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Contexte : La nouvelle vague de recherches sur le psychédélisme

Le domaine de la santé mentale connaît actuellement ce qu’on appelle une « renaissance psychédélique » : des substances qui possèdent des propriétés psychotropes, comme le champignon psilocybe, l’ayahuasca, l’iboga ou le cannabis, anciennement considérés comme des drogues irrémédiablement nuisibles, sont aujourd’hui largement étudiées pour leurs bienfaits thérapeutiques. Les résultats s’avèrent prometteurs pour le traitement des troubles de l’humeur, de l’anxiété, de la douleur ou des toxicomanies (Bogenschutz, 2013 ; Coe et McKenna, 2017 ; Crippa et al., 2018 ; de Veen et al., 2017 ; Dos Santos et al., 2018 ; Garcia-Romeu et al., 2016 ; Griffiths et al., 2016 ; Hill, 2015 ; Izzo et al., 2009 ; Kyzar et al., 2017 ; Labate et Cavnar, 2014 ; Majic et al., 2017 ; Nielsen et al., 2018 ; Nunes et al., 2016 ; Osorio Fde et al., 2015 ; Thomas et al., 2017). Les sciences occidentales ont commencé à s’intéresser à l’usage thérapeutique des substances psychotropes au milieu du 20e siècle, mais la plupart des recherches universitaires ont fini par être abandonnées en raison de mesures législatives prohibitives et de l’évolution du contexte sociopolitique. Toutefois, nous assistons présentement à un regain de la recherche dans le domaine, tandis que des institutions universitaires renommées inaugurent des laboratoires aux quatre coins du globe afin de se pencher sur le sujet.

Bien que l’étude scientifique de ces substances soit considérée comme une innovation clinique, en réalité, plusieurs d’entre elles sont issues d’anciennes traditions autochtones de guérison (Dillehay et al., 2010 ; El-Seedi et al., 2005 ; Guerra-Doce, 2015). Par exemple, en Amérique latine, les peuples méso-américains Huichols et Mazatecs utilisent le peyotl et les champignons psilocybes (Díaz, 1977 ; French, 2008) ; quant à eux, les Autochtones d’Amazonie, comme les Shuars en Équateur ou les Piaroas au Venezuela, prennent de l’ayahuasca et du yopo (voir Bennett, 1992 ; Rodd, 2002). Dans le Cône Sud, les « plantes magiques » font partie des pratiques curatives des Ayoreos du Paraguay (Schmeda-Hirschmann, 1993). Mais c’est spécialement au Pérou, probablement en raison de la diversité exceptionnelle des écosystèmes et des cultures indigènes, que des traditions sophistiquées autour de l’utilisation de plantes psychotropes se sont développées.

La guérison traditionnelle au Pérou et les plantes psychotropes

Troisième plus grand pays d’Amérique du Sud, le Pérou est généralement décrit en fonction de ses trois régions géographiques distinctes : les déserts arides qui longent la côte pacifique (costa), les forêts humides du bassin amazonien (selva) et l’imposante chaîne de montagne andine (sierra), cette dernière région séparant les deux autres (Brack et Bravo, 2005 ; Bussmann et Sharon, 2006, 2009). Cette remarquable diversité culturelle et biologique constitue le socle des pratiques curatives indigènes. Aussi n’est-il pas surprenant que des systèmes de soins traditionnels uniques se soient développés dans chacune de ces trois régions. Dans tous les cas, des plantes psychotropes locales jouent un rôle crucial dans le maintien ou le rétablissement de la santé.

Médecines traditionnelles andines et plante de coca

La médecine traditionnelle dans les Andes (sierra) est depuis longtemps intimement liée à la plante de coca (Erythroxylum coca) que les Incas précolombiens vénéraient comme sacrée (Martin, 1970). La plus ancienne preuve archéologique de l’utilisation de la feuille de cette plante remonte à 8 000 ans avant notre ère (Dillehay et al., 2010), soit des milliers d’années avant les Incas. On peut en déduire que le coca est une des plus anciennes plantes cultivées sur le continent américain (Conzelman et White, 2016). Elle reste au coeur de la vie contemporaine des Andins et sert communément à des fins nutritionnelles, médicinales et spirituelles (Allen, 1981). Les feuilles se trouvent couramment dans les pharmacopées familiales (par exemple, pour soigner les malaises gastro-intestinaux) et sont largement utilisées pour les offrandes (despachos) thérapeutiques rituelles ou comme paiement à la terre (Greenway, 1998b ; Martin, 1970 ; Monigatti et al., 2013). L’ontologie andine conçoit la terre comme sentiente et sacrée ; les Aymaras et les Quechuas, par exemple, vénèrent la terre (pacha ou Pachamama) et les sommets enneigés des montagnes andines (apus) comme des divinités de premier ordre (Greenway, 1998a ; Mamani-Bernabé, 2015 ; Sarmiento, 2015). Suivant cette vision du monde, il est vital et déterminant pour la santé de cultiver une relation respectueuse et réciproque avec le reste du monde naturel :

Plutôt que de concevoir la maladie comme un processus spécifique, tel que la défaillance d’un système d’organes particulier, ils [les Aymaras et les Quechuas des Andes] la voient dans un contexte beaucoup plus large comme une perturbation de l’équilibre normal entre un individu et sa famille, sa communauté ou sa terre. La terre est primordiale et elle a une influence sur la santé des personnes, ce que les Occidentaux ont du mal à comprendre. Comment expliquer aux habitants des villes d’Amérique du Nord qui vivent en appartement que les malaises gastriques peuvent être causés par la colère des esprits de la terre ?

