon de nommer certaines choses et d’en omettre d’autres, c’est-à-dire grâce à une sorte de sens partagé rendant visibles certains acteurs et éléments ainsi que certaines pratiques tout en marginalisant d’autres. Ce que font et disent différents acteurs au nom de la communauté de l’ayahuasca conduit à des pratiques concrètes de pensée et d’action par lesquelles se matérialise cette communauté. Et à l’évidence, d’aucuns gagnent en représentativité dans la mesure où ils accaparent la visibilité offerte par certains réseaux d’internationalisation. D’après la théorie d’Anderson (1991) à propos de ce type de communautés, nous devons garder à l’esprit que l’oubli et l’omission sont aussi importants que ce qui est exprimé.

Je m’attarderai sur deux aspects qui me semblent particulièrement significatifs. Le premier concerne les thématiques, les idées et les approches associées à la perception générale de ce que l’on considère comme constituant la communauté, le type d’acteurs sociaux qu’elle réunit et les formes d’interaction qu’elle promeut. Il s’agit en quelque sorte des modèles internes de référence qui construisent l’identité et une certaine idée du « nous ». Le deuxième, porte sur la relation de la communauté internationale de l’ayahuasca avec les Autochtones et l’Amazonie en tant que références ambiguës, considérés à la fois comme faisant partie de la communauté et comme des éléments externes renvoyant à une idée d’origine et d’authenticité. En tant qu’espace de dialogue, il est également nécessaire de tenir compte des positions relatives dans la structure du pouvoir qui guident les interactions et répartissent les rôles en son sein.

Bien que ces réflexions aient découlé d’observations survenues dans le cadre des conférences organisées par ICEERS, elles ne portent pas seulement sur celle-ci, mais abordent les espaces, souvent virtuels, qui rassemblent aujourd’hui des acteurs très différents autour de l’ayahuasca. Je souhaite montrer de quelle façon, malgré l’hétérogénéité des réseaux et des acteurs, les contradictions et les divergences existantes en son sein, il existe des lieux communs qui façonnent et tirent parti de l’idée d’une communauté internationale de l’ayahuasca. La production et l’accumulation de nouvelles connaissances sur l’ayahuasca et d’autres psychotropes provenant d’un large éventail de domaines du savoir constituent un prolifique catalyseur de l’univers symbolique entourant la communauté internationale de l’ayahuasca.

De même, il me paraît intéressant d’explorer la façon dont cette production s’articule avec l’existence d’une hégémonie localisée — dans le sens d’une capacité concentrée d’orientation et de régulation de la circulation des personnes et des biens culturels par les pays développés ou du Nord. Je considère qu’il est impossible de parler de la mondialisation de l’ayahuasca sans tenir compte dans notre modèle de la géopolitique et du clivage entre le Nord et le Sud à l’échelle mondiale, « donneurs et receveurs de modernité » ainsi que des systèmes de circulation du pouvoir et du prestige qui s’établissent entre eux. Comme je l’expliquerai, cette hégémonie s’exprime également par le biais d’une dynamique verticale englobante dérivée de l’idée même de mondialisation (Ferguson et Gupta, 2002) voulant que l’imaginaire de la mondialisation produise un effet « universalisant » qui recouvre et incorpore l’éventail de manifestations produites à l’échelle nationale ou locale, considérées comme étant hiérarchiquement inférieures ou moins prépondérantes. En ce sens, comme relevé plus haut, il est évident que dans une perspective colombienne, certains acteurs plus visibles accaparent des canaux et réseaux et obtiennent le privilège de « nommer ». Des ONG comme Chacruna ou ICEERS, par exemple, sont dotées de ressources et cherchent à établir des liens, à leur manière, entre le Nord et le Sud. Ainsi, elles acquièrent une représentativité qui, assurément, réfracte l’idée d’une communauté internationale de l’ayahuasca. Loin de prétendre cerner les intentions guidant les actions des uns ou des autres, mon objectif consiste avant tout à observer la nature systémique de la réalité découlant de ces actions. En rester à la simple projection de l’intérêt d’un sujet revient à ignorer la contre-intentionnalité de la production structurelle (Ferguson, 1994 ; Lins Ribeiro, 2018). De cette façon, je souhaite comprendre cet effet de réfraction et donner du poids et de la valeur à la production spatiale locale et nationale en tant que coordonnées essentielles permettant de comprendre la (géo)politique de l’ayahuasca.

S’y ajoute un modèle de référence affectif qui synthétise l’idée de communauté et de mondialisation en un sens moral et un objectif partagé. Ainsi, parler de la communauté internationale de l’ayahuasca revient à prendre en compte l’ensemble d’un domaine qui réunit les acteurs sociaux les plus dissemblables et un éventail de modes et de formes d’utilisation qui ont pourtant en commun un profond respect pour l’ayahuasca et un engagement général pour la défense de son usage. Dans ce contexte, il est clair qu’au-delà des microréseaux de consommateurs présents dans les pays du Nord, l’imagination qui façonne une communauté découle avant tout des espaces qui parlent, nomment, travaillent et diffusent les questions relatives à l’ayahuasca. Aussi, la production et la diffusion de nouvelles connaissances dans des champs de savoir variés sont souvent reconnues comme des réussites communes qui alimentent la symbolique autour de ce que Gustavo Lins a appelé les « discours fraternels mondiaux »[3] (Lins Ribeiro, 2018).

