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Émile Vuillermoz est certainement le critique musical français le plus prolifique de la première moitié du xxe siècle. Il a publié quelques milliers d’articles dans la presse quotidienne et hebdomadaire ainsi que dans plusieurs revues, musicales ou non. Il a surtout écrit sur la musique, mais aussi sur le cinéma[1], la danse, le théâtre, la littérature, etc. Loin d’être simplement un sujet parmi tant d’autres, Stravinski occupe une place centrale dans le corpus vuillermozien : nous avons trouvé une cinquantaine de textes du critique portant en tout ou en partie sur Stravinski, dont le premier article portraiturant le compositeur publié dans la presse française[2].

Vuillermoz fréquente Stravinski à Paris à partir de 1910, et il est d’abord un fervent défenseur du compositeur jusqu’au début des années 1920. Il accueille avec enthousiasme L’Oiseau de feu[3], Petrouchka, Le Sacre du printemps et Le Rossignol de même que Pulcinella et Les Noces qu’il voit comme un prolongement esthétique du Sacre. À ses yeux, ces oeuvres cherchent à provoquer des sensations plutôt que de s’adresser à la raison des auditeurs[4]. À partir des années 1920, Vuillermoz s’oppose farouchement aux compositeurs qui tournent le dos à l’héritage debussyste, notamment les Six. Lors du virage néoclassique de Stravinski – qui marque la jeune génération de compositeurs actifs en France qui y voient un moyen de se libérer du debussysme (Wheeldon 2018, p. 65-97) –, Vuillermoz ne se détourne pas immédiatement du compositeur. Il rejette tout de même la plupart de ses oeuvres de l’entre-deux-guerres à partir de Mavra, à l’exception des Noces (déjà mentionnées), du Capriccio et de Jeu de cartes.

Dans cet article, nous proposons de retracer l’évolution du regard posé par Vuillermoz sur Stravinski de 1911 – date du premier article de Vuillermoz sur le compositeur – à 1949 – date de publication de l’Histoire de la musique du critique dans laquelle est synthétisé tout son malaise par rapport à la figure de Stravinski. Nous nous appuyons sur un dépouillement poussé de la presse française ainsi que sur quelques lettres que Stravinski a envoyées à Vuillermoz avant la Première Guerre mondiale ; nous nous pencherons plus longuement sur une lettre inédite datée du 28 juin 1912. Les écrits de Vuillermoz sur le compositeur russe sont le terrain de débats qui dépassent la simple appréciation de ses oeuvres : il s’agit, pour le critique, de défendre sa conception de la musique-sensation et de combattre ceux qui rejettent l’héritage debussyste et « impressionniste » (il utilise les deux termes comme de quasi-synonymes).

1910-1920 : la décennie de la bonne entente

Les Apaches, berceau de la relation Vuillermoz-Stravinski

Avant de devenir un fervent défenseur de Stravinski dans les années 1910, Vuillermoz s’est fait connaître comme l’une des plumes les plus militantes en faveur de la musique de Gabriel Fauré, Claude Debussy et Maurice Ravel. Originaire de Lyon, il développe rapidement après son arrivée à Paris en 1900 une activité soutenue de critique. Il signe tantôt de son nom, tantôt de pseudonymes, en plus d’oeuvrer aux « ateliers » d’Henry Gauthier-Villars, alias Willy. Il mène en parallèle des études au Conservatoire de Paris, où il fréquente la classe d’harmonie d’Antoine Taudou puis celle de composition de Gabriel Fauré d’où émane un groupe d’amis musiciens et artistes qui se réunissent régulièrement autour d’un piano, d’abord souvent chez Vuillermoz (25 rue Lepic à Montmartre) et Paul Sordes (39 rue Dulong), puis chez Maurice Delage qui possède un pavillon isolé dans un jardin à Auteuil où il était possible de faire de la musique toute la nuit sans importuner les voisins (Vuillermoz 1950, p. 29)[5]. La bande adoptera le nom d’« Apaches[6] » et aura comme principaux membres, selon les souvenirs de Vuillermoz, les musiciens Maurice Ravel, Florent Schmitt, Marcel Chadeigne, Ricardo Viñes, Maurice Delage et Désiré-Émile Inghelbrecht, les peintres Édouard Benedictus et Paul Sordes ainsi que le poète Léon-Paul Fargue (ibid.). Mentionnons aussi les noms de Paul Ladmirault, Tristan Klingsor (pseud. de Léon Leclère), Michel Dimitri Calvocoressi et Déodat de Séverac, à qui s’ajoutent plusieurs autres personnalités qui ne fréquentent que ponctuellement les réunions de l’« Apachie » (Pasler 1990, Pasler 2007, Haine 2006 et Minors 2021a).

Liés par la camaraderie et des idées esthétiques communes, les Apaches jonglent avec les théories artistiques, s’amusent à réformer la musique et les lettres et souhaitent partir à la conquête d’un nouvel univers sonore (Vuillermoz 1950, p. 29). Ils se rencontrent pour partager leurs plus récentes oeuvres, pour discuter d’art et pour s’entraider. Trois Apaches – Vuillermoz, Ravel et Schmitt – font partie des membres fondateurs de la Société musicale indépendante (smi) lancée en 1910 pour protester contre la Société nationale de musique alors dirigée par d’Indy et jugée trop conservatrice et nationaliste dans le choix des oeuvres jouées au concert ; c’est le refus de partitions de Ravel et Delage qui provoque le schisme (Duchesneau 1997, p. 65-92).

Vuillermoz, qui mène une modeste activité compositionnelle durant ces années, est particulièrement actif en coulisses et dans la presse, raison pour laquelle il est considéré comme le « musicien de combat » des Apaches par Delage (1939, p. 98) et pourquoi Ravel, dans un esprit humoristique, le qualifie d’« archange protecteur de notre petite chapelle » (Ravel [1910]2018 [lettre à Vuillermoz du 22 avril]). Il devient aussi directeur artistique pour les éditions Mathot (éditeur de plusieurs Apaches), fonction qu’il occupe jusqu’à l’été 1912. En juin 1912, Vuillermoz se fait contacter par Gabriel Astruc, éditeur, impresario qui a notamment organisé les Saisons russes et les Grandes Saisons de Paris ayant présenté les Ballets russes de Diaghilev. Astruc lui aurait proposé de devenir directeur artistique du Théâtre des Champs-Élysées alors en construction, poste qu’il aurait accepté « à condition de demeurer anonyme […] à cause de sa camaraderie avec presque tous les jeunes compositeurs[7] ». En raison de l’anonymat souhaité par Vuillermoz, il est difficile d’établir exactement quel rôle il a joué dans la première saison (1913) du Théâtre des Champs-Élysées, qui s’est avéré être un désastre financier mais un moment marquant de la vie musicale parisienne (avec notamment la création du Sacre du printemps).

Dans ses mémoires, Inghelbrecht évoque deux événements successifs qui ont éveillé l’enthousiasme et guidé les aspirations des musiciens issus de la « classe 1900[8], la classe “fin de siècle” » : « la révélation de Pelléas et celle des Russes » (Inghelbrecht 1947, p. 195). Les Apaches s’intéressent effectivement au symbolisme et à l’art non occidental ou exotique, et plus particulièrement à l’art asiatique et russe. Ils absorbent les oeuvres des Cinq et utilisent le thème initial de la Deuxième Symphonie de Borodine comme chant de ralliement qu’ils sifflent autant pour se saluer, se retrouver dans la foule ou pour annoncer leur arrivée (Delage 1939, p. 101 et 104 ; Pasler 1982, p. 404). Le groupe considère Debussy (qui a toujours gardé ses distances du groupe) comme un « prophète », et forme en 1902 un « bataillon sacré[9] » autour de Pelléas et Mélisande afin de maintenir l’opéra à l’affiche. Un esprit combatif similaire est mis au service de Stravinski. En effet, lors de la reprise du Sacre en version concert en 1914, Vuillermoz évoque les « soldats de l’armée strawinskyste » qui ont, lors de la première l’année précédente, empêché « la racaille de lyncher le jeune Russe en qui [ils avaient] deviné ce prince Igor dont Paris, ce printemps, vient de célébrer le sacre ![10] » (Vuillermoz 1914f [Comoedia, 27 avril]). Le critique reviendra ultérieurement sur la rencontre entre la bande et Stravinski, « nouveau venu à Paris auquel les Apaches étendirent immédiatement leur efficace sollicitude » (Vuillermoz [s.d.], p. 1). En effet, comme l’a montré Jann Pasler dans son article sur Stravinski et les Apaches (1982), dès son premier séjour à Paris en 1910, Stravinski trouve auprès des Apaches un microcosme artistique et intellectuel extrêmement favorable à la musique russe. Il intègre la bande[11] auprès de laquelle il s’imprègne de musique française et avec qui il partage ses plus récentes oeuvres[12]. La proximité générationnelle – il est de peu le cadet de la plupart des Apaches (quatre années seulement le séparent de Vuillermoz) – joue certainement un rôle dans ce rapprochement. Delage, Schmitt et Ravel semblent avoir été particulièrement proches de Stravinski durant ces années. L’article de Pasler donne un aperçu de l’affection que se vouaient mutuellement Stravinski et Delage, ainsi que de la bonhomie de la correspondance du compositeur russe avec Schmitt (ibid., p. 405-406 ; voir aussi Minors 2021b).

