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Introduction

Les travaux académiques ont mis en évidence depuis quelques années le rôle primordial de la gestion des ressources humaines (GRH) dans le développement de l’innovation (Adla, 2019 ; Aït Razouk, 2014 ; Laursen et Foss, 2003 ; Foss, Laursen et Pedersen, 2011 ; Seeck et Diehl, 2017). Ces travaux portent sur différentes formes d’innovation et notamment l’innovation organisationnelle. Birkinshaw, Hamel et Mol (2008, p. 829) ont défini l’innovation organisationnelle comme « la conception et la mise en oeuvre d’une pratique managériale, d’un processus, d’une structure ou d’une technique constituant une nouveauté dans l’état des connaissances du moment et visant à développer les objectifs organisationnels[1] ». En ce sens, le lean management est représentatif d’une innovation organisationnelle (Birkinshaw, Hamel et Mol, 2008 ; Dubouloz et Bocquet, 2013 ; Knol, Slomp, Schouteten et Lauche, 2018 ; Giuliani, Robert et Roy, 2018) dont l’objet est de structurer la réduction des foyers d’inefficience et l’amélioration continue au sein d’une organisation. Le lean est considéré comme une innovation organisationnelle importante des deux dernières décennies pour ses effets positifs sur la performance économique des entreprises et est, en même temps, un système productif questionné pour ses effets contrastés sur la santé au travail (Askenazy et Caroli, 2010 ; Dubouloz, 2013). Dubouloz et Bocquet (2013) ont souligné le fait que le lean management sert souvent de support pour l’étude de l’innovation organisationnelle dans les travaux de recherche (Armbruster, Bikfalvi, Kinkel et Lay, 2008 ; Mazzanti, Pini et Tortia, 2006 ; Mol et Birkinshaw, 2009).

Par ailleurs, les mécanismes favorisant l’innovation organisationnelle posent encore question, bien que certaines variables soient identifiées comme modératrices ou médiatrices : capacité d’absorption (Beauvallet et Houy, 2009 ; Birkinshaw, Hamel et Mol, 2008 ; Cohendet, Creplet et Dupouët, 2003 ; Dubouloz, 2013 ; Mol et Birkinshaw, 2009), partage des connaissances (Camelo-Ordaz, Garcia-Cruz, Sousa-Ginel et Valle-Cabrera, 2011 ; Chen et Huang, 2009), créativité (Alfes et al., 2013 ; Fu et al., 2015, cités par Seeck et Diehl, 2017), contexte organisationnel (Adla, 2019), vision stratégique (Camelo-Ordaz, De la Luz Fernandez-Alles et Valle-Cabrera, 2008), profil du dirigeant (Adla et Gallego-Roquelaure, 2016), culture d’entreprise (Lau et Ngo, 2004). L’innovation est aussi une question de relations et d’échanges de l’organisation et de la fonction RH avec leur écosystème. L’apport du réseau est souligné par exemple par Adla et Gallego-Roquelaure (2016) pour transformer les pratiques de GRH en PME. Lethielleux et André (2019) ont souligné l’importance du réseau des groupements d’employeurs. Ces études nous conduisent à penser, comme Colin et Mercier (2012), que le responsable RH devra assurer pleinement son rôle d’homme de réseaux afin d’innover.

L’interaction de l’organisation avec les facteurs externes, tels que les réseaux sociaux, demeure peu étudiée. Certaines recherches ont néanmoins apporté une réponse en focalisant sur des facteurs comme les réseaux sociaux personnels, d’affaires ou informels (Birkinshaw, Hamel et Mol, 2008 ; Foss, Laursen et Pedersen, 2011 ; Julien, Lachance et Morin, 2004). Certains de ces travaux ont étudié l’influence des réseaux sociaux sur le lean management (Dubouloz et Bocquet, 2013). Cependant, la majorité des réseaux analysés sont proches des organisations (clients, fournisseurs, etc.) ou « naturels » (Colin et Grasser, 2012, p. 378). Il n’existe, à notre connaissance, aucune recherche sur l’influence des réseaux sociaux moins proches des organisations, comme les réseaux patronaux sur le lean management dans le contexte des PME. La seule recherche identifiée est celle de Colin et Grasser (2012), mais dont l’objet est la recherche d’un lien entre les réseaux patronaux et la diffusion des dispositifs de gestion des compétences, sans tester la capacité des réseaux patronaux à favoriser l’innovation organisationnelle. Pour Colin et Grasser (2012), les réseaux sociaux moins proches, comme les réseaux sociaux patronaux incluant notamment les fédérations patronales, les CCI, les syndicats professionnels, les clubs et associations professionnelles (ANDRH[2], DFCG[3]), etc., sont pourvoyeurs d’information, d’expertise et de lien social favorables au développement de l’innovation.

La compréhension de l’influence des réseaux sociaux patronaux sur l’adoption des pratiques du lean reste insuffisamment explorée. Afin de poursuivre cet effort de compréhension, nous étudions l’influence de l’appartenance à des réseaux patronaux (Colin et Grasser, 2012 ; Greenwood, Suddaby et Hinings, 2002) sur l’innovation organisationnelle et, plus particulièrement, sur l’adoption des pratiques du lean management. Notre problématique peut se formuler en ces termes : comment l’appartenance de membres d’une PME à des réseaux sociaux patronaux influence-t-elle l’adoption de l’innovation organisationnelle que constituent les pratiques du lean management ?

Le cadre conceptuel mobilisé dans notre recherche est celui de la théorie des trous structuraux (Burt, 1992, 1995) associés au concept de réseau social (Granovetter, 1985). Lorsqu’un réseau social est constitué de liens forts entre ses composantes, l’information qui y circule est redondante et peu diversifiée. En revanche, la présence de liens faibles (Granovetter, 2000) et de « trous structuraux » (Burt, 1992, 1995), traduisant l’absence de relation entre des éléments du réseau, a pour effet d’enrichir l’information circulant dans le réseau. Le fait d’appartenir à un réseau social crée, ainsi, des liens virtuels porteurs de capital social (Ferrary et Pesqueux, 2004 ; Fallery et Marty, 2007). L’activation de ces liens virtuels donne accès à une information potentiellement peu redondante, susceptible de favoriser l’émergence d’idées nouvelles (Burt, 1992, 1995) et d’innovations organisationnelles (Colin et Grasser, 2012 ; Dibiaggio et Ferrary, 2003 ; Fallery et Marty, 2007). La grille de lecture développée a été testée à l’aide d’une étude quantitative sur un échantillon de 1 634 PME françaises issu de l’enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise (REPONSE) 2016-2017.