Byard, 1987, p. 2813[1]

Dans ce contexte, la plante de coca agit comme une sorte de pont entre l’être humain, la nature et le monde des esprits. Elle n’est pas simplement vue comme une plante ou un objet, mais comme un être sensible doué de sagesse. Les guérisseurs traditionnels spécialisés des Andes font appel à ses propriétés pour communiquer avec le monde des esprits, afin de diagnostiquer et soigner les problèmes de santé (Greenway, 1998b ; Velasco et Organismo Andino de Salud, 2010). Par exemple, elle est utilisée pour traiter la maladie de la frayeur, ou susto[2], un trouble de la santé qui résulte d’un choc ou d’un effroi, et qui s’accompagne d’un ensemble de symptômes typiques que l’on interprète comme étant causés par la perte de l’âme (American Psychiatric Association, 2013 ; Greenway, 1998a ; Maduro, 1983 ; Weller et al., 2002). Pour soigner ce mal, le guérisseur consulte la plante de coca qui l’aide à localiser dans l’espace et le temps la partie dissociée du patient[3], soit de son âme, de son énergie vitale ou de sa psyché. Le guérisseur les réintègre au système psychophysique du patient, ce qui mènera à la remédiation des symptômes de celui-ci :

Quand un jampiri [guérisseur andin] consulte la plante de coca, il reçoit le diagnostic du patient à travers un processus de communication transcendantale avec un être sacré qui lui transmet des détails sur la maladie du patient […] de même que des indications et des procédures à suivre afin de restaurer sa santé.

Velasco et Organismo Andino de Salud, 2010, p. 150

Ainsi, la tradition médicale andine accorde une grande valeur à la plante de coca pour ses propriétés thérapeutiques, qui sont comprises à la fois comme physiques et métaphysiques.

Les traditions de la huachuma ou de la mesa dans les déserts côtiers du Pérou

Les déserts nordiques de la côte pacifique du Pérou (costa) et les montagnes adjacentes sont considérés comme une région où convergent les systèmes de soins traditionnels du Pérou, décrite par certains auteurs comme « l’axe sanitaire » de la culture des Andes centrales allant de l’Équateur à la Bolivie (Bussman et Sharon, 2006 ; Camino, 1992). Typiquement, les guérisseurs traditionnels de cette zone utilisent la huachuma, un cactus psychotrope qui croît dans la région et qui est aussi appelé le cactus San Pedro ou Echinopsis pachanoi (Joralemon, 1984 ; Sharon, 2015). Des fouilles archéologiques ont permis entre autres de découvrir des céramiques pré-incaïques représentant ce cactus dans des contextes d’autels de guérison (chez les Cupisniques, les Mochicas et dans d’autres cultures ; Bussmann et Sharon, 2009 ; Torres, 1995), ce qui nous laisse croire que cette tradition remonte à des milliers d’années. Le cactus demeure un outil et un allié importants pour les guérisseurs contemporains de la région (Dobkin de Rios, 1977 ; Glass-Coffin, 2010). Ceux-ci président des cérémonies curatives appelées mesadas, qui ont souvent lieu sur des sites naturels importants de la région de Huancabamba (Bussmann et Sharon, 2006 ; Carod-Artal et Vazquez-Cabrera, 2006 ; De Feo, 2004 ; Dobkin, 1968). À l’instar du plant de coca dans la tradition andine, le cactus psychotrope n’est pas considéré comme une simple substance à partir de laquelle on prépare un remède, mais comme un être sensible et conscient doté de la faculté d’agir, qui informe et aide le guérisseur quant au processus de traitement (nous préciserons le concept de plantes médicinales en tant qu’êtres conscients dans la prochaine section qui porte sur les traditions amazoniennes). Au cours d’une mesada, qui peut durer toute la nuit, les patients prennent part à une cérémonie guidée par un huachumero formé (aussi appelé sanpedrero). Ce dernier boira la décoction de huachuma afin de prodiguer les soins. Il pourrait également demander au patient de boire le remède. Le diagnostic et le traitement se réalisent par le biais d’interventions complexes de la part du guérisseur et du cactus, utilisant comme interfaces des objets rituels de la mesa (autel de guérison) (Pérez Villarreal, 2009 ; Sharon, 2015). Les traditions qui recourent à ce cactus psychotrope s’étendent au-delà de la frontière péruvienne, par exemple en Équateur, où il est l’outil primordial des guérisseurs Saraguro (Armijos et al., 2014).

Il va sans dire que la pharmacopée péruvienne ne se limite pas aux plantes mentionnées ci-haut : il existe une importante variété de moyens phytothérapeutiques dans les régions côtière, andine et surtout amazonienne, cette dernière abritant la plus grande biodiversité sur la planète (Bussmann et al., 2007 ; Cleary, 2001 ; Monigatti et al., 2013).

