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Bartabas[1] porte un intérêt tout particulier à la musique de Stravinski. Pour son septième spectacle, intitulé Triptyk (2000-2002), le fondateur du Théâtre équestre et musical Zingaro a mis en piste Le Sacre du printemps (1913) et la Symphonie de psaumes (1930). Ces oeuvres encadraient le Dialogue de l’ombre double[2] (1985) de Pierre Boulez, qui fut également le chef d’orchestre de quelques représentations[3]. Pour danser le Sacre aux côtés des chevaux et cavaliers, Bartabas a fait appel à sept hommes indiens du Kerala[4] pratiquant le kalaripayattu, un art de combat ancestral du sud de l’Inde inspiré par des postures animales. En 2018, une nouvelle version du spectacle, renommée Le Sacre de Stravinsky, a été créée par l’Académie équestre de Versailles à La Seine musicale[5].

Les oeuvres de Stravinski ont fait l’objet de très nombreuses chorégraphies depuis leurs créations – près de 200 rien que pour Le Sacre du Printemps[6] – et la musique du compositeur est également utilisée pour le cinéma, en particulier américain[7]. Si le théâtre a aussi employé des oeuvres de Stravinski[8], leur utilisation pour le théâtre équestre se fait pour la première fois avec la mise en piste de Bartabas. Comment celle-ci entre-t-elle en résonance avec certains aspects de la musique de Stravinski ? Quelles sont les convergences symboliques entre les oeuvres du compositeur et le spectacle de Bartabas ?

L’objectif de cet article, conçu comme une étude de cas, est de détailler à l’aide de plusieurs exemples audiovisuels comment Bartabas a « transposé » la musique de Stravinski dans le contexte singulier du théâtre équestre. Nous verrons dans un premier temps comment la mise en piste est précisément reliée à l’orchestration et à des procédés d’écriture musicale. Puis, nous évoquerons la convergence des symboliques en abordant notamment l’omniprésence de la « circularité ».

Un contrepoint équestre

Pour parler de son travail, Bartabas emploie très souvent des métaphores musicales[9] et compare même le cheval à un violon[10]. Les choix musicaux sont cruciaux dans la construction de ses spectacles qu’il conçoit « comme des partitions, tout le temps » (Laporte 2015). Triptyk a marqué une étape significative : il s’agissait du premier spectacle après la disparition de son cheval fétiche, Zingaro, et c’est la première fois qu’une musique écrite a été utilisée[11]. Les chevaux et les artistes ont dû suivre très précisément les musiques de Stravinski. Habituellement, Bartabas employait des musiques de tradition orale[12] et les musiciens sur scène pouvaient s’adapter aux imprévus qui pouvaient se passer sur la piste[13]. Il a déclaré « ne pas avoir une approche savante de la musique », privilégiant « une approche intuitive et sentimentale » (ibid.), et s’est approprié les partitions de Stravinski, offrant ainsi une lecture personnelle :

J’analyse comment est construite la musique. Par exemple, je me suis aperçu que la Symphonie des psaumes [sic] n’était pas structurée comme une symphonie, qu’elle était d’un bloc[14], que le choeur et l’orchestre y sont à égalité. Ça m’a amené à constater qu’il ne pouvait y avoir de solo[15].

Cité dans Spira 2000

Sa mise en piste révèle une grande attention portée à l’orchestration, aux carrures et à différents procédés d’écriture.

L’orchestration chorégraphique

Au début du Sacre, les danseurs font leur apparition de manière successive, tout comme les instruments. C’est un solo de basson qui ouvre l’oeuvre tandis qu’un danseur solo débute la chorégraphie. Au début de l’introduction, il y a rarement plus de sept voix jouées simultanément, ce qui correspond au nombre de danseurs. La musique comporte une forte individualité de chacune des voix que l’on retrouve dans la chorégraphie où chaque danseur exécute ses propres mouvements (extrait vidéo 1).

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Extrait vidéo 1 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Introduction » (extrait), 00:01:05 à 00:02:00[16]. © Bartabas, mk2.

Des rapprochements sont aussi réalisés entre des solos instrumentaux et des solos chorégraphiques, comme dans cet exemple où l’intervention de la clarinette piccolo est soulignée par le mouvement (extrait vidéo 2).