Dans la première partie de cet article, nous présentons notre cadre conceptuel fondé sur une approche par les trous structuraux, pour comprendre l’influence des réseaux sociaux patronaux sur l’adoption des pratiques du lean. Dans la seconde partie, nous présentons et analysons les résultats de notre étude quantitative tirée de l’enquête REPONSE 2016-2017.

1. L’influence des réseaux sociaux sur l’adoption des pratiques du lean en PME : une approche par les trous structuraux

Nous procédons, dans un premier temps, à une revue de la façon dont la recherche en GRH s’est emparée de l’étude du lien entre innovation en PME et l’appartenance à des réseaux sociaux.

1.1. L’innovation en PME et les réseaux sociaux : un enjeu pour la GRH

L’innovation est devenue indispensable, autant pour le développement des PME que pour les grandes entreprises. Parmi les sources d’innovation des PME, la GRH est reconnue comme un facteur majeur (Aït Razouk, 2014 ; Huselid, 2003 ; Mayson et Barrett, 2006 ; Patel et Conklin, 2012). Les chercheurs comme Laursen et Foss (2003) ont reconnu qu’un certain nombre de pratiques de GRH influent positivement sur l’innovation technologique, organisationnelle et de produit dans les entreprises (Seeck et Diehl, 2017). Les auteurs pensent aux pratiques qui peuvent influencer et façonner les compétences, les attitudes et le comportement des individus pour atteindre les objectifs organisationnels. On peut citer par exemple les pratiques de GRH axées sur l’engagement et la collaboration (Zhou, Hong et Liu, 2013) ou permettant l’apprentissage comme le travail en équipe et la formation (Shipton, Sanders, Atkinson et Frenkel, 2016 ; Zhou, Hong et Liu, 2013).

Bien que la recherche soit unanime sur la capacité des pratiques de GRH à favoriser l’innovation, la manière dont la GRH y parvient diffère selon les approches théoriques et méthodologiques retenues par les chercheurs. Selon Seeck et Diehl (2017), trois approches méthodologiques sont utilisées pour l’analyse de la relation GRH-innovation. La recherche du lien direct est l’objectif des premiers travaux (Aït Razouk, 2014 ; Laursen et Foss, 2003 ; Michie et Sheehan, 2003 ; Shipton, West, Dawson, Birdi, Patterson, 2006). Dans les premiers travaux, l’efficacité des pratiques de GRH dépend de leur complémentarité (Aït Razouk, 2014 ; Laursen et Foss, 2003). Selon Laursen et Foss (2003), la complémentarité signifie que les pratiques individuelles sont réunies dans un système cohérent en se renforçant mutuellement. Les deux dernières approches concernent le traitement de la relation indirecte entre la GRH et l’innovation (Aït Razouk, 2019). Il s’agit de la recherche de facteurs explicatifs contextuels (modérateurs) ou organisationnels (médiateurs). Les approches de modération et de médiation essayent de renseigner sur les mécanismes intermédiaires longtemps ignorés par la recherche dans l’explication de l’effet de la GRH sur la performance, en général, et l’innovation, en particulier (Becker et Gerhart, 1996).

D’autre part, la recherche sur la relation GRH-innovation semble avoir privilégié des cadres théoriques identiques à ceux retenus par la recherche en gestion stratégique des ressources humaines (Jiang, Wang et Zhao, 2012), à savoir, les théories du capital humain et des ressources (RBV). Ces deux théories ont joué depuis trois décennies un rôle important dans l’explication de l’impact des pratiques de GRH sur la performance des entreprises (Jiang, Wang et Zhao, 2012). Toutefois, la littérature la plus récente indique qu’il y a un besoin de compléter ces cadres théoriques de l’étude de l’innovation, à partir des seules pratiques de GRH. La solution des pratiques de GRH pour développer les capacités d’innovation est critiquée, voire considérée comme un obstacle à l’innovation par certains chercheurs (Strobel et Kratzer, 2017). Ce constat peut être pertinent dans le cas des PME. Sels et al. (2006) ont constaté, par exemple, dans leur étude d’un échantillon de PME belges, que l’incidence positive des pratiques de GRH sur les résultats financiers à tendance à se réduire considérablement lorsque les coûts correspondants à celles-ci sont pris en compte. Lai, Saridakis et Johnstone (2017) remarquent que les pratiques de GRH ont moins d’influence sur la performance dans les PME que dans les grandes entreprises, en raison de la prédisposition de celles-ci aux pratiques de gestion informelles plutôt que formelles. Dans ce sens, Adla et Gallego-Roquelaure (2018) parlent d’une relation de don contre don comme levier d’innovation dans les PME.

Dans ce contexte, un ensemble de recherches s’est développé sur l’idée d’interaction de la GRH avec des facteurs externes tels que les réseaux sociaux (Bacon et Hoque, 2005 ; Foss, Laursen et Pedersen, 2011). Par exemple, Bacon et Hoque (2005) ont identifié une relation significative entre l’adoption des pratiques de GRH par les PME anglaises et l’interaction de ces dernières avec les clients, les syndicats et dans une moindre mesure, avec les associations d’employeurs telles que les chambres de commerce. Les auteurs attribuent la faible influence des associations d’employeurs à leur mission de conseil peu coercitive. Néanmoins, l’intégration des professionnels RH dans différents réseaux patronaux devra leur permettre de recueillir, sans contraintes ni coûts supplémentaires, des idées et des informations utiles au développement de l’innovation dans leurs PME (Greenwood, Suddaby et Hinings, 2002 ; Erikson et Jacoby, 2003 ; Giandou, 2010). Plusieurs questions se posent à ce stade. Qu’entend-on par réseaux patronaux ? Quelle est la composition des réseaux sociaux patronaux ? Quel est l’apport des réseaux sociaux au développement de l’innovation organisationnelle ? Comment l’intégration de la fonction RH à ces réseaux influe-t-elle l’adoption du lean management ?

Nous apportons des éléments de réponse à ces questions dans la section suivante en abordant, de façon spécifique, le sujet des réseaux sociaux patronaux.