Médecines traditionnelles d’Amazonie et usages des plantes psychotropes

Les systèmes médicaux qui se sont développés à l’est des Andes, dans la zone tropicale amazonienne (selva), ont une manière raffinée d’utiliser les plantes médicinales de la forêt en faisant appel à des techniques traditionnelles sophistiquées (Beyer, 2009 ; Jovel et al., 1996 ; Luna, 1986 ; Sanz-Biset et al., 2009). Ils comptent une abondance de moyens thérapeutiques ayant différents effets et fonctions, y compris la fameuse infusion d’ayahuasca (Banisteriopsiscaapi et d’autres plantes ; McKenna, 2004 ; Riba et al., 2003). Comme nous l’avons mentionné précédemment, cette dernière est abondamment étudiée dans le contexte de la renaissance psychédélique, entre autres, pour le traitement de la dépression, de l’angoisse et de la toxicomanie (Coe et McKenna, 2017 ; Domínguez-Clavé et al., 2018 ; dos Santos et al., 2016 ; Labate et Cavnar, 2014 ; Nunes et al., 2016 ; Osorio Fde et al., 2015 ; Palhano-Fontes et al., 2018 ; Renelli et al., 2018 ; Thomas et al., 2013). Cependant, l’ayahuasca n’est qu’une plante psychotrope parmi tant d’autres qui composent la pharmacopée amazonienne (Berlowitz et al., 2022). Tout comme dans les traditions côtières et andines, ces plantes médicinales sont considérées comme plus qu’un simple remède à base de plantes ; elles sont « des personnes non humaines » qui peuvent aider les malades et former les aspirants guérisseurs (pour en savoir plus sur les ontologies animistes d’Amazonie, voir aussi Costa et Fausto, 2010 ; Harvey, 2006 ; Rosengren, 2006). Si vous demandez à un guérisseur amazonien comment il a appris le métier de guérisseur, il vous répondra typiquement que « les plantes m’ont appris » (Luna, 1984).

La plante spécifique qui est considérée comme sa principale enseignante déterminera le domaine de spécialisation du guérisseur amazonien : parmi les mestizos curandero/as (guérisseurs), il y a l’ayahuasquero/a, un guérisseur qui a reçu ses principaux enseignements de l’ayahuasca ; le tabaquero, qui a principalement été formé par la plante de tabac ; le palero qui travaille surtout avec les arbres médicinaux (palos), et ainsi de suite. La collaboration et la communication interespèces (Callicott, 2013) se manifestent surtout en relation avec des plantes qu’on appelle plantas maestras (plantes maîtresses ou mentores), plantas con madre (plantes avec mère), plantas que enseñan (plantes d’enseignement) ou doctores (docteures) (Luna, 1984 ; Shepard, 1998). Jauregui et ses collègues (2011) rapportent que :

Lorsque nous menions une recherche sur les plantes médicinales commercialisées dans les marchés populaires de la ville amazonienne de Pucallpa (Jauregui, 2008), au Pérou, nous entendions souvent les propos suivants : « Cette plante a une mère et, pour qu’elle puisse te transmettre des enseignements, il faut suivre une diète », en parlant des plantes qui ont la capacité d’enseigner les secrets de la médecine traditionnelle aux initiés. Selon les croyances des Shipibo-Konibo, qui habitent la région d’Ucayali, les ibos, ce qui signifie madres (mères), dueños (propriétaires) ou espíritus (esprits) des choses et des lieux sont ceux qui guident le processus d’apprentissage et qui enseignent les propriétés et les applications des plantes. Pour accéder à la sagesse de la nature, les Autochtones se soumettent à des diètes (diètes chamaniques) rigoureuses au cours desquelles chaque ibo ou madre partage ses connaissances avec l’apprenti.

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Ladite pratique de la dieta est au coeur de la guérison péruvienne-amazonienne et elle est décrite comme une technique amazonienne servant à l’utilisation des plantes (Berlowitz et al., 2017, Berlowitz et al., 2022 ; O’Shaughnessy et Berlowitz, 2021). La diète implique des périodes de retrait durant lesquelles un régime alimentaire strict, un isolement social et d’autres restrictions doivent être suivis, tandis que des plantes médicinales sont ingérées (Berlowitz et al., 2022 ; Sanz-Biset et Cañigueral, 2011). Ainsi, la dieta fournit les conditions nécessaires à la fois pour qu’un guérisseur puisse recevoir des enseignements des plantes et pour qu’il puisse soigner les malades à l’aide de celles-ci (Jernigan, 2011 ; Sanz-Biset et Cañigueral, 2011). Les guérisseurs amazoniens ont dit avoir observé que le non-respect du protocole diététique peut compromettre l’efficacité de l’intervention et mener à des effets indésirables, allant d’éruptions cutanées à la folie et même à la mort dans les cas extrêmes (Berlowitz et al., 2022). Comme mentionné dans la citation ci-haut, les apprentis guérisseurs de cette tradition doivent subir un processus long et exigeant qui comprend l’étude de plantes médicinales dans le cadre de ces dietas (Dev, 2018 ; Jauregui et al., 2011). Cette pratique représente une des caractéristiques distinctives des méthodes de guérison de l’Amazonie péruvienne, parallèlement à l’utilisation savante du tabac (voir sections suivantes) et des chants médicinaux (soplar, icarar ; voir aussi Barbira-Freedman, 2015 et Berlowitz, García Torres et al., 2020, pour une description plus détaillée de ces concepts).

