Corps de l’article

Figure 1

Affiche officielle de l’événement-concert.

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Diffusée sur YouTube le 18 mars 2021 et captée à l’Université du Québec à Montréal (uqam) dans la salle Jacques-Hétu quelques semaines avant sa diffusion, une production d’Histoire du soldat dirigée par Lise Cauchon-Roy[1], Thierry Champs[2] et Dina Gilbert[3] a eu lieu dans un contexte doublement exceptionnel. Réalisée en pleine pandémie de covid-19, elle a été présentée dans le cadre du colloque international Stravinski et la France, « ma seconde patrie » : Réception et héritage (1910-2010), qui s’est déroulé en ligne du 17 au 20 mars 2021 et qui visait à commémorer le 50e anniversaire du décès du compositeur Igor Stravinski (1882-1971). Organisé par l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (oicrm), la Faculté de musique de l’Université de Montréal (UdeM) et le Département de musique de l’uqam, ce colloque s’inscrivait dans le cadre des activités de l’Équipe musique en France aux xixe et xxe siècles. Discours et idéologies (émf) du Laboratoire musique, histoire et société (lmhs). La production d’Histoire du soldat se voulait un moment phare du colloque, planifié comme projet de recherche et création sur plus d’une année. En effet, alors directeur du Département de musique de l’uqam et organisateur du colloque avec François de Médicis, Danick Trottier a travaillé à mandater les responsables artistiques de la production et à déployer les moyens matériels et financiers nécessaires à sa réalisation.

Figure 2

Générique détaillé de la production.

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Tout comme à l’époque de la création de l’oeuvre en 1917-1918, cette production d’Histoire du soldat témoigne de la réalisation d’un projet artistique en des temps où le « faire ensemble » se voit repensé. En effet, Stravinski devait conjuguer avec les contraintes sociopolitiques d’un monde en fin de Première Guerre mondiale, tout en étant exilé en Suisse, et rappelons que l’oeuvre s’est ensuite butée à des contraintes liées au contexte pandémique de 1918 (grippe espagnole). Cela n’est pas sans écho avec le contexte de la production actuelle, lequel est marqué par la pandémie de covid-19, et surtout, la contingence, qui est principalement associée à l’évolution du virus ainsi qu’aux conséquences qui en résultent. À la tête de cette production, Lise Cauchon-Roy, Thierry Champs et Dina Gilbert ont accepté de revivre avec nous cette expérience en répondant à des questions organisées ici en quatre parties.

À cause des restrictions sanitaires en vigueur au moment où les entrevues ont été menées (au courant du mois de septembre 2021), les trois artistes ont été interrogé·e·s individuellement. La formule privilégiée était celle de l’entretien semi-dirigé. Lise Cauchon-Roy était la première artiste rencontrée, et ce en présentiel à la salle Jacques-Hétu. Ensuite, les entrevues de Thierry Champs, puis Dina Gilbert, se sont déroulées virtuellement sur Google Meet. Le questionnaire qui a guidé les entretiens était structuré en quatre parties, lesquelles ont inspiré la structure du présent texte, tout en assurant une cohérence dans les propos rapportés. Ainsi, la première section vise à introduire les trois artistes en fonction de sujets spécifiques en lien avec leur parcours personnel ou leur rôle particulier dans le cadre de la production même. La deuxième partie témoigne quant à elle de leur processus préparatoire, ainsi que de leur rapport à l’oeuvre stravinskienne avant la production. La troisième section plonge dans le vif de la production, tandis que la dernière partie, en guise de conclusion, aborde l’événement de manière rétrospective.

Prolégomènes

Figure 3

Lise Cauchon-Roy à la narration.

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Jessica Pilon Pinette (j. p. p.) : Comment votre parcours polyvalent vous a-t-il été utile dans cette production d’Histoire du soldat ?

Lise Cauchon-Roy (l. c.-r.) : Je suis née dans la création collective. Quand je suis arrivée au Conservatoire, nous étions en rupture avec la tradition. Je faisais partie de la première classe où nous avons décidé que, pour une de nos productions de troisième année, l’oeuvre présentée serait une création collective plutôt qu’une oeuvre connue. Donc, pour moi, le mode de l’interaction collective, c’est un mode dans lequel je suis très à l’aise. La rencontre avec Dina Gilbert dans ce contexte a été formidable : c’est une personne qui est totalement ouverte à la participation collective. Personnellement, le fait de travailler en collaboration, je trouve que c’est ce qu’il y a de plus extraordinaire.

Thierry Champs (t. c.) : Puisque je joue régulièrement dans les ensembles de la Société de musique contemporaine du Québec (smcq) et de l’Ensemble contemporain de Montréal (ecm+), je suis particulièrement impliqué dans des projets qui portent sur des compositeur·rice·s vivant·e·s. J’avoue que ce sont les projets qui m’attirent le plus. Mes expériences au sein de ces ensembles m’ont grandement aidé, parce que nous avons l’habitude de jouer des oeuvres d’une certaine complexité. Pour moi, d’un point de vue technique, Histoire du soldat c’est de la musique contemporaine, avec une instrumentation proche des ensembles New Orleans (clarinette, cornet, trombone, batterie), influencée par la musique de jazz et les orchestres populaires (cirque, cabaret, fanfare, etc.). Ce n’est donc pas une pièce « classique » en tant que telle, puisque c’est une oeuvre qui est très en avance sur son temps. Ce n’est pas non plus un concert « classique » où personne ne parle et où les musicien·ne·s sont invité·e·s, en fonction de l’acoustique, à jouer le plus proprement possible. Dans la plupart des versions que j’ai entendues, le·la trompettiste porte généralement une attention particulière pour obtenir un son classique, orchestral. Or, je ne pense pas que ce soit le style le plus juste pour Histoire du soldat, puisque c’est une pièce qui, à l’origine, était destinée à être jouée dehors. Donc, du point de vue de l’oeuvre, l’acoustique recherchée n’est pas celle d’une salle de concert où tout s’entend, mais bien une acoustique de « rue », du dehors. Quoi qu’il en soit, tout ça demande un jeu délicat. À cet effet, mes diverses expériences au sein de la smcq et de l’ecm+ m’ont certainement aidé. Aussi, j’ai fait beaucoup de musique à l’image. J’affectionne particulièrement la musique de film, non seulement parce que j’en écoute énormément, mais parce qu’on y retrouve n’importe quel style, et ce, parfois au sein d’un seul et même film. J’ai la chance de pouvoir jouer d’un instrument qui me permet de varier les styles musicaux. Pour moi, les styles sont comme une langue : si le processus de la production du son demeure identique, les paramètres de l’accentuation, de l’articulation, etc., quant à eux, changent. Et Histoire du soldat est elle-même une oeuvre qui conjugue plusieurs styles, plusieurs langages. Bref, grâce à toutes ces expériences, j’ai pu aborder l’oeuvre en toute confiance, en dépit de son caractère délicat.