Grâce à des informations diffusées notamment sur Internet par l’entremise de sites renommés (Chacruna, Khapi, ICEERS, Maps, etc.), dans des conférences, des séminaires et des forums (entre autres, la Interdisciplinary Conference on Psychedelic Research en septembre 2020 et le Psychedelic Liberty Summit en avril 2020), dans des publications académiques et d’autres natures destinées à un public plus varié, les personnes intéressées par les différentes facettes de l’ayahuasca ont créé des circuits d’intérêt qui contribuent à l’idée d’une communauté élargie. Cette étude repose sur un examen détaillé des informations de ce type ainsi que sur une observation plus directe du contexte des conférences et à d’autres espaces de dialogue qui dynamisent les réseaux. Je considère donc fondamental de souligner une fois de plus la nature de mon analyse, car je ne peux ignorer qu’un regard situé implique également l’existence d’angles morts.

La communauté internationale de l’ayahuasca

Autour de l’ayahuasca convergent des intérêts très divers aussi bien que des objectifs communs. Ce n’est un secret pour personne que le mouvement psychédélique s’est réveillé au cours des dernières années, notamment aux États-Unis, au Canada et en Europe. Le soutien croissant rencontré par ce type de substances auprès de l’opinion publique a constitué un facteur clé des débats actuels sur les politiques en matière de drogue à l’échelle mondiale. Dans ce contexte, la communauté internationale de l’ayahuasca a assurément joué un rôle significatif quant à la reconnaissance et la défense légales des usages de nature religieuse. C’est ce qu’ont démontré les victoires juridiques obtenues par plusieurs religions de l’ayahuasca dans différents pays, ainsi que divers processus légaux ayant contribué à la lutte contre la criminalisation et à la révision des législations restrictives, comme l’indiquent la réussite de programmes comme le Ayahuasca Defense Fund (ICEERS) et le Council for the Protection of Sacred Plants (Chacruna). Il est de notoriété publique que le contrôle de l’ayahuasca est étroitement lié à la situation légale de la DMT, le principe actif surveillé par l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) par le biais de conventions internationales visant à limiter l’utilisation des stupéfiants et substances psychotropes. Cependant, le débat légal concernant leur utilisation a lieu à l’échelle interne des différents États. À propos du statut juridique, notons également les progrès récemment accomplis par la législation internationale relative au patrimoine immatériel (UNESCO), qui a inclus l’usage du yagé dans les contextes originaires, ainsi que les débats autour des droits de propriété intellectuelle des peuples autochtones qui s’établissent au sein de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle.

Ces actions vont de pair avec le positionnement de la recherche scientifique de haut niveau sur les psychotropes comme l’ayahuasca, ce qui semblait quasi impossible il y a quelques années encore dans de nombreux pays en raison des faibles moyens alloués à l’étude de ces substances. Tant les gouvernements que les corporations portent un intérêt à ces questions. Ces dernières années, des pays comme l’Espagne et le Brésil ont effectué des progrès considérables dans ce domaine, ce qui a permis, entre autres, de projeter l’utilisation de ces plantes dans de nouveaux contextes d’intérêt psychothérapeutique et pharmacologique. L’ouverture de champs de connaissances dans des domaines variés (sciences sociales, médicales et biotechnologie) devient de plus en plus évidente. La communauté internationale de l’ayahuasca a eu une incidence significative sur le plan juridique, en termes de reconnaissance du potentiel thérapeutique, de promotion d’un usage éthique et responsable associé à l’élargissement de l’offre de services thérapeutiques et religieux et, bien entendu, de l’activation d’un champ artistique et esthétique novateur.

Toutes ces avancées constituent des étapes illustrant clairement l’efficacité de la communauté internationale de l’ayahuasca, qui s’articulent pour former un récit partagé énoncé de façon rituelle lors de chaque rencontre. Ce récit souligne l’importance de l’unité dans la différence et du pari commun pour le renforcement d’alliances et de stratégies autour de la défense de l’utilisation du yagé. Loin de constituer un récit froid et distant, il invoque un sens spirituel profond qui cherche un ancrage identitaire dans la dimension affective. Comme l’a déclaré le président de l’organisme promoteur de la AWC à différentes reprises :

Nous sommes une communauté au service d’une grande symphonie célébrant la vie et reconnaissant la diversité des cultures et des pratiques autour du yagé, dont la mission fondamentale est l’union et l’engagement autour de la protection de la nature et de l’humanité, qui en fait partie. La guérison individuelle est également une guérison collective, grâce à, et pour, la nature et la planète.