Du point de vue clinique et scientifique, les concepts de base et les épistémologies médicales qui sous-tendent les traitements en Amazonie ne sont pas encore bien compris, mais des efforts sont réalisés en ce sens. Les récits ethnographiques sur certaines ethnies amazoniennes, comme les Ashéninka (Lenaerts, 2006), les Matsigenka, les Yora (Shepard, 1998, 2004) ou les mestizos (Kamppinen, 1988 ; Luna, 1986), rapportent qu’il existe des concepts raffinés ayant trait à la santé, la guérison et les plantes médicinales. De subtils facteurs, souvent appelés « énergétiques » ou « spirituels » sont décrits comme jouant un rôle décisif dans l’étiologie des maladies en interagissant avec les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux (Berlowitz et al., 2017 ; Lenaerts, 2006 ; Luna, 2011). Shepard (1998) décrit le concept de santé du point de vue du peuple Matsigenka :

Le bien-être pour les Matsigenka – un concept qui englobe la santé physique et mentale, des jardins et des chasses fructueuses, et des interactions sociales harmonieuses – dépend de la force et de la pureté de l’âme et de ses relations avec le monde des esprits. Les plantes psychotropes utilisées dans le contexte de cérémonies chamaniques et de pratiques sanitaires quotidiennes sont essentielles au maintien de l’harmonie entre l’âme, la société et tous les puissants esprits.

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Plantes psychotropes autochtones et renaissance psychédélique : la nécessité des cadres de recherche transculturelle

Comme le montre ce bref survol, des traditions de guérison utilisant les plantes psychotropes sont bien vivantes chez les Autochtones de la sierra, la costa et la selva. La littérature examinée ne donne qu’un petit aperçu de ces systèmes médicinaux traditionnels riches et de leur approche sophistiquée. Bien qu’apparemment « exotiques », ils sont en fait très pragmatiques, proposant des outils et des concepts de traitement pratiques en vue de l’usage thérapeutique des psychotropes. Toutefois, ces traditions ne jouent pas jusqu’à présent un rôle significatif dans le renouveau des thérapies psychédéliques : les recherches cliniques actuelles se déroulent dans un cadre de santé occidental globalisé et reposent exclusivement sur des concepts de traitements biomédicaux et psychiatriques (Bouso et Sánchez-Avilés, 2020). Donc, même si certaines des substances les plus étudiées par la renaissance psychédélique viennent à l’origine de pratiques de guérison autochtones (par exemple, l’ayahuasca, lapsilocybine), les concepts indigènes relatifs au traitement des maladies, comme ceux que nous avons décrits dans les sections précédentes, ne font pas typiquement partie des protocoles d’études cliniques, et il en va de même pour les guérisseurs traditionnels. D’une part, cette exclusion signifie une perte de connaissances sur l’utilisation thérapeutique de ces substances, des informations extrêmement pertinentes pour le domaine émergent de la recherche psychédélique. D’autre part, cela veut dire aussi que les cultures qui sont à l’origine de ces remèdes sont exclues des bénéfices de la renaissance psychédélique, ce qui soulève des questions éthiques quant à l’équité et à la propriété intellectuelle (Feinberg, 2018 ; George et al., 2020 ; Gerber et al., 2021 ; Sem, 2016).

Notre étude menée dans les universités de Fribourg et de Zurich (Suisse) vise à remédier à certains de ces défis en réalisant des recherches cliniques interculturelles qui incorporent les systèmes de connaissances traditionnelles sur les substances psychotropes. Nous amenons pour ainsi dire le laboratoire de recherche clinique sur le terrain en mettant en oeuvre une combinaison de méthodes psychologiques et ethnographiques. Un aspect important de cette approche est qu’elle promeut l’inclusion des guérisseurs traditionnels dans les recherches qui travaillent en partenariat avec l’ensemble des chercheurs (dans le cadre par exemple de recherche transdisciplinaire, Jahn et al., 2012). Dans ce qui suit, nous exposerons deux exemples de projets de recherche portant sur les médecines traditionnelles péruviennes (particulièrement la branche amazonienne) où nous avons appliqué cette approche. Le premier projet se focalise sur une plante psychotrope bien connue qui a été jusqu’ici négligée par la renaissance psychédélique, à savoir, le tabac. Il est utilisé comme plante médicinale dans les trois régions péruviennes décrites ci-haut ainsi que dans l’ensemble du continent américain, mais il est particulièrement prééminent en Amazonie, que l’on estime être son lieu d’origine (Oyuela-Caycedo et Kawa, 2015). Le deuxième exemple porte sur une utilisation contemporaine des plantes amazoniennes psychotropes au Pérou, soit un traitement intégratif des toxicomanies qui combine les médecines amazoniennes et la psychothérapie.

Dans ces deux cas, l’objectif de recherche était double : le travail portait simultanément sur a) techniques et des concepts pertinents du système de guérison traditionnel abordés lors d’entretiens qualitatifs menés auprès de guérisseurs traditionnels, et b) sur les résultats et les effets sur la santé des interventions traditionnelles, étudiés en utilisant des méthodes quantitatives de psychologie clinique. La description suivante présente un résumé des deux cas qui illustrent l’approche interculturelle en recherche, et elle comprend certains de leurs résultats respectifs. Plus précisément, dans la description de l’exemple 1 figurent seulement les résultats qualitatifs des entretiens avec les guérisseurs portant sur les applications et les concepts traditionnels (soit les conclusions de la partie a) du projet). Inversement, la description de l’exemple 2 se concentre strictement sur les résultats des traitements (soit les conclusions de la partie b) du projet). Un rapport complet de ces deux études dépasserait la portée du présent article, mais vous trouverez les références pour accéder au reste du contenu dans la section correspondante.