Dina Gilbert (d. g.) : À Kamloops, nous avions débuté la saison 2020-2021 du Kamloops Symphony Orchestra (kso), que je dirige, avec cette oeuvre-là. Cela a certainement constitué une expérience bénéfique pour cette production-ci d’Histoire du soldat. Au cours des dernières années, j’ai été exposée à de nombreux·euses musicien·ne·s fabuleux·euses dans un répertoire très varié. Mon expérience en tant que cheffe assistante à l’Orchestre symphonique de Montréal (osm) a été très formatrice dans ma manière de rendre compte au sein de mon travail d’un grand souci du détail. Auparavant, j’avais déjà dirigé quelques oeuvres de Stravinski, telles que Petrouchka et L’Oiseau de feu et travaillé des oeuvres musicales comportant de la narration telles que L’Histoire de Babar, le petit éléphant de Francis Poulenc et Pierre et le loup de Sergueï Prokofiev.

j. p. p. : Lise, pouvez-vous nous parler de vos fonctions à la direction de la partition texte ? Comment avez-vous consolidé cela avec votre rôle de Lectrice ? Que retenez-vous de votre collaboration avec Philippe Cousineau (le Soldat) et Dominique Quesnel (le Diable) ?

l. c.-r. : Je suis très fière que cette production d’Histoire du soldat ait pu compter sur une direction narrative féminine ! Puisque j’avais carte blanche pour la direction du texte, j’avais déjà mes deux comédien·ne·s en tête pour les rôles du Soldat et du Diable : Philippe et Dominique. Je suis allée vers deux personnes que je connaissais et avec qui j’avais déjà joué en contexte de création collective. Donc, je savais déjà que, si Dominique et Philippe acceptaient, nous formerions une superbe équipe, une petite bulle très chaleureuse. Comme on était en pleine pandémie, Dominique et Philippe ont été très heureux·euse que je les sollicite, puisque beaucoup de leurs projets professionnels avaient été annulés. Il y a trois rôles dans Histoire du soldat, et la décision d’assurer deux de ces rôles par des femmes était un choix qui m’importait. Non seulement Dominique se prêtait merveilleusement au rôle du Diable, j’avais quant à moi transformé le rôle masculin du Lecteur pour celui de Lectrice.

j. p. p. : Thierry, la partie instrumentale que vous avez jouée a été composée à l’origine pour le cornet. Selon vous, pourquoi Stravinski a-t-il opté pour cet instrument plutôt que pour la trompette ?

Figure 4

Dominique Quesnel, Philippe Cousineau et Lise Cauchon-Roy disposé·e·s sur la mezzanine de la salle Jacques-Hétu.

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t. c. : L’oeuvre a été écrite à une époque où le cornet était à son apogée. Ce choix d’instrument est donc en phase avec la popularité du cornet, lequel était exploité dans l’instrumentarium de nombreuses pièces de l’époque. Sur le plan de la tessiture, il n’y a pas beaucoup de suraigus dans Histoire du soldat, ce qui se prête bien au cornet. Cet instrument est donc un peu plus intimiste que la trompette, puisque contrairement à celle-ci, qui est cylindrique, le cornet est un instrument conique, ce qui lui donnera la particularité d’avoir un son plus doux, chaleureux. Dans la partition d’Histoire du soldat, Stravinski joue énormément avec les timbres des instruments. Également, je pense qu’il a opté pour le cornet à cause de sa capacité à être plus versatile. C’est un instrument virtuose si l’on pense au style « thème et variations » et d’une sonorité plus commune à l’époque avec les cornets en si bémol et en la. Dans tous les cas, j’ai recherché avec le cornet cette aisance, ce jeu « du bout des lèvres », ce qui donne un caractère moins « in your face », lequel est plutôt typique de la trompette.

j. p. p. : En tant qu’instrumentiste, qu’est-ce qu’un tel travail sur l’instrumentarium de la famille de la trompette signifie pour vous ?

t. c. : Avant, dans la tradition du Conservatoire de Paris, les trompettistes commençaient leur formation sur le cornet à pistons, parce que c’était un instrument plus facile à jouer (moins de résistance, etc.). Or, quand j’ai commencé la mienne, il n’y avait plus de classe de cornet. Pourtant, si nous commencions notre formation directement à la trompette, nous jouions tout de même souvent des oeuvres écrites pour cornet. Alors, j’étais déçu de ne pas pouvoir jouer ces oeuvres sur l’instrument demandé, et c’est ce qui m’a motivé à obtenir un prix de perfectionnement en cornet. Cet instrument ne se joue pas du jour au lendemain. Il ne faut pas jouer du cornet comme on joue de la trompette : on perdra le côté chaleureux de cet instrument conique. Être un bon trompettiste, ce n’est pas suffisant pour être un bon cornettiste, et c’est pour ça que je me suis formé durant quelques années à la pratique du cornet. Je suis très critique quand une oeuvre qui a été pensée pour un instrument en particulier est jouée sur un autre, car cela altère le résultat sonore, le timbre. En tant que compositeur, si j’écris pour une trompette en do, c’est parce que je veux les caractéristiques d’une trompette en do, et non pas de celle en si bémol. Souvent, je remarque des trompettistes changer d’instrument pour se faciliter les choses, tel que le fait d’utiliser une trompette en mi bémol au lieu de celle prescrite en si bémol pour jouer avec plus de facilité un passage dans l’aigu. Dans mon jeu instrumental, je privilégie le respect du timbre plutôt que la facilité. C’est mon travail de m’assurer de surpasser toutes ces difficultés. Donc, si une oeuvre a été écrite pour un instrument en particulier, c’est parce qu’il y a une intention artistique derrière, comme la recherche d’une sonorité ou d’une articulation particulière.

Figure 5

Thierry Champs au cornet en do et Frédéric Lapointe aux percussions.

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j. p. p. : Comment abordez-vous le cornet dans Histoire du soldat ?

t. c. : Plusieurs versions d’Histoire du soldat se jouent sur un cornet en do. Or, je n’en avais pas : généralement, on joue sur un cornet à pistons en si bémol. Pour l’occasion, j’ai donc emprunté le cornet en do de Stéphane Beaulac, que je remercie. Ce cornet a un son spécifique, mais c’est surtout du côté des doigtés que nous ressentons la différence, plus aisés en do. En ce qui concerne la sonorité, le cornet en do est plus militaire que celui en si bémol, lequel a une sonorité plus sobre. Le cornet en do, avec son ton supplémentaire, offre alors une sonorité plus brillante. J’aurais été malheureux de faire Histoire du soldat au cornet en si bémol, mais il était certain que je ne jouerais pas cette oeuvre à la trompette.

j. p. p. : Dina, en tant que cheffe d’orchestre, vous avez un regard privilégié par rapport au texte musical et narratif d’Histoire du soldat. Pouvez-vous nous parler des rapports texte-musique dans cette oeuvre de Stravinski ?

Figure 6

Dina Gilbert dirigeant l’orchestre.