de Loenen, 2020

Contrairement à l’édition de la AWC tenue au Brésil, où la présence d’Autochtones, de militants, fonctionnaires et représentants des églises locales était notoire, à Gérone, où se sont réunis plus du double de participants, les personnes provenant des pays du Sud étaient peu nombreuses. Les frais de voyage et d’entrée à la conférence ont largement contribué à cette situation. La plus grande partie du public intéressé par ses divers usages et par le programme des forums, enquêtes et publications vit par ailleurs en Amérique du Nord, en Europe et en Australie. La plupart de ceux qui se reconnaissent comme membres de la communauté résident au Nord, ce qui signifie non seulement que la majorité des activités réalisées en son nom se tiennent dans le Nord, mais également que cette communauté se connecte et s’imagine globalement depuis le Nord. Cela ne signifie pas, bien entendu, que le Sud s’en retrouve exclu. Au contraire, nombre de pratiques dans lesquelles se reconnaissent les membres de la communauté internationale de l’ayahuasca ont lieu dans les pays du Sud. Le déploiement du tourisme de l’ayahuasca n’en est qu’un exemple, mais il existe des centaines d’initiatives de centres thérapeutiques ou religieux adressés à un public urbain et « occidental », installées au coeur de la jungle du Pérou, de la Colombie et de l’Équateur. Ainsi, la communauté de l’ayahuasca se réalise au sein d’une géopolitique particulière dans laquelle les relations nouées avec le Sud sont subordonnées aux logiques symboliques et économiques établies au Nord. L’idée d’une origine géographiquement située en Amérique du Sud recrée ces types de relations inégales basées sur l’exotisme et la distance, puisque les nouveaux usages de l’ayahuasca au Nord trouvent dans les imaginaires sur le bassin amazonien et sa diversité des références légitimes.

La normalisation progressive d’un langage commun pour parler de l’ayahuasca, des expériences, des rituels et de l’éthique de son usage, entre autres, a donné naissance à une sorte de lingua franca à travers laquelle s’exprime une sensibilité partagée et une matrice de thèmes et de concepts récurrents qui ont circulé sous différentes formes au cours de l’événement. Ils constituent des lieux communs des conversations et des réflexions diffusées et publiées par le biais de ces réseaux. Les termes de la psychologie transpersonnelle, par exemple, sont utilisés pour parler de tout type d’expériences personnelles de transformation grâce à l’ayahuasca. L’idée de guérison dérivée du vécu individuel et corporel activé par le yagé est un puissant lieu d’énonciation. La spiritualité en tant que dimension de l’expérience interne de l’individu, le reliant à quelque chose de plus grand et qui se révèle commun et universel (Teisenhoffer, 2007), y est intrinsèquement liée. Quelles que soient les inflexions diverses de l’idée de spiritualité coexistant entre les adeptes des religions de l’ayahuasca, celle-ci est comprise et reproduite dans les différents récits en tant que voie de développement personnel permettant d’atteindre une position moralement supérieure.

Dans mon cas, étant issue d’un contexte dans lequel cette tendance n’est pas diffusée dans le milieu du yagé, la psychologisation de la relation que la plupart de ces personnes ont établie avec l’ayahuasca ainsi que la naturalisation d’une culture thérapeutique autour de ce psychotrope est évidente (Illouz, 2008). Or, c’est loin de faire l’unanimité dans le milieu de l’ayahuasca en Colombie, y compris en contexte urbain. Les débats autour de la spiritualité et de sa relation avec les discours et pratiques liées au New Age n’indiquent pas habituellement qu’il s’agit d’une notion polysémique dont l’utilisation doit être considérée à la lumière du type de pratiques mettant en relation des acteurs divers pour qui la spiritualité revêt des sens particuliers. Pour les peuples autochtones utilisant le yagé, la spiritualité est liée à une vision du monde plurielle selon laquelle les entités de l’autre monde ont une influence sur celui-ci. En français, ces entités ont été appelées « esprits ». La « spiritualité » fait donc référence à l’action d’entités non humaines propres aux systèmes chamaniques, pour qui le monde est divisé en au moins deux dimensions (Perrin, 1995). Cette conception octroyant des pouvoirs et des effets concrets sur le monde matériel à des êtres non humains est certainement différente d’une notion de spiritualité revendiquant la dimension interne de l’individu comme étant le lieu de la transformation du monde. En tout état de cause, ce malentendu est adroitement exploité par des chamanes autochtones ainsi que des adeptes occidentaux, et fonde également bon nombre des pratiques thérapeutiques d’inspiration chamanique actuellement déployées grâce au tourisme de l’ayahuasca (Losonczy et Mesturini, 2014).

Le changement climatique et la pertinence du discours écologiste en lien avec les usages de l’ayahuasca ont constitué une autre question centrale de la conférence et ont trouvé un écho dans de nombreux canaux de diffusion de thèmes reliés. La mondialisation apparaît comme une réalité inévitablement positive qui met en évidence les pratiques relationnelles et les formes d’interaction inhérentes à un monde rétréci. Dans le cadre des discours fraternels mondiaux en relation avec les droits de la personne, le patrimoine de l’humanité et la défense de l’environnement, sont diffusés des idéaux en termes de santé qui articulent les dimensions physiques et psychologiques individuelles avec des dimensions éthiques mettant en valeur la protection de la nature, la justice sociale et l’importance des équilibres écologiques. Comme le signale Erika Oblak, économiste et adepte de l’ayahuasca, dans un article publié dans l’édition spéciale de la revue Khapi lancée à l’occasion de l’Aya 2019 :

La guérison par l’ayahuasca peut ne pas se limiter à la santé de l’individu. Elle peut déboucher sur une conscience écologique visant un monde meilleur et plus juste […] L’ayahuasca propose une voie pouvant façonner un monde plus écologique ancré dans la justice sociale. Mais uniquement si nous sommes disposés à la voir

Oblak, 2019

Ce dernier élément constitue, à mon avis, un point sensible, sur lequel je reviendrai plus tard. Le diagnostic de la crise environnementale renforce l’idée que la guérison par le yagé doit irradier de l’individu à la nature. En sens inverse, la responsabilité de ceux qui connaissent la valeur de l’ayahuasca consiste avant tout à promouvoir un militantisme mondial en lien avec la défense de l’environnement.

