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Sabine Bérard est professeure honoraire de musicologie au Lycée Fénelon, célèbre lycée parisien fondé à la fin du xixe siècle et bien connu pour préparer ses élèves au concours d’entrée de l’École normale supérieure, dite « Normale Sup’ », prestigieuse institution d’enseignement supérieur en lettres et en sciences. À Fénelon, Sabine Bérard a enseigné de 1982 à 2012 à des élèves préparant l’option musique du concours d’entrée de Normale Sup’ ; mais elle a également été, de 1982 à 2007, professeure d’histoire de la musique et de culture musicale au Conservatoire à rayonnement régional de Boulogne- Billancourt, aux portes de Paris. Autant dire que cette professeure possède une grande expérience des classes, ce qu’atteste le caractère très pédagogique de l’ouvrage que je tiens entre mes mains. Sabine Bérard a également publié, chez le même éditeur, un ouvrage sur Francis Poulenc, intitulé Fiançailles pour rire, une oeuvre emblématique de Francis Poulenc, où elle aborde les stratégies compositionnelles sous l’angle des citations musicales et emprunts stylistiques présents dans le cycle de mélodies.

Musique langage vivant impressionne tout d’abord par son volume : en effet, le tome dont je propose ici la recension, constitué de 448 pages, n’est que le premier de trois d’une nouvelle édition d’un ouvrage précédemment paru chez Hachette en 1981 (alors coécrit par Sabine Bérard et Jean-Paul Holstein) : il couvre la musique occidentale de tradition classique des xviie et xviiie siècles, tandis que le volume 2 (nouvelle édition datant de 2015, qui comprend 327 pages) se concentre sur la musique du xixe siècle et le troisième (314 pages) sur celle du xxe. La réédition des trois tomes de cette impressionnante somme en circulation depuis 40 ans est largement augmentée : le volume 1 recensé ici contenait originellement 225 pages, et il en fait, comme je l’ai mentionné, 448 dans la version dont j’ai obtenu une copie. Ma recension concerne cette dernière édition, mais je ferai un bref commentaire, à la fin de ma lecture, sur les transformations et augmentations que l’ouvrage a subies entre ces deux versions.

Outre son nombre de pages, un autre élément qui impressionne d’entrée de jeu dans Musique langage vivant est le grand nombre d’exemples musicaux qu’il comprend. Ils ne sont pas numérotés et je ne me suis pas amusée à les compter un à un, mais il y en a, disons-le, presque à chaque page. Des tableaux viennent aussi régulièrement synthétiser les analyses structurelles, ce qui est bienvenu.

Public ciblé par l’ouvrage et objectif global

Sabine Bérard mentionne dès le début à qui s’adresse son ouvrage : les classes de Terminale, pour la préparation de l’option musique du Baccalauréat ou des classes préparatoires aux grandes écoles ; les classes de culture musicale et d’histoire de la musique des écoles de musique ; les classes de musicologie et enfin les mélomanes et amateurs. Elle mentionne vouloir écrire ici « un ouvrage d’analyses et non pas un livre sur l’analyse » (p. 12) : c’est dire que la question des modèles théoriques sera moins son affaire que l’abordage direct des oeuvres. On pourrait rétorquer que, pour examiner les oeuvres, il semble pertinent de s’inscrire dans un cadre théorique préalable, car, comme elle le souligne avec justesse, de très nombreuses analyses sont possibles pour une même oeuvre. Dans quelle tradition analytique son « ouvrage d’analyses » s’inscrira-t-il ? Quels sont les fondements du cadre théorique qu’elle appliquera à travers les diverses oeuvres qui seront l’objet de son attention ? Voilà ce que nous n’apprendrons pas. Les références théoriques sont ténues, et mettent l’accent avant tout sur son « maître », Jacques Castérède (1926-2014), compositeur et pianiste, qui fut effectivement professeur d’analyse au Conservatoire de Paris à partir de 1971, mais dont Sabine Bérard ne précise en rien en quoi consistait son modèle analytique ni quelles en étaient les bases théoriques.