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d. g. : J’ai accordé une grande importance aux rapports texte-musique, notamment dans les sections où le texte était plus ad libitum et venait se poser sur la musique. Il y a un travail rigoureux qui a été fait pour ça. Par exemple, avec les comédien·ne·s, nous avons travaillé sur les dynamiques, l’« espacement », l’harmonisation du texte avec le discours musical, etc., de sorte que les rapports texte-musique s’imbriquent en toute concordance. Nous avons travaillé sur les enchaînements entre la musique et le texte afin qu’ils assurent une continuité narrative tout au long de l’oeuvre, et ce, sans perdre la courbe dramatique d’Histoire du soldat. J’ai été marquée par le rôle que joue chacun·e des musicien·ne·s : il·elle·s sont non seulement des solistes, mais les musicien·ne·s sont aussi des personnages ! J’ai trouvé que la disposition de la salle a favorisé cela, puisque nous étions très distancé·e·s pour des raisons sanitaires. Cela rendait davantage compte de l’aspect soliste et de l’aspect personnage de chacun des instruments. Finalement, la personne la plus effacée dans cette oeuvre-là, c’est le·la chef·fe : je n’étais que le guide de tous ces caractères et personnages !

j. p. p. : Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces « personnages musicaux » ?

d. g. : C’est qu’il m’importait de créer un métissage entre les aspects musical et théâtral. Je ne voulais pas qu’il y ait deux pans distincts, mais qu’ils se concilient l’un et l’autre. Donner un caractère à chacun des instruments a constitué un premier pas en ce sens. Tout au long du travail que nous avons fait, l’essentiel de ma volonté tendait vers cette imbrication. À mon avis, le texte théâtral et le texte musical sont tous deux essentiels : ils se nourrissent l’un et l’autre. L’une des premières questions qui me sont venues en travaillant l’oeuvre, c’est « mais pourquoi ça finit comme ça ? ». C’est à partir de cette question que j’ai appréhendé le caractère de l’oeuvre. Ainsi, la percussion est associée à la menace. Si elle n’est que peu présente au début, je trouvais surprenant que l’oeuvre termine avec la percussion. Ça voulait dire pour moi que la menace avait gagné. C’est pourquoi nous avons choisi pour la dernière mesure, contrairement à ce que dicte la partition, de la jouer avec un crescendo. En outre, la responsabilité métrique et rythmique qu’on retrouve habituellement à la percussion était ici assurée par la contrebasse ; alors, je l’ai associée au temps, à la temporalité. Le trombone constitue un caractère spirituel, voire magique ou ésotérique, comme un sage qui offre son appui. Pour ce qui est de la clarinette, je la rapportais à un caractère espiègle, enfantin et candide. Le basson représentait au contraire la maturité, la sagesse. Le caractère du cornet est quant à lui hyper confiant, c’est l’ego. Quant au violon, c’est l’âme du Soldat. Voir le dialogue entre ces différents caractères m’a vraiment aidée à construire une expressivité pour chaque moment de l’oeuvre et à rendre compte du caractère général de l’oeuvre, qui est d’être un « théâtre musical ». En fait, c’est comme si chaque instrument représentait une facette de l’humanité.

Figure 7

Plan de la disposition de la salle conçu par Dina Gilbert.

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En amont de la production

j. p. p. : Avant votre participation à ce projet, quel était votre rapport à cette oeuvre, ou plus généralement à l’univers musical de Stravinski ?

l. c.-r. : Venant du milieu du théâtre, j’ai moins de culture musicale. À propos de Stravinski, je savais qu’il était russe, qu’on était dans la modernité et dans une musique qui secouait très fortement la tradition musicale afin d’en faire éclater les codes. Mais je ne connaissais pas l’importance et la place qu’occupait Histoire du soldat dans l’histoire de la musique classique contemporaine. Il est vrai que dans le milieu théâtral, concernant ce type de travail à la fois scénique, lyrique et narratif, Pierre et le loup est beaucoup plus souvent joué. J’étais donc familière avec certaines oeuvres telles que Prélude à l’après-midi d’un faune et Pierre et le loup ; mais quant à Histoire du soldat, si j’avais déjà entendu le titre de l’oeuvre, j’avoue que je ne la connaissais pas du tout. Je partais donc de zéro.

t. c. : Ça m’a toujours fait peur de jouer cette oeuvre. Premièrement, parce que je n’avais jamais eu l’occasion de la jouer. Deuxièmement, parce que l’oeuvre mobilise sept instrumentistes, lesquel·le·s sont tou·te·s solistes. Puisque tout est faisable, je n’aime pas dire que quelque chose est difficile. Je dirais donc que ma partie contenait de nombreux passages très « délicats » où, comme on dit dans le métier, j’étais complètement « à poil », soit tout seul. C’est donc une situation très stressante. Par rapport à l’univers du compositeur, j’avais déjà expérimenté certains pans de son répertoire, notamment à la trompette, comme les traits d’orchestre délicats de Petrouchka. De plus, je suis un inconditionnel de la musique du compositeur. Par exemple, dans la musique de film, que j’affectionne particulièrement et que joue beaucoup, plusieurs compositeur·rice·s modernes, comme John Williams, ont été influencé·e·s par la musique de Stravinski. Donc, j’avais toujours eu une fascination pour Stravinski, sans avoir nécessairement joué ses pièces ou sans être allé plus loin. En bref, Histoire du soldat représentait un petit stress, mais j’étais très content de pouvoir jouer cette musique.

d. g. : Stravinski, c’est l’un de mes compositeurs favoris ! Évidemment, les premières oeuvres qui m’ont marquée, ce sont celles à grand effectif telles que Le Sacre du printemps, Petrouchka et L’Oiseau de feu. Par rapport à Histoire du soldat, quand on commence des études en direction, on l’approche assez rapidement puisque c’est une oeuvre à petit effectif de musicien·ne·s et qui comporte beaucoup de défis. Dans mon cas, ça s’est fait lors de ma maîtrise à l’Université de Montréal. Pour un·e chef·fe d’orchestre, Histoire du soldat c’est un peu l’équivalent d’un trait d’orchestre. C’est une oeuvre qui évolue beaucoup dans notre carrière de chef·fe, mais on sait qu’il y a peu de chances qu’elle arrive dans notre parcours. Donc, quand on a une occasion de la faire, on saute à pieds joints là-dessus, d’autant plus que c’est assez rare d’avoir la chance de la faire en entier. En bref, mes premiers rapports avec l’oeuvre étaient que je l’avais étudiée ici et là dans un contexte académique et lors de classes de maîtres en direction. J’en avais aussi dirigé certains extraits, par exemple, lors d’auditions pour un poste de chef·fe d’orchestre. Or, dans le contexte de cette production, j’avais un rapport plutôt étroit avec Histoire du soldat, car je venais de la faire avec le kso dans le cadre de notre saison 2020-2021, et ce, dans une tout autre mouture. J’ai constaté beaucoup de parallèles entre l’oeuvre et le contexte pandémique dans lequel avait lieu cette production, ce qui a permis à de nombreux éléments de prendre un sens très concret et qui, autrement, m’auraient peut-être échappé, tels que la théâtralité de rue ou le faible effectif d’instrumentistes. Certainement, c’est une oeuvre qui revêt une grande importance dans le répertoire d’un·e chef·fe.

j. p. p. : Qu’est-ce qui vous a motivé·e à participer à ce projet ?