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Extrait vidéo 2 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Introduction » (extrait), 00:03:38 à 00:03:46. © Bartabas, mk2.

À de rares occasions, il peut arriver que deux danseurs réalisent simultanément les mêmes gestes, ce qui peut être rapproché de passages musicaux où un même pupitre est divisé en plusieurs parties qui jouent en homorythmie à la quarte, comme, par exemple, avec les bassons (figure 1 et extrait vidéo 3).

Figure 1

Stravinski Igor, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Introduction », mes. 16 à 20.

Source : imslp

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Extrait vidéo 3 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Introduction » (extrait), 00:02:06 à 00:02:33. © Bartabas, mk2.

Bartabas rend « visible » la musique par divers procédés. Dans « Action rituelle des ancêtres », il fait marquer la pulsation par les pas d’un cheval et des interventions instrumentales sont traduites visuellement par les roulades en arrière des danseurs (voir extrait vidéo 4).

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Extrait vidéo 4 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Second tableau. Action rituelle des ancêtres » (extrait), 00:28:19 à 00:28:56. © Bartabas, mk2.

Le contrepoint

Un « contrepoint équestre » se développe tout au long du spectacle. En effet, plusieurs passages du Sacre et de la Symphonie de psaumes utilisent une écriture en imitation et Bartabas positionne ses chevaux côte à côte, avec un léger décalage entre eux, qui peut symboliser les motifs musicaux qui apparaissent avec un léger écart (voir extraits vidéo 5 et 6).

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Extrait vidéo 5 : Bartabas, Triptyk, La Symphonie de psaumes, « Premier tableau. Danse des adolescentes » (extrait), 00:05:36 à 00:05:40. © Bartabas, mk2.

Soulignons que si Bartabas prend en compte les aspects structurels et formels de la partition, il n’est bien sûr pas question de « mot à mot » et la même formule chorégraphique est rarement reproduite pour un procédé musical similaire.

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Extrait vidéo 6 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, premier mouvement (extrait), 00:56:23 à 00:56:35. © Bartabas, mk2.

Les rythmes des carrures

Bartabas transpose chorégraphiquement dans une même temporalité plusieurs éléments musicaux. Ainsi, pour la « Danse des adolescentes » (« Augures printaniers »), la version de Bartabas est très singulière dans la perception de la partition, puisqu’il met en espace – voire orchestre – de manière simultanée la répétition qui correspond à celle des accords, avec le mouvement circulaire des chevaux, encore dans la pénombre, qui évoluent autour des danseurs. Au centre de la piste, ces derniers réalisent une chorégraphie utilisant des mouvements de kalaripayattu et des passages au sol, ce qui correspond au côté tellurique désiré par Bartabas. Ce dernier n’a pas cherché à souligner chaque accent de la musique : il emploie des carrures chorégraphiques qui sont plus longues que les carrures musicales, mais qui finissent par rejoindre la structure musicale (extrait vidéo 7).

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Extrait vidéo 7 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Danse des adolescentes » (extrait), 00:04:38 à 00:05:13. © Bartabas, mk2.

Ce procédé apparaît à plusieurs reprises et rejoint ce que Stravinski aimait et qu’il a exprimé en opposant les démarches de Massine et Nijinski :

La construction chorégraphique de Nijinski, d’une grande beauté plastique, était soumise à la tyrannie de la barre de mesure ; celle de Massine est basée sur des phrases de plusieurs mesures. C’est en ce sens qu’est conçu le lien libre entre la construction chorégraphique et la construction musicale[17].