Exemple 1 : Le tabac comme remède dans la guérison péruvienne-amazonienne

Contexte. De toute évidence, la popularité croissante de l’ayahuasca à travers le monde est un phénomène récent, mais il semble que même en Amazonie, l’engouement pour cette plante serait relativement récent, dû en partie aux voyageurs en quête d’ayahuasca au cours du dernier siècle (Brabec de Mori, 2011). En consultant les documents ethnographiques, on se rend vite compte qu’il y a une autre plante psychotrope locale qui, à bien des égards, semble plus fondamentale dans les pratiques de guérison amazoniennes, soit le tabac. Cette plante est décrite comme l’outil curatif principal des guérisseurs amazoniens (Barbira-Freedman, 2015) et on la retrouve partout dans les traditions médicinales autochtones du continent (Russell et Rahman, 2015 ; Wilbert, 1993). Dans plusieurs langues amazoniennes, comme celles des Ashaninka et des Matsigenga, le terme générique pour « guérisseurs » est étymologiquement relié au mot « tabac » (Russell et Rahman, 2015 ; Shepard, 1998), ce qui donne à entendre qu’il existe un lien étroit entre le tabac et les soins curatifs dans cette région. En appliquant sur le terrain l’approche interculturelle transdisciplinaire décrite précédemment, nous avons mené une étude exploratoire afin de générer les premières données scientifiques cliniques sur l’utilisation du tabac en Amazonie. Une équipe composée de scientifiques de diverses disciplines s’est jumelée à un guérisseur traditionnel péruvien d’Amazonie qui est un Maestro Tabaquero, soit un expert chevronné en traitements à base de tabac. L’étude avait comme objectifs a) de consigner en détail les usages de la plante de tabac dans la médecine amazonienne du point de vue d’un Maestro Tabaquero en utilisant des méthodes d’entretien qualitatives ; et b) de recueillir, à l’aide de tests et de questionnaires validés, des données quantitatives sur les effets d’une thérapie amazonienne qui implique l’usage d’un remède liquide à base de tabac. Nous présentons ci-dessous un bref sommaire des méthodes d’entretien utilisées avec le guérisseur et des résultats de ces rencontres (a)[4].

Méthodes. Pour recueillir des informations détaillées sur l’utilisation thérapeutique de la plante de tabac par un Maestro Tabaquero réputé, nous avons adopté la méthode de « l’entretien d’expert systématisante » [sytematizing expert interview] (Bogner et Menz, 2009) auprès d’un seul informateur-clé. (Meuser et Nagel, 2009 ; Sandelowski, 1996 ; Tremblay, 1957). L’informateur en question est un guérisseur traditionnel amazonien de 51 ans de Río Tigre, dans la province péruvienne de Loreto. Il a reçu une formation en médecine amazonienne dès son plus jeune âge et a décidé de se spécialiser dans l’utilisation de remèdes à base de tabac lorsqu’il s’est découvert une affinité avec cette plante à l’âge de 12 ans. Au fil du temps, il est devenu un Tabaquero hautement respecté avec 36 ans d’expérience clinique. Il soigne des patients du Pérou et d’ailleurs dans son cabinet de Loreto. Nous avons tenu plusieurs entretiens avec l’informateur sur son lieu de travail. Ceux-ci ont été enregistrés sur bandes sonores et transcrits. Nous avons utilisé une approche analytique quant au contenu manifeste afin de condenser l’abondante information et la systématiser par rapport aux questions de recherche (Bengtsson, 2016 ; Graneheim et Lundman, 2004 ; Mayring, 2008).

Résultats choisis. Les descriptions du Tabaquero révèlent des connaissances raffinées sur la manière de préparer et d’utiliser le tabac à des fins thérapeutiques. Il a expliqué qu’il utilisait les feuilles de N. rustica pour préparer une variété de remèdes en combinant souvent le tabac à d’autres plantes médicinales, en fonction du but précis ou de la maladie visée. Il a énuméré plusieurs voies d’administration (oral, nasal, topique) ainsi qu’un éventail de types de remèdes (liquides, solides, sous forme de fumée), mais il utilisait le plus souvent une préparation liquide à ingérer oralement. Le psychotrope est administré lors de retraites (dietas) ou de cérémonies, et entraîne une réponse physiologique prononcée : le sujet commence généralement par avoir le vertige et des vomissements, qui sont suivis par des états de conscience altérée. L’informateur le décrit ainsi :

Environ 30 minutes après avoir ingéré le tabac, après avoir vomi, il y a une ouverture de la psyché mentale. La personne commence à réfléchir et il y a des histoires qui remontent à la surface, possiblement de l’enfance. C’est parce que la psyché mentale s’ouvre un peu comme une puce de mémoire de téléphone cellulaire qui contient de l’information. Et puis, à ce moment-là, la personne va voir ou ressentir beaucoup de mauvaises choses et beaucoup de bonnes choses. Ce ne sont pas des perceptions de choses externes ; elles émergent plutôt de sa propre pensée [mente]. C’est son esprit qui évacue ou libère des choses. Voilà les effets. Et plus tard, si le corps et le tabac sont alignés, la personne ressent une sorte de paix intérieure. Cela a cet effet.