l. c.-r. : Quand je me fais présenter un projet, je m’en remets d’abord à mon intuition, ensuite à ma raison. Aussitôt que Danick Trottier m’a présenté ce projet en me proposant de m’occuper de la direction de la partition texte, quelque chose a fait « oui » en moi : j’avais une intuition totalement positive quant à cette production. C’est certain que la personne qui nous présente le projet joue pour beaucoup. C’est comme un·e professeur·e pour un·e étudiant·e : s’il·elle est inspiré·e et dynamique, même si l’étudiant·e ne sait pas trop comment se déroulera le cours, il·elle embarquera pareil. C’est la même chose qui s’est produite pour moi. Je ne savais pas trop ce qu’il allait se passer, mais l’enthousiasme de Danick, la façon dont il m’a présenté le contenu de cette oeuvre-là, et ce pour quoi il avait envie que ce soit monté, tout ça m’a vraiment étonnée et impressionnée. J’ai donc décidé de me lancer, tant par intérêt que par curiosité, et surtout, dans l’optique d’y découvrir quelque chose. C’était un projet tellement différent de ceux auxquels j’ai l’habitude que l’artiste en moi s’est aussitôt exaltée : il y a tant de choses intéressantes sur le plan de la création dans Histoire du soldat !

t. c. : C’est Danick qui m’a approché en me proposant de m’occuper de la direction musicale. En bref, j’étais chargé de trouver et de faire le lien avec les musicien·ne·s, leur cachet, de trouver la salle, les partitions, etc., et de m’occuper de tout ce qui a trait à la présentation de l’oeuvre. En tant que directeur musical, c’était ma décision d’engager un·e chef·fe d’orchestre, et j’avais déjà Dina Gilbert en tête pour cela. Je la connais très bien et c’est quelqu’un qui aime s’impliquer dans de « beaux projets ». D’ailleurs, elle connaissait très bien l’oeuvre puisqu’elle l’avait montée quelques mois auparavant à Kamloops. À mon avis, dans le cadre de cette production, avoir un·e chef·fe d’orchestre, c’était un impératif. Premièrement, parce que je n’avais pas envie, en tant que directeur musical, de prendre la responsabilité de diriger l’ensemble – justement parce que la partie de cornet est très exigeante en elle-même. Deuxièmement, puisque ce n’est pas une pièce facile à diriger ou à jouer sans chef·fe. Troisièmement, car il fallait enregistrer la prestation, c’est-à-dire que notre performance ne serait pas éphémère, et que cette production était donc destinée à être conservée et réécoutée. Comme il y avait des restrictions budgétaires, j’ai dû convaincre Danick que c’était la bonne décision à prendre. Étant un aficionado du caractère original, de l’authenticité d’une oeuvre, je voulais respecter le fait que, fondamentalement, la pièce a été écrite pour chef·fe et musicien·ne·s. Finalement, on a réussi à avoir Dina comme cheffe et c’est une chance, car il s’agissait d’une grosse production considérant la situation pandémique. J’ai alors pu dormir sur mes deux oreilles sachant que Dina s’occuperait de la direction artistique.

d. g. : J’étais très emballée par ce projet : j’ai sauté dedans à pieds joints dès qu’on m’a approchée ! Non seulement j’étais déjà conquise par la qualité de l’équipe, mais l’idée de pouvoir refaire l’oeuvre avec une tout autre production, une autre salle, une autre esthétique, etc., m’intéressait beaucoup, d’autant plus que je trouvais que cela cadrait merveilleusement bien dans le contexte du colloque sur Stravinski. Je comparerais cette expérience à celle d’un·e concertiste qui a la chance de jouer son concerto avec plusieurs orchestres différents au cours d’un certain laps de temps, car, généralement, à titre de chef·fe, je n’ai que rarement la chance de pouvoir rejouer une même oeuvre sans que plusieurs années séparent ces deux productions.

j. p. p. : En fonction du rôle que vous aviez à mener dans cette production, quelles étaient les grandes étapes que vous aviez à franchir ?

l. c.-r. : Tout d’abord, j’ai fait un travail de dramaturgie, c’est-à-dire que je suis entrée dans le sens du texte pour voir quels éléments s’avèreraient moins pertinents au regard du xxie siècle. Le texte trouvé sur Internet comportait des différences avec celui narré par Cocteau. J’ai donc emprunté à Cocteau certains éléments que je trouvais magnifiques et je les ai ajoutés à mon texte. Je dirais même que la grande contrainte, c’était le texte en lui-même, lequel a été écrit en 1917-1918 par Charles Ferdinand Ramuz. Bref, j’ai fait une version que j’ai présentée à Dina, qui l’a acceptée. Collaborer avec Dina a été extraordinaire et nous nous sommes rapidement entendues sur le fait qu’il fallait faire des coupures dans le texte pour préserver une écoute fluide et ne pas perdre le sens de l’histoire. Le rôle du Diable est habituellement joué par un homme, mais je voulais, comme je l’ai déjà mentionné, que ce rôle soit interprété par une femme, d’autant plus que la voix magnifique de Dominique Quesnel se prêtait formidablement bien à ce rôle. Quant au rôle du Soldat, le fait que Philippe Cousineau ne soit pas un jeune homme, je trouvais ça très beau. Même si la Grande Guerre a été une guerre de « massacre de la jeunesse », avoir une voix mûre pour le Soldat suggérait l’idée que ce personnage avait une « vieille âme », que c’était un homme d’expérience. Ensuite, nous avons fait des lectures pour apprivoiser notre « partition » et nous avons répété avec Dina afin qu’elle nous dirige en fonction des moments où le texte devait être en rythme avec la musique.

Figure 8

Dominique Quesnel dans le rôle du Diable et Philippe Cousineau dans celui du Soldat.

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t. c. : Premièrement, il me fallait trouver les musicien·ne·s, ce qui n’a pas été très difficile, car jouant dans la plupart des orchestres du Québec, j’avais déjà quelques personnes en tête. Pour cette production, je voulais des musicien·ne·s qui avaient de l’expérience avec Histoire du soldat, ce qui était pour moi un plus afin d’amener ce projet au top. Donc, j’ai appelé des musicien·ne·s avec qui j’avais déjà joué, notamment à l’ecm+ et dans mon ensemble Magnitude6. Ensuite, il me fallait trouver les partitions autorisées et éditées par Chester Music. Ici, c’est Dina qui m’a aidé, puisqu’ayant joué l’oeuvre récemment, elle les avait déjà.