Structure de l’ouvrage

Après quelques pages définissant la conception de la pratique analytique de l’autrice (je reviendrai sur ce contenu dans la section suivante), la première grosse partie du livre est intitulée « Méthode et terminologie », et est elle-même subdivisée en sept courts chapitres :

  1. Lire et entendre : il s’agit là de considérations générales de notation et de lecture musicale, visiblement à l’adresse des lecteur·rice·s totalement dépourvu·e·s de formation musicale.

  2. Les langages : ici, Sabine Bérard pose les bases de la grammaire de la tonalité.

  3. La thématique : survol de notions de découpage.

  4. L’écriture : notions de texture, où des termes comme contrepoint, harmonie, monodie ou polyphonie sont définis.

  5. La rythmique : notions générales de rythme, et considérations sur les caractères métriques des danses de la suite baroque.

  6. L’écriture instrumentale et vocale : partie qui me semble étrange, où l’autrice définit les questions que devrait se poser l’analyste selon qu’il s’intéresse à une oeuvre pour soliste, pour orchestre, pour chant. Je ne suis pas certaine de concevoir qu’on doive se poser certains types de questions spécifiques à certains contextes instrumentaux.

  7. Indications diverses portées sur une partition : ici sont traitées les questions concernant tempo, caractère et dynamique.

Après cette première vaste partie, suit un lexique complémentaire, qui occupe lui-même une quarantaine de pages, où sont définis des termes techniques : acciaccatura, cadence, intervalles, etc. Ensuite, commencent les chapitres dédiés aux genres et formes de la musique des xviie et xviiie siècles en tant que telle (chapitre i : le madrigal ; chapitre ii : la fugue ; chapitre iii : l’ouverture ; chapitre iv : la suite ; chapitre v : le concerto, la forme ritournelle ; chapitre vi : la sonate ; chapitre vii : les formes vocales), suivis d’une conclusion, ainsi que des annexes. Je ne détaille pas ici le contenu de ces chapitres, car je vais m’étendre plus longuement sur l’un d’entre eux dans la suite de cette recension.

Approche

L’approche de l’autrice est explicitée dans les toutes premières pages de l’ouvrage, dans de courts chapitres respectivement intitulés « Pourquoi l’analyse ? » (p. 9-11), « Pourquoi cet ouvrage ? » (p. 12-13), et « Avant-propos » (p. 14-17). Sans entrer dans une discussion de chaque point amené par Sabine Bérard, je souhaiterais en souligner et en commenter quelques-uns.

  • Page 10, l’autrice écrit : « Dans tous les cas, l’analyse n’a à être ni sclérosante ni desséchante. Jacques Castérède s’insurgeait contre les analyses se ramenant à des “diagrammes statistiques et autres spéculations théoriques” ». Autant l’on ne peut que tomber d’accord sur le fait que l’analyse ne doit, idéalement, pas être un geste sclérosant et desséchant, autant je ne suis pas certaine de suivre totalement Sabine Bérard lorsque, à la suite de son maître, elle attribue ce caractère à une approche statistique et théorique. Déjà, il me semble que l’analyse est un geste basé sur la notion statistique, qu’on le veuille ou non. Pour prendre un exemple très simple et que tout le monde saisira, si je soutiens que le cycle de quintes est à la base de la mécanique harmonique tonale, je pose un geste statistique : j’affirme que, dans la majorité des cas observés, j’ai pu constater que le cycle des quintes était bel et bien à la base du discours tonal dans sa dimension harmonique. Et si la fantaisie me prend de vouloir exprimer cette réalité dans des diagrammes statistiques, il revient à la sensibilité de chacun de trouver cela sclérosant ou non : de la même façon qu’Internet peut être le support d’un abîme de l’esprit ou au contraire un fantastique outil éducatif ouvrant sur le monde, je ne pense pas qu’un médium d’expression de la recherche analytique soit, intrinsèquement, sclérosant. Peut-être existe-t-il, en effet, des « spéculations théoriques » qui sont sclérosantes et desséchantes, mais cela dépend pour qui : j’ai ainsi un ami analyste qui tire d’immenses jouissances esthétiques et intellectuelles de la contemplation de tableaux résultant de sa pratique de la set theory. Est-il sclérosé et desséché pour autant ? Sa pupille enamourée lorsqu’il murmure, les yeux pleins d’eau, le nom d’Allen Forte n’est pas précisément l’image que je me fais de la sclérose, même si, par ailleurs, j’ai personnellement du mal à le suivre sur ce terrain-là.