1.2. L’appartenance aux réseaux sociaux patronaux : source d’innovation organisationnelle à intégrer par la GRH

Différents travaux académiques ont étudié l’influence des réseaux sociaux sur l’innovation organisationnelle (Birkinshaw, Hamel et Mol, 2009 ; Aballea, Bevort, Gadea, Lallement et Trancart, 2003). Birkinshaw, Hamel et Mol (2009) ont étudié le rôle des acteurs internes et externes du changement aux différentes étapes du processus d’innovation organisationnelle. La recherche a souligné, en particulier, le transfert de connaissances qui s’opère entre les acteurs externes au bénéfice des acteurs internes et la dynamique que cela peut susciter en matière d’innovation. Ce rôle des acteurs externes est observable aux différentes phases d’un processus d’innovation. Lors de la phase dite de motivation, les acteurs externes sont capables d’identifier différentes menaces et opportunités susceptibles de concerner une organisation. Ces acteurs externes peuvent échanger différents types de connaissances avec les acteurs internes, incluant des connaissances pratiques préconçues et à la mode ou, encore, des connaissances plus théoriques ouvrant des voies d’innovation plus originales. Lors de la phase d’invention, la capacité des acteurs externes à trouver de nouvelles idées dépend de leur faculté à contextualiser une démarche/un projet, de leur capacité à affiner une idée initiale ou encore à lier différentes idées. Dans la phase de mise en oeuvre, selon les auteurs, le rôle des acteurs externes est moins clair en raison de leur moindre connaissance du contexte interne à l’organisation et de leur moindre exposition aux conséquences de la mise en oeuvre de l’innovation.

Aballea et al. (2003) ont, quant à eux, étudié le rôle des réseaux vus comme un « rapport social » produisant des ressources pour l’action ainsi que des rapports de domination. Ils ont analysé l’appartenance à des réseaux sociaux comme un moteur puissant de l’innovation organisationnelle. Par conséquent, ils ont suggéré d’observer les relations de travail au prisme des effets de réseau. Les auteurs ont montré que le fait pour les employeurs d’être impliqués dans des organisations patronales ou encore l’engagement syndical sont de nature à favoriser l’innovation en raison des transferts de connaissances qui s’opèrent.

Certains travaux académiques ont focalisé sur le lien entre l’appartenance à une association professionnelle et l’innovation organisationnelle (Greenwood, Suddaby et Hinings, 2002 ; Erikson et Jacoby, 2013 ; Giandou, 2010). Une association a pour vocation de représenter et faire progresser/évoluer une profession particulière (par exemple l’ANDRH – Association nationale des DRH – pour les professionnels des ressources humaines ou la DFCG – Association nationale des directeurs financiers et contrôleurs de gestion – pour les professionnels de la finance et du contrôle de gestion). Ces travaux présentent, tour à tour, le réseau social que constitue l’association professionnelle comme une communauté de pratique permettant la constitution d’un « répertoire partagé » (Thiault, 2011), comme un « Ba » (Nonaka et Konno, 1998), c’est-à-dire un espace d’échange entre différents acteurs favorisant l’innovation (Dibaggio et Ferrary, 2003 ; Thiault, 2011) ou encore comme un vecteur de « trous structuraux » (Burt, 1992, 1995) susceptibles de favoriser l’apparition de signaux faibles capables de déclencher des innovations. Différents auteurs ont appelé au développement de la recherche sur l’influence de ces réseaux sociaux sur les formes de gestion mises en oeuvre dans les organisations (Colin et Mercier, 2012 ; Colin et Grasser, 2012 ; Rabier, 2007).

Greenwood, Suddaby et Hinings (2002) ont étudié l’influence de l’association professionnelle des experts-comptables du Canada sur l’évolution de la perception du rôle des experts-comptables. Ils ont ainsi constaté que ce réseau social a fortement contribué à la modification de la perception du rôle des experts-comptables. Le discours de l’association a légitimé le changement de ce que font et sont les experts-comptables et influencé les adoptions locales et la diffusion de nouvelles pratiques. Les auteurs ont étudié l’évolution du rôle des experts-comptables dans leurs actions de conseil en management. Ils ont, notamment, souligné le rôle des associations professionnelles dans la définition de la logique institutionnelle définissant le rôle et la fonction de l’expert-comptable. Ils ont mis en évidence les rôles multiples joués par ces associations professionnelles aux différents stades d’un processus de changement. De la même façon, Giandou (2010) a mis en évidence l’influence du CIGREF (informatique des grandes entreprises françaises) sur la diffusion des systèmes d’information en France depuis les années soixante-dix.

Certains auteurs ont distingué les réseaux sociaux dits « naturels » et les réseaux non naturels (Colin et Grasser, 2012, p. 378). Les réseaux naturels sont proches des organisations étudiées (comme les clients, les fournisseurs, les entreprises partenaires, etc.). La proximité au sein d’un réseau naturel se traduit notamment par l’existence de liens forts et de mouvements d’information assez redondants (Granovetter, 2000). Les réseaux sociaux patronaux comme les fédérations patronales, les CCI, les syndicats professionnels, les clubs et associations professionnelles, représentent, quant à eux, des réseaux non naturels.

Tableau 1

Les réseaux sociaux

Les réseaux sociaux

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Par ailleurs, les réseaux patronaux interprofessionnels tels que les CCI, les clubs, les associations professionnelles ou les réseaux patronaux professionnels, comme les syndicats professionnels, constituent un ensemble divers. Dans leur rapport de recherche sur les organisations patronales, Amossé et al. (2012) ont, par exemple, observé que les CCI, clubs et associations professionnelles apportent une sociabilité locale que n’apporteraient pas les autres instances patronales. Le rapport a montré que le Medef territorial, « avant tout fondé sur la délivrance de services en matière d’aide à la décision économique ou sociale », ne constitue pas « un lieu de haute production de références en termes d’idées ou de pratiques ». Le rapport insiste sur le fait que cette instance ne cultive pas la « recherche de sociabilités » (Amossé et al., 2012, p. 62). A contrario, les clubs et associations savent créer du lien entre leurs adhérents et faire passer des messages : « Auditionner un conférencier au cours d’un repas est une pratique appréciée. Une soirée autour d’un expert ou d’un patron de très grande entreprise attire du monde, bien plus qu’une réunion trimestrielle de l’arrondissement. » (Amossé et al., 2012, p. 62)

Les échanges interprofessionnels qu’offrent les clubs, associations et CCI semblent se prêter davantage à l’expression et à l’échange que les syndicats professionnels. La présence de clients et de concurrents directs, au sein des syndicats professionnels, tendrait à réfréner les dirigeants dans leur capacité d’échange selon les auteurs de l’étude : « Dans l’instance territoriale, cette dimension est diluée dans l’espace, ne restent que les problèmes communs qui font l’objet d’échanges dépourvus de risques. Sortir de l’isolement, relativiser les difficultés, prendre en considération ce qui touche tout le monde, avoir une meilleure visibilité de la conjoncture. » (Amossé et al., 2012, p. 62)

Les liens interprofessionnels locaux, que l’on retrouve dans les CCI, clubs et associations professionnelles sont finalement identifiés par les auteurs comme des pourvoyeurs de « ressources distinctes » de celles des autres réseaux patronaux. Ces ressources sont riches et assises sur des interactions sociales fortes : « Le réseau local, c’est comme une formation permanente. Quand on se sent soutenu par des gens qui deviennent des compagnons de route, cela simplifie et cela rassure. » (Amossé et al., 2012, p. 56)

Nous présentons dans la section suivante le cadre théorique que nous avons retenu pour étudier le lien entre l’innovation organisationnelle et l’appartenance à des réseaux sociaux patronaux.