Une nouvelle lettre de Stravinski (1912)

Les quelques lettres envoyées par Stravinski à Vuillermoz qui ont été conservées[13] révèlent que les deux hommes ont développé une relation cordiale avant 1914 (sans toutefois atteindre la familiarité qui caractérise la correspondance de Stravinski et Delage). La formule de salutation « Cher Monsieur Vuillermoz » utilisée en décembre 1911 (Stravinski 1911 [lettre du 2 décembre]) laisse rapidement place au « Cher ami » (Stravinski 1912 [lettre du 28 juin]) et au « Mon cher Vuillermoz » (Stravinski 1913 [lettre du 20 octobre] ; Stravinski 1914 [lettre du 18 octobre]). Ces lettres traitent surtout de questions pratiques ou contiennent des marques de reconnaissance[14].

Une lettre datée du 28 juin 1912 (Stravinski 1912) – qui fait ici pour la première fois l’objet d’une attention musicologique – ressort du lot. D’une part, Stravinski y valide la démarche critique de Vuillermoz, attitude qui contraste avec sa fréquente disqualification du travail des critiques musicaux dès avant 1914 (Dufour 2013, p. 11-13). D’autre part, le compositeur y endosse de façon indirecte des principes esthétiques aux antipodes de ceux qu’il prône par la suite, notamment en ce qui a trait à la non-expressivité de la musique, et qu’il tendra à appliquer rétroactivement (Dufour 2006, p. 183).

L’authenticité de cette lettre, bien que très probable, n’est pas complètement certaine, puisque nous n’avons pas la lettre manuscrite originale, mais seulement une copie tapuscrite, faite vraisemblablement plusieurs années plus tard, conservée dans les archives de Bernard Gavoty à la Bibliothèque de l’Institut de France. La lettre contient une note manuscrite qui ne semble pas être de la main de Vuillermoz. La raison la plus probable expliquant l’existence de cette reproduction dans les archives de Gavoty est que ce dernier (possiblement par l’entremise de la femme de Vuillermoz) ait copié l’original pour un projet de publication. Gavoty était effectivement un proche de Vuillermoz durant les dernières années de sa vie et responsable de plusieurs de ses projets de publications : il a préfacé son Claude Debussy (Vuillermoz 1957a) et son Gabriel Fauré (Vuillermoz 1960) et a fait rééditer son ouvrage sur Chopin (Vuillermoz et Gavoty 1960). Tout porte à croire que cette lettre de Stravinski ait été copiée pour un recueil posthume de textes de Vuillermoz qui n’a jamais vu le jour[15]. En voici la retranscription :

28 juin 1912
Cher ami,
Voilà Pétrouchka (1) parue. Écrivez-moi donc : dois-je vous l’envoyer – ou l’avez-vous déjà achetée ? Sinon, je serai très heureux de vous l’offrir. Maintenant, quand la fièvre des ballets russes est loin, j’ai relu votre article dans la S.I.M. et je le trouve vraiment remarquable. Pourquoi n’avons-nous pas en Russie un critique et musicien en même temps aussi fort que vous ? C’est déplorable. Je suis fier que c’est Émile Vuillermoz qui a fait le plus important et le plus intelligent article sur moi.
Merci mille fois.
Cordialement. Tout à vous.

Stravinsky

(1) Réduction à quatre mains.

L’article auquel Stravinski fait référence (« le plus important et le plus intelligent article sur moi ») est celui que Vuillermoz a publié dans le numéro du 15 mai 1912 de la Revue musicale sim. Il s’agit d’un portrait développé du compositeur – le premier publié dans la presse française[16] – de 9 pages riches en iconographie. La planification de cet article remonte au moins à l’automne 1911 ; nous déduisons que Vuillermoz a demandé à Stravinski de lui faire parvenir manuscrits et partitions afin de préparer son article et d’en publier des extraits, puisque celui-ci répond de Clarens le 2 décembre 1911 (Stravinski 1911) :

Cher Monsieur Vuillermoz
J’ai reçu votre charmante lettre et m’empresse de vous remercier de tout coeur pour la précieuse attention que vous me prêtez. J’écrirai de suite à mon éditeur pour la permission de vous donner mon manuscrit (une page des Sacres [sic] du Printemps). Quant à Pétrouchka c’est plus difficile, car la partition de piano n’est pas encore parue et cela pourrai [sic] évoquer quelques complications. Voulez-vous plutôt un fragment de L’Oiseau de feu ? Disons la petite Berceuse ? Si ça vous arrange – passez-moi un mot et je lui enverrai la demande de suite.
En attendant de vous des nouvelles croyez à mes sentiments les plus amicaux et à tout mon dévouement

Igor Stravinsky

Ça va sans dire que serai [sic] un des premiers abonnés du S.I.M. élargi et renouvelé[17]. Écrivez moi seulement les conditions de la souscription (et en étranger).

I. Str.

Vuillermoz suit la suggestion de Stravinski, et c’est finalement un fac-similé du début de la « Berceuse » de L’Oiseau de feu qui est reproduit dans l’article, de même que deux photographies du compositeur (Cliché Arts Graphiques, Vevey ; Cliché Kern, Clarens) ainsi qu’un profil en médaillon, dont nous ignorons la provenance (figures 1a, 1b, 1c et 1d).

Figures 1a, 1b, 1c et 1d

Revue musicale sim, 15 mai
Revue musicale sim, 15 mai
Revue musicale sim, 15 mai
Revue musicale sim, 15 mai

Iconographie de l’article Vuillermoz 1912a

-> Voir la liste des figures

L’article de Vuillermoz comprend deux parties, bien que cette division ne soit pas explicitée par la mise en page. La première section (p. 15-19) retrace la jeune carrière de Stravinski. Vuillermoz y annonce, un an d’avance, « le fameux Sacre du printemps » dont il est bien au fait (Vuillermoz 1912a [Revue musicale sim, 15 mai], p. 17). Richard Taruskin suggère que ce texte résulterait d’une entrevue tant il contient d’informations précises sur les oeuvres ou de remarques ne pouvant qu’émaner du compositeur – le texte laisse notamment transparaître tout le ressentiment de Stravinski envers les élèves officiels de Rimski-Korsakov qui, jaloux, ont accueilli froidement son Chant funèbre (Taruskin 1996, vol. 1, p. 318 et 867, note 51 ; vol. 2, p. 978). Bien que cela demeure une possibilité, aucune des lettres de Stravinski à Vuillermoz ne laisse cependant entrevoir qu’il y aurait eu une entrevue formelle entre les deux. Il est probable que Vuillermoz ait simplement pris connaissance de ces informations lors des rencontres informelles des Apaches (chez Delage ou ailleurs), ou encore qu’il se les soit fait communiquer par d’autres membres de la bande.

La seconde partie de l’article (p. 19-21) présente « l’apport de Strawinsky dans le trésor musical » mondial. Il analyse le style du compositeur en recourant à deux principales notions, la russité et la sensorialité, deux idées que le compositeur endosse indirectement dans sa lettre du 28 juin 1912 et auxquelles il convient de s’attarder.