d. g. : Tout au long du projet, j’étais en étroite collaboration avec tout le monde, et plus particulièrement avec Thierry et Lise. Ensemble, nous arrivions à prendre les meilleures décisions possible, par exemple, quant au nombre de répétitions, à la synchronisation entre le texte narratif et celui musical, etc. J’ai fait plusieurs répétitions préalables de type « sectionnelles » avec les comédien·ne·s. En bref, il fallait convenir d’un horaire, adapter le texte, disposer les musicien·ne·s et les comédien·ne·s dans l’espace scénique en fonction des caméras et de l’acoustique, et finalement, réaliser une mouture complète, tant du texte narratif que de celui musical, afin de pouvoir la soumettre à l’équipe chargée de la captation. C’est certain que c’est le genre d’oeuvre où il aurait pu y avoir plusieurs chef·fe·s simultanément. Je pense que le rôle du·de la chef·fe d’orchestre s’inscrit ici en partie dans la direction de la production, car cette personne doit arriver à coordonner de manière naturelle les différentes sphères (musicale et théâtrale) de l’oeuvre. Bien entendu, la plus grande proportion de mon travail a été en amont des répétitions. Pour ma part, j’aime étudier une oeuvre de façon active en annotant ma partition de chef et en y ajoutant plusieurs codes et signes qui représentent diverses informations importantes de la partition. Puisqu’il y avait aussi un travail supplémentaire avec la narration, ma partition, à certains endroits, avait l’air malgré moi d’un scrapbooking ! (Rires.)

j. p. p. : Quelles ont été vos principales contraintes dans la réalisation de ce projet ?

l. c.-r. : Selon moi, la grande concession a été de passer d’un concert en présentiel (en vue duquel nous nous étions préparé·e·s) à une représentation préenregistrée. Dans cette optique, l’une de mes déceptions, c’est par rapport à l’enregistrement, soit au début de l’oeuvre. En fonction de l’acoustique de la salle, j’avais effectué un travail très musical sur le texte et sur sa dynamique. À l’inverse de la plupart des productions, j’ai voulu, dans le cadre de ce projet, une narration qui soit généralement en arrière-plan, afin de laisser plus d’espace aux voix du Soldat et du Diable. Nous avions fait des tests de son avant l’enregistrement et tout semblait beau. Mais à la diffusion, il m’a semblé qu’on ne m’entendait pas suffisamment. Durant les dix premières minutes de l’oeuvre, le son de la narration m’a paru déséquilibré par rapport à celui très puissant de l’orchestre. Le rapport voix-musique demande un traitement délicat, il nous aurait fallu plus de temps pour trouver un meilleur équilibre sonore. Quoi qu’il en soit, c’est une intention artistique qu’on n’a pas eu le temps de mener à sa meilleure expression…

Figures 9a-c

Scrapbooking dans la partition de Dina Gilbert.

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t. c. : Concernant les musicien·ne·s, il m’a fallu changer deux personnes. La bassoniste que j’avais en tête n’a finalement pas pu se joindre au projet et j’avais aussi approché un violoniste qui avait déjà joué l’oeuvre avec l’Orchestre symphonique de Laval (osl), mais il n’était pas disponible. Or, pour le perfectionniste que je suis, tout cela a été un petit stress, car, puisque je voulais que tout soit parfait, le fait de jouer une telle oeuvre avec des musicien·ne·s qu’on ne connait pas aurait pu constituer une difficulté supplémentaire. Heureusement, cela s’est soldé en deux fabuleuses rencontres. De plus, on a eu un problème avec la salle que nous convoitions au départ, celle de la Chapelle historique du Bon-Pasteur, que nous n’avons finalement pas pu avoir à cause d’un dégât d’eau. Donc, nous avons fait la captation à la salle Jacques-Hétu de l’uqam. L’enregistrement, ç’a été beaucoup de travail en amont. Mais par rapport à l’oeuvre elle-même, puisque nous voulions être le plus fidèles possible à la version originale, nous n’avons pas eu vraiment de concession ou d’adaptation à faire. Personnellement, j’aurais aimé une mise en scène, mais cela n’était pas très réaliste en fonction du budget dont nous disposions. Il n’y a donc pas vraiment eu d’acteur·rice·s, c’étaient plutôt des récitant·e·s. Mais si c’était à refaire, j’aurais aimé avoir encore plus de contexte, une mise en scène, une scène plus grande, etc. Donc, cela a été une contrainte dans le sens que nous n’avons pas pu rendre hommage à la version originale sur cet aspect-là.

d. g. : Par rapport à l’oeuvre elle-même, je dirais qu’il y a du défi pour chacun des instrumentistes, et moi-même, j’avais mes quelques petites bêtes noires. Plus généralement, en tant que chef·fe d’orchestre, le port du masque lors des répétitions a été une contrainte, car je ne peux plus appuyer ma direction avec une part d’expression faciale. Dans la dernière année, j’ai vraiment l’impression que mes yeux et mes sourcils ont gagné en expressivité ! (Rires.) J’ai aussi rencontré Lise pour l’adaptation du texte. Par exemple, puisque nous n’avions pas de mise en scène, certains extraits perdaient leur sens, et il était mieux de les couper plutôt que de les conserver. Certaines de ces coupures peuvent être considérées comme des concessions. Nous avons eu une problématique de salle, mais c’était le genre d’imprévus auxquels nous nous étions « préparé·e·s » étant donné le contexte sanitaire et le risque de (re)confinement. Nous avons donc été très réactif·ive·s à chaque imprévu ; mais à part la salle, il n’y en a pas vraiment eu.

Dans le vif de la production

j. p. p. : Est-ce que la formule adoptée pour le concert vous a demandé une préparation particulière ? Plus globalement, quels outils avez-vous utilisés dans votre préparation ?

l. c.-r. : Quand Danick m’a approchée, j’ai été tout de suite intéressée à participer à ce projet. J’ai ouvert YouTube et j’ai écouté une version narrée par Cocteau. En même temps, j’avais le texte. Donc j’ai travaillé avec deux plateformes. J’ai laissé libre choix à Philippe et à Dominique de se préparer selon le mode qu’il·elle voulait. Nous avions deux répétitions de prévues avec Dina et deux répétitions avec les musicien·ne·s. Au moment où Danick m’a présenté le projet, il était entendu que la prestation aurait lieu en présentiel. Pour moi, c’était une pression supplémentaire. En tant que comédienne, ça m’inquiète moins, mais la pression est venue quand j’ai compris que mon rôle de Lectrice me demanderait de me ranger à plusieurs moments du côté des musicien·ne·s. La narration du texte est construite comme une partition musicale, de sorte qu’à de nombreux endroits, mes répliques devaient arriver « pile-poil » avec les musicien·ne·s. Si j’ai 40 ans d’expérience sur la scène théâtrale, c’était la première fois que j’avais un rôle qui comportait une telle dimension de « musicien·ne d’orchestre ». Cette exigence de synchronisme, ainsi que la perspective d’un concert en direct où règne l’impératif de ne pas se tromper, ont été à la source de cette pression supplémentaire. C’est qu’au théâtre, si on glisse sur une réplique, on peut poursuivre sans qu’on perde le sens, mais avec la musique, on ne peut pas « glisser » du do au si : c’est soit un do, soit un si. Donc, les perspectives qu’il ne fallait pas « fausser » ou entrer à la mauvaise mesure m’insécurisaient beaucoup plus que si j’avais eu à n’interpréter que le texte ; et c’est là que j’ai vu à quel point le métier de musicien·ne est difficile, car la moindre erreur est flagrante à l’audition. On entend aussi les erreurs chez les comédien·ne·s, mais la gravité, la conséquence d’une telle erreur est nettement moindre dans un contexte théâtral. Bref, quelques soirs avant la représentation, on a su qu’on ne pouvait pas la faire en présentiel, à cause du nouveau confinement, et que la prestation serait diffusée à la suite d’une captation vidéo. Quel soulagement ce fut pour moi ! Avec cette nouvelle formule, j’étais rassurée, car si jamais il y avait une erreur, il serait éventuellement possible de refaire le passage et de corriger le tout lors du montage. Étant donné la configuration de la salle Jacques-Hétu, j’étais sur la mezzanine avec Philippe et Dominique et nous pouvions avoir une vision globale des musicien·ne·s. À quelques secondes du début de l’enregistrement, j’ai vu toutes leurs épaules se relever et j’ai compris que nous, les comédien·ne·s, n’étions pas les seul·e·s à être tendu·e·s : les musicien·ne·s aussi ont de la pression ! Bref, cette aventure-là, en plus de me faire connaître un nouveau pan du répertoire musical, m’a fait voir de près le travail des musicien·ne·s, et m’a permis de découvrir certaines subtilités de leur(s) instrument(s), comme le basson, qui est un instrument que je connaissais moins.