Stravinski 2013, p. 155

Plans sonores et contrastes rythmiques

L’adaptation de Bartabas comporte une dimension aérienne : voltige équestre, corde et hamac. Cela contribue à souligner la construction musicale des oeuvres, tout comme les différents plans sonores. Dans sa mise en piste du Sacre, le chorégraphe associe verticalité et circularité, mouvement et immobilisme, contrainte et liberté. Ces contrastes sont souvent matérialisés par des placements chorégraphiques dans l’espace (verticaux, horizontaux et circulaires). Ainsi, lors du premier tableau, un cavalier est debout, immobile sur le cheval, tandis que les danseurs sont en cercle autour de lui, réalisant des mouvements très fluides (extrait vidéo 8). L’immobilisme du danseur peut représenter la stabilité des accords qui sont joués régulièrement sur chaque temps, tandis que les mouvements des autres danseurs correspondent à la mélodie qui se manifeste sur les contretemps. Un procédé dans le même esprit apparaît dans l’introduction du second tableau : les danseurs sont immobiles sur une corde, les uns au-dessus des autres, tandis que les chevaux évoluent librement autour d’eux (voir extrait vidéo 9).

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Extrait vidéo 8 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Rondes printanières » (extrait), 00:09:42 à 00:09:51. © Bartabas, mk2.

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Extrait vidéo 9 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Second tableau. Introduction » (extrait), 00:19:52 à 00:20:02. © Bartabas, mk2.

Dans le troisième mouvement de la Symphonie de psaumes, Bartabas rythme l’espace scénique par différentes couleurs et mouvements avec une polyphonie équestre. Il alterne ainsi des chevaux couleur crème et des chevaux marron dont les pas soulignent la pulsation. La stabilité du tempo, marquée par la marche régulière des chevaux s’entremêle à un mélange de couleurs. Différents croisements et mouvements symétriques, parfois en sens contraire, soulignent la variété des motifs thématiques, les subtilités contrapuntiques et la richesse de la polyphonie utilisées par Stravinski (extrait vidéo 10).

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Extrait vidéo 10 : Bartabas, Triptyk, La Symphonie de psaumes, troisième mouvement (extrait), 01:07:23 à 01:07:58. © Bartabas, mk2.

L’ensemble de ces correspondances entre les partitions de Stravinski et la mise en piste de Bartabas s’inscrit dans un contexte général de recherche symbolique qu’il convient désormais d’évoquer.

La convergence des symboliques

Ancestralité et « sacre »

Bartabas relie les musiques choisies à la symbolique qu’il associe à l’animal : « Le cheval, qui remonte aux sources de l’humanité, a besoin de musiques très anciennes : on dirait vraiment que le Sacre a été écrit pour lui[18] » (Garcin 2000, p. 106). La perception du Sacre selon Bartabas rejoint également la symbolique ancestrale qu’il associe aux chevaux :

Le Sacre du printemps est pour moi l’oeuvre majeure du xxe siècle et qui m’obsède depuis 10-15 ans. Pour moi, Le Sacre du printemps est une oeuvre météore, elle est toujours contemporaine […] et sa grande force, c’est qu’elle s’attache, elle part de choses très ancestrales. […] Elle a un fond que n’a souvent pas la musique contemporaine : elle a un fond émotif et culturel on va dire, le point de départ dans l’inspiration qui est très fort.

« Préface. Entretien avec Bartabas », dans Bartabas 2004

Très attaché aux détails et symboles dans l’ensemble de ses créations, Bartabas n’a pas dérogé à ce principe pour ce spectacle utilisant des oeuvres de Stravinski :

Triptyk […] s’appuie sur des symboles. Il s’agit de mettre en place un simulacre assez efficace pour que l’idée de funérailles cachées vienne à fleur de spectacle. Comme dans les grands drames africains ou japonais : Triptyk sous ses parures labyrinthiques et épurées, recèle aussi un deuil profond et véritable.

Gründ 2000, p. 177

La symbolique se trouve également dans l’ordre des pièces, ici présentées de manière inhabituelle comme le souligne Boulez :

[…] dans un concert, il n’y a pas de recherche symbolique. Le choix du solo y est plus problématique : il est réservé aux bis ; la connotation du soliste est très différente en musique. Et il est toujours très difficile de donner une oeuvre moins brillante après une oeuvre très brillante. J’ai donc fait des objections, au début de notre collaboration, mais Bartabas est plus têtu que moi et je dois reconnaître que ça marche.

Cité dans Schmitt 2000, s. p.

Le choix d’une oeuvre religieuse de Stravinski pour évoquer ce deuil amène de manière très claire le spectacle dans une dimension sacrée qui se termine par un apaisement avec la Symphonie de psaumes.