1.3. La théorie des trous structuraux pour comprendre l’influence des réseaux sociaux sur l’adoption des pratiques du lean management

Le lean management est considéré par les chercheurs comme une innovation organisationnelle (Birkinshaw, Hamel et Mol, 2008 ; Dubouloz et Bocquet, 2013 ; Robert et Giuliani, 2013) dont l’objet est de structurer la réduction des foyers d’inefficience et l’amélioration continue au sein d’une organisation. Pourtant, parmi les travaux qui se sont appuyés sur les réseaux sociaux, peu ont étudié leur influence sur l’adoption des pratiques du lean management. Nous n’avons identifié qu’une seule recherche de Dubouloz et Bocquet (2013) étudiant l’influence des sources externes de connaissance sur le lean management. Les auteurs se sont appuyés sur une étude empirique auprès de 4 319 entreprises françaises pour étudier l’influence des sources externes d’innovation (« open innovation ») sur l’adoption d’innovations organisationnelles. Si certains travaux ont suggéré que l’ouverture aux sources externes d’information développait la propension des organisations à adopter des innovations, les auteurs suggèrent que le rôle attribué à ces sources externes tend à être surestimé. Les connaissances issues de sources externes ne sont assimilables que si l’organisation dispose d’une capacité d’absorption suffisante. Or, investir simultanément dans le développement des sources externes de connaissance et dans l’amélioration de la capacité interne d’absorption est difficilement réalisable pour les entreprises.

Les sources externes prises en compte dans l’étude empirique de la recherche de Dubouloz et Boquet (2013) intègrent plutôt des « réseaux naturels » (Colin et Grasser, 2012, p. 378), c’est-à-dire des réseaux relativement « proches » des organisations étudiées (comme les clients, les fournisseurs, les entreprises partenaires, etc.), ainsi que des partenaires académiques et scientifiques. D’autres types de réseaux sociaux, moins proches de l’organisation, peuvent également être considérés dans l’appréhension des sources externes d’information. Colin et Grasser (2012) ont identifié, en particulier, les réseaux patronaux comme des réseaux extérieurs aux réseaux naturels. Les réseaux patronaux incluent, notamment pour ces auteurs, les fédérations patronales, les CCI, les syndicats professionnels, les clubs et associations professionnelles, etc. Ils ont vu ces réseaux comme des pourvoyeurs d’information, d’expertise et de lien social favorables au développement de l’innovation organisationnelle.

Dans cette perspective, la théorie des trous structuraux constitue un cadre théorique qui nous semble pertinent. Selon cette théorie, les réseaux proches (ou naturels) et les réseaux non naturels (comme les réseaux patronaux) n’offrent pas un accès au même type d’information. Ils sont, par conséquent, susceptibles d’avoir une influence contrastée sur l’adoption des pratiques du lean. Mieux comprendre la nature de l’influence des sources externes de connaissance (et particulièrement des réseaux sociaux dans notre article) doit conduire à une meilleure maîtrise des problématiques d’adoption des pratiques du lean.

La théorie des trous structuraux, en focalisant sur la « force des liens faibles », permet de mieux saisir ces phénomènes qui conduisent à l’adoption d’innovations organisationnelles, en général, et du lean, en particulier. Elle permet notamment de comprendre comment les réseaux sociaux offrent l’opportunité à des groupes d’acteurs sans lien, de se connecter, de « créer des potentiels de proximité » pour reprendre les termes de Calamel et Chabault (2020, p. 128) ; comment l’accès à des connaissances riches et non redondantes permet de découvrir des opportunités d’innovation ; comment le développement du capital social devient source d’avantage compétitif en stimulant l’apprentissage. S’appuyant sur les fondements de Granovetter (1985) et Burt (1992, 1995), certains auteurs en sciences de gestion (Fallery et Marti, 2007 ; Dibiaggio et Ferrary, 2003 ; Ferrary et Pesqueux, 2004 ; Julien, Lachance et Morin, 2004) ont ainsi souligné l’apport du concept de liens faibles de la théorie pour l’étude du développement de l’innovation dans les organisations.

Granovetter (1985) a développé la notion de « force des liens faibles » pour signifier la richesse de ces liens (notamment caractérisés par une faible fréquence et une faible intimité), dans un réseau. Un lien faible représente ainsi un pont jeté entre deux réseaux à liens forts où circulent des informations redondantes. Les liens faibles donnent accès à une information plus riche que les liens forts dans un réseau social, car ils ouvrent sur des univers qui ne seraient naturellement pas accessibles. Burt (1992, 1995) a contribué à la recherche portant sur l’analyse des réseaux sociaux en développant la notion de trous structuraux. Un trou structural, dans la conception de Burt (1992, 1995), traduit l’existence d’une absence de lien entre différents groupes d’acteurs. Cette absence de lien induit une absence de redondance des liens et des informations qui circulent dans ces groupes : « La cohésion est un indicateur de redondance : des contacts fortement connectés les uns aux autres apportent vraisemblablement les mêmes informations, procurant ainsi les mêmes bénéfices. » (Burt, 1995, p. 602) L’existence d’un trou structural offre la possibilité de connecter des groupes d’acteurs sans lien et ainsi d’accroître les possibilités d’accès à des connaissances riches et non redondantes. Lorsqu’un acteur opère cette connexion, il accède à une information plus variée et est susceptible de découvrir des opportunités plus rapidement. Le capital social résulte de l’avantage compétitif tiré de la structure du réseau (Burt, 1995).