Pour un Stravinski « russe »

Depuis les années 1880, plusieurs musicographes français se sont exprimés sur ce qu’est la musique russe. Ils tendent à classer les compositeurs russes en deux groupes : d’un côté, les « russes occidentalistes » tels qu’Anton Rubinstein et Piotr Ilitch Tchaïkovski, et, de l’autre, les compositeurs du Groupe des Cinq (Alexandre Borodine, César Cui, Mili Balakirev, Modeste Moussorgski et Nikolaï Rimski-Korsakov) (Haine 2012, p. 20)[18]. C’est d’abord Rubinstein et Tchaïkovski qui semblent dominer la musique russe jouée à Paris. À partir de l’Exposition universelle de 1889, le Groupe des Cinq se fait plus visible sur les scènes parisiennes, en grande partie parce que c’est l’éditeur Mitrofan Belaïev, leur mécène, qui est chargé de l’organisation des deux concerts de musique russe de l’Exposition (ibid., p. 20-22). Cui a lui-même contribué à véhiculer cette vision binaire des compositeurs russes en publiant une série d’articles sur le Groupe des Cinq dans la Revue et Gazette musicale de Paris entre 1878 et 1880, série reprise en volume en 1880 (ibid., p. 18). Cui y fait la part belle à la « nouvelle école russe », et se montre assez critique envers Rubinstein et Tchaïkovski tout en leur reconnaissant des qualités. À propos du premier, il écrit que

quoique Russe de naissance et ayant beaucoup fait pour le développement de la musique dans son pays, Rubinstein est un compositeur allemand, successeur direct de Mendelssohn. Il traite les mélodies russes à la manière allemande, ce qui constitue un amalgame des moins esthétiques. Des thèmes russes, il a moins saisi l’esprit que le côté extérieur […] il reste étranger à la poésie, à la profondeur, à la beauté tranquille de nos chants nationaux. C’est pourquoi sa musique russe est monotone et fatigante.

Cui 1880, p. 133

Vuillermoz s’empare et exploite cette opposition entre la « vraie » musique russe incarnée par les Cinq et la musique russe « occidentalisée », ce qui n’est pas surprenant étant donné la manie du critique à présenter la réalité musicale par des oppositions manichéennes simplistes mais efficaces (par exemple, le Conservatoire vs la Schola cantorum, l’harmonie vs le contrepoint, et, comme nous le verrons ci-dessous, la musique destinée aux sens vs la musique destinée à l’intellect). Les Cinq eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’une accusation d’occidentalisation. En 1908, Snegourotchka de Rimski-Korsakov, alors présenté à l’Opéra-Comique, ne répond pas aux attentes élevées de Vuillermoz en termes de russité. Dans sa critique de l’opéra, Vuillermoz écrit regretter que « l’ambition des compositeurs russes si délicieusement intuitifs est de renoncer à tout ce qui fit leur charme ethnique pour s’approprier nos formules didactiques d’Occidentaux soumis à l’esthétique officielle des conservatoires » (Vuillermoz 1908 [La Nouvelle Presse, 24 mai]). Trois ans plus tard, dans un article intitulé « La double Russie », il déplore qu’à l’exception de Stravinski, « la jeune génération cultive un idéal germanique et se passionne pour les jeux de l’écriture au lieu de se préoccuper de musique » (Vuillermoz 1911a [Musica, juin]). La vraie musique russe, quant à elle, est « très profondément imprégné[e] du parfum de son riche folklore et en même temps coloré d’un orientalisme particulièrement savoureux. L’élément national et l’élément étranger, l’âpre mélancolie slave et la molle langueur asiatique s’y mélangent dans des proportions exquises » (ibid. ; voir aussi Vuillermoz 1911d [Paris-Midi, 12 novembre]). Ce que Vuillermoz recherche dans la musique russe, c’est donc le folklore et la couleur exotique, mélangeant slavisme et orientalisme.

Dans son article-portrait de mai 1912, Vuillermoz reprend les idées qu’il avait déjà exprimées au sujet de la russité qu’il applique spécifiquement à la figure de Stravinski. Il le présente comme le seul « vrai » compositeur russe moderne, héritier des Cinq, contrairement à ses contemporains (qu’il ne nomme pas) qui s’occidentalisent à Berlin et qui adoptent un langage académique. Toujours selon Vuillermoz, Stravinski possède les « qualités particulières aux musiciens de sa race » :

Aucun Russe n’a plus instinctivement que lui le sens de la décoration, l’imagination naturellement féerique, l’aptitude à tirer du folklore national les plus savoureux effets, l’écriture harmonique libre et voluptueuse et l’instrumentation en feu d’artifice. Toutes ces vertus qui nous font chérir Borodine ou Rimsky sont développées chez leur cadet jusqu’à l’héroïsme. Au moment où les jeunes officiels de Pétersbourg ou de Moscou découvrent la pédagogie allemande, se passionnent pour les méthodes d’enseignement de Weimar ou de Leipzig, rougissent de l’autodidactisme de Moussorgsky et cherchent à le faire oublier en manufacturant des sonates et des symphonies conservatoriales, l’état d’âme d’un Stravinsky est particulièrement sympathique.

Vuillermoz 1912a [Revue musicale sim, 15 mai], p. 20

Vuillermoz tient un discours similaire en décembre 1915 dans un texte signé du pseudonyme Évariste et qui, en pleine Première Guerre mondiale, se double d’une signification politique, alors que la Russie et la France ont en commun l’ennemi germanique[19]. Il affirme que les jeunes Russes regrettent désormais de s’être formés « à Leipzig et à Berlin, chez les “herr professor” » plutôt qu’à Paris avec Fauré et Debussy ainsi que d’avoir fait « plier leur fantaisie au joug intellectuel de l’Occident » (Vuillermoz 1915 [Excelsior, 29 décembre]). À côté de ces repentis dont il ne donne jamais les noms, le critique présente Stravinski comme « le plus grand patriote traditionaliste de l’art russe, le seul continuateur des maîtres qui ont édifié sur la terre des aïeux, avec des matériaux empruntés au fonds populaire, tant d’impérissables chefs-d’oeuvre » (ibid.)[20].

Retenons des paragraphes ci-dessus deux principaux points : 1) l’opposition que Vuillermoz entretient entre la « vraie » musique russe et la musique russe « occidentalisée », et 2) le parti pris du critique en faveur de la couleur exotique et du folklore. Ce deuxième élément n’est pas seulement vrai pour la musique russe ; la principale réalisation de Vuillermoz comme compositeur consiste d’ailleurs en ses sept Chansons populaires françaises et canadiennes éditées en 1905 et 1906 chez Mathot.

Pour un Stravinski « sensoriel »

La seconde notion utilisée par Vuillermoz pour présenter la musique de Stravinski est celle de sensorialité de la musique, c’est-à-dire une musique s’adressant aux sens, dont l’objectif est de provoquer des sensations et d’évoquer des images. Cette notion de sensorialité est centrale dans la pensée vuillermozienne, et, ici aussi, sa manie des oppositions binaires se manifeste. En 1899, dans l’un de ses premiers textes, Vuillermoz oppose la « Sensation, déesse inconnue » au « Sentiment, seule divinité jusqu’alors encensée » (Vuillermoz 1899 [La Revue jeune, 10-15 juillet], p. 2). Il qualifie la musique sensorielle d’« impressionniste », étiquette qu’il endosse pleinement et qu’il utilise tout au long de sa carrière, bien qu’elle ait d’abord été employée de façon péjorative, tant en peinture qu’en musique[21]. Selon Vuillermoz, la musique « impressionniste » évoque les atmosphères et la subtilité des états d’âme par le biais de l’harmonie et de l’orchestration ; la mélodie, quant à elle, a un pouvoir expressif limité, ne pouvant évoquer que les grands sentiments. L’expressivité n’est pas évacuée, mais il s’opère un glissement de la musique-sentiment qui représente une émotion à la musique-sensation qui provoque une réaction physique ou émotionnelle ; la musique comme matérialité sonore prend dès lors une importance capitale (Kieffer 2019, p. 70-74).

L’opposition sensation/sentiment laisse rapidement place, dans les écrits de Vuillermoz, à l’opposition sensorialité/intellectualité. Du côté de la musique sensorielle s’adressant aux sens de l’auditeur, il inclut (indépendamment de leur démarche compositionnelle respective) Fauré, Debussy et Ravel, son trio de prédilection, mais aussi d’autres compositeurs comme George Huë. Il les dresse en particulier contre Vincent d’Indy, coupable d’écrire pour les yeux et non pour les oreilles :

Chose prodigieuse, le sens pour lequel ce musicien semble avoir le plus de respect est moins l’ouïe que la vue ! Rien n’est plus agréable à l’oeil que d’admirer, le long des portées, l’enchevêtrement de ses thèmes, leur morcellement, l’emploi de leurs fragments étirés, puis condensés puis assouplis de cent manières. Mais le compositeur semble beaucoup moins se soucier de l’âpreté de ces agrégations de notes et de la désespérante froideur de cette architecture sonore, à l’audition passive.