Berlowitz, García Torres et al., 2020, p. 5

L’informateur mettait l’accent sur l’importance pour la sécurité du patient de le traiter par un guérisseur spécialisé connaissant les bons dosages, les interactions avec les autres substances, les contre-indications et les techniques à appliquer en cas d’effets indésirables dangereux, car l’ingestion de tabac ne se fait pas sans risque :

Il faut que le curandero soit un curandero. Si une personne qui n’est pas curandero sert du tabac, elle peut tuer le patient. (…) C’est un très bon remède – c’est pourquoi on l’appelle « remède » – mais si on ne l’utilise pas de la bonne façon il peut tuer, comme tout médicament puissant.

Berlowitz, García Torres et al., 2020, p. 8

Le guérisseur décrit les effets du tabac comme clarifiant et « concentrant l’intellect ». Selon le Tabaquero, c’est sur le plan spirituel/énergétique que le pouvoir de la plante de tabac est le plus extraordinaire : « Il existe une multitude d’excellents remèdes, mais pour les problèmes énergétiques, c’est le tabac qui est le meilleur. » (Berlowitz, García Torres et al., 2020, p. 7) C’est un aspect déterminant du point de vue épistémique amazonien, « parce que les maladies se présentent d’abord dans le corps-esprit, puis dans le corps-énergie, et c’est seulement après qu’elles se manifestent dans le corps physique », explique le Tabaquero (Berlowitz, García Torres et al 2020, p. 7). Cela implique une capacité du tabac à intervenir à un niveau très fondamental de la pathologie, ce qui expliquerait la place primordiale qu’occupe cette plante dans la pharmacopée amazonienne et dans d’autres traditions autochtones. Le guérisseur ajoute que le tabac occupe aussi une place unique dans la médecine amazonienne, parce que c’est la plante utilisée pour diriger ou potentialiser toutes les autres plantes médicinales. À cette fin, « tous les remèdes à base de plantes doivent être soufflés [soplar] avec la fumée de tabac », précise-t-il (Berlowitz, García Torres et al., 2020, p. 8). Les guérisseurs amazoniens suivent une formation ou une préparation poussée pendant lesquelles ils apprennent aussi à utiliser le tabac sous forme de fumée. L’informateur considère qu’il est délétère pour la santé de fumer le tabac sans être passé par cette période de préparation.

Dans l’ensemble, ces résultats révèlent des connaissances médicales traditionnelles fascinantes et approfondies sur la façon dont cette plante, considérée comme inévitablement toxique, peut être utilisée à des fins thérapeutiques. L’étude enrichit la littérature scientifique émergente sur les thérapies psychédéliques, en plus de tenir compte des composantes de la médecine traditionnelle et des perspectives interculturelles. Les conclusions pourraient, à long terme, ouvrir vers de nouvelles avenues de traitement qui incluent les guérisseurs traditionnels.

Exemple 2 : Un traitement péruvien des toxicomanies qui fait appel à la médecine amazonienne

Contexte. En utilisant une approche interculturelle et un devis multimodal similaires, nous avons étudié une application contemporaine de la médecine amazonienne et des plantes psychotropes dans un centre péruvien de traitement contre la toxicomanie. Depuis 30 ans, ce centre de thérapie accrédité offre des traitements pour les troubles liés à l’usage de substances (TUS) qui combinent des techniques empruntées à la médecine amazonienne et à la psychothérapie occidentale. Cette combinaison coïncide avec le courant actuel de « thérapie psychédélique » [psychedelic-assisted therapy] (Schenberg, 2018), à la différence qu’elle n’implique pas une seule plante psychotrope combinée à une psychothérapie, mais consiste plutôt en l’implantation d’un système médicinal (amazonien) complet, accompagné de méthodes thérapeutiques occidentales. Il serait donc plus juste de parler d’un traitement intégratif (Bell et al., 2002). En plus de sa longue expérience, le centre a été principalement choisi comme site d’étude en raison des conditions avantageuses qu’il offrait pour une évaluation clinique scientifique ciblée de patients aux prises avec un TUS soumis à des protocoles de traitement définis dans un cadre de résidence (plutôt qu’en externe), ce qui en fait un cas intéressant dans le contexte de l’intérêt renouvelé pour les thérapies psychédéliques. Nous avons utilisé une approche de méthodes mixtes pour comprendre (a) comment les TUS sont conçus dans cette application de la médecine amazonienne et quelles méthodes amazoniennes sont utilisées dans ce traitement, par le biais d’entretiens avec des praticiens de la médecine amazonienne qui travaillent avec ce centre. Nous avons également cherché à connaître b) les effets à court terme du traitement, et les profils cliniques et sociodémographiques des personnes qui sollicitent des soins (évaluation quantitative des patients résidents). Une description exhaustive de l’ensemble du projet dépasserait le cadre du présent article, mais nous proposons ci-dessous un sommaire des principaux résultats des évaluations des patients (b)[5].