Fallery et Marti (2007) se sont appuyés sur trois études de cas pour mettre en évidence les opportunités offertes par Internet pour construire des réseaux à liens faibles. Ces réseaux sont pourvoyeurs de signaux faibles et d’informations, à la fois variées et de grande valeur pour l’entrepreneur. Pour Ferrary et Pesqueux (2004), les liens sociaux, s’ils peuvent être faibles ou forts, peuvent également être virtuels. Ainsi, les liens entre deux acteurs appartenant à des réseaux sociaux faiblement liés par l’intermédiaire d’un troisième acteur sont virtuels. Être membre d’un réseau professionnel représente ainsi une occasion de créer des liens virtuels potentiellement activables, ce qui fait dire à Dibiaggio et Ferrary (2003, p. 121) que « l’inscription à une association professionnelle ou la participation à des conférences apparaissent comme autant de comportements d’un acteur visant à s’autoencastrer dans les réseaux pertinents au regard de son activité économique ».

Les recherches sur les réseaux sociaux ont montré que le capital social qu’ils produisent a un double effet pour les acteurs (Coleman, 1990 ; Baret, Huault et Picq, 2006 ; Ferrary, 2010). Il donne à la fois accès à l’information qui y circule et met au contact de normes sociales, dans un contexte de bienveillance et de coopération des autres acteurs.

La participation à des réseaux patronaux constitue ainsi une opportunité de développer différents types de liens facilitant l’accès à l’information : « L’information peut être obtenue par un lien social direct, mais également par un lien social indirect du fait de l’implication d’un tiers qui sert d’intermédiaire. » (Ferrary, 2010) La capacité à obtenir de l’information, à enrichir ses connaissances apparaît dans cette perspective comme un levier de l’innovation organisationnelle : « L’innovation fait référence à la transformation de la connaissance en nouveaux produits, services ou processus, destinés à intégrer le marché[4]. » (Molina-Morales, 2010, p. 261) Julien, Lachance et Morin (2004) ont ainsi souligné le fait que l’existence de liens faibles dans un réseau social permet « de réduire considérablement le temps nécessaire pour trouver la façon de surmonter un obstacle qui empêche d’innover efficacement » (Julien, Lachance et Morin, 2004).

Par ailleurs, différents auteurs ont souligné l’existence de régulations sociales informelles au sein des réseaux sociaux (Ferrary, 2010 ; Swedberg et Granovetter, 1992 ; Baret, Huault et Picq, 2006). Prescripteurs de normes, les réseaux sociaux se présentent ainsi comme des vecteurs de diffusion d’innovations (Persais, 2013 ; Colin et Grasser, 2012 ; Zimmermann, Deroïan et Steyer, 2003). Pour Persais (2013, p. 14), un réseau social agit comme un « support de diffusion/d’adoption d’innovations créées par ailleurs ». Pour Julien, Lachance et Morin (2004), étudiant l’influence des réseaux sociaux sur les entrepreneurs, les informations obtenues au sein d’un réseau social « facilitent leur appropriation et surtout aident ces derniers à se convaincre d’être encore plus actifs » (Julien, Lachance et Morin, 2004, p. 183). En ce sens, les réseaux sociaux facilitent l’apprentissage et suscitent de l’enthousiasme. Pour Baret, Huault et Picq (2006, p. 96), « les normes véhiculées par la structure sociale incitent les individus au partage de leurs connaissances ».

À l’issue de cette revue de littérature, nous constatons une convergence vers l’hypothèse suivante : l’appartenance aux réseaux sociaux patronaux influence positivement l’adoption des pratiques du lean management dans les entreprises.

Dans la deuxième partie, nous mettons cette hypothèse à l’épreuve de notre étude empirique tirée de l’enquête REPONSE.

2. La relation entre réseaux sociaux et lean management à l’épreuve de l’enquête REPONSE

Pour étudier la relation entre la diffusion des pratiques de lean management dans les PME françaises et l’appartenance de ces dernières à des réseaux sociaux, nous nous appuyons dans cette recherche sur les données de l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) de 2016-2017[5].

2.1. Données

Plusieurs recherches en GRH ont été menées à partir des données de cette enquête, de plus en plus reconnue auprès de la communauté académique à l’image de l’enquête anglaise WERS (Workplace Employment Relations Survey) (Bryson, Erhel et Salibekyan, 2021 ; Laroche, 2017 ; Le Flanchec, Mullenbach-Servayre et Rojot, 2017). Ces auteurs ont pu extraire différentes variables de gestion des ressources humaines (GRH), de stratégie, de relations professionnelles et de performance. Malgré l’existence de certaines limites (mesure, objet de recherche), traditionnellement relevées pour ce type de données secondaires, Le Flanchec et al. (2017), par exemple, ont reconnu que l’utilisation des données de l’enquête REPONSE leur a permis de dégager des tendances utiles pour la compréhension de la GRH dans les entreprises innovantes. Pour notre recherche, REPONSE fournit des informations précieuses concernant différents thèmes sociaux et de pratiques du lean.

Le questionnaire « représentants de la direction » est exploité en raison de sa pertinence par rapport à notre problématique. La base de données contient 4 364 établissements de plus de 10 salariés, du secteur privé et semi-public, hors agriculture et administration. L’échantillon exploité est constitué de 1 634 PME de moins de 250 salariés selon la définition de la Commission européenne et de l’Insee (Tableau 2). Cette définition de la PME par l’effectif correspond à celle retenue par la littérature depuis plusieurs décennies (Julien, 1990 ; Robert-Huot et Cloutier, 2020).

Tableau 2

Caractéristiques de l’échantillon

Caractéristiques de l’échantillon
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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2.2. Variables

2.2.1. Pratiques de lean management

Le lean est considéré par plusieurs auteurs comme l’innovation organisationnelle majeure des deux dernières décennies (Askenazy et Caroli, 2010 ; Dubouloz, 2013 ; Shah et Ward, 2007). Issu du toyotisme, le lean constitue un ensemble de pratiques organisationnelles et managériales dont l’objectif est de produire au plus juste en éliminant tous les gaspillages et en maintenant une qualité irréprochable (Dubouloz, 2013 ; Godinho Filho, Ganga et Gunasekaran, 2016). Ainsi, les pratiques de lean relevées dans l’enquête REPONSE sont les suivantes : rotation de postes, démarches de qualité totale, juste-à-temps clients, juste-à-temps fournisseurs, cercles de qualité ou de résolution de problèmes imprévus, raccourcissement des lignes hiérarchiques. Comme dans le tableau 3, toutes ces pratiques sont mesurées dans l’enquête REPONSE par des variables dichotomiques codées 1 lorsque la pratique existe dans l’entreprise et 0 sinon (Tableau 4).