Vuillermoz 1904 [L’Europe artiste, 10 mars]

Vuillermoz exploite donc déjà l’opposition sensorialité/intellectualité lorsqu’il entre en contact avec la musique de Stravinski. Bien que cette dernière soit jugée sensorielle par le critique, elle ne peut certainement pas être qualifiée d’« impressionniste ». Dans son portrait de 1912, Vuillermoz explique que « la déesse de la musique moderne avait ses délicieux fakirs » (c’est-à-dire les « impressionnistes »), et qu’avec Stravinski « elle a désormais son derviche-tourneur ». Le champ lexical utilisé par Vuillermoz pour parler des « impressionnistes » renvoie à l’évanescence de leur musique, tandis que les partitions de Stravinski invitent à un nouveau registre, celui du corps, du sport, de la machine et de la vitesse des temps modernes :

Dans un siècle de rêverie, de spéculation, de visions intérieures et de suggestions obscures, au milieu d’artistes dont la plus grande ambition est de conserver au centre de l’univers une immobilité voluptueuse, de se dissoudre dans la nature, de s’abandonner au rythme universel, d’être une secrète palpitation du grand tout, parole du vent, confidence de l’eau ou verbe de la terre, au moment où l’on se passionne pour les mystères de l’inconscient, où l’on harmonise l’imperceptible, où l’on veut capter l’insaisissable et orchestrer l’impondérable, ce maigre adolescent aux nerfs d’acier nous révèle l’ivresse dionysiaque du mouvement, nous étourdit de vitesse, nous grise de rythme exaspéré et nous affole de son infatigable frénésie. […]
La pensée de Strawinsky a un élan, une vigueur et une sorte d’élasticité caractéristiques. On peut, sans en diminuer le prestige, en ce temps de machinisme génial, voir dans son art un élément de motricité d’ordre pour ainsi dire mécanique avec tout ce que ce mot, désormais réhabilité, contient d’élégante aisance, de sûreté et de force inépuisable. En présence de l’impulsion irrésistible de certaines phrases bien huilées de Pétrouchka on éprouve cette sensation de puissance surhumaine et de déroulement nécessaire qui fait la noblesse de l’hélice, de la turbine ou du volant !

Vuillermoz 1912a [Revue musicale sim, 15 mai], p. 19

Bien que différentes sur de nombreux points, les partitions des « impressionnistes » et celles de Stravinski ont en commun, selon Vuillermoz, de proposer un art sensoriel. C’est pour cette raison qu’il avance que c’est en France, et plus particulièrement à Paris, que les apports musicaux de Stravinski peuvent être pleinement appréciés, le pays étant imprégné des harmonies et de l’orchestration de Debussy, de Ravel et de Dukas (Vuillermoz 1912a [Revue musicale sim, 15 mai], p. 20). De façon récurrente, le critique oppose la démarche tournée vers les sens des « impressionnistes » et de Stravinski à celle intellectualiste d’autres artistes. Il est particulièrement sévère envers la démarche chorégraphique de Vaslav Nijinski – Vuillermoz préférait de loin le travail chorégraphique de Michel Fokine qu’il jugeait être le seul capable d’effectuer des « réalisations plastiques que nous imaginions sacrilèges » comme celle du Prélude à l’Après-midi d’un Faune de Debussy (Vuillermoz 1911c [Revue musicale sim, 15 juillet], p. 75). La chorégraphie de L’Après-midi d’un faune est finalement confiée à Nijinski, et, un an plus tard, Vuillermoz ne cache pas sa déception face au résultat :

Est-il possible que l’intellectualisme ait fait de si rapides et de si détestables progrès dans le dernier fief de la saine sensualité que représentait pour notre morne civilisation d’occident le domaine sacré du slavisme oriental ! Ces faux barbares sont pourris de littérature ! Nijinsky travaille sa mise en scène dans les musées, exhume, copie et reconstitue des vases grecs, étudie Metzinger et Picasso, isole le rythme humain des anatomies du Salon des Indépendants, étale une érudition picturale incroyablement encyclopédique et nous donne une fresque vivante, délicieusement nuancée, adorablement littéraire et constituant vraiment le fin du fin en matière de dilettantisme plastique. On écrirait un volume sur les miraculeuses indications, sur les étonnants raccourcis, sur les allusions, les souvenirs et les correspondances que contient chaque geste de ce petit chèvrepied échappé du British Muséum et cachant tant de science sous son front cornu. Était-ce vraiment ce que nous attendions de lui ?

Vuillermoz 1912b [Revue musicale sim, 15 juin], p. 65

Vuillermoz formule les mêmes reproches à Nijinski au printemps suivant dans sa critique de Jeux et du Sacre. La traduction chorégraphique de la partition de Debussy[22] « fut une trahison », en raison du parti pris de « l’expression cérébralisée » de Nijinski qui garde « son coupable sang-froid de théoricien » (Vuillermoz 1913 [Revue musicale sim, 15 juin], p. 51-52). Ce texte décrit la musique de Stravinski comme « une sorte d’enivrement barbare [qui] vous saisit, vous roule sans défense dans ce formidable chaos de sonorités exceptionnelles » et qui domine l’auditeur (ibid., p. 54), ce qu’il oppose explicitement à l’attitude de Nijinski :

Et voilà qui donne au « cérébralisme » exaspéré de Nijinsky la plus ironique des leçons. Qu’y a-t-il de cérébral et d’intellectuel dans la force surhumaine d’Igor Strawinsky, dans l’athlétisme de cet art brutal qui répond aux objections par des « directs » à l’estomac et des « crochets du droit » à la mâchoire. […] Et devant les effets foudroyants de ce fluide on sent toute l’inutilité des préoccupations picturales et littéraires du metteur en scène empressé à nous énumérer ses souvenirs de musées. Rien de plus importun que cette pauvre érudition indiscrète.

Ibid., p. 55

En 1914, Vuillermoz est tout autant emballé par Le Rossignol de Stravinski, « miracle d’art extrême-oriental » dont « chacune des mesures contient un monde de sensations cristallisées » (Vuillermoz 1914g [Comoedia, 28 mai]). Le champ lexical de sa critique renoue avec celui de l’évanescence auquel il recourt généralement pour la musique « impressionniste » :

Il y a dans ces accords, qui s’ouvrent comme des lotus ou s’évaporent comme des parfums, ce raccourci systématique, cette puissance de suggestion, cette justesse de touche légère et impérieuse, cette pudeur suprême qui donnent à l’art de la Chine sa sournoise et enivrante vertu. La musique du Rossignol s’évade de l’orchestre par bouffées aromatiques, elle semble se dissoudre immédiatement dans l’atmosphère, mais son fluide s’irradie secrètement dans l’air que nous respirons et nous grise lentement[23]. (Ibid.)

Au fait de la genèse de l’oeuvre dont il a partiellement été le témoin auprès d’autres Apaches, Vuillermoz affirme que Le Rossignol permet de mesurer la rapide évolution de l’écriture de Stravinski, le premier tableau étant contemporain de L’Oiseau de feu, et les deux autres ayant été écrits après le Sacre. Ces derniers tableaux permettent de voir que la technique du Sacre n’était pas que circonstancielle mais bien « un acheminement progressif vers l’extrême division du son que réclament nos sens » (ibid. ; nous soulignons). Dans sa critique de la reprise du Sacre en avril 1914 en version concert, Vuillermoz explique que Stravinski montre la voie de l’inéluctable « développement auriculaire » qui ne passe pas par le « son pur » qui est devenu « une chose froide et sans vie » :

Pour lui, ces notes rondes et lisses, usées comme des galets qui ont été roulés par le flot depuis des siècles, ne peuvent plus rendre un son émouvant lorsqu’on ne les heurte pas violemment les unes contre les autres, lorsqu’on ne se décide pas à les briser, à les écraser pour en faire jaillir des étincelles d’or. Il faut arriver à fêler un son pour le rendre vivant ; il faut qu’il s’enrichisse en s’annexant les vibrations des « commas » voisins, il faut greffer sur sa tige, pour qu’elle fleurisse, le précieux quart de ton que nous refusent les instruments à tempérament, il faut faire éclater sous ses doigts la grappe de l’accord pour que la bacchante s’enivre !