Enfin, l’ambiguïté existante entre l’ayahuasca et la molécule de DMT est une question qui traverse la production narrative de la communauté internationale de l’ayahuasca de façon notoire et non sans polémique. Je parle de polémique, car bien que le principe actif soit loin d’être comparable à l’ayahuasca en ce qui a trait à sa complexité (position que défendent plusieurs secteurs), l’opinion publique a largement tendance à les traiter de façon équivalente. Nous pourrions aller plus loin et avertir que la DMT est considérée par beaucoup comme « l’essence de l’ayahuasca », c’est-à-dire comme ce qui produit son effet hallucinogène et curatif. Cette idée de la molécule-synthèse peut être explorée de différentes façons. L’étude des analogues de l’ayahuasca a notamment ouvert un énorme domaine de recherche. Cependant, et sans nier les remarquables avancées scientifiques biomédicales qui permettent aujourd’hui des distinctions plus objectives ainsi que de meilleures connaissances des effets et des relations sur le plan pharmacologique, je souhaite avertir des difficultés persistantes que pose la remise en question des aspects problématiques de la reconnaissance des connaissances spécialisées. La plupart des informations circulant sur Internet sont truffées de conjectures erronées et sans base scientifique. Cependant, la légitimité de la science passe aussi par un exercice de simplification sensible qui s’impose sans grande remise en question dans le sens commun. Le critère pharmacologique ne sert pas seulement à fixer la DMT comme lieu de la recherche et de la réflexion, mais alimente également une schématisation qui permet, en parlant de molécules, de simplifier les termes de la discussion. Plus qu’une question de perspective, il s’agit d’un débat épistémologique qui met en évidence la façon dont quelque chose d’apparemment objectif détermine et impose ce qui est substantiel et où repose la valeur de l’ayahuasca.

L’identité indigène visible

La AWC a été présentée comme un événement énorme dont les invités principaux étaient les représentants des communautés autochtones du bassin amazonien. Au moins dix d’entre eux, provenant d’Équateur, du Pérou, du Brésil et de Colombie, ont inauguré la conférence, parés de leur panoplie colorée et ont effectué un rituel d’ouverture chacun à leur tour. Dans le silence, plus de mille participants ont écouté avec attention les chants sacrés des différentes ethnies, qui invitaient les esprits bienveillants à accompagner la rencontre. Je ne doute pas des bonnes intentions des organisateurs ni des bonnes dispositions des invités, mais cette mise en scène évoque bien plus de choses que la seule bonne volonté. Par la suite, la participation des Autochtones a été marquée par une fétichisation de la différence et de l’exotisme. Les interventions en langues originaires n’ont pas été traduites ; au contraire, elles faisaient partie d’une « performance » rituelle au cours de laquelle la forme l’emportait sur le contenu. Pourquoi inaugurer ainsi un événement de ce type ? Pourquoi une mise en scène rituelle autochtone en plein Palais des Congrès de Gérone ? Ces questions nous amènent à interroger la place qu’occupent les Autochtones amazoniens au sein de la communauté internationale de l’ayahuasca.

Nul ne pourrait nier que les Autochtones appartiennent à cette communauté imaginée. Au contraire, ils étaient les invités d’honneur de la conférence. Il convient donc de se demander plutôt de quelle façon les Autochtones amazoniens en font partie. L’imaginaire d’une grande communauté mondiale de soins et de protection des plantes sacrées repose résolument sur l’idée que les Premiers Peuples américains sont les gardiens et la principale source de protection de la nature : ce sont des experts millénaires des usages de ces plantes et ceux qui ont permis, avec générosité et non sans sacrifice, que l’« Occident » accède à leur pouvoir curatif. Ils nous permettent de corroborer le désastre provoqué par la société techno-industrielle, les effets nocifs du capitalisme et du consumérisme sur la vie ; c’est grâce à eux que nous voyons la destruction de l’Amazonie comme le redoutable résultat imposé par le monde occidental au reste de la planète. Cependant, au-delà de ce récit général, on constate un principe clair : ils sont les « autres ».

La participation autochtone s’est déroulée en trois temps au cours de la conférence : les cérémonies d’ouverture et de clôture de la rencontre dont ils ont été les acteurs principaux, leur participation à certains panels, ainsi qu’un espace de discussion qui a fonctionné pendant les trois jours en parallèle avec les salles de conférence. Cette salle était consacrée aux conversations avec les invités autochtones et disposait d’une programmation spéciale ouverte au public, élaborée par eux autour de sujets d’intérêt commun aux Premiers Peuples. Les représentants de l’Union des médecins yageceros de l’Amazonie colombienne (Unión de Médicos Yageceros de la Amazonía Colombiana, UMIYAC) ont activement participé à cette salle. Ce sont eux qui prennent régulièrement part aux espaces internationaux au nom des yageceros colombiens. La représentativité actuelle de l’UMIYAC dans le contexte colombien importe peu. Le fait est que ces représentants de l’organisation bénéficient d’une notoriété bien plus importante sur la scène internationale que nationale, justement grâce à leurs liens avec certaines ONG et à leur circulation dans divers circuits internationaux.

