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Un des effets de la crise inhérente à l’émergence de la COVID-19 a été de révéler, de manière extrêmement limpide, les rapports troubles entre les priorités idéologiques et politiques des gouvernements néolibéraux en place en Occident et la santé des populations, objectif politique général et flou dont on peut disposer au gré des circonstances et du moment[i]. Le dosage entre les différentes priorités des gouvernements est d’ailleurs modulable selon les aspects de la santé et celle des sous-populations qu’ils préfèrent valoriser ou servir. On n’a qu’à penser aux personnes en situation de vulnérabilité qui ont subi les contrecoups des mesures sanitaires en place pendant la pandémie[ii] et pour lesquelles les gouvernements se soucient peu, notamment les personnes utilisatrices de drogues. Les gouvernements ne sont toutefois pas les seuls dont l’idéologie capitaliste forme le cadre de référence pour l’action. En effet, des événements récents ont mis en exergue les travers d’une industrie des thérapies psychédéliques, dont les aspirations économiques prennent parfois le dessus sur les objectifs d’amélioration de la santé[iii].

Davantage que toutes les autres, les plus récentes vagues de la pandémie sont venues marquer un découplage assumé entre les priorités économiques (croissance du PIB) et la santé des populations. Alors qu’il y a quelques mois à peine un second couvre-feu était mis en place au Québec pour donner l’impression d’agir sur une situation perçue comme étant grave, et ce, malgré les dommages collatéraux entraînés[iv], « vivre avec le virus » est maintenant synonyme de l’abandon de la majorité des mesures sanitaires et d’un laisser-faire généralisé. Ce qui était grave hier ne l’est plus aujourd’hui. Ce qui sera grave demain était hier minimisé. Les dizaines de morts par jour, principalement des personnes vieillissantes, ne sont plus importants, ne méritent plus qu’on s’y attarde. Après ces multiples tours de manège discursifs, entre le son strident des alarmes et le silence abyssal devant les faits empiriques, on ne sait plus vraiment où donner de la tête. Que doit-on faire, maintenant, pour rester en santé ? Pour se protéger ? Pour protéger nos proches de la maladie et, ultimement, du risque de décès ? Comme le suggère Ed Young dans les pages du Atlantic[v], une analyse diachronique des deux dernières années permet de croire que nous sommes bel et bien engagés dans un cycle accéléré de panique et de négligence, une dynamique qui précédait évidemment la pandémie, surtout dans le champ des actions gouvernementales en santé publique. La preuve est l’indifférence notoire que les gouvernements néolibéraux ont affichée pendant des années devant les multiples alertes lancées par les scientifiques quant à la possibilité imminente d’une pandémie aux proportions gigantesques[vi]. Au Canada, les leçons du SARS-COV-1 ne semblent pas avoir été apprises, contrairement à d’autres pays. Parallèlement, on applique plusieurs mesures à la hâte, sans même se demander rigoureusement si elles sont efficaces ou si elles produisent davantage de dommages collatéraux et d’effets contraires à ceux visés. La crise des opioïdes représente un autre exemple de cette dynamique où les appels à l’action par les groupes communautaires, médecins et autres sont généralement ignorés jusqu’à ce que la situation devienne hors de contrôle, jusqu’à ce qu’apparaisse une nouvelle substance, une nouvelle vague de surdoses. Évidemment, il ne s’agit pas ici de critiquer les ajustements nécessaires en fonction d’une situation épidémiologique critique (COVID-19, surdoses ou autre), mais bien les actions (ou inactions) en vertu de critères et d’objectifs politiques, idéologiques et électoralistes.

Comme le souligne Marc Perreault dans l’introduction du présent numéro, la « santé », comprise dans ses dimensions biopsychosociales, n’a pas été au centre des débats qui ont marqué ces deux premières années de pandémie. Ou devrait-on dire de syndémie[vii], puisque la crise sanitaire associée à COVID-19 est d’abord et avant tout le produit de l’interaction complexe entre un syndrome respiratoire aigu sévère et de multiples maladies chroniques non transmissibles, principalement au sein de populations dites « à risque ». Au contraire, la santé physique a été largement priorisée au détriment de la santé psychologique et sociale. Où est donc passé ce désir de santé optimale qui semblait animer les sociétés postindustrielles ? Où est donc passée la promotion de la santé, résultat de dynamiques de prises en charge, d’influences et d’autodéterminations individuelles et collectives ? Tout cela s’accompagne d’une modification du seuil de tolérance social et politique envers la souffrance et la mort. Un processus qui modifierait inexorablement nos représentations collectives de la « santé », du risque et de la finitude[viii].