  • Page 11, se trouvent deux phrases que je souhaiterais commenter :

    1. Si les analyses d’une même oeuvre peuvent s’avérer plurielles et également justes, il en est néanmoins de franchement fausses.

    2. Chaque oeuvre est unique. En dévoiler les trouvailles, l’originalité par rapport à la norme, – cette dernière existe-t-elle vraiment, au demeurant ? – liées à une Imagination singulière, une individualité, fait tout l’intérêt de l’analyse. Il faut se refuser à clarifier abusivement ce que le compositeur a voulu ambigu, imbrication de données diverses finalement conciliables. Trancher serait le trahir.

    Premièrement, je me sens mal à l’aise avec la notion d’analyse « fausse » : je crois alors revoir écrit, en caractères bien calligraphiés, le mot « faux », dans mon cahier de maths d’école primaire : il me semble que nous ne sommes plus rendus là ! Je considère quelque peu péremptoire et risqué de définir ce qu’est une analyse « vraie » et une analyse « fausse » : tout dépend du cadre méthodologique que je décide d’adopter. Pour prendre à nouveau un exemple simple (et tonal) : si mon cadre analytique consiste à chiffrer un accord de dominante sans fondamentale (placé sur sensible) v plutôt que vii, alors en effet chiffrer vii devient « faux ». Mais pour quelqu’un dont la perspective d’analyse imposerait que l’on chiffre vii dans cette condition, il n’y aurait pas de faute. Son cadre analytique n’est pas meilleur ou pire que le mien : il est ce qu’il est, ce qu’il a décidé de poser comme constante, et pour autant qu’il soit consistant, cohérent, je ne vois pas de problème. Il me semble que le devoir premier de l’analyste est de rester prudent, et surtout d’accepter que d’autres pratiques soient, parallèles à la sienne, aussi valables que celle-ci. Quant à la citation b que je rapporte ci-haut, elle me paraît encore plus problématique, car elle exclut toutes les formes d’analyse qui se donnent la mission de dégager des constantes. Cette tâche ne me semble pas seulement valable, mais surtout elle est selon moi préalable à l’acte que nous recommande Sabine Bérard, à savoir de dévoiler l’individualité de l’oeuvre. En effet, cette individualité ne se définit que par rapport à une norme, puisque c’est précisément de cette norme qu’elle se détache et qu’elle tire sa singularité. Pourquoi tirer sur l’ambulance lorsqu’on a besoin d’elle pour amener le patient jusqu’à l’hôpital ? Si nous tirons profit des analystes qui définissent la norme afin de faire notre travail de recherche sur l’individualité de l’oeuvre, la moindre des choses serait de ne pas les vouer aux gémonies.