Vuillermoz 1914f [Comoedia, 27 avril]

Vuillermoz s’enthousiasme pour toutes les oeuvres qui suivent cette voie de la musique-son. Par exemple, dans sa critique des Poèmes Hindous de Delage créés au même concert que les Trois Poésies de la lyrique japonaise, il affirme que le compositeur incarne « le type de “l’enfant du siècle” – le xxe – avec son aisance instinctive dans le maniement de la dissonance “délectable”, sa curiosité des timbres rares, son désir de reculer les frontières du son et de s’annexer adroitement les terrains limitrophes dans le beau domaine inexploré du bruit » (Vuillermoz 1914a [Comoedia, 19 janvier]). Deux mois plus tard, il accueille avec enchantement Notte di maggio d’Alfredo Casella dans laquelle il voit une reformulation à l’italienne des innovations « poly-harmoniques » du Sacre[24] (Vuillermoz 1914c [Comoedia, 30 mars], partiellement repris dans Vuillermoz 1914d [Poème & Drame, janvier-mars 1914] ; à ce sujet, voir Médicis 2005, p. 574-575).

En résumé, dans son portrait de 1912 tout comme dans ses autres articles publiés dans les années 1910, Vuillermoz reconnaît deux principales qualités à la musique de Stravinski : sa russité et sa sensorialité. Si nous nous fions à la copie tapuscrite de la lettre dans laquelle Stravinski remercie Vuillermoz en 1912 pour le « plus important » et le « plus intelligent » article sur lui, il semblerait que le compositeur adhérait alors à cette interprétation de son art, ou du moins qu’il ne ressentait pas encore le besoin de s’en distancier comme il le fera par la suite. En effet, Stravinski assumera ensuite une position résolument formaliste. En 1920, il affirme que le nouveau chorégraphe du Sacre du printemps, Léonide Massine, a compris que sa « musique, loin d’être descriptive, était une “construction objective” ». Le compositeur insiste qu’il s’agit d’« une oeuvre de pure construction musicale » (Stravinski [1920]2013 [Comoedia, 11 décembre]).

Vuillermoz pressent dès avant la guerre le changement d’orientation du compositeur. En avril 1914, il affirme s’inquiéter du nouvel entourage de Stravinski : « Je redoute quelques malentendus. Ce prince russe parle une langue que ses nouveaux protecteurs n’ont pas l’air de comprendre. Cela pourrait mal finir ! » (Vuillermoz 1914f [Comoedia, 27 avril]). Vuillermoz fait possiblement déjà référence à Jean Cocteau, au cercle de la Nouvelle Revue française, ou encore aux amis suisses de Stravinski avec lesquels il passera beaucoup du temps durant le conflit armé, et notamment Charles-Albert Cingria dont la rencontre remonte au moins au printemps 1914[25]. Les idées de ce dernier sur la « musique pure » semblent d’ailleurs avoir été déterminantes dans l’évolution de la pensée du compositeur vers un rejet de l’expression d’éléments extramusicaux (Dufour 2006, p. 177-196).

L’entre-deux-guerres : à la recherche du Russe perdu

Si le rapport à l’expression musicale de Stravinski évolue graduellement à partir de 1914 jusqu’à ce qu’il adhère clairement au parti pris de l’objectivité dans les années 1920, l’idéal musical de Vuillermoz, quant à lui, ne change pas : le progrès de la musique passe par le raffinement du son, et plus particulièrement par l’exploration de timbres et d’échelles. La musique non occidentale et le folklore constituent en ce sens un modèle. Il s’enthousiasme pour le jazz dès 1918 et développe une fascination pour la musique arabe, dont il craint cependant l’occidentalisation (Vuillermoz 1932c [Candide, 7 avril] et 1932d [Candide, 14 avril])[26]. Enfin, Vuillermoz s’oppose farouchement à Satie et Cocteau – des « anarchistes qui ne sont que des bourgeois camouflés » (Vuillermoz 1917b [Le Théâtre & La Musique, mai], p. 17) – ainsi qu’au groupe des Six qu’il considère être, à l’exception de Honegger, une imposture. Il reproche tout particulièrement aux Six de pronostiquer la mort de l’impressionnisme ainsi que leurs tactiques publicitaires orchestrées par Cocteau (voir, par exemple Vuillermoz 1924a [Modern Music, février]).

La déception

Durant l’entre-deux-guerres, non seulement Stravinski n’incarne plus l’idéal musical de Vuillermoz, mais il en vient à représenter l’exact opposé avec une approche ouvertement intellectuelle et formaliste synthétisée dans le désormais célèbre passage de ses Chroniques de ma vie : « je considère la musique par son essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit » (Stravinski [1935]2000, p. 69-70). Le critique tente de détourner Stravinski de cette voix. En 1923, il formule le souhait de le voir composer une musique à la gloire de l’usine et représentant donc le labeur moderne (qui est d’ailleurs une nouvelle facette de la vie en Russie soviétique, bien qu’il n’explicite cette association, entre usine et Russie, que plus tard, en 1927) :

Qu’on ne prenne pas ce qui va suivre pour une plaisanterie : si j’étais directeur d’une grande usine métallurgique, si j’avais à ma disposition, par exemple, les ateliers du Creusot, je n’hésiterais pas à organiser une grande fête du travail pour l’apothéose du labeur moderne, et je confierais à Igor Strawinsky le soin de composer une partition en se servant des instruments mêmes de ce travail. Il écrirait une symphonie pour sirènes, marteau-pilon, laminoirs, sifflets, chalumeaux oxhydriques, machines à percer, à fraiser ou à tarauder, forges, enclumes, marteaux, jets de vapeur, ventilateurs, moteurs à explosion, etc., avec quelques mélopées très simples mais frappantes confiées à la foule des ouvriers. Je suis certain que je permettrais ainsi à l’auteur du Sacre d’écrire, à la gloire du fer et du feu, un extraordinaire chef-d’oeuvre.

Vuillermoz 1923c [La Revue musicale, 1er août], p. 72

C’est finalement Prokofiev, avec le ballet Le Pas d’acier, qui concrétise ce voeu « d’interpréter deux aspects caractéristiques de la vie russe : “Les légendes du village et le mécanisme de l’usine” » (Vuillermoz 1927b [Excelsior, 9 juin]). Vuillermoz décrit la partition de Prokofiev comme « une forge, un atelier où les instruments sont des laminoirs, des tours, des régulateurs, des creusets ou des marteaux-pilons », et il affirme qu’elle propose « une transposition intelligente et une stylisation des forces splendides du labeur du fer ». La musique s’avère une « magnifique contribution artistique [au] “lyrisme industriel” » (Vuillermoz 1927b [Excelsior, 9 juin])[27].

Figures 2a et 2b

Vuillermoz 1920a
Vuillermoz 1920a

Pages consacrées à Stravinski dans Visages de musiciens

-> Voir la liste des figures

Mis à part quelques exceptions, Stravinski ne répond plus aux attentes de Vuillermoz, mais ce dernier ne se détourne pas immédiatement du compositeur. Il était prévu que Vuillermoz rédige un portrait de Stravinski pour la revue Ars nova de Casella au début de l’année 1918 (Casella 1917 [lettre à Stravinski du 1er décembre]), mais ce projet ne s’est pas concrétisé. En 1919, il commente de façon respectueuse la partition de Renard qui a été publiée en 1917 (Vuillermoz 1919 [Sinfonia, 8 février]) – il sera cependant déçu par sa réalisation en 1922 (Vuillermoz 1922a [La Revue musicale, 1er juin], p. 264) mais enchanté par celle de 1929 (Vuillermoz 1929a [Excelsior, 23 mai]). Il ne semble pas s’être prononcé sur Pulcinella lors de sa première en 1920, mais affirmera en 1925 qu’il s’agit d’une « éblouissante partition » et d’« une des oeuvres les plus révélatrices » du tempérament de Stravinski (Vuillermoz 1925a [Excelsior, 17 juin]). Nous nous expliquons difficilement ce jugement positif sur Pulcinella, étant donné la dimension muséale de l’oeuvre, aspect à la base du jugement négatif de Vuillermoz à l’endroit des chorégraphies de Nijinski ; peut-être est-ce pour insister, par contraste, sur la médiocrité des oeuvres des Six programmées par Diaghilev sur lesquelles le début de la critique portait ? Il ne s’agirait pas d’une stratégie argumentative inédite chez notre critique. Finalement, il consacre aussi au compositeur russe une de ses 24 gloses dans son ouvrage Visages de musiciens (1920a), qui sont accompagnées de bois dessinés et gravés par Jean-Paul Dubray (cf. figures 2a et 2b à la page précédente).