Figure 10

Gilles Plante à la clarinette et Alex Eastley au basson.

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t. c. : J’ai écouté beaucoup de vidéos et de versions différentes, tant sur cd que sur Internet. Pour moi, la version avec Cocteau et Maurice André, c’était une référence. Je dois avouer que la qualité du jeu d’André lors de passages délicats m’a ajouté une pression supplémentaire. Autrement, je n’ai pas été particulièrement emporté par une version particulière : généralement, je trouvais que les tempos étaient soit trop rapides, soit trop lents. En bref, j’ai fait un amalgame de toutes ces versions à partir desquelles j’ai créé la mienne. Quand je pratiquais, j’avais toujours la version de Maurice André dans la tête. J’ai travaillé aussi avec l’aide de supports technologiques, soit en enregistrant mes pratiques. D’ailleurs, en lien avec mon récent projet de vidéos pédagogiques que j’ai amorcé à l’hiver 2021, j’ai publié certains extraits sur ma chaîne YouTube. J’ai aussi travaillé avec la partition d’orchestre pour avoir une idée bien précise des différentes interventions des récitant·e·s et des musicien·ne·s en lien avec ma partie de cornet, le tout, afin de bien dialoguer avec eux et elles. J’ai lu des articles, bien entendu. En tant qu’interprète, c’est important de pouvoir se mettre dans la vision du compositeur et de comprendre le contexte de la création d’une oeuvre.

d. g. : J’ai trouvé très intéressant de pouvoir visionner quelques documentaires sur Stravinski sur YouTube. Certainement, nous avons tou·te·s utilisé de nombreuses ressources, même si chacune d’elles n’était pas nécessairement parfaite en soi. À titre d’exemple, pour faciliter la préparation personnelle des comédiens·ne·s, un enregistrement de référence leur a été envoyé et nous avons par la suite enregistré certaines séances de travail avec nos téléphones. Lors de ces sectionnelles, recourir au corps afin de taper la pulsation de la musique en narrant le texte a été utile pour mémoriser le rythme exact exigé par la partition. De façon générale, quand j’aborde une oeuvre, j’aime bien commencer mon travail en m’inspirant de plein de choses comme différents enregistrements, des articles, etc., mais une fois que j’ai fait le tour, je mets tout ça de côté afin de créer ma propre version. Je préfère avoir une approche créative plutôt qu’imitative, même si j’avais retenu pour ma version quelques idées qui m’ont happée ici et là. Il y a une grande différence concernant ma préparation musicale en tant que chef·fe par rapport à celle d’un·e instrumentiste : puisque je n’ai pas mon instrument entre les mains, mais seulement la partition, je n’ai concrètement accès à la dimension sonore qu’à la première répétition. D’ici là, tout ce que je peux faire, c’est regarder la partition et imaginer au mieux chaque élément. Ma matière première, c’est à la fois les musicien·ne·s de l’orchestre et l’acoustique de la salle dans laquelle nous serons. Comme l’instrumentiste dont le jeu sera influencé par celui des autres musicien·ne·s de l’orchestre, ma direction et l’expression de ma conception de l’oeuvre navigueront en fonction du jeu des musicien·ne·s de l’ensemble que je dirigerai.

j. p. p. : Oeuvre lue, dansée et jouée, Histoire du soldat est parfois qualifiée de « théâtre musical ». Qu’est-ce que cet aspect interdisciplinaire impliquait pour vous dans la réalisation de ce projet ?

l. c.-r. : J’ai choisi de ne pas aller dans les aspects scénographique et théâtral, question de moyens et question aussi, pour moi, de focus : quel était le but du colloque ? Selon moi, il s’agissait de témoigner de l’héritage musical de Stravinski. Comme on était dans un colloque, ce qui était important à mes yeux, c’était le compositeur. J’ai donc dit à Dina : « C’est la musique qui importe, c’est Stravinski qui doit être à l’avant-plan ici, je ne veux pas de costumes, pas de danseur·euse·s et pas de décors : la production théâtrale sera minimaliste afin de laisser une large place à la musique. » D’où la manière dont nous étions placé·e·s dans la salle. Je ne voulais pas que les comédien·ne·s soient perdu·e·s dans une grande salle. Si la présentation avait eu lieu en présentiel, nous aurions pris place à l’un des deux bouts de l’arc des musicien·ne·s de l’orchestre. Je trouvais important que les comédien·ne·s soient près de l’orchestre, d’où notre disposition finale. D’ailleurs, j’ai vraiment aimé la possibilité de configuration donnée par la petite mezzanine de la salle Jacques-Hétu. Je nous considérais comme des membres, des musicien·ne·s de l’orchestre et non pas comme des récitant·te·s isolé·e·s. Évidemment, puisqu’il s’agissait d’un projet de recherche et création, il y avait des restrictions budgétaires. C’est l’autre facteur qui a motivé mon choix d’une production plus minimaliste, puisqu’il aurait été difficile d’aller vraiment au bout d’un tel projet artistique avec le budget alloué. En fonction de tout cela, c’était la formule qui, selon moi, convenait le mieux à cette production. Les trois comédien·ne·s, nous avons été très impressionné·e·s par le travail des musicien·ne·s. Quelle belle rencontre avec la musique ! C’était tellement riche tout à coup en tant qu’artiste que de pouvoir entrer sur un autre territoire où je suis avec des artistes d’une discipline complètement différente de la mienne, sans pour autant trahir nos disciplines respectives. C’est rare des oeuvres qui entremêlent musique et théâtre de cette manière. Habituellement, on voit plutôt danse et théâtre. C’était impressionnant de voir Dina et les musicien·ne·s travailler ensemble. La rigueur et le dévouement de Dina envers sa propre vision de l’oeuvre m’ont fascinée. J’ai été épatée par sa manière d’amener chaque instrumentiste à réaliser cette vision et à constituer un son collectif tout en intégrant les comédien·ne·s : c’était formidable !

Figure 11

Communication visuelle et auditive. Pierre-Alexandre Maranda à la contrebasse et Hubert Brizard au violon.