Bien que l’intention de la salle autochtone ait consisté à ouvrir un espace d’échange entre les invités afin de faire connaître et d’aborder les problématiques qui les touchent, cela a également contribué à écarter leur participation du reste de la conférence. Leur faible présence dans les discussions centrales et spécialisées démontre une fois de plus les effets de l’imagination occidentale, qui continue de penser les Autochtones depuis leur différence. Supposer qu’ils ont d’autres préoccupations, que leurs motivations sont différentes ou que leurs idées et leurs débats répondent à des logiques culturelles distinctes ne fait que confirmer la règle. La participation directe et active de ces représentants aux débats sur les plus récentes découvertes scientifiques, biomédicales et pharmacologiques, aux initiatives artistiques et esthétiques ou aux perspectives de guérison et de bien-être individuel et collectif autour de l’ayahuasca reste très marginale.

Considérer les Autochtones comme représentant l’altérité est directement lié à une idée du « nous » définie selon une logique coloniale. Autrement dit, l’identité indigène en tant qu’altérité n’est pas quelque chose d’extérieur ou d’antérieur à ce que l’on appelle l’« Occident », mais constitue plutôt son revers. Et, en ce sens, plus qu’un résultat achevé, il s’agit d’une forme de différence façonnée et actualisée par l’histoire qui continue d’être reproduite de nos jours, au-delà des configurations culturelles et des modes de vie incarnés par ces populations. Guillermo Bonfil (1972) affirmait que le mot autochtone réfère à une notion coloniale synonyme de colonisé, puisque les Autochtones ne sont apparus que lorsque la conquête a commencé. Bien entendu, la condition d’autochtone s’est transformée depuis la conquête et la colonisation de l’Amérique. Mais, en réalité, l’idée d’identité indigène en tant que modalité de différence s’est constituée comme une « altérification radicale » au sein de laquelle s’articulent les technologies du colonialisme et la pensée raciste (Restrepo, 2020).

Au cours des dernières décennies, le déploiement du multiculturalisme a permis de valoriser et de célébrer comme jamais auparavant la diversité culturelle. Il a imprégné les structures juridiques et institutionnelles de plusieurs nations, a positionné la question des droits de la personne et notamment des droits des Premiers Peuples dans les discussions internationales et a donné naissance à des organisations et des mouvements sociaux variés aux quatre coins du globe. De même, le multiculturalisme dans ses différentes versions a entraîné la valorisation économique de la culture. Nous constatons aujourd’hui comment la célébration de la diversité culturelle, par une forte articulation avec le discours de la défense de l’environnement et grâce à un réseau dense de récits littéraires, d’images artistiques et d’explications scientifiques, représente les populations autochtones comme porteuses de traits communs, ancestraux et spirituels qui sont imaginés à partir d’une distinction ontologique radicale avec ce que nous appelons l’« Occident ».

Un récit visuel et textuel prolifique sur les Autochtones de l’Amazonie circule amplement, lié en grande partie aux discours fraternels mondiaux. Des images hyper réelles, d’Indiens plus Indiens que les Indiens, sont reproduites dans les médias, la production artistique et même scientifique, et des formes d’authenticité réduites à une essence supposée sont favorisées et servent ensuite de mesure de la réalité. La publicité du secteur du tourisme lié à l’ayahuasca, qui attire des centaines de voyageurs du Nord vers l’Amazonie, illustre bien ces récits. Là où ces images apparemment inoffensives sont diffusées avec une nostalgie et un romantisme certains, les effets simplificateurs et réducteurs des stéréotypes associant l’héritage des technologies coloniales et le racisme, qui mettent à jour la négation de l’hétérogénéité constitutive de l’Amazonie et de ses habitants ainsi que l’inégalité structurelle de sa situation géopolitique, sont rendus invisibles. Ces représentations ne sont pas le reflet de la réalité sociale, mais en sont plutôt des éléments constitutifs.

On a beaucoup parlé de ces stéréotypes. Ce qui est intéressant ici, c’est de constater la façon dont ils sont remis au goût du jour ainsi que les manières dont ils guident et affectent aujourd’hui les pratiques à différentes échelles, tant dans le Nord comme dans le Sud. Que dit-on et que fait-on aujourd’hui au nom des Autochtones d’Amazonie, de l’ayahuasca et de la protection de l’Amazonie ? Voilà des questions sensibles, mais qui doivent néanmoins être posées en tenant compte du contraste entre la parole prise depuis l’intérieur ou l’extérieur.

De nos jours, la conservation de l’Amazonie et de sa diversité culturelle est perçue comme un impératif moral. Face aux menaces que représentent les changements climatiques et les décisions politiques de certains dirigeants, les actions visant à défendre la nature et l’hétérogénéité exigent des efforts soutenus sur le long terme. Cependant, tant la conservation que la célébration de la diversité culturelle constituent un dispositif au nom duquel les stéréotypes sont mis à jour et des pratiques de pouvoir ainsi que des interventions économiques et politiques d’envergure sont mises en oeuvre. La protection de l’Amazonie et des Premiers Peuples paraît aujourd’hui quelque chose de si évident qu’il est difficile de prendre suffisamment ses distances avec ce discours pour être capable d’examiner son histoire et ses contradictions. Et pour ce faire, il faut considérer que le multiculturalisme a acquis des caractéristiques diverses s’exprimant de façon différente dans chaque pays. Ce qui est fait à l’heure actuelle au nom de la diversité ethnique ou culturelle et de la conservation a un poids, une légitimité et des effets distincts selon qu’il s’agisse du multiculturalisme colombien ou du cadre législatif péruvien, équatorien ou brésilien. Au sein du bassin amazonien, chaque État-nation contient et exprime une configuration de l’altérité autochtone propre à son développement historique (Segato, 2007). Voilà pourquoi il est pertinent de différencier ses différentes modalités sur le plan théorique et politique et ses effets variés (Briones et Del Cairo, 2015).