Vuillermoz formule sa première objection à Stravinski la même année que ce court portrait. En commentant la réorchestration de L’Oiseau de feu qu’il juge artistiquement réussie, il exhorte les compositeurs à ne pas suivre l’exemple de Stravinski et à ne pas revisiter leurs oeuvres : « Il faut avoir le courage de ses opinions passées. Une oeuvre est ce qu’elle est. Si le créateur a évolué, qu’il en écrive une nouvelle, pour nous montrer le chemin parcouru, mais qu’il respecte ce qui fut le témoignage de sa sincérité d’un jour » (Vuillermoz 1920c [Le Temps, 17 décembre]). Il s’agit bien d’une allusion à la tendance du compositeur à appliquer rétroactivement ses conceptions esthétiques du moment. Dans un esprit similaire, Vuillermoz réagit fortement à l’entretien que Stravinski a accordé à Michel Georges-Michel à l’occasion de la nouvelle version chorégraphique du Sacre réalisée par Massine, publié dans Comoedia sous le titre « Les deux Sacre du printemps ». Stravinski y défend l’idée d’avoir écrit en 1913 une oeuvre « architectonique et non anecdotique » dont l’esprit n’avait pas été compris par Nijinski. La nouvelle version n’« a pas d’argument et il ne faut point en chercher » (Stravinski [1920]2013, p. 146 et 148 [Comoedia, 11 décembre]). Vuillermoz s’indigne que Stravinski renie rétrospectivement sa conception première du Sacre ainsi que la chorégraphie de Nijinski, bien que, comme nous l’avons montré, le critique n’ait à l’époque pas apprécié son « intellectualisme » :

Nous ne pouvons affirmer, sans protester, que la version chorégraphique de Nijinski « alourdissait et obscurcissait » par ses détails symboliques ou anecdotiques, la partition du Sacre qui est « une oeuvre de pure construction musicale ». C’est faux et c’est injuste à la fois ! En 1913, Strawinsky a longuement analysé « ce qu’il avait voulu exprimer dans le Sacre du Printemps »[28]. […] Et nous avions souscrit à tous ses postulats.
Aujourd’hui, nous sommes invités à tenir pour nulles et non avenues toutes ces belles choses ! Nijinski n’y entendait rien, c’est Massine qui a compris, mieux que le compositeur lui-même, la musique du Sacre et qui l’a enfin dépouillé de tout symbolisme et de toute anecdote. […] [Les thèmes plastiques de la première réalisation] complétaient admirablement la partition et c’est depuis leur disparition que nous comprenons que leurs qualités étaient plus grandes que leurs défauts qui nous avaient parfois choqués !
[…] Et l’oeuvre, qui devrait s’appeler « Composition architectonique » n’a pas cessé – fort heureusement ! – de porter le titre de Sacre du printemps ! Alors ? À quoi bon toute cette littérature ?

Vuillermoz 1921 [La Revue musicale, 1er février], p. 162-163

L’opposition de Vuillermoz à la nouvelle démarche de Stravinski devient frontale en 1922 avec sa critique de Mavra. Il se dit obligé « de déplorer l’orientation actuelle du génie de Strawinsky », et se demande « pourquoi cette malicieuse “marche-arrière” de la machine à explorer le temps ? » (Vuillermoz 1922b [Excelsior, 12 juin], p. 4). À son avis, Stravinski fait fausse route en tentant l’humour, puisque « cet homme de génie n’est pas gai. Il n’a rien d’un amuseur. Sa caricature est lourde et appuyée » (ibid.)[29]. Le livret « est dépourvu de tout esprit », et la musique « est d’un poids et d’un volume qui enlèvent à cette “charge” tout agrément ironique » (ibid.). La fin de son texte est encore plus dure :

On constate que Strawinsky, dont le génie rythmique est prodigieux, manque terriblement d’invention mélodique. Ses ouvrages précédents nous l’avaient fait pressentir, mais celui-ci ne permet plus d’en douter. Que ce grand musicien cesse donc de se livrer à des facéties aussi inutiles. Il a encore tant de belles choses à nous dire ! Pour « rire et s’amuser en société » nous avons nos pitres. Ils nous suffisent. Et Mavra, qui n’est assurément pas le chef-d’oeuvre de la vieille gaieté russe, n’est certainement pas celui de la vieille gaieté française !…

ibid., p. 5

Stravinski aurait agi avec bravade en collant la critique destructrice de Vuillermoz sur la première page de son manuscrit autographe (selon Milhaud 1949, p. 148, rapporté dans Taruskin 1996, vol. 2, p. 1596).

En 1923, cependant, Vuillermoz accueille avec enthousiasme Les Noces, qu’il considère être un « prolongement esthétique du Sacre » (Vuillermoz 1923b [Excelsior, 18 juin]). Il vante l’« exaltation sauvage et barbare » de l’oeuvre et la russité retrouvée du compositeur : « on ne saurait être plus éperdument Russe » (ibid. et Vuillermoz 1923c [La Revue musicale, 1er août], p. 70). Les Noces suscitent un consensus critique, et rallient les générations d’avant et d’après-guerre qui s’opposent généralement (Kelly 2013, p. 214-216). Vuillermoz demeure toutefois préoccupé, car il sait que Les Noces sont chronologiquement antérieures à Mavra et que cette dernière ne peut être considérée simplement comme une erreur de parcours : « L’orientation du style futur de Strawinsky, musicien inquiet et tourmenté qui ne veut, à aucun prix, demeurer prisonnier de ses succès ou esclave d’une formule ou d’un clan, reste donc, plus que jamais, mystérieux [sic] » (Vuillermoz 1923b [Excelsior, 18 juin]). Vuillermoz aura eu raison d’être circonspect, car toutes les oeuvres ultérieures de Stravinski le décevront, à l’exception du Capriccio « qui s’écarte moins de son idéal ancien » et où il retrouve « certaines des qualités saisissantes qui lui avaient valu son foudroyant succès et dont il semblait s’être depuis complètement désintéressé » (Vuillermoz 1929b [Candide, 12 décembre]) ainsi que de Jeu de cartes où Stravinski abandonne ses « recherches stériles de néoclassicisme, pour se plonger de nouveau dans un art vivant, coloré, lumineux et dynamique » (Vuillermoz 1937b [Candide, 7 octobre]) :

Défenseur et admirateur de la première heure du maître du Sacre, j’ai dénoncé avec franchise les erreurs que semblait commettre, à mon sens, l’auteur d’Oedipus-Rex ou d’Apollon Musagète. Mais je suis heureux de retrouver dans cet ingénieux et amusant Jeu de cartes les plus belles et les plus rares qualités d’un créateur de génie qui a fait tant de bien et tant de mal à toute la musique d’aujourd’hui !

Vuillermoz 1937a [Excelsior, 18 septembre]

Le compliment est doux-amer. Depuis 15 ans que Vuillermoz doit composer avec la figure de Stravinski dont il ne peut plus avaliser les oeuvres mais dont il ne peut renier le génie qu’il a tant acclamé avant la Grande Guerre. Il fait d’ailleurs part de son embarras aux lecteurs de Candide en 1938 :

En présence de l’homme qui nous a donné un certain nombre de chefs-d’oeuvre absolus, on éprouve un certain embarras à formuler des critiques trop sévères. On se dit que le génie a toujours raison, même lorsqu’il semble avoir tort. Et l’on préfère s’accuser d’insensibilité que de chercher querelle à l’auteur de L’Oiseau de feu, de Pétrouchka et du Sacre. Cependant, en présence des ravages indiscutables causés chez nous par les expériences audacieuses et incohérentes de ce redoutable fabricant d’explosifs, on est bien obligé d’invoquer timidement les droits du bon sens et de la logique pour discuter la légitimité de cette dictature. La conquête de l’Occident par le tsar Igor-le-Terrible a comporté un certain nombre d’atrocités.

Vuillermoz 1938b [Candide, 16 juin]

Le compositeur est ainsi devenu, dans les années 1920 et 1930, un personnage encombrant pour Vuillermoz, un véritable géant dont le critique voudrait diminuer la portée des plus récentes oeuvres. Il n’est cependant pas possible de lui réserver le même traitement qu’aux Six, qu’il s’est efforcé de présenter dès le début, à l’exception d’Honegger, comme de jeunes arrivistes dont la renommée ne reposerait que sur l’effort publicitaire de Cocteau.