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t. c. : À mon avis, Histoire du soldat, ce n’est pas un concert, mais un théâtre. J’aurais donc aimé que l’accent soit davantage mis sur le côté théâtral. Autrement, j’ai particulièrement aimé le pas de deux. Dès l’âge de 11 ans, je jouais dans des harmonies, mais aussi des bandas dans le sud-ouest de la France. Quand nous allions dans des corridas, nous jouions souvent des paso doble. Alors, ici, c’étaient donc les côtés plus espagnol et latin qui pouvaient resurgir en moi. Et c’était facile pour moi, puisque j’avais des années d’expérience dans ce type de jeu instrumental. Selon moi, la dimension musicale de l’oeuvre s’apparente à celle du cirque : je sentais que j’avais un rôle à jouer qui était bien plus que celui d’un·e musicien·ne d’orchestre. Un peu comme dans les oeuvres de musique de film, chaque instrumentiste est un personnage dans Histoire du soldat, et c’est pourquoi il m’importait de la jouer avec une certaine désinvolture. C’est une oeuvre qui est très vivante !

j. p. p. : De quelle manière avez-vous considéré l’axe rythmique, le plan narratif, la dimension théâtrale ainsi que l’aspect mélodico-harmonique dans votre performance ?

t. c. : C’est sûr que c’est très rythmique comme pièce. Il y a beaucoup de changements dans les chiffres indicateurs et énormément de syncopes. Tout l’axe rythmique est déstabilisant. En fait, toute l’oeuvre est déstabilisante. Pour l’époque, avoir écrit ça, c’est fabuleux : Stravinski était un génie. Quand j’ai regardé la partition, je me suis dit : « Mais qu’est-ce que c’est compliqué, mais pourquoi faire compliqué comme ça ? » En effet, dans les ensembles de musique contemporaine dans lesquels je joue, souvent on rigole entre musicien·ne·s en disant : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » Dans le cas d’Histoire du soldat, je ne dirais pas que c’est compliqué, mais que « c’est compliqué, mais c’est jouable » ! (Rires.) Bref, dans ce cas-là, avec les tempos indiqués, il faut oublier le métronome, sinon c’est risqué de décaler et d’être désynchronisé du reste de l’ensemble. Autant que faire se peut, j’ai essayé de considérer l’oeuvre d’une façon non pas mesurée, rigide et cadrée, où je compte, etc., mais avec plus de « souplesse ». Il fallait que je ressente le rythme, que je ressente la mélodie, afin que quand je joue, le « jouer ensemble » ne s’effectue pas par le comptage, mais qu’il soit plutôt ressenti, qu’il se fasse tout seul. C’est la raison pour laquelle ça prenait une très, très grande confiance entre les musicien·ne·s, parce qu’il fallait de surcroît que notre jeu reste fidèle à la partition. Là, les musicien·ne·s ne tapaient pas du pied : il fallait oublier tout le côté rythmique, et essayer de jouer en étant guidé·e·s plutôt par le côté mélodique, qui lui aussi demandait une certaine mise en place. Ç’a été ça le petit défi en fait.

d. g. : Concernant la métrique et le rythme, il y a quelque chose de spécial dans la musique de Stravinski. Si, pour l’auditeur, tout semble plutôt stable et fluide, du côté de la partition, en revanche, les éléments changent sans cesse, comme les chiffres indicateurs qui modulent à coups de quelques mesures seulement. De plus, le texte des comédien·ne·s comporte à plusieurs endroits une dimension rythmique qui doit se joindre à la musique. Et souvent, il·elle·s trouvaient que ce n’était pas naturel de prononcer le texte avec le rythme exigé. L’écriture étant peu conventionnelle, le fait d’avoir cerné l’oeuvre dans son contexte a permis aux comédien·ne·s et musicien·ne·s de saisir avec un plus grand naturel tous ces aspects, notamment au regard à l’époque particulière où l’oeuvre a été composée. Et à mon avis, cette époque, on la ressent encore aujourd’hui. Côté mélodico-harmonique, les lignes sont très claires, et il y a un souci du détail et des articulations très évident chez Stravinski. Lors des répétitions, nous avons accordé une importance particulière à ce que chacun de ces détails (articulations, longueurs de notes, nuances, etc.) soit entendu et distingué. Pour moi, c’était très important. Je voulais mettre en valeur les dissonances et conserver l’esthétique sonore « de rue ».

j. p. p. : Puisque la production devait initialement être présentée en présentiel, comment avez-vous vécu l’enregistrement du concert en vue d’une diffusion numérique dans la « rue virtuelle » ?

l. c.-r. : Quand on enregistre, quand on fait des captations, soit on a des moyens, soit on n’en a pas. Quand on n’en a pas, on rage un peu, car on ne peut pas aller aussi loin qu’on le voudrait. Ça coûte cher, très cher : le temps des répétitions, celui du montage, celui des technicien·ne·s, etc. Donc il faut y penser à deux fois et il faut être certain·e de notre projet, c’est-à-dire qu’il faut savoir ce que l’on veut faire et se demander : quelle est la priorité ? Ici, même si le concert était diffusé numériquement, le but n’était pas du tout de faire la démonstration de prouesses techniques, mais bien de célébrer cette oeuvre de Stravinski et de mettre de l’avant le contenu musical.

t. c. : L’enregistrement en tant que tel s’est très bien passé et on avait des personnes d’expérience à la caméra. Mais… tu sais, on en veut toujours plus ! On se dit que si on avait eu plus de temps, on aurait fait quelque chose d’encore mieux. Par exemple, concernant la prise de son, l’équilibre des sons, je trouvais que le trombone était trop fort. Mais le micro était juste à côté. Alors ça n’aide pas. L’idéal aurait été d’avoir chacun·e un micro, mais bon, on n’a pas eu ça. Également, la salle a fait qu’on n’avait pas beaucoup de « recul ». Par exemple, visuellement, j’aurais voulu qu’il y ait plus de grands angles, c’est-à-dire des plans plus larges où l’on voit tout le monde. Là, c’étaient plus des plans rapprochés, etc. C’est que la configuration de la salle ne le permettait pas vraiment. Les caméras étaient déjà au fond. C’était un peu ma déception, car j’aurais voulu qu’il y ait plus de liberté vis-à-vis de tout ça. Quand on voit sur Internet les captations dans les salles de concert, c’est large et on respire. Mais là c’était très intime. Heureusement que musicalement c’était super, parce que plus que c’est intime, plus le jeu instrumental doit être précis. Aussi, j’avais l’impression que, parfois, du côté de la voix, ce n’était pas toujours assez présent ou qu’on l’entendait moins. Alors, il y a matière à améliorer peut-être ces aspects-là, mais ce n’est pas la faute de la réalisation ou quoi que ce soit.

Figure 12

Thierry Champs, Frédéric Lapointe et Simon Jolicoeur-Côté au trombone.