Tableau 3

Les pratiques de lean dans l’enquête REPONSE 2017

Les pratiques de lean dans l’enquête REPONSE 2017

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2.2.2. Réseaux sociaux patronaux

Ils sont inspirés de la recherche de Colin et Grasser (2012). Nous avons adapté leur typologie des réseaux sociaux patronaux à notre étude. Les enquêteurs de la Dares ont demandé au représentant de la direction interrogé si lui-même ou un autre membre de l’établissement exerçait un mandat ou une responsabilité dans une association d’employeurs ou de branche, dans une chambre de commerce ou des métiers ou adhérait à une association, club ou cercle de réflexion de DRH ou d’entrepreneurs. Les questions sont fermées et nécessitent une réponse par oui ou par non (Tableau 4).

Pour les fins de cette recherche, nous allons, dans un premier temps, mettre en oeuvre une analyse descriptive pour comprendre les relations bivariées entre les pratiques de lean, les réseaux patronaux et d’autres variables contextuelles détaillées plus loin. Ensuite, nous utilisons une régression logistique en raison de la nature qualitative de notre variable dépendante appelée LEAN_MANAG. Cette dernière mesure l’intensité du recours aux pratiques de lean et prend le score de 1 lorsque les PME utilisent plus de deux pratiques de lean et 0 sinon.

Tableau 4

La diffusion des pratiques de lean et le taux de participation des PME françaises aux différents réseaux patronaux (enquête REPONSE 2017)

La diffusion des pratiques de lean et le taux de participation des PME françaises aux différents réseaux patronaux (enquête REPONSE 2017)
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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2.2.3. Lean management : une diffusion avec des disparités

Le tableau 5 montre une diffusion fréquente des pratiques de lean. Environ 20 % des PME ont mis la majorité de leurs salariés en rotation de postes, 48 % ont engagé des démarches de qualité ou mis en place des équipes de résolution des problèmes et des cercles de qualité, 23 % et 35 % ont respectivement appliqué le juste-à-temps fournisseurs ou clients et, enfin, 15 % ont procédé à la suppression d’un niveau hiérarchique pour rendre la structure moins verticale et plus horizontale.

Tableau 5

La diffusion des pratiques de lean en fonction de la taille et du secteur d’activité des PME françaises (Pourcentage de répondants)

La diffusion des pratiques de lean en fonction de la taille et du secteur d’activité des PME françaises (Pourcentage de répondants)
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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L’implantation des pratiques de lean varie en fonction de la taille et du secteur d’activité. Le tableau 5 montre une tendance des PME ayant 50 salariés ou plus à accentuer la diffusion des pratiques de qualité totale et de groupes de qualité quand les PME de plus petite taille essayent de répondre aux contraintes de flexibilité par la rotation fréquente des postes de travail. La différence entre les PME n’est pas significative lorsqu’il s’agit des autres pratiques. Le secteur d’activité semble jouer un rôle dans la diffusion des pratiques de lean. Toutes les pratiques de lean sont implantées dans les PME du secteur de l’industrie et de l’énergie avec des taux parfois élevés (plus de 60 %), notamment pour la qualité totale ainsi que les cercles de qualité et les équipes de résolution de problèmes. Ces dernières sont également présentes dans 49 % des PME travaillant dans les activités scientifiques, techniques et de services de soutien. Les pratiques de juste-à-temps et de rotation sont plus implantées dans les secteurs de la construction et de l’hôtellerie-restauration. L’aplatissement de la structure hiérarchique est l’oeuvre des PME travaillant dans le secteur de l’information et de la communication (25 % contre 15 % dans l’ensemble des PME).

Globalement, plus de trois quarts des PME ont adopté au moins une pratique de lean et 32 % en ont implanté trois ou plus. Le tableau 6 montre que l’ampleur de diffusion des pratiques de lean est le fait du secteur de l’industrie et de l’énergie ainsi que des PME de 50 à 250 salariés par rapport aux plus petites PME : environ 60 % des PME ayant 50 salariés ou plus ont adopté au moins deux pratiques tandis qu’elles ne sont que 52 % dans le cas des PME de moins de 50 salariés.

Tableau 6

L’ampleur de diffusion des pratiques de lean en fonction de la taille et du secteur d’activité des PME françaises (Pourcentage de répondants)

L’ampleur de diffusion des pratiques de lean en fonction de la taille et du secteur d’activité des PME françaises (Pourcentage de répondants)
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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Par ailleurs, d’autres variables structurelles et organisationnelles, identifiées dans la littérature comme des antécédents à l’innovation, peuvent intervenir dans la compréhension de l’implantation des pratiques du lean. Il s’agit de l’âge des entreprises, de la stratégie d’affaires, de la syndicalisation, de l’étendue du marché (local, national ou international), de l’environnement et des capacités stratégiques (R&D, technologie et gestion des ressources humaines) (Amossé et Coutrot, 2011 ; Beauvallet et Houy, 2009 ; Coutrot, 1995 ; Dubouloz, 2013 ; Lacoursière, Raymond, Fabi et St-Pierre, 2014 ; Mol et Birkinshaw, 2009 ; Pinget, Bocquet et Mothe, 2015 ; Shah et Ward, 2003 ; Valeyre, 2007). Ces variables structurelles sont des variables dichotomiques. Le tableau 7 affiche des résultats globalement cohérents avec ceux de la littérature sur le pouvoir d’influence des différentes variables retenues sur l’innovation. Nous constatons que les pratiques de lean sont surreprésentées dans les PME de plus de cinq ans dont 57 % déclarent avoir adopté au moins deux de ces pratiques. La dynamique d’innovation organisationnelle est soutenue également chez des PME ayant une stratégie d’affaires dirigée vers l’innovation et la qualité avec plus de la moitié de celles-ci qui mettent en place au moins deux pratiques. Nous constatons que les PME internationales qui travaillent sur des marchés instables, dont l’activité est difficile à prévoir, investissent également les pratiques de lean. Les taux les plus élevés en matière d’innovation organisationnelle sont observés dans les PME disposant de véritables capacités stratégiques en termes de R&D, de technologie et de gestion des ressources humaines. La syndicalisation semble ne pas constituer un frein à l’adoption des pratiques de lean, car plus d’un tiers des PME où la présence d’un délégué syndical est effective mettent en place trois pratiques de lean ou plus.