Stratégies pour critiquer un géant

Vuillermoz a développé différents procédés, voire des stratégies, pour écrire sur les oeuvres de Stravinski qui le déconcertent. S’il va parfois s’attaquer directement au compositeur ou à sa démarche, il préfère blâmer des éléments extérieurs à Stravinski. Dans les années 1920, Vuillermoz attribue la faiblesse des oeuvres à des éléments paramusicaux ou encore aux collaborateurs du compositeur. Par exemple, dans sa critique de la reprise de L’Histoire du soldat en 1924, il remet en question la mise en scène et, de façon générale, l’entourage littéraire de Stravinski :

Je tiens Strawinsky pour un des plus puissants génies du siècle, mais réellement, depuis Mavra, depuis la mise en scène et le texte de Renard et depuis sa passion pour un Ramuz, j’ai perdu toute confiance dans son goût de lettré. […] [Il] devrait mieux choisir ses conseillers littéraires.

Vuillermoz 1924b [Excelsior, 28 avril]

En 1927, il s’en prend au livret de Cocteau pour Oedipus Rex et surtout à sa « traduction malencontreuse » vers le latin dont n’a su tirer profit Stravinski :

Non seulement [la traduction] rend le spectacle incompréhensible, mais les moins délicats des latinistes souffrent des perpétuelles fautes d’accent et de prosodie qu’un musicien russe inflige à la langue d’Horace. Ce texte, d’ailleurs, comporte des répétitions constantes qui l’assimilent au plus banal livret d’opéra.

Vuillermoz 1927a [Excelsior, 3 juin]

Vuillermoz apprécie cependant la musique, qu’il décrit en utilisant un champ lexical similaire à celui pour la période russe (« fluide irrésistible », « grandeur et […] noblesse sauvage »). La personnalité musicale de Stravinski s’avère ainsi plus forte que ses idées théoriques : « Cette oeuvre réunit toutes les conceptions qui devraient automatiquement engendrer l’ennui et pourtant rien n’est moins ennuyeux que cet ouvrage grandiose où la musique ne perd jamais ses droits » (ibid.).

Cependant, à partir d’Apollon Musagète, Vuillermoz critique plus explicitement le néoclassicisme de Stravinski. Il se désole de l’« idéal de néo-classicisme » qui a poussé le compositeur à adopter une écriture contenue dénuée de spontanéité et qui propose une « savante régression ». Il reprend un des reproches qu’il avait formulé à Mavra, soit que « l’invention mélodique n’est pas la qualité essentielle du splendide génie de Strawinsky » (Vuillermoz 1928a [Excelsior, 14 juin]). La même récrimination revient à propos de la Symphonie de psaumes :

Depuis quelques années, Strawinsky, dont l’invention purement musicale, a toujours été très restreinte, mais qui, dans son premier style, se trouvait en possession d’autres éléments pour nous donner d’étonnants chefs-d’oeuvre, nous déçoit par l’illogisme de ses recherches orientées vers un néo-classicisme terriblement artificiel.

Vuillermoz 1931c [Candide, 5 mars] ; voir aussi Vuillermoz 1931b [Excelsior, 2 mars]

Ainsi, non seulement Vuillermoz s’oppose au principe du néoclassicisme, mais il présente les qualités compositionnelles de Stravinski comme étant peu compatibles avec cette doctrine. Il regrette que « ce magnifique Barbare [soit] guetté par l’ascétisme » (Vuillermoz 1929b [Candide, 12 décembre]). En 1935, dans l’ouvrage L’Initiation à la musique. À l’usage des amateurs de musique et de radio, il affirme sans détour que le compositeur s’est livré, dans la deuxième partie de sa carrière, « à des prospections d’un intérêt inégal dans le domaine de l’instrumentation ou de la polyphonie […] qui vont d’un modernisme suraigu à un néoclassicisme inattendu et parfois même assez décevant aux yeux de ses premiers admirateurs » (Vuillermoz 1935, p. 60-61). La déception est à la hauteur des attentes que Vuillermoz s’était forgées sur la base des oeuvres d’avant-guerre.

Une autre des stratégies développées par Vuillermoz pour aborder les nouvelles oeuvres de Stravinski est de constamment le ramener à sa russité. Il ne s’agit pas simplement de revenir avec nostalgie sur la période russe – ce que le critique fait d’ailleurs régulièrement –, mais de lier l’essence du stravinskisme à l’exotisme russe. En 1928, à l’occasion de son texte sur Le Baiser de la fée qui emprunte des thèmes à Tchaïkovski, Vuillermoz déplore que Stravinski ait puisé dans un matériau occidentalisé (celui de Tchaïkovski) plutôt que de s’inspirer de l’« asiatisme » d’un Rimski- Korsakov, d’un Glazounov, d’un Balakirev ou encore d’un Borodine : « Il en est résulté un ouvrage aussi peu strawinskyste que possible et dénué de toute originalité. […] Plus on aime Strawinsky et moins on peut lui pardonner une déception de ce genre » (Vuillermoz 1928c [Excelsior, 30 novembre] ; voir aussi Vuillermoz 1934 [Excelsior, 24 juin]). En 1931, Vuillermoz présente le génie de Stravinski comme découlant directement de sa russité et de sa capacité à puiser dans le folklore de son pays natal :

Strawinsky est, en effet, un homme de génie, mais ce génie n’est pas d’ordre strictement musical. […] Si vous étudiez de près l’écriture de ce compositeur qui nous a donné tant de chefs-d’oeuvre, vous vous apercevrez immédiatement de l’absence de toute création proprement musicale. Dans ce domaine, dès qu’il sort du folklore, Strawinsky ne trouve rien, n’invente rien.

Vuillermoz 1931a [Excelsior, 23 février]

L’ultime stratégie employée par Vuillermoz consiste à isoler Stravinski. Alors qu’il avait fait du compositeur un chef de file du renouveau du langage musical avant la Première Guerre mondiale, Vuillermoz cherche à le dépeindre comme un génie solitaire dont l’imitation est périlleuse. Dans sa critique des Noces de 1923, il épingle en particulier les Six (et plus spécifiquement Auric, Milhaud et Poulenc) et par extension Cocteau et Satie qui avaient défendu Mavra l’année précédente et « élu » Stravinski à leur tête (Taruskin 1996, vol. 2, p. 1598-1599) :

les jeunes musiciens d’aujourd’hui qui cherchent à s’assimiler ses procédés et qui n’obtiennent qu’un démarquage laborieux et systématique. Ce sont d’ailleurs ces copistes d’un de nos illustres visiteurs étrangers qui prétendent démontrer que l’art d’un Debussy ou celui d’un Ravel ne sont pas d’hérédité nettement française. Pour des nationalistes aussi chatouilleux, Mavra constituerait-il le trésor le plus rare de notre patrimoine intellectuel français ?

Vuillermoz 1923c [La Revue musicale, 1er août], p. 70

À ses yeux, les jeunes compositeurs français ont été « “gazés” par les maléfiques vapeurs du strawinskysme » (Vuillermoz 1938b [Candide, 16 juin]).

Vuillermoz rejette toute filiation stylistique émanant de Stravinski (ce qu’il n’avait pourtant pas hésité à faire avant la guerre). L’enseignement qui doit être retenu de l’exemple du compositeur russe est celui de se tourner vers son propre folklore local et de le moderniser par ses propres moyens :

Cet admirable professeur ne nous invite pas à le copier servilement ; il nous révèle une méthode féconde. Ce qu’il est intéressant d’imiter chez lui, ce ne sont pas ses procédés d’écriture, ni ses trouvailles de style, mais son état d’âme. Ce n’est pas en utilisant les inventions techniques du Sacre ou des Noces que nous obtiendrons un Stravinsky français : c’est en appliquant à notre folklore et à nos traditions locales les méthodes créatrices et régénératrices que ce pieux artiste a si magnifiquement utilisées.

Vuillermoz 1923c [La Revue musicale, 1er août], p. 70

C’est une attitude qualifiée de« modernisme ethnique » (Lazzaro 2018, p. 252 et 278) que Vuillermoz adopte, et il n’est donc pas étonnant qu’il apprécie tout particulièrement les oeuvres de Bartók dont la modernité demeure ancrée dans le folklore[30].