Bartabas a offert une nouvelle interprétation du Sacre du printemps pour sa version de 2018 (Le Sacre de Stravinsky), basée sur le spectacle original Triptyk. Les écuyers ont été remplacés par des écuyères, et l’élu – soit le sacrifié – est un homme entouré des amazones. Pour des spectacles liés au deuil de son cheval Zingaro, le choix d’une oeuvre où il est question d’un sacrifice n’est pas anodin : le sacrifice est notamment « l’action de rendre quelque chose ou quelqu’un sacré » (Chevalier et Gheerbrant [1969]1982, p. 839). L’argument du Sacre du Printemps évoque aussi le caractère cyclique de la nature, entre mort et renouveau. Bartabas, dans son processus de deuil, « sacre » symboliquement son compagnon disparu.

Symboles circulaires et symétrie

La récurrence de l’utilisation du cercle dans Triptyk possède de toute évidence une importante signification, ce symbole fondamental renvoyant à de multiples interprétations. Le cercle est notamment le symbole du temps – sans commencement ni fin – et renvoie également au ciel, au mouvement circulaire et inaltérable, représentant aussi le monde spirituel, invisible et transcendant (voir ibid., p. 191).

La symétrie – qui symbolise « l’unité par la synthèse des opposés » (ibid., p. 913) – est au coeur de cette mise en piste où les figures chorégraphiques et équestres symétriques sont nombreuses au sein de la piste circulaire. Cette symétrie alterne avec des moments asymétriques, ce qui correspond à la musique de Stravinski. Ainsi, dans son analyse du Sacre, Boulez détaille notamment des « symétries [qui] se développent dans l’asymétrie » et des superpositions de rythme se déployant sur une structure rythmique fixe (Boulez 1966, p. 101 et 113). La mise en piste de Bartabas rejoint cette perception : la symétrie apparaît dans les nombreux cercles formés par les chevaux et danseurs et dans certaines postures. La variété chorégraphique rejoint les différentes superpositions et variations que l’on retrouve dans la musique.

Figure 2

Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Danse des adolescentes », 00:05:57. © Bartabas, mk2.

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Pour l’ensemble du spectacle, le chorégraphe a mené une réflexion autour du cercle, à la fois d’un point de vue visuel et auditif, notamment pour le Dialogue de l’ombre double[19]. La partition du Sacre du printemps comporte un très grand nombre de motifs thématiques tournant autour d’une même note. Les nombreux cercles formés par les chevaux sur la piste circulaire entrent en résonance avec ce procédé et contribuent à percevoir cette construction musicale, régulièrement accentuée par des jeux de lumière (voir figure 2).

Cependant, si certains motifs mélodiques et rythmiques sont répétés, l’écriture de Stravinski est en perpétuel mouvement et variation : rien n’est jamais vraiment identique mélodiquement, rythmiquement, ou orchestralement. Il en est de même dans la chorégraphie et la mise en piste où la répétition du mouvement circulaire du cheval entre par exemple en contrepoint avec la chorégraphie non répétitive et verticale du voltigeur (extrait vidéo 11).

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Extrait vidéo 11 : Bartabas, Triptyk, Le Sacre du printemps, « Premier tableau. Danse des adolescentes » (extrait), 00:06:29 à 00:07:01. © Bartabas, mk2.

Associer le Sacre à un aspect circulaire s’inscrit dans une forme de continuité chorégraphique. En effet, le cercle est présent dans de nombreuses chorégraphies – notamment dans celle de Nijinki (reconstituée par Millicent Hodson et Joffrey Ballet en 1987[20]) mais aussi chez des chorégraphes contemporains que Bartabas apprécie beaucoup à l’instar de Maurice Béjart[21] et de Pina Bausch[22]. La ronde est d’ailleurs intrinsèque à l’oeuvre : Stravinski utilise plusieurs emprunts au khorovode, danse russe à trois temps qui se pratique en cercle. Dans son analyse du Sacre, André Boucourechliev écrit même à propos de « Rondes printanières » : « Les modèles déjà énoncés sont maintenant en jeu, ils “tournent sur orbite” autour du Khorovode et de son “contre-sujet trillé” » (Boucourechliev [1982]1989, p. 109).