Tableau 7

L’ampleur de diffusion des pratiques de lean en fonction des variables structurelles et organisationnelles (enquête REPONSE 2017) (Pourcentage de répondants)

L’ampleur de diffusion des pratiques de lean en fonction des variables structurelles et organisationnelles (enquête REPONSE 2017) (Pourcentage de répondants)
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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2.3. Apport des réseaux sociaux au développement du lean management : une réalité nuancée

En l’absence d’études sur l’appartenance des PME aux réseaux patronaux, nous avons souhaité, dans un premier temps, comprendre la dynamique d’adhésion des PME françaises aux différents réseaux patronaux identifiés à partir de la recherche de Colin et Grasser (2012) (Tableau 8). Globalement, l’implication des PME dans les organisations d’employeurs et de branches semble plus importante. Les PME françaises déclarent à 52 % être membre exerçant un mandat ou des responsabilités dans une organisation d’employeurs et de branches. Elles déclarent également, à 26 %, exercer un mandat ou une responsabilité au sein d’une chambre de commerce et d’industrie ou d’une chambre des métiers : enfin, elles disent, à 16,4 %, adhérer à une association, club ou cercle de réflexion de DRH ou d’entrepreneurs.

Nos résultats montrent aussi que la participation aux réseaux patronaux est dépendante de la taille des entreprises et de leur secteur d’activité (Tableau 8). Il semble que la part des PME qui s’impliquent dans ces réseaux est plus importante chez celles qui emploient plus de 50 salariés et exercent dans les secteurs de l’industrie, de la construction, du transport, de la finance, de l’immobilier ainsi que de l’information et de la communication. La plus faible participation revient aux secteurs du commerce, de l’hôtellerie-restauration et des activités scientifiques. Nous pouvons noter aussi la surreprésentation des secteurs de l’industrie, de la construction et du transport dans les organisations d’employeurs et de branche. Ces résultats corroborent ceux de Colin et Grasser (2012) pour l’ensemble des entreprises françaises de l’enquête REPONSE 2004-2005.

Tableau 8

Participation des PME aux réseaux patronaux selon la taille et le secteur d’activité (Pourcentage de répondants)

Participation des PME aux réseaux patronaux selon la taille et le secteur d’activité (Pourcentage de répondants)
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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Pour comprendre l’influence des réseaux patronaux sur l’adoption des pratiques de lean, nous présentons, tout d’abord, les résultats de l’analyse descriptive basée sur différents tris croisés et ensuite les résultats de la régression logistique adoptée en raison du caractère dichotomique de nos variables.

Si les réseaux patronaux sont globalement corrélés à la diffusion des pratiques du lean, il semble, selon le tableau 9 de l’analyse bivariée, que des différences apparaissent entre ces réseaux. Nous pouvons relever que 39 % des PME ont adopté trois pratiques de lean ou plus lorsqu’un de leur membre adhère à une association professionnelle. Le même constat s’applique aux PME dont un membre de la direction est actif au sein d’une CCI ou d’une chambre des métiers. Ces PME déclarent à 38 %, avoir mis en place trois pratiques de lean ou plus. Le taux d’adoption des pratiques de lean est légèrement inférieur dans le cas des organisations d’employeurs et de branche. Parmi les PME exerçant un mandat ou une responsabilité dans ce dernier réseau patronal, 35 % ont adopté trois pratiques ou plus.

Tableau 9

Lean management par type de réseaux patronaux (Pourcentage de répondants)

Lean management par type de réseaux patronaux (Pourcentage de répondants)
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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La prochaine étape consiste à vérifier notre hypothèse suivante : l’appartenance aux réseaux sociaux patronaux influence positivement l’adoption des pratiques du lean management dans les entreprises. Pour cela, nous intégrons les variables de contexte dans un modèle de régression logistique pour neutraliser l’effet de structure. Rappelons que notre variable dépendante LEAN_MANAG est codée 1 lorsque les PME utilisent plus de deux pratiques de lean et 0 sinon. Nous pouvons observer à travers le tableau 10 que le modèle de régression confirme l’apport de certains réseaux patronaux à l’adoption des pratiques de lean management. Il s’agit des associations professionnelles (β = 0,1776, p < 0,0001) ou patronales locales ou régionales (CCI) (β = 0,2775, p < 0,0001). Ce résultat confirme également celui fourni par l’analyse descriptive. Le signe des coefficients de régression montre qu’il y a une relation positive et significative entre les deux structures patronales, à savoir l’adhésion à une association professionnelle de DRH ou d’entrepreneurs et l’exercice d’un mandat ou d’une responsabilité dans une CCI et une chambre des métiers et la probabilité qu’une PME ait pu adopter des pratiques du lean. L’influence des fédérations patronales d’employeurs et de branche n’est toutefois pas confirmée par le modèle logit.

Dans la section suivante, nous analysons la portée théorique et managériale des résultats observés.

Tableau 10

Résultats de la régression logistique

Résultats de la régression logistique

Tableau 10 (suite)

Résultats de la régression logistique
Source : enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise, 2017, Dares, Ministère du Travail et de l’Emploi (producteur), ADISP (diffuseur).

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Discussion et conclusion

Les travaux sur l’implication des réseaux sociaux dans l’activité d’innovation dans les entreprises se développent depuis quelques années avec une tendance à expliquer l’innovation technologique par le biais de sources d’informations et de connaissances externes. En parallèle, d’autres chercheurs ont présenté des résultats intéressants sur la pertinence des réseaux sociaux pour le développement de l’innovation organisationnelle, en particulier le leanmanagement. L’objet de notre travail est d’analyser la relation entre l’adhésion des membres de la direction à différents réseaux sociaux patronaux et l’adoption de pratiques du lean. Notre recherche apporte une contribution significative au champ de la recherche sur l’innovation organisationnelle en PME en mettant en évidence l’influence positive des réseaux sociaux patronaux sur l’adoption d’un ensemble de pratiques du lean par les PME françaises.

Nos analyses montrent une disparité dans la diffusion des pratiques du lean, selon un certain nombre de variables structurelles et organisationnelles. Ensuite, nous avons constaté que, parmi les réseaux patronaux testés, la participation active dans les associations patronales (CCI) et professionnelles (ANDRH[6], DFCG[7]) contribue significativement à l’adoption du leanmanagement. Ainsi, les résultats nous permettent de constater que les réseaux sociaux patronaux exercent globalement une influence sensible sur l’adoption des pratiques du lean, mais que cette influence varie selon le type de réseau patronal. L’adoption des pratiques du leanmanagement est associée positivement et significativement à la présence des PME étudiées dans les réseaux sociaux patronaux testés, à l’exception des organisations patronales ou de branche. La participation des membres d’une PME aux activités d’une chambre de commerce et d’industrie ou des métiers, ainsi que dans une association professionnelle ou cercle de réflexion, est la plus dominante dans l’explication de la présence des pratiques de leanmanagement. Ce résultat est identique à celui de Colin et Grasser (2012) dans le cas de la diffusion des pratiques de gestion des compétences. Ces auteurs ont notamment constaté que, si les organisations patronales n’ont pas d’influence particulière, en revanche, les associations professionnelles et les groupes de réflexion jouent sur la diffusion des pratiques de gestion des compétences.

