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Ce livre important contient la première traduction française[1] du quatrième des six cours d’esthétique qu’Adorno aurait donnés à Francfort entre 1950[2] et 1968, après son retour d’exil des États-Unis. Il a fait à l’époque l’objet d’un enregistrement exhaustif de bonne qualité — hormis quelques lacunes mineures — et d’une retranscription tapuscrite de laquelle la traduction présente a été tirée. Ce cours d’esthétique, donné de novembre 1958 à février 1959, s’inscrit dans les recherches inlassablement menées par Adorno pour fournir une théorie esthétique adaptée à la réalité contemporaine de la société (capitaliste) et de l’art (moderne). Dès 1956, nous apprend l’éditeur Eberhard Ortland (Université de Münster), Adorno commença à consigner notes et esquisses qui allaient le mener à la rédaction de l’opus magnum inachevé et publié à titre posthume qu’est Théorie esthétique (1970). Le cours d’esthétique de 1958-1959 est à cet effet le témoignage saisissant d’une pensée en construction et il représente un jalon important dans le développement des réflexions esthétiques du dernier Adorno.

L’édition présente contient d’abord, suite à deux courtes notices de l’éditeur et des traducteurs, le contenu des vingt et une séances de cours données par Adorno, accompagnées d’un appareil massif de notes contextualisant les propos et joignant les références, intérieures et extérieures au corpus adornien, nécessaires à son intelligibilité. Suivent cinquante pages de notes et de plans schématiques desquels il se serait librement inspiré pour structurer ses exposés (p. 9, 11). L’éditeur rapporte en outre les annotations — principalement des passages soulignés — qu’Adorno lui-même a inscrit en marge du tapuscrit à la relecture de celui-ci. Une bibliographie des textes réunis (Gesammelte Schriften) et des textes posthumes (Nachgelassene Schriften) dans les éditions allemandes et françaises disponibles à ce jour précède l’index des noms propres. Le lecteur tirera notamment parti de l’appareil de notes assidûment documenté et des annotations d’Adorno qui indiquent les passages que l’auteur jugeait les plus importants, deux bénéfices de l’édition présente qui contribuent à en faire un outil de travail indispensable.

Les traducteurs ont respecté la subtile fluctuation du vocabulaire adornien entre les divers lexiques philosophiques qu’il mobilise, de telle sorte que le lecteur reste aux faits des dialogues parfois implicites se jouant entre Adorno et Hegel, Kant, Platon, Lukács ou Freud. Ils ont aussi su rendre à l’écrit ces leçons récitées oralement et parfois pratiquement improvisées, en respectant les hésitations, détours et complexités du mode d’expression oral, sans toutefois y sacrifier l’intelligibilité du propos.

Quelques mots sur la spécificité du contenu inédit de ces cours de 1958-1959. Après avoir exposé la problématique qui occupe son cours (la possibilité et la nécessité actuelle d’une esthétique philosophique) et s’être doté d’une méthode pour s’y attaquer (la méthode dialectique, qui s’abandonne à l’expérience concrète de ses objets) (cours 1), Adorno consacre ses efforts à thématiser les relations dialectiques qui relient l’art, la nature et la Raison (Aufklärung) (cours 2 à 4). S’émancipant et s’opposant à la nature en tant que sphère d’apparence séparée de celle-ci, l’art a pour signification essentielle d’exprimer la nature mutilée et de « venir à son secours » face à sa domination rationalisée (p. 51, 65, 79-80).

Toutefois, si l’art a le potentiel de défendre les intérêts de la nature, c’est seulement dans la mesure où il se constitue comme sphère d’apparence autonome, ce qui lui est garanti d’une part par la sublimation du désir frustré du sujet à s’approprier la nature, et d’autre part par sa participation à sa domination rationnelle qui installe un rapport d’extériorité mutuelle entre la nature et l’art, produit de l’activité humaine (cours 5). Afin d’illustrer cet entrelacement dialectique de domination et de secours porté à la nature dans l’art, Adorno mobilise les concepts esthétiques d’expression, qu’il associe à la nature, et de construction, qu’il associe à la Raison, en montrant leur médiation réciproque (cours 6 à 8).