Par ailleurs, la pandémie a particulièrement mis en lumière les doubles discours et les doubles standards, non seulement en fonction du type de santé concerné, mais aussi en fonction du type de citoyen et d’enjeux électoraux associés. Si les gouvernements se sont réclamés de LA Santé publique pour justifier leurs actions et politiques pour gérer la pandémie de COVID-19, il en a été tout autrement avec un autre problème majeur de santé publique – une crise dans la crise – pour laquelle les gouvernements font souvent la sourde oreille face aux avis des experts qui réclament des actions appuyées par la science. On pense ici à la question de la consommation de substances et à la crise des surdoses[ix] pour lesquelles les personnes concernées sont à la fois plus à risque de subir les effets indésirables de la COVID-19 (à tous les plans : sanitaire, physique, mental, social, économique, etc.), et dont les comportements se trouvent plus risqués en raison de l’approvisionnement difficile et empoisonné, de la réduction ou de la rupture de services, de l’isolement, etc[x].

Cette tolérance élargie et variable envers la maladie interroge nécessairement la notion même de santé, définie par l’OMS comme étant « un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » (OMS, 1946). Toujours selon la Constitution de l’OMS, « les gouvernements ont la responsabilité de la santé de leurs peuples ; ils ne peuvent y faire face qu’en prenant les mesures sanitaires et sociales appropriées » (ibid.). Dans une lecture historique proche des travaux de l’École de la régulation, on pourrait affirmer que les États capitalistes contemporains ont abandonné la recherche d’une santé optimale des populations comme gage de productivité accrue et de stabilité sociale[xi]. D’aucuns pourraient même prétendre que l’irruption de maladies infectieuses pourrait représenter des occasions d’affaires, du moins pour un capitalisme calibré au désastre, pour reprendre l’expression de Naomi Klein[xii]. À titre d’exemple, n’oublions pas que les milliardaires du monde se sont davantage enrichis pendant cette pandémie que durant la décennie qui la précède[xiii]. Comme les inégalités économiques sont probablement le déterminant social de la santé le plus important, dans la plupart des contextes sociaux et incluant pour les personnes utilisatrices de drogues, il va sans dire que la nouvelle ère débutée en 2020 n’offre pas des perspectives très reluisantes pour la santé des populations et pour qui rêve encore d’un allongement de l’espérance de vie à l’échelle globale ou, du moins, d’un élargissement de la couverture de soins de santé universels[xiv].

Comme le dit Guillaume Le Blanc en reprenant Canguilhem, les frontières du normal et du pathologique changent constamment en fonction des normes, valeurs et contextes historiques ou sociopolitiques[xv]. Or, la pandémie et le capitalisme ont rendu la pathologie normale, acceptée, ordinaire, tout en cristallisant le désir de « retour à la normale »[xvi] en véritable déni pathologique. Il y a confusion, car l’expression est polysémique. Le « retour à la normale » promulgué par le pouvoir ne veut pas dire « retour aux seuils précédents de tolérance envers la souffrance et la mort » ou « retour au contrat social qui garantissait un niveau X de prise en charge de la maladie ». Non. Ce slogan d’en haut désigne simplement « le retour au niveau de production et de croissance prépandémiques », ni plus ni moins, en évacuant la charge de risque liée à la COVID-19 ainsi que les conséquences associées.

Dans l’usage vernaculaire, expérientiel et microsociologique de la pandémie, être en santé est devenu imprévisible et temporaire, mais aussi de plus en plus dépendant de décisions directes prises par décret par quelques individus (organisés en cellule de crise). La santé n’est plus un droit, mais bien une « chance », une possibilité statistique qui varie dans le temps en fonction des mesures instaurées ou retirées, qui sont elles-mêmes dépendantes du taux d’approbation du parti au pouvoir et de la nature des conseils donnés par des firmes privées comme McKinsey ou TACT communications. Cette « santéisation » ou moralisation par la santé est en phase avec le néolibéralisme ambiant et présente la santé comme ne constituant pas un droit, mais un devoir individuel de ne pas devenir un fardeau pour les concitoyens et de demeurer « productif »[xvii]. La volonté de certains d’instaurer une « taxe vaccinale » n’est pas étrangère à ce phénomène.

Tout ceci était annoncé depuis bien longtemps. D’autres facteurs sont évidemment en jeu, mais il semble bien que nous récoltions, du moins partiellement, les fruits des quarante dernières années de néolibéralisme en santé, autant dans les discours que dans les pratiques. Pensions-nous vraiment que les résultats allaient être différents ? En conclusion, au-delà de la critique, des mesures mises en oeuvre selon un universalisme proportionné et guidées par une approche de réduction des méfaits, axées sur la justice sociale, ont été grandement négligées alors qu’elles auraient certainement pu contribuer à atténuer les effets néfastes des mesures en place et à en mettre d’autres en oeuvre, qui répondent mieux aux besoins variés de la population, et à la santé des populations.