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d. g. : Pour les musicien·ne·s, quand on a une captation, nécessairement, nous sommes beaucoup plus anxieux·euses par rapport au résultat : l’enregistrement, ça nous met dans un autre mode de performance. Il y a quelque chose de particulier avec un concert en présentiel. C’est que tout le monde est en train de le vivre en même temps, dans le même espace, et qu’on est tou·te·s en train de connecter. Les musicien·ne·s vivent différemment les petites imperfections dans ces deux contextes de performance. Et lors d’une captation, il y a beaucoup plus de paramètres qui nous échappent que lors d’une performance en présentiel, puisque l’enregistrement fait intervenir tout un réseau de technicien·ne·s qui ont à performer également, eux·elles techniquement, nous, musicalement, et tou·te·s ensemble, il faut s’harmoniser. De plus, la théâtralité, dans un tel contexte, est vraiment laissée entre les mains de l’équipe de captation. Pour les comédien.ne.s, c’était certainement un défi, puisqu’il·elle·s devaient s’en remettre à cette équipe pour orienter leur jeu : à qui s’adresser et où regarder quand il n’y a pas de public ? Notre vision artistique du projet s’est donc articulée en partie avec celle des technicien·ne·s. Bref, cette anxiété supplémentaire est sans doute causée par une certaine appréhension liée au fait que nous n’avons pas tout en notre contrôle, mais aussi parce que nous perdons cette précieuse « connexion » avec le public. Encore, cette connexion est, à mon avis, d’autant plus importante lorsqu’on est en contexte de création : tout prend sens quand le public est là pour l’absorber une première fois. Après notre prestation pour la captation, même si nous étions généralement satisfait·e·s, il restait comme un vide, parce qu’il n’y avait pas de public pour nous donner un écho sur ce qu’on venait de jouer.

Conclusion

Nous avons interrogé les trois artistes à la tête de cette production sur les retombées de celle-ci et les événements qui en ont découlé. Dans une perspective plus globale, Lise Cauchon-Roy, Thierry Champs et Dina Gilbert n’avaient que de bons mots concernant la causerie virtuelle qui a suivi la diffusion d’Histoire du soldat. Des trois protagonistes, Lise Cauchon-Roy était sans doute la plus familière avec ce genre d’événements, lesquels sont plutôt communs dans le milieu du théâtre. Toutefois, elle a manifesté un intérêt inépuisable pour de telles rencontres avec le public, car ce qui importe pour elle lors de ces moments, c’est d’« écouter les gens » : « C’est tellement enrichissant et c’est toujours fabuleux de voir comment les gens reçoivent les choses. » Or, si de telles causeries demeurent marginales dans la tradition musicale, Thierry Champs et Dina Gilbert démontraient néanmoins une exaltation comparable à celle de Lise. En effet, Thierry Champs nous a révélé qu’il « trippe » quand il a l’occasion d’avoir un rapport avec le public, car « le fait de pouvoir discuter, tant avec les artistes qu’avec le public, d’un projet auquel j’ai participé, ça casse le côté “fonctionnaire” du métier de musicien ». Dina Gilbert a, quant à elle, « adoré l’événement », avec une appréciation toute particulière pour la formule de type « discussion », laquelle structurait la causerie. En outre, elle confie que de tels moments deviennent particulièrement importants en contexte de pandémie, permettant d’une certaine manière de reproduire la situation chaleureuse des traditionnelles conversations post-concert dans le hall de la salle. En somme, les trois artistes ont autant apprécié de pouvoir offrir au public un tel accès à leur vision respective de l’oeuvre, ainsi qu’aux « coulisses » de la production.

En outre, il ressort des trois interventions une notion de première importance en contexte pandémique : la proximité. Si cette notion est évidente au regard de la causerie virtuelle, Dina Gilbert ajoute à ce propos la captation vidéo comme un vecteur de proximité entre les artistes et le public, puisque la captation permet au public, par exemple, de voir des manipulations « extramusicales », qu’il ne pourrait pas voir autrement. Elle précise : « C’est une manière pour le public de se rapprocher de notre environnement de travail et d’avoir un meilleur “accès” aux interprètes sur scène. Pandémie ou pas, je suis convaincue que certaines de ces initiatives [causeries, captations, capsules, etc.] vont perdurer ! » Pour Lise Cauchon-Roy, l’idée de proximité se retrouvait entre autres dans le caractère « minimaliste » de la production : « Je pense que les gens ont apprécié le dépouillement et la simplicité de la présentation. À mon avis, cela offrait une plus grande proximité avec l’histoire. » À cet effet, Thierry Champs abonde dans le sens de Lise Cauchon-Roy, mais sous un angle sociologique : « Je pense que notre production pourrait devenir une référence et qu’elle pourrait encourager plus de jeunes de la relève à jouer Histoire du soldat, soit en s’inspirant de la structure épurée de notre production, laquelle se prête bien aux budgets plus restreints. »

Figure 13

Dina Gilbert affichant un fier sourire après qu’aient résonné les derniers sons de la prestation.

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Finalement, cette notion de proximité est non seulement à mettre en lien avec la dimension du public, mais aussi avec celle de l’oeuvre, de l’univers musical de Stravinski, et même avec la nature collaborative de la production, sur le plan des interactions entre les artistes. À ce sujet, Lise Cauchon-Roy est éloquente : « Ce qui m’a le plus impressionnée, c’est ce que Danick Trottier et Dina Gilbert m’ont raconté à propos de la naissance d’Histoire du soldat. » Pouvoir replacer l’oeuvre dans son contexte (la fin de la Première Guerre mondiale, les influences de la musique jazz, etc.) a été déterminant pour elle : « À partir [de ce] moment, j’ai été hallucinée : je ne pourrai plus jamais entendre l’oeuvre de la même façon. Pour moi, avant ça, ce n’était qu’un vieux texte pas très intéressant. » Lise Cauchon-Roy conclut alors son entretien sur ces mots : « Ce que je retiens de tout ça, ce sont toutes ces rencontres qui m’ont touchée, happée, marquée. » Les derniers mots de Thierry Champs visent également à souligner cette collaboration : « C’était une très belle équipe, et si c’était à recommencer, je garderais tout le monde. » Or, tout juste avant de conclure son entretien, il ne manque pas au passage de nous confier l’évolution de son rapport avec l’oeuvre et le compositeur : « Ça m’a rapproché de l’univers musical d’Igor Stravinski et ça m’a donné envie d’en jouer plus : ça a cassé le mythe que c’est “difficile”. » Quant à Dina Gilbert, elle a vu son amour pour Histoire du soldat redoublé à la suite de cette production. Elle conclut notamment l’entretien sur une note plus philosophique entre l’expérience vécue et celle à venir : « C’est cet aspect à la fois intemporel et grandissant qui me fascine avec les oeuvres : chaque expérience enrichit la suivante. »

Ainsi, à tous les niveaux, cette production d’Histoire du soldat témoigne d’un franc travail de collaboration, mais aussi d’une grande recherche de proximité, tant à l’interne de la production qu’à l’externe. Bref, elle rend compte de la connexion humaine requise pour un tel « faire ensemble », notamment dans le contexte charnière d’une pandémie pendant laquelle il était certes possible de se connecter virtuellement, mais où les contacts humains se faisaient rares.