Les cours 9 et 10 sont assurément ceux qui surprendront le plus le lecteur. Adorno y interprète de manière remarquable la « théorie de la beauté » (p. 138) de Platon, telle qu’elle serait présentée dans le Phèdre, faisant de ce dialogue l’oeuvre séminale de toutes les théories esthétiques qui, dans la tradition esthétique occidentale, traitent de la question du beau. Fidèle à son refus de définir statiquement les concepts, Adorno présente la conception du beau de Platon comme la constellation dialectique de plusieurs moments distincts (p. 141), parmi lesquels celui du plaisir sensible ne tient qu’une place marginale : le moment de la séparation de l’art du cours habituel de la raison et de la réalité (p. 137-139), le moment de la négativité utopique (p. 140, 151), les moments en tension du sensible et du spirituel, du plaisir et de la souffrance, de la folie et de la raison, le moment mimétique (p. 151), etc. Faisant ainsi du beau platonicien le lieu d’un processus dialectique et d’un « champ de tensions » (p. 143, 152) dans lequel s’enracineraient toutes les esthétiques ultérieures — dont la sienne —, Adorno tranche avec son traitement de la figure de Platon dans la Théorie esthétique, où celui-ci est le plus souvent évoqué pour être critiqué[3].

L’auteur expose ensuite (cours 11 à 15) sa conception de l’expérience esthétique comme expérience dialectique entre les moments singuliers, sensibles et immédiats composant l’oeuvre d’art et la totalité spirituelle qui émerge dynamiquement, génétiquement, de la médiation incessante de ces moments sensibles (p. 202). Le lecteur retrouvera ici dans le concept de « totalité spirituelle » la préfiguration du concept capital de forme (comme synthèse non coercitive), qui sera au centre de la Théorie esthétique, et qui est pratiquement absent des cours de 1958-1959. Adorno propose ici une description de l’expérience esthétique comme impliquant, pour le sujet, son extériorisation mimétique dans l’oeuvre d’art et la suspension momentanée du principe subjectif de domination de la nature (p. 180), et pour l’oeuvre d’art, sa transformation momentanée en processus vivant ou « champ de forces » dynamique non objectivable (p. 166).

Les cours 16 à 21 sont principalement dédiés à une critique immanente d’inspiration hégélienne des « esthétiques subjectivistes », au premier chef celle de Kant, qui fondent l’esthétique et les critères des jugements esthétiques dans les modes de réaction du sujet face aux oeuvres (p. 244).

Présentant par moments une pensée dialectique complexe — qu’on sent à la recherche de sa propre expression adéquate — dans une langue d’une limpidité exceptionnelle, l’édition française de ces cours saura faire office d’introduction aux thèses esthétiques générales d’Adorno et même, peut-être, à la pensée dialectique comme telle. Ils permettront non seulement au lecteur francophone — néophyte comme spécialiste — de préparer, d’éclaircir ou d’enrichir la lecture difficile de Théorie esthétique, mais aussi d’avoir accès à certains développements inédits qui n’ont pas trouvé de suite dans cette dernière. Fournissant l’accès à un moment spécifique de l’évolution de la pensée d’Adorno et se voulant être de véritables « laboratoires » vivants (p. 16), ces cours sont les témoins d’une pensée en acte, en construction, où l’enseignement et la recherche sont étroitement liés. Bien que le lecteur eût apprécié une introduction éclairant les spécificités des thèses défendues par Adorno à cette étape de son cheminement intellectuel[4], ce livre n’en reste pas moins un outil de travail incontournable pour le spécialiste et, pour le débutant, une opportunité à ne pas rater de s’introduire agréablement et efficacement[5] à la théorie esthétique d’Adorno.