Description du traitement. Comme mentionné précédemment, le programme de thérapie résidentiel pour le traitement des TUS au centre Takiwasi[6] combine les thérapies amazoniennes à base de plantes et l’approche psychothérapeutique conventionnelle. Cette dernière comprend des séances de psychothérapie hebdomadaires (individuelles et en groupe), la cohabitation dans un milieu thérapeutique, l’ergothérapie (jardinage, cuisine, etc.) de même que des examens de santé biomédicaux occasionnels. Tandis que le lecteur connaît probablement ces concepts, les moyens thérapeutiques amazoniens utilisés dans ce traitement méritent qu’on élabore plus longuement à leur sujet. Ils consistent principalement en des rituels de purge avec des plantes émétiques, des retraites/diètes avec des plantes d’enseignement dites « plantes maîtresses », et des cérémonies de guérison avec des plantes comme l’ayahuasca (Berlowitz et al., 2017). Dans les rituels de purge, des plantes émétiques sont administrées dans un cadre rituel sous la supervision d’un guérisseur traditionnel. La plante est ingérée avec plusieurs litres d’eau et ensuite vomie. L’intervention est censée détoxiquer le corps et réduire les symptômes de sevrage de même que le manque de drogue. Elle est donc fréquemment appliquée durant la première phase du programme, qui se concentre sur la détoxication, mais elle continue d’être employée à une fréquence moindre tout au long du traitement. En général, le traitement dure d’un à douze mois, mais la durée est déterminée individuellement selon les besoins cliniques du patient. Durant la seconde phase de traitement, après que le processus initial de détoxication ait été complété, les méthodes amazoniennes les plus utilisées sont les cérémonies de guérison et les retraites/diètes. Celles-ci visent à approfondir le travail thérapeutique, par exemple en se concentrant sur les antécédents ou les problèmes sous-jacents au trouble de l’usage de substances. Dans les cérémonies de guérison, les plantes psychotropes comme l’ayahuasca sont administrées dans le cadre d’un rituel par un guérisseur traditionnel. L’intervention vise à rendre conscients certains contenus inconscients. Elle est aussi décrite par les guérisseurs comme une « chirurgie énergétique » qui clarifie et restructure des aspects subtils du corps et de l’histoire personnelle (Berlowitz et al., 2017). Lors des retraites/diètes, le patient passe une semaine en forêt dans une hutte isolée où il ingère des plantes d’enseignement en utilisant la technique dieta décrite dans les sections précédentes. Le guérisseur traditionnel visite le patient pour lui administrer les remèdes et lui fournir la nourriture de base, tandis que celui-ci doit respecter des règles nutritionnelles et comportementales strictes. Pendant cette période de solitude dans la forêt, avec l’aide de plantes médicinales, le patient peut voir des souvenirs pertinents ressurgir et les révélations sont courantes (Berlowitz et al., 2017). Finalement, la troisième phase du traitement vise la réintégration graduelle du patient[7] à la vie normale, y compris son retour progressif au travail.

Méthodes. Nous avons mené une batterie de tests sous la forme d’entretiens structurés et de questionnaires cliniques qui mesuraient les symptômes de la toxicomanie et les indicateurs de bien-être, afin de cerner ce qui caractérise les patients qui souhaitent se faire soigner dans ce centre et de recueillir les premières données sur les résultats des thérapies (Berlowitz et al., 2019 ; Berlowitz, Walt et al., 2020). Parmi les tests et questionnaires, notons la mini-entrevue neuropsychiatrique internationale (Mini International Neuropsychiatric Interview [MINI] ; Sheehan et al., 1998), basée sur le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM–IV–TR ; American Psychiatric Association, 2000) ; l’Indice de gravité de la toxicomanie (IGT ; Addiction Severity Index ; McLellan et al., 1992) ; l’Échelle d’anxiété et de dépression en milieu hospitalier (ÉHAD ; Quintana et al., 2003 ; Zigmond et Snaith, 1983) ; le Questionnaire sur l’expérience de craving (CEQ ; Craving Experience Questionnaire ; May et al., 2014) ; le questionnaire sur la qualité de vie de l’Organisation mondiale de la santé (World Health Organization Quality of Life BREF ; WHOQOL-BREF ; Lucas-Carrasco, 2012 ; WHOQOL Group, 1998) et d’autres instruments. Nous avons testé 53 hommes admis dans le centre qui étaient diagnostiqués avec un TUS pour évaluer leurs caractéristiques cliniques et sociodémographiques (Berlowitz, Walt et al., 2020) et, en utilisant un devis longitudinal observationnel, nous avons examiné un échantillon de 36 patients avant et après le traitement afin de découvrir les effets à court terme de cette thérapie intégrative (Berlowitz et al., 2019). Nous avons comparé les scores sur les échelles des symptômes et du bien-être au moment de l’admission (T1) avec les scores à la fin du traitement (T2). Toutes les analyses statistiques ont été réalisées en utilisant le logiciel SPSS pour Windows (version 17.0, Chicago, SPSS inc.).

Résultats choisis. L’âge moyen des patients de l’échantillon (N = 36) était de 30,86 ans (ET = 8,17). La plupart d’entre eux étaient péruviens (40 %) ou venaient d’autres pays d’Amérique latine (40 %), et le reste d’Europe ou d’Amérique du Nord (Berlowitz et al., 2019). Tous les participants ont été diagnostiqués avec un TUS, ce qui était un critère de participation à notre étude. Seulement 16,7 % n’utilisaient qu’une seule substance, tandis que le reste des participants consommait plusieurs substances à la fois. Les dépendances diagnostiquées concernaient le cannabis (72,2 %), l’alcool (63,9 %), la cocaïne ou la pâte-base de cocaïne (61,1 %), les opiacés (13,9 %), les amphétamines et autres stimulants (11,1 %) ainsi que les tranquillisants (11,1 %). L’anxiété (36,1 %) et les troubles de l’humeur (58,3 %) étaient les psychopathologies comorbides les plus courantes, ce qui est typique dans d’autres contextes de traitement chez les patients aux prises avec un TUS (Merikangas et al., 1998). Le trouble de la personnalité antisociale était également répandu dans l’échantillon (27,8 %). La plupart des participants n’avaient jamais été mariés (86,1 %) et vivaient avec leurs parents ou d’autres membres de leur famille (47,2 %)[8].