Les imaginaires déterritorialisés de l’altérité autochtone existant au sein de la communauté internationale de l’ayahuasca renforcent les marqueurs essentialistes de la différence culturelle. Imaginaires qui sont à leur tour utilisés par les délégués autochtones pour créer des alliances avec le public sur la scène internationale, par l’utilisation d’un langage considéré comme authentique. Toutefois, cette négociation de sens peut avoir des effets distincts, puisqu’elle se joue dans un champ du pouvoir inégal (Graham, 2003). Au sein du système mondial de relations de pouvoir en lien avec l’environnement, l’Autochtone est dépositaire d’un capital symbolique qui doit être rendu visible et qui, en outre, est alimenté par des acteurs ayant besoin de ce capital pour réaliser leurs objectifs, comme c’est le cas des ONG environnementales transnationales (Graham et Conklin, 1995).

Ainsi, loin de contribuer de façon naturelle à constituer une communauté harmonieuse, l’internationalisation et la diversification de l’utilisation de l’ayahuasca favorisent la reconfiguration des relations de pouvoir à différentes échelles. Entre autres effets, il est essentiel de prendre plus au sérieux, la transformation des relations d’autorité engagées dans les contextes originaires locaux, les risques face aux nouvelles formes de légitimité croisée et la dérégulation progressive des circuits d’utilisation et d’échange (Caicedo, 2018).

L’Amazonie visible : modalités de consommation rituelle

Les discours célébrant la diversité culturelle et la protection de la Terre-Mère liés à la défense de l’ayahuasca présentent l’Amazonie comme une région privilégiée et comme la source et l’origine de la valeur d’une nature primitive. En tant que géographie imaginée, l’Amazonie est représentée comme un sanctuaire naturel et un bastion de la biodiversité auquel sont associés les Autochtones en tant qu’êtres naturels et ahistoriques, dont l’essence est de défendre ces richesses, lesquelles sont en outre considérées comme patrimoine de l’humanité tout entière. La biodiversité implique également une « composante humaine » dont la « variabilité culturelle » constitue une assurance de conservation. La biodiversité biologique s’articule donc avec la diversité culturelle : la première est le résultat de la seconde et ne peut être pensée sans cette « composante ». Cependant, il ne s’agit pas de n’importe quelle variabilité culturelle, mais de celle qui a été « développée depuis des temps immémoriaux » par les groupes ethniques. De telles représentations n’existent pas en vase clos et ne tombent pas du ciel. Elles reprennent et transforment des images produites antérieurement, qui représentent cette vaste région comme un milieu sauvage, chaotique et périlleux. Et, bien qu’il ne s’agisse plus de la jungle en tant que menace, mais de la jungle en tant que sanctuaire, ces deux imaginaires simplifient, lissent et standardisent les hétérogénéités des paysages et des populations habitant le bassin géographique du plus grand fleuve au monde. En revanche, on connaît peu l’Amazonie en tant qu’espace de rencontres et de conflits qui menace en permanence sa viabilité. On ne soupçonne pas les effets de la cohabitation entre les configurations culturelles diverses ou les conditions permettant l’arrivée d’investissements transnationaux et commerciaux privés et imposant une présence précaire des institutions publiques.

Bien qu’il existe de nombreuses modalités et utilisations, la référence actuelle la plus récurrente et la mieux connue concernant les contextes originaires d’Amérique du Sud est le cas de l’Amazonie péruvienne, et en particulier ce que l’on observe sur l’axe connectant les villes de Pucallpa (centre urbain de l’ethnie Shipibo) et Leticia (dans l’Amazonie colombienne) en passant par la ville d’Iquitos, capitale du département de Loreto, désormais connue pour être « la Mecque de l’ayahuasca » (Losonczy et Mesturini, 2010). Ce centre urbain, dont la croissance est le fruit de l’essor du caoutchouc et de l’intensification du commerce, est devenu le coeur de la diffusion du végétalisme, modalité métisse d’usage de l’ayahuasca. Dérivé des multiples échanges culturels qui ont marqué l’histoire amazonienne, le végétalisme peut être décrit comme un chamanisme de contact faisant preuve d’une incroyable plasticité et d’une impressionnante capacité de reconfiguration dans des situations de friction (Chaumeil, 1983 ; Fotiou, 2016 ; Luna, 1986).

Les différentes études menées ces dernières années font largement état d’un secteur du « tourisme chamanique » émergent, qui attire année après année des voyageurs du Nord venus consommer de l’ayahuasca dans la jungle (Mesturini, 2013). Bien que l’on puisse considérer ces voyages comme de simples circuits touristiques, nombre de ces voyageurs élaborent un récit de leur expérience en termes thérapeutiques et d’évolution personnelle, donnant ainsi un sens nouveau aux pratiques et aux lieux, et transformant ces derniers en centres de pèlerinage reconnus. Ainsi, les récits des voyageurs ont progressivement construit un langage partagé qui articule à son tour le langage commun de la communauté internationale de l’ayahuasca avec une expérience authentique de référence fortement valorisée, en lien avec la jungle et les cosmologies autochtones.