En lien avec les travaux d’Amossé et al. (2012), nous pouvons affiner nos constats communs à ceux de Colin et Grasser (2012) en proposant une explication à l’influence moindre des organisations d’employeurs ou de branche. Nous pouvons avancer deux explications relatives à ces caractéristiques propres aux réseaux sociaux d’appartenance.

(1) : l’incitation à adopter des pratiques du lean dépend de la diversité des sources activables au sein d’un réseau.

Ces analyses résonnent avec les fondements théoriques de l’analyse structurale tout en suggérant que le caractère stimulant de l’appartenance à un réseau social patronal pour l’adoption de pratiques du lean dépend de différentes caractéristiques du réseau. Elles montrent que les CCI, clubs et associations offrent une diversité d’informations accessibles eu égard aux trous structuraux inhérents à la variété des entreprises représentées dans ces sphères interprofessionnelles. Des institutions strictement professionnelles (non interprofessionnelles) offrent des perspectives moins riches en termes de liens faibles et de circulation d’informations diversifiées (Amossé et al., 2012). La participation à ces entités correspond à une volonté d’autoencastrement (Dibiaggio et Ferrary, 2003) dans des réseaux pertinents pour leurs activités. Ce constat rejoint l’analyse de Persais (2013, p. 14) qui, s’appuyant sur la littérature, précise qu’un réseau social agit aussi comme « support de diffusion/d’adoption d’innovations créées par ailleurs ». Nos observations sur les réseaux patronaux nous conduisent à préciser que ce trait de support à la diffusion varie en intensité selon les réseaux patronaux en fonction de leur capacité à se constituer en producteur de références, d’idées ou de pratiques (Amossé et al., 2012).

(2) : l’incitation à adopter des pratiques du lean semble favorisée par la convivialité locale offerte par le réseau.

Dans leur rapport de recherche sur les organisations patronales, Amossé et al. (2012) ont observé que les CCI, clubs et associations professionnelles développent une « sociabilité locale » qui ne se retrouve pas dans les autres organisations d’employeurs ou de branche. Le fait que ces entités favorisent, plus que les autres, les interactions sociales et le partage d’expérience, et agissent en formateur permanent (Amossé et al., 2012), permet de mieux comprendre pourquoi elles apparaissent comme des supports à la diffusion d’innovations.

Figure 1

L’adoption des pratiques du lean en fonction des réseaux patronaux et des variables contextuelles

L’adoption des pratiques du lean en fonction des réseaux patronaux et des variables contextuelles

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Ces propositions ne sont pas sans implications managériales pour la fonction RH. Tout d’abord, le rôle clé des réseaux patronaux dans le développement de l’innovation organisationnelle (notamment les associations interprofessionnelles comme les CCI, les clubs ou associations professionnelles) peut susciter l’attention des PME désireuses d’innover. Ce d’autant plus qu’une innovation organisationnelle comme le leanmanagement est source d’amélioration de la performance économique (Krafcik, 1988 ; Womack et Jones, 1996).

Par ailleurs, il apparaît que l’aptitude à tisser des liens de confiance au sein de ces réseaux, dans un contexte de convivialité locale, est une qualité souhaitable chez les dirigeants d’une organisation en contact avec ces associations. Ce constat renforce l’appel d’Ayerbe, Dubouloz, Mignon et Robert (2020) pour le développement d’une voie de dialogue entre les champs de la recherche sur l’innovation organisationnelle et celui sur les sources externes de l’innovation (« open innovation »). Cette voie d’échange est, en effet, susceptible d’être nourrie par deux enjeux majeurs dont se saisit notre recherche : celui des trous structuraux d’une part et celui de l’apport des réseaux sociaux sur l’innovation organisationnelle d’autre part.

Nous recommandons également aux PME souhaitant développer l’innovation organisationnelle de ne pas négliger l’influence et l’apport de certains facteurs contextuels internes et externes, en plus de l’ouverture aux réseaux patronaux. Comme le montre la figure 1, la dynamique d’innovation est fortement corrélée avec la capacité des PME à travailler dans des environnements incertains et à se doter de capacités stratégiques en matière de R&D, de technologie et de gestion des ressources humaines, ainsi que d’une véritable stratégie orientée vers l’innovation et la qualité. Ce résultat pourrait se traduire, comme dans la théorie configurationnelle (Aït Razouk, 2014 ; Delery et Doty, 1996), par un ajustement interne et externe de ces capacités avec les objectifs stratégiques et les éléments contextuels d’affaires. Nous savons par exemple que les choix de GRH portés vers le développement des compétences, la participation au processus décisionnel et la transparence informationnelle sont cohérents avec la stratégie d’affaires orientée vers l’innovation (Le Flanchec, Mullenbach-Servayre et Rojot, 2017).

Bien que nos résultats soient éclairants sur l’intérêt de l’interaction des PME avec les réseaux patronaux pour favoriser le développement de l’innovation organisationnelle, quelques pistes de prolongement sont utiles. Il serait souhaitable de questionner l’intégration des PME dans les réseaux patronaux au travers de leur profil en se basant, par exemple, sur les configurations de Lacoursière et al. (2014). Nous pensons également à la prise en compte du type de leadership du dirigeant de PME et sa relation avec la fonction RH, afin de mieux saisir le processus qui mène vers l’adoption des pratiques de lean. Cela pourrait nous renseigner sur les raisons de l’adoption du lean ainsi que sur ses implications. Dans ce sens, si le lean est utilisé par les entreprises pour améliorer leurs performances économiques, des recherches ont montré que ses pratiques peuvent également entraîner des conséquences négatives sur la santé des travailleurs (Aït Razouk et Quéméner, 2019 ; Bouville et Schmidt, 2019). Se pose ici la question des conditions nécessaires à la résolution de ce hiatus. Nous pourrons également interroger la relation entre la fonction RH et les dirigeants intermédiaires dans le processus d’adoption du lean. La recherche récente souligne l’importance de cette relation dans la mise en oeuvre des pratiques managériales (Kim, Su et Wright, 2018).