En utilisant des tests t de moyenne d’échantillons appariés (paired samples t-tests) pour évaluer les changements entre T1 et T2 dans les scores des variables dépendantes[9], nous avons constaté que la gravité de la dépendance s’est réduite considérablement entre les évaluations réalisées avant et celles réalisées après le traitement, suivant les scores composites de l’IGT (McLellan et autres, 1992) sur la consommation de drogues et d’alcool, les relations sociales/familiales et l’état psychiatrique. Qui plus est, le « manque » (craving ; mesuré par le CEQ) (May et autres, 2014) a diminué de manière significative de T1 à T2, et il en va de même pour la détresse émotionnelle selon l’ÉHAD (symptômes de l’anxiété et de la dépression combinées ; Zigmond et Snaith, 1983). Enfin, selon les réponses au questionnaire du WHOQOL-BREF (WHOQOL Group, 1998), la qualité de vie s’est accrue de manière significative entre T1 et T2[10].

Ces résultats indiquent des changements bénéfiques aux symptômes clés de TUS après le traitement intégratif à base de la médecine amazonienne, mais ces résultats restent préliminaires en raison du devis observationnel sans condition de contrôle. Ils concordent toutefois avec les études qui ont rapporté les bienfaits de l’ayahuasca pour les troubles de l’usage de substances (par exemple, Labate et Cavnar, 2014 ; Nunes et al., 2016 ; Thomas et al., 2013) et avec les études qui stipulent que des méthodes alternatives provenant des systèmes de santé autochtones constituent une voie prometteuse pour le traitement du TUS (Bill et al., 1993 ; Lu et al., 2009). Les recherches futures auront à déterminer si les changements bénéfiques persistent à travers le temps en utilisant des mesures de suivi, et en évaluant à divers intervalles le taux de rechute des patients à la suite du traitement. Dans l’ensemble, l’étude démontre l’utilité de la médecine traditionnelle amazonienne pour traiter les troubles de l’usage de substances et elle appelle à de plus amples recherches scientifiques sur les méthodes et les concepts de traitement.

Conclusion

Comme nous l’avons indiqué dans la première partie, les populations autochtones à travers l’Amazonie, les Andes et la côte pacifique possèdent un riche savoir quant à l’usage thérapeutique des psychotropes. D’un point de vue clinique-scientifique, ces méthodes curatives restent sous-étudiées, mais du point de vue des médecines traditionnelles, elles sont étudiées et appliquées par des guérisseurs autochtones depuis des siècles, sinon des millénaires. Dans ce contexte, et en considérant que la science cherche actuellement à mieux comprendre le potentiel thérapeutique des psychotropes, il est surprenant de constater que les systèmes de connaissances autochtones et les guérisseurs traditionnels soient rarement consultés dans le cadre de la renaissance psychédélique. Comme les deux études empiriques présentées ci-haut l’illustrent, nous avons beaucoup à apprendre de leur expérience concernant les indications thérapeutiques, les types d’effets, les procédures d’application et la sécurité. Hélas, les épistémologies et les guérisseurs traditionnels ont tendance à être ignorés par la renaissance psychédélique, ce qui a pour conséquence non seulement de nous faire passer outre de connaissances cliniques importantes, mais aussi de générer des problèmes éthiques de propriété intellectuelle et d’égalité culturelle (Fotiou, 2016 ; George et al., 2020 ; Gerber et al., 2021 ; Labate et Cavnar, 2018 ; Tupper, 2009). Trop souvent, les cultures autochtones déjà défavorisées le sont encore plus par les activités de développement pharmaceutique des entreprises occidentales, une situation que de nouveaux cadres juridiques internationaux, comme le protocole de Nagoya, tentent d’améliorer. En effet, certains auteurs parlent de la nécessité de « décoloniser » la science psychédélique (Fotiou, 2020), surtout maintenant que la recherche se développe rapidement dans le domaine et attire des investissements substantiels dans certaines parties du monde ; néanmoins, les cadres régulatoires, les barrières interculturelles et les intérêts commerciaux ont tendance à occulter le fait que les systèmes de guérison autochtones étaient conscients de leurs potentiels bien en amont de la récente effervescence scientifique sur le sujet. Le savoir des experts praticiens de l’intérieur de ces systèmes est primordial pour documenter de manière sensible les pratiques, mais il est tout aussi important d’appliquer des méthodes empiriques adéquates pour interroger et établir la validité médicale d’un point de vue occidental. Bien que de nombreux défis demeurent, les études présentées ici abordaient ces deux aspects et illustraient un cadre de recherche visant à surmonter certains de ces écueils, en surlignant l’importance d’une approche culturellement inclusive et transdisciplinaire qui incorpore la perspective des médecines traditionnelles dans l’étude scientifique des thérapies psychédéliques.