  • Autre point qui me fait lever le sourcil : comment devrait se pratiquer l’analyse musicale. À la page 11, toujours, l’autrice affirme que, « si elle peut se faire à la table, elle ne devrait se faire qu’au piano ». À la page 15, elle se ravise : critiquant les bénéfices que l’on peut tirer de l’écoute des oeuvres sur « compact disc » en en soulignant les dangers, Sabine Bérard affirme à présent que « l’idéal demeure ainsi l’audition intérieure qui, seule, permet l’analyse du discours musical dans sa vérité intrinsèque » : il semblerait donc finalement que le piano soit relégué aux oubliettes. Outre le fait que je serais curieuse de savoir quelle est la « vérité intrinsèque » de la musique, proposition qui me semble à la fois ambitieuse et glissante, je ne suis pas certaine qu’il y ait une seule et bonne manière de faire de l’analyse. J’ai connu des collègues qui faisaient de l’analyse dans leur lit, sans que le résultat ait à pâtir de cette disposition. Qu’il faille entendre ce que l’on analyse me paraît judicieux, que ce soit par écoute intérieure, avec un disque, sur Spotify, au piano ou à la cornemuse… mais je n’en suis même pas complètement certaine. Je pense que cela dépend de l’objet de notre analyse, du degré de talent de l’analyste et de plein d’autres facteurs. Il y a sans doute des analystes « à sec » qui produisent des travaux géniaux. On ne juge à mon sens un arbre qu’à ses fruits, pas à la façon qu’il les a conçus.

    Je me suis largement étendue sur les premières pages de l’ouvrage, car c’est là que l’autrice, nous exposant son approche pragmatique de l’analyse, s’exposait elle-même le plus à la critique. Mais je veux aussi aborder plus rapidement quelques autres points qui, dans ce livre, me semblent faire défaut.

Quelques critiques générales

Les exemples musicaux. Ils ne sont pas numérotés, ni toujours très bien référencés : les numéros d’opus ou autres moyens de catalogage auraient été appréciés, surtout dans une matière qui se veut aussi pointue et précise que l’analyse. Plus gênant encore, les numéros de mesure n’y sont pas indiqués systématiquement dans les légendes des extraits, ni l’instrumentation d’ailleurs, ce qui engendre chez le·la lecteur·rice une grande surprise, surtout lorsqu’il s’agit d’une unique ligne instrumentale d’un extrait orchestral, perdue au milieu d’une oeuvre immense. Par exemple, dans l’extrait reproduit à la page 88, l’on peut observer une unique mesure d’une seule portée en clef de fa, assortie de cette notice laconique : « Ludwig van BEETHOVEN, Symphonie n. 5, 2e mouvement ». Oui, mais quelle mesure ? Quel groupe instrumental ? Ce ne sont tout de même pas des détails, pour apprécier l’extrait à sa pleine valeur et, surtout, pouvoir le situer dans son contexte, au cas où le·la lecteur·rice (qui pratique l’analyse sous une forme ou une autre, on peut supposer) voudrait replacer l’exemple en question dans le reste du texte musical dont il est issu. De plus, le traitement typographique des extraits musicaux n’est pas constant : tantôt les notes semblent empâtées, comme s’il s’agissait d’une numérisation de qualité médiocre, tantôt les extraits sont si petits qu’ils en deviennent difficiles à lire. Une uniformisation de tout cela aurait été la bienvenue, ainsi qu’un référencement digne de ce nom. Si j’avais osé lui rendre un travail pareil, mon directeur de thèse m’aurait dévissé la tête. Et c’était il y a 20 ans.

Exemples musicaux, toujours. Je regrette que tous les extraits cités pour illustrer la première section du livre (« Méthode et terminologie »), quelque très nombreux qu’ils soient, aient aussi peu été approfondis : au mieux, une seule phrase explicative les accompagne, parfois aucune. Le·la lecteur·rice reste sur sa faim, s’il s’attend à ce que le texte soit minimalement creusé ou à tout le moins que l’autrice nous explique avec un peu de diligence en quoi la convocation de cet extrait est pertinente dans le contexte du point explicité.