À ce titre, les mouvements circulaires et répétitifs de la mise en piste nous entraînent dans une perception des carrures plus générale, comme pour la « Danse des adolescentes » (voir extrait vidéo 7). La mise en piste de Bartabas traduit simultanément une perception globale de la structure musicale, tout en mettant en valeur des détails de l’écriture musicale.

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Extrait vidéo 12 : Bartabas, Triptyk, La Symphonie de psaumes, deuxième mouvement (extrait), 00:58:57 à 00:59:37. © Bartabas, mk2.

Trinité et élévation spirituelle

Bartabas aime « redécouvrir des vieilles formes » musicales : il a par exemple reconnu avoir construit le spectacle On achève bien les anges en s’inspirant du rythme de la valse (Laporte 2015). Avec ses trois mouvements, Triptyk est aussi construit sur une base ternaire qui peut rejoindre en plusieurs points la structure des oeuvres de Stravinski, comme la Symphonie de psaumes, divisée en trois mouvements. Le spectacle en soi est sans doute une manière pour Bartabas de symboliser à la fois la trinité spirituelle, mais aussi une trinité artistique : trois arts sont majoritairement présents dans Triptyk (musique, théâtre équestre, danse) réunissant trois « entités » (hommes, femmes, chevaux).

Dans la Symphonie de psaumes, la présence d’un danseur et acrobate évoluant dans un hamac aérien peut être lue comme une référence au Christ, avec des postures rappelant la crucifixion. Cela peut également représenter l’élévation spirituelle d’une manière générale et matérialiser les différents plans sonores présents dans la partition pour choeur et orchestre où l’écriture est très dense, avec plusieurs passages fugués. Les voix s’élèvent, se superposent et se croisent, tout comme la chorégraphie des chevaux. Comme pour Le Sacre du printemps, la mise en piste de Bartabas pour la Symphonie de psaumes souligne l’écriture de Stravinski : le mouvement circulaire est en adéquation avec les nombreux motifs répétés présents dans l’oeuvre et la variété de l’écriture contrapuntique semble symbolisée par les diagonales et les croisements des chevaux. On y retrouve aussi une grande attention portée à la symétrie, à la fois dans la disposition des chevaux ainsi qu’avec les couleurs. Six cavalières (deux blondes, deux rousses, deux brunes) sur des chevaux couleur crème sont rejointes pendant le troisième mouvement par six cavaliers sur des chevaux marron. Ils forment des chorégraphies circulaires ou bien se positionnent par groupe de deux ou trois. Il n’y a aucune virtuosité de voltige, contrairement au Sacre du printemps : Bartabas développe ici une forme de sérénité et de sobriété dans une chorégraphie collective pouvant symboliser une réunification (voir extrait vidéo 12).

Avec cette oeuvre religieuse qui fait le pendant au Sacre du printemps où il était question d’un sacrifice, Bartabas achève le « sacre » de Zingaro.

Conclusion

Triptyk a permis de faire (re)découvrir la musique de Stravinski dans un contexte inhabituel, réunissant la performance animale et humaine dans une dramaturgie du geste et de la musique, rejoignant l’attrait de Bartabas pour les répertoires musicaux qui ne sont pas dans la continuité de ceux utilisés au cirque ou dans le théâtre équestre[23]. Les carrières des deux artistes présentent des points communs : un goût pour le décloisonnement des genres, l’exploration de différents styles, le mélange du populaire et du savant, une collaboration régulière avec le monde de la danse. La mort rôde souvent dans plusieurs de leurs créations où l’on observe un goût pour l’association des cultures et des dramaturgies croisant tellurique et mystique, profane et sacré.

De son vivant, Stravinski avait d’ailleurs joué un rôle dans l’histoire du cirque. À la demande du danseur et chorégraphe George Balanchine, avec qui il a régulièrement collaboré, il a composé en 1942 la pièce Circus Polka pour un spectacle d’éléphants créé en 1944 par le cirque Barnum. À sa manière, Bartabas inscrit ainsi la musique de Stravinski au xxie siècle dans la continuité de cette histoire de la piste circulaire, qui montre aussi la porosité entre les genres et répertoires dits savants ou populaires.