Ce faisant, Iquitos et ses environs sont aujourd’hui le théâtre d’une nouvelle modalité de consommation rituelle liée à l’offre de services touristique, où se mêlent les pratiques du végétalisme local et les attentes des voyageurs occidentaux ou urbains de la classe moyenne en quête de spiritualité. Bien que l’ayahuasca soit maintenant reconnu par l’État péruvien comme faisant partie du patrimoine national, la croissance du secteur touristique de l’ayahuasca a ouvert la voie à de nouvelles formes de marchandisation de la boisson. Comme l’a montré Carlos Suárez (2018) dans son étude de la région d’Iquitos, le marché actuel de l’ayahuasca a connu une augmentation importante de la demande nationale et internationale qui a des répercussions économiques et écologiques à l’échelle locale (http://www.ayahuascaiquitos.com/en/). Ces dernières années, l’intensification de l’exploitation des lianes sauvages de banisteriopsis et de chacruna dans la région est devenue évidente, ainsi que la consommation de lianes de plus en plus jeunes, une concurrence accrue entre producteurs et cueilleurs, de nouvelles formes de production pour l’exportation (y compris la production de gel) et la prolifération de nouvelles plantations au milieu de la jungle. En d’autres termes, Iquitos n’est pas seulement devenue la référence de la consommation rituelle d’ayahuasca en Amérique du Sud, centre de pèlerinage et lien originel, la ville est désormais une enclave de la nouvelle économie politique mondialisée de l’ayahuasca.

Dans le cas de la Colombie, le phénomène a acquis une dynamique différente. La législation multiculturaliste a octroyé aux populations autochtones une certaine reconnaissance politique ainsi qu’une relative autonomie dans la gestion de leurs ressources et de leurs territoires. Cela dit, une politique de développement économique s’est renforcée au cours des dernières décennies au mépris de l’impact réel des économies illégales et extractives prospères dans la région. Dans le but de contrebalancer les dégâts écologiques, elle s’abrite derrière des discours de conservation et de diversité culturelle et s’affiche comme le contre-pied de l’extractivisme. Des initiatives qualifiées de « vertes » et de « durables » affirment que la jungle peut être exploitée et générer une plus-value sans qu’il soit nécessaire de transformer la nature. De nos jours, des projets de vente de services écosystémiques (Red+, South Pole, BancO2) sont développés dans de vastes zones de l’Amazonie colombienne, ainsi que des activités touristiques et des entreprises culturelles, à l’intérieur et à l’extérieur des territoires autochtones. Nombre de ces initiatives, qui supposent qu’il est possible de créer des entreprises autour de « la culture », sont accueillies favorablement. Ainsi, certains peuples autochtones des départements de Putumayo et d’Amazonas ont autorisé l’entrée d’entrepreneurs de l’ayahuasca ayant l’intention de promouvoir des formes de tourisme autour de l’ayahuasca. Des cas reconnus à l’échelle internationale, comme celui d’Antonio José Varela et d’Ayahuasca Internacional et sa négociation avec les Cofánes, ont été remis en question par différentes organisations (Jütte, 2016). Ils ne constituent pas seulement un risque important d’appropriation abusive et de mauvaises pratiques, comme l’a dénoncé à l’époque Umiyac (2019). Ils représentent surtout une concurrence de marché localisé très difficile à ignorer, malgré les stratégies visant à réclamer la propriété de la culture et la politisation reposant sur le sacrilège apparent et la profanation supposée qu’impliquent l’utilisation déplacée, la possession, l’exhibition et l’exploitation commerciale de cette médecine.

Cette économie localisée implique étrangers et locaux, autochtones ou non, et nombreux sont les bénéficiaires. Mais contrairement aux premiers, pour qui les représentations stéréotypées de l’identité indigène permettent de vendre de la « culture », les derniers sont contraints, pour rencontrer le succès, de rendre visible les signes diacritiques de leur différence et de moduler les discours sur leur identité à partir de marqueurs d’authenticité et de pureté imposés qui garantissent de capter l’attention des publics externes intéressés. Le non-respect de cette injonction est vu comme une preuve de contamination et de manque d’authenticité qui diminue l’efficacité de sa valeur symbolique et donc sa réussite économique et politique. Inventer des images hyper réelles d’Indiens peut être très lucratif, voire stratégique, mais a un impact. Ces exemples suggèrent également que, à une certaine échelle, les peuples autochtones se battent pour surveiller et exercer un contrôle plus direct sur leur propriété culturelle, en défiant et en politisant son utilisation par des acteurs non autochtones (Greene, 2006).

Dans le contexte complexe de l’Amazonie, il est vrai que les effets nocifs de ce que l’on a appelé le « capitalisme vert » peuvent paraître minimes en comparaison avec les activités extractives à grande échelle. L’émergence d’une économie centrée sur l’ayahuasca est désormais un fait. Le secteur du tourisme basé sur la promotion des médecines traditionnelles des peuples autochtones en tant que ressources thérapeutiques proposées aux Occidentaux à la recherche de formes alternatives de bien-être est en expansion. Au-delà des bonnes intentions des promoteurs de ces circuits thérapeutico-touristiques, la façon dont cette économie croît et se diversifie doit faire l’objet d’une réflexion constante si l’impératif moral de protection de l’Amazonie et de restauration de la dignité de ses habitants est bien un horizon d’action, et pas seulement un message construit à des fins de justification du processus d’homogénéisation de l’économie de marché mondialisée.