Dans la partie sur la thématique, dans cette même première section, les notions de découpage qui sont amenées par Sabine Bérard sont succinctes, pour ne pas dire sommaires. On survole en quatre coups de cuillère à pot la cellule, la période, la phrase, sans expliquer jamais en quoi le découpage peut nous aider dans la compréhension des mécanismes structurels subtils d’une oeuvre. De plus, un auteur brille par son absence, qu’il me semble aujourd’hui absolument impensable de ne pas convoquer lorsque l’on parle du découpage musical : il s’agit de William Caplin, dont les travaux sur les fonctions formelles de la phrase sont désormais incontournables et font autorité à travers le monde.

À la page 53, Sabine Bérard introduit la notion d’arsis et thesis, c’est-à-dire un modèle de phrase musicale, très courant, qui s’ouvre par une ascension mélodique, et se referme par une descente. Là aussi, je me suis étonnée de ne pas rencontrer le nom de Leonard Meyer, qui dans Explaining Music développe longuement et avec subtilité une analyse de ce même phénomène sous le nom de gap-fill. On ne peut pourtant pas reprocher à Meyer d’être une référence trop récente pour avoir été prise en compte : son livre a été publié en 1973. Mais l’explication de l’absence de Caplin est peut-être la même que celle de Meyer : ce sont des théoriciens de langue et de culture anglo-saxonne. La maîtrise, au moins fonctionnelle, de l’anglais m’apparaît être une compétence indispensable dans la pratique de l’analyse musicale, car de Charles Rosen à William Caplin en passant par Richard F. Goldman, James Hepokovski et Warren Darcy, et Fred Lerdahl et Ray Jackendoff (j’en passe et des meilleurs…), les auteurs analystes de langue anglaise et de haute importance ne sont pas rares !

Examen d’un chapitre dans le détail

Je terminerai avec quelques remarques rapides sur un chapitre qui a attiré mon attention : celui sur la fugue, qui me semble problématique à plusieurs égards :

  • Tout d’abord, parler de la fugue en n’en convoquant qu’une seule (certes, la bien connue en sol mineur du premier livre du Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach) me semble risqué. La fugue m’apparaît comme quelque chose qui s’apparente à un principe formel, ou encore à un processus, plus que réellement une forme : aussi, il me semble que là plus qu’ailleurs, on se serait attendu à une abondance d’exemples, précisément pour démontrer la diversité extrême des réalisations fugales, même chez un seul auteur.

  • Ensuite, Sabine Bérard procède un une traversée, mesure par mesure, de ladite fugue. Non seulement cette traversée est indigeste, mais elle me semble peu pédagogique : qu’est-ce que l’étudiant·e-lecteur·rice va tirer de tout cela ? Quels principes ? Quelle compréhension globale de l’articulation générale d’une fugue, et quelle idée de la singularité de celle-ci ? De plus, dans ces pages (la traversée s’étendant sur six pages et demie), l’autrice me semble confondre description et analyse : quand bien même je décrirais méticuleusement tout ce qui se passe dans la première page de la Cinquième Symphonie de Beethoven, mesure par mesure, instrument par instrument, mon analyse n’aurait pas encore commencé. L’analyse, du moins telle que je la conçois personnellement, consiste moins dans une observation de l’oeuvre que dans une proposition, dans une lecture, sous un angle spécifique, qui fasse apparaître précisément des choses qui ne sont pas évidentes dans la partition, du moins pas à une première lecture. Si c’est pour me faire décrire ce qui se passe dans la partition, je préfère l’original à la copie, et je sais lire la musique.