Vuillermoz va plus loin dans sa tentative de discréditer les épigones de Stravinski en présentant ses nombreux changements de style comme de volontaires « bons désordonnés » et « voltes-faces désespérées pour dépister les suiveurs » (Vuillermoz 1931c [Candide, 5 mars]). Il revient à la charge en 1949 dans la longue section qu’il dédie à Stravinski dans son Histoire de la musique. Il commence par rappeler la grandeur du Stravinski « russe » et insiste ensuite poliment sur la polyvalence du compositeur dont « les expériences hardies […] ne sont pas toutes des réussites absolues mais sont toujours intéressantes » (Vuillermoz 1949, p. 408). Il conclut ensuite en isolant complètement Stravinski et en écorchant au passage toute une génération :

Ce génie protéiforme et, par conséquent, inimitable, fut le plus imité de tous les novateurs de son temps. L’influence de Strawinsky sur la jeune musique contemporaine a été incalculable. Elle n’a pas toujours été heureuse, car sa musique écrite « sur mesure » ne constitue pas une formule d’élocution transmissible. On dirait même que Strawinsky, en changeant perpétuellement de visage, songe aux moutons de Panurge qui le suivent et s’efforce d’en « dissiper le troupeau dès qu’il se reforme derrière lui ». […] les épigones de l’auteur de l’Octuor pour instruments à vent ne nous ont pas encore donné un seul chef-d’oeuvre authentiquement « strawinskyste », ce qui prouve bien que les parasites qui vivent aux crochets du Prince Igor n’arrivent pas à le dépouiller de ses richesses essentielles.

Ibid., p. 408-409

Vuillermoz a ainsi trouvé un moyen de critiquer l’héritage stravinskien tout en louant le génie du compositeur.

Vuillermoz n’est pas le seul critique à émettre de sérieuses réserves à propos du néoclassicisme présenté comme remède au debussysme et à l’« impressionnisme ». Le virage néoclassique de Stravinski suscite des réactions aussi variées qu’il y a de musicographes (sans compter les critiques qui commentent les oeuvres sans jamais aborder le principe qui les sous-tend)[31]. Par exemple, le critique Paul Bertrand, à l’instar de Vuillermoz, évoque avec nostalgie L’Oiseau de feu et Petrouchka et craint l’influence du nouveau Stravinski sur les jeunes compositeurs français (Bertrand [1922]2021 [Le Ménestrel, 26 octobre]). Arthur Lourié, quant à lui, occupe un statut particulier, se faisant l’interprète, voire parfois le porte-parole, de Stravinski dont il est l’assistant entre 1925 et 1930. Ses écrits ont notamment contribué à cristalliser l’expression « retour à » pour qualifier la démarche stravinskienne (Dufour 2006, p. 87-105). Louis Laloy, qui partage plusieurs des idées esthétiques de Vuillermoz avant la guerre (malgré quelques querelles), ne manifeste pas les mêmes réticences que notre critique. Dans ses mémoires publiées en 1928, il écrit : « Je n’ai cessé […] de suivre Stravinski dans tous les développements de sa pensée, et comme à Debussy je lui ai donné raison chaque fois que sortant de la voie par lui-même tracée il s’est jeté hardiment à la découverte de véracités inconnues » (Laloy 1928, p. 223). Il émet tout de même de timides réserves face au nouveau « système » de la musique « pour elle-même » de Stravinski : « C’est un système comme un autre, mais j’aime mieux un art sans système ». Toutefois, « Stravinski peut se permettre toutes les débauches de théorie : il restera toujours un maître musicien » (ibid., p. 268-269). Comme Vuillermoz, Charles Koechlin regrette l’anti-debussysme à la mode (Koechlin 1921 [La Revue musicale, août] ; Koechlin [1927]2006 [La Revue musicale, mars]). Il déplore le rejet de l’expressivité par les jeunes compositeurs au profit d’un « retour à la Raison » qui serait revendiqué par les esthéticiens souhaitant légitimer la sécheresse des oeuvres nouvelles (Koechlin 1929 [La Revue musicale, 4 février], p. 56-59). Pour lui, comme pour Vuillermoz – les deux sont d’ailleurs des membres fondateurs de la smi –, la musique doit demeurer sensible. Vuillermoz se distingue cependant de Koechlin dans la façon dont il fait circuler ses prises de position. Koechlin, compositeur et intellectuel, professe ses idées dans quelques essais développés, publiés pour la plupart dans La Revue musicale, qui s’adressent aux connaisseurs. Vuillermoz possède lui aussi une solide formation musicale – Koechlin le considère d’ailleurs comme un compositeur-critique (Koechlin [1927]2009 [La Revue musicale, 1er septembre], p. 177) –, mais il a résolument orienté sa carrière vers les médias de masse qui lui permettent de communiquer ses idées régulièrement à un vaste lectorat. Son argumentation est moins développée que celle de Koechlin, mais est toute de même efficace puisque largement diffusée auprès du lectorat bourgeois des principaux journaux et hebdomadaires où il s’exprime durant l’entre-deux-guerres (Le Temps, Excelsior, Candide).

Conclusion

Vuillermoz a été l’un des principaux appuis de Stravinski durant les années 1910, publiant plusieurs articles élogieux sur le compositeur et sa musique dont il vante le caractère russe et la sensorialité. Le revirement est ensuite spectaculaire : sans jamais renier le génie de Stravinski, il rejette presque toutes ses oeuvres de l’entre-deux-guerres. Ses textes ramènent systématiquement le compositeur à sa russité et déplorent son orientation néoclassique. Surtout, Vuillermoz isole et présente Stravinski comme un franc-tireur qui ne doit (et même qui ne veut) pas être suivi.

Pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années 1950, Vuillermoz s’implique auprès des Jeunesses musicales de France (jmf) où il entreprend de nombreuses activités de médiation auprès du jeune public : émissions radiophoniques, conférences, « La page des jeunes » du Journal musical français des jmf, etc. Il transmet à son auditoire et à son lectorat sa propre version de l’histoire de la musique, une histoire engagée dont il est à la fois protagoniste et narrateur. Son Histoire de la musique de 1949 (qui est d’ailleurs dédiée aux jmf) a été rééditée jusque dans les années 1990 en version augmentée par le critique Jacques Longchamp, proche collaborateur de Vuillermoz aux jmf. Il est dès lors pertinent de se poser la question de la survivance, du moins en France, de la version vuillermozienne de l’histoire de la musique du xxe siècle dans laquelle Stravinski reste confiné à sa période russe, persistance à laquelle le réseau des jmf a certainement contribué.

Après l’exil de Stravinski aux États-Unis en 1939, les occasions pour Vuillermoz de se prononcer sur le compositeur sont moins nombreuses. Lorsque Stravinski retourne à Paris en octobre 1957 pour diriger Agon dans le cadre d’un concert du Domaine musical, le critique publie trois textes, d’abord pour le Journal musical français des jmf, ensuite pour Résonances lyonnaises et finalement pour The Christian Science Monitor (en anglais). Il y présente l’oeuvre comme un « devoir d’élève » (Vuillermoz 1957c [Résonances lyonnaises, 1er novembre], p. 12), et regrette que Stravinski se laisse brandir comme drapeau de la doctrine sérielle (Vuillermoz 1957b [Journal musical français, 28 octobre]). L’article du Christian Science Monitor – qui est, à notre connaissance, le dernier qu’il ait écrit sur Stravinski – propose une vision singulière de la carrière du compositeur : Vuillermoz revient avec nostalgie sur les premières années parisiennes de Stravinski en insistant sur l’accueil des Apaches, et il occulte complètement l’entre-deux-guerres, comme si rien n’avait été composé entre le Sacre et l’exil américain :

At once musicians, painters, and writers who had rushed to support Maurice Ravel in the face of public obtuseness, opened their arms to the newcomer and fought courageously to rouse appreciation for works composed in a bold new style. Paris saw the triumph of Pétrouchka and Firebird, and it was the scene of a historic battle – recalling that of Hernani – waged riotously at the Casino de Paris, and of another at the Théâtre des Champs-Élysées on behalf of Sacre du Printemps, conducted by Pierre Monteux.
Then Stravinsky, having become famous all over the world, gave up his French nationality to become an American citizen, and his visits to Paris dwindled.

Vuillermoz 1957d [The Christian Science Monitor, 16 novembre]

Ainsi, jusqu’à la fin et jusqu’auprès du lectorat américain, Vuillermoz aura réduit Stravinski à sa période russe.