La portée de leur insertion sur le marché, les marchés de niche qui se sont ouverts, la façon dont ils créent de la valeur ajoutée et surtout, le type de relations économiques promues se traduisent par des avantages pour les habitants de l’Amazonie si cela leur permet d’acquérir davantage d’autonomie politique et économique en tant que peuples. Mais cela pourrait également s’avérer être une façon de plus de reproduire l’inégalité structurelle qui les a condamnés au rôle de l’« autre », en tant que nature profonde et incontestable.

Conclusions

La communauté internationale de l’ayahuasca est une réalité qui rassemble aujourd’hui des acteurs disparates, des intérêts variés, des représentations et pratiques diverses autour de ce psychotrope, sa revendication et sa défense. En tant que communauté imaginée, elle s’est constituée grâce à la production d’un sens commun partagé qui normalise des représentations, des langages et des affections d’où découlent des formes d’établissement de liens et d’où sont promues des interventions dans différents domaines (scientifique, thérapeutique, juridique, politique en matière de drogues, etc.). Au sein de la communauté, les Autochtones — et en particulier ceux d’Amazonie — occupent une position privilégiée, bien qu’ambiguë. En effet, bien qu’ils soient considérés comme faisant partie intégrante de la communauté, ils sont représentés comme « l’autre ». Le sens commun constitué guide les relations établies par les adeptes de l’ayahuasca avec les Autochtones, en vertu de principes naturalisés qui reproduisent les stéréotypes propres au modèle colonial. La AWC tenue à Gérone a constitué un espace permettant d’observer ces dynamiques.

Mais au-delà des représentations, il convient de reconnaître toutes les avancées et les réussites obtenues afin de démontrer les potentiels thérapeutiques, les progrès en matière de régulation et de circulation, et la revendication de l’utilisation responsable et des impératifs moraux concernant la protection de la nature promus par les adeptes de l’ayahuasca.

La communauté internationale de l’ayahuasca s’inscrit dans la structure de circulation globale des groupes humains et des biens culturels. Elle s’organise autour de circuits de pouvoir et de prestige définis par l’écart en termes de modernité entre les nations, qui détermine la relation entre le Nord et le Sud.

Supposer que la communauté internationale de l’ayahuasca existe en tant que communauté effective peut renforcer le récit hégémonique de ceux qui parlent en ce moment au nom des adeptes de l’ayahuasca. Le risque est toutefois de confondre le discours de ceux qui prétendent être au centre du phénomène avec le phénomène en lui-même. Plus que confondre les deux sphères, le risque consiste, à mon avis, à ne pas comprendre les effets de ce récit dans les contextes concrets de pays du Sud comme le Pérou, l’Équateur ou la Colombie.

L’imaginaire de l’ayahuasca mondialisé réaffirme le sens positif inhérent aux discours fraternels mondiaux. Un idéal de santé universelle et holistique circule, reposant sur la notion d’équilibres naturels allant de pair avec la prémisse éthique de la conscience de guérison que le yagé permet de libérer, de l’intérieur de l’individu vers la planète entière. À mes yeux, ces représentations font peu de cas de l’incidence symbolique, politique et économique de l’économie de marché entraînée par l’internationalisation de la consommation rituelle de l’ayahuasca, puisqu’elles naturalisent l’inégalité qui préside à ces relations.

Bien qu’elle prétende être une communauté globale, celle-ci n’échappe pas à l’ordre géopolitique ni à l’hégémonie qui oriente les flux d’échanges et distribue différemment les ressources, les sens et les personnes. Ce que l’on imagine mondial se matérialise toujours de façon locale. Et observer attentivement ce qui s’y passe nous permet de mieux comprendre que ce qui est mobilisé par cette communauté au nom de l’ayahuasca à l’échelle mondiale a des conséquences disparates.

Les impacts écologiques de cette nouvelle demande et les relations de marché, dans lesquelles les pratiques de la médecine traditionnelle commencent à s’inscrire par le biais du tourisme chamanique, ne menacent pas seulement de déstabiliser les équilibres écologiques de la « santé » (et du bien-être) des populations locales. En général, ce sont les effets d’une dynamique d’échanges inégaux qui continuent de reproduire la logique du marché sous couvert d’une rhétorique du bien commun. Cependant, cela n’exclut pas la possibilité de promouvoir un idéal de santé plus conscient de son propre pouvoir dans le cadre d’un récit.

Ma perspective depuis la Colombie est qu’il est possible de considérer la production symbolique d’une communauté internationale de l’ayahuasca comme un moyen de positionner des idées hétérogènes plus actives (militantes) concernant la santé et soucieuses de contrer les formes d’inégalités inhérentes à son internationalisation. Des notions de santé situées et politisées dans des contextes nationaux, qui tiennent compte des risques de déstabilisation des équilibres écologiques établis par les populations amazoniennes, sans les idéaliser. Des notions qui reconnaissent à leur tour les stratégies des acteurs sociaux locaux visant à obtenir davantage d’incidence sur le champ par le biais de tactiques de politisation de son usage, de démarches identitaires associées aux réclamations concernant la propriété et d’approches économiques visant à défendre un marché où sont également en jeu leurs propres manières de concevoir et de pratiquer la santé.

Plante de pouvoir, le yagé démontre qu’au-delà de la marchandisation survenue au cours des dernières décennies, son champ d’incidence s’est élargi, sans pour autant compromettre sa capacité ambiguë d’influencer le monde.