  • Enfin, là où l’autrice me perd complètement, c’est lorsqu’elle explique, à la page 164, que le passage à cinq voix à la toute fin de ladite fugue symbolise le Christ sur la Croix, bras, jambes et tête, ainsi que les cinq plaies qui lui sont alors infligées par le soldat romain. Non, l’épaississement de la texture à cinq voix ne symbolise pas forcément cela : une observation de toutes les autres fugues du Clavier bien tempéré lui aurait appris que Bach élargit extrêmement souvent la texture de ses fugues, dans les dernières mesures, en ajoutant une voix supplémentaire pour donner une sensation d’ampleur et de puissance à ses finales. Or, la fugue en sol mineur que notre autrice décrit est une fugue à quatre voix ; il se trouve par aventure que, si l’on ajoute une voix supplémentaire au final d’une fugue à quatre voix, on se retrouve à cinq voix. C’est tout, ce n’est pas une question de plaies du Christ. Enfin, Sabine Bérard conclut : « Mais si le Christ a subi le calvaire et la mort sur la croix par la faute du pêcheur, sa résurrection, le 3e jour, consacre son triomphe sur la mort, ce que veulent signifier les dessins ascendants et la lumière rayonnante de la tierce picarde de la mes. 34 ». Restons prudents : la tierce de Picardie est un phénomène on ne peut plus courant dans la conclusion des fugues (et pas que des fugues) en mineur (et pas que chez Bach) sans qu’il y ait convocation de la Résurrection. Quant aux motifs ascendants, j’ai à dire ceci : dans la musique, en règle générale, ça monte ou ça descend (quand ça ne reste pas à la même hauteur, ce qui, convenons-en, devient rapidement ennuyeux). S’il faut voir une mise au tombeau à chaque mouvement descendant et une résurrection à chaque remontée, nous n’avons pas fini de cavaler dans l’escalier d’un symbolisme plus que douteux.

Conclusion

Pour finir, un mot sur les changements apportés entre la première édition (1981) et l’édition ici recensée (2021). Bien que le nombre de pages ait doublé, on peut se questionner sur ce en quoi consiste la réactualisation d’un ouvrage précédemment paru. Il me semble que deux choses devraient principalement présider à une refonte en vue d’une réédition : l’augmentation des connaissances et leur actualisation. Un dernier exemple : comment l’autrice a-t-elle pu laisser, dans l’ouvrage de 2021, des dénominations aussi désuètes que les notions de thème masculin (« chute de la phrase sur un temps fort », p. 54) et de thème féminin (« chute de la phrase sur un temps faible ou la partie faible d’un temps ») ? Comment a-t-elle pu ignorer que ce type de vocabulaire, à saveur franchement sexiste (car il est bien connu, n’est-ce pas, que les hommes sont forts, et les femmes, faibles), n’est plus employé depuis… quelques décennies au moins ? Au temps de mon enfance, ma première éducation musicale a été assurée par des religieuses, dont on ne pouvait pas franchement dire qu’elles étaient toutes avant-gardistes (quoique certaines l’étaient en effet) : il y a quelque 30 ans, elles nous parlaient déjà avec ironie et mépris de ce vieux vocabulaire qui qualifiait comme masculin ou féminin les thèmes selon leur désinence. Comment Sabine Bérard peut-être reproduire de tels stéréotypes, en 2021 ?

Aux lecteur·rice·s désireux·euses de consolider leurs connaissances en analyse formelle de base, je recommande, s’ils lisent l’anglais, l’excellent The Complete Musician, de Steven Laitz (2015) : un fort ouvrage de 800 pages les attend, exempt de ce type de considérations et aux exemples musicaux bien choisis et analysés en profondeur. Pour aller plus loin encore, je conseillerais Analysing Classical Form de William Caplin (2013). Ces deux manuels sont d’ailleurs accompagnés d’un site Internet où il est notamment possible d’écouter en les visualisant tous les exemples musicaux. Enfin, aux lecteur·rice·s non anglophones et souhaitant acquérir un modèle théorique harmonique très cohérent et rigoureux, je proposerais la fréquentation du site Internet L’oeil qui entend, l’oreille qui voit, conçu par Luce Beaudet, professeure à l’Université de Montréal, et agrémenté des agréables bandes dessinées de Zviane qui, en ajoutant une touche de légèreté, n’enlèvent rien au sérieux de l’entreprise.

Mise à jour : 14 septembre 2022.