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Pas moins de trois dates importantes ont porté les célébrations entourant l’héritage de Stravinski au cours des douze dernières années. Alors que 2010 marquait les 100 ans de création de L’Oiseau de feu avec la première célébration du talent du compositeur en sol français, l’année 2013 marquait les 100 ans de sa grandeur artistique consacrée par la création tout autant que le scandale du Sacre du printemps. Les plus fervents admirateurs pourraient aussi ajouter les 100 ans d’oeuvres tout aussi importantes dans sa trajectoire européenne de la décennie 1910, par exemple Petrouchka en 2011 ou Histoire du soldat en 2018. Mais à ce compte les anniversaires risquent de se multiplier exagérément au cours des trois prochaines décennies ! La dernière date à retenir concerne la commémoration de la mémoire de Stravinski avec les 50 ans de son trépas, le 6 avril 2021. Cette période de célébration est aussi celle qui aura fait place à un événement assez inédit dans la réception posthume d’un·e compositeur·rice : la redécouverte, en 2015, d’une oeuvre que le milieu musical croyait perdue pour toujours, selon les dires du compositeur et ce qui avait été validé dans les archives. C’est que le Conservatoire Rimski-Korsakov de Saint-Pétersbourg n’avait pas encore révélé tous ses secrets ! Dans le cadre des travaux de Natalia Braginskaïa, musicologue spécialiste de musique russe et de Stravinski et rectrice adjointe du Conservatoire au moment de cette redécouverte, l’une des responsables de la bibliothèque, Irina Sidorenko, allait tomber sur les 58 parties orchestrales de Pogrebalnaïa pesnya, op. 5[1]. Oeuvre connue par les francophones sous le titre de Chant funèbre, il s’agit du célèbre hommage musical rendu à la mémoire de Rimski-Korsakov et créé à Saint-Pétersbourg en janvier 1909. L’honneur fut accordé au chef d’orchestre Valery Gergiev de créer cette reconstitution en première mondiale le 2 décembre 2016 au Théâtre Mariinski avec l’orchestre éponyme[2]. Il s’est donc passé beaucoup de choses au cours de la dernière décennie dans l’évolution de l’oeuvre stravinskienne et des connaissances que nous en avons, ce qui comprend de nouvelles années de diffusion, de réception et d’approfondissement de son oeuvre.

Ce numéro de la Revue musicale oicrm apporte à son tour une pierre à l’édifice qui se construit depuis quelque temps quant au renouveau des études stravinskiennes après les grandes contributions de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle, qu’on pense aux travaux de Maureen Carr, Richard Taruskin, Pieter C. Van den Toorn et bien d’autres. Cette vague de nouvelles études ne constitue pas tant une rupture avec le travail de ces pionnier·ère·s qu’un recalibrage vers des orientations qui tiennent compte de préoccupations épistémiques propres au xxie siècle. En témoignent, par exemple, Valérie Dufour qui révèle dans Stravinski et ses exégètes (1910-1940) (2006) l’influence décisive des exégètes dans la pensée et les orientations stylistiques du compositeur, ou encore plusieurs des contributions au fondement de Igor Stravinsky. Sounds and Gestures of Modernism (2014) qui s’orientent dans de nouvelles problématiques telles que la spiritualité, le corps, la gestuelle, la phonographie, la diffusion à l’écran et encore bien d’autres avenues pertinentes en regard de l’héritage musical du compositeur[3]. Les exemples de la sorte sont nombreux au cours des dernières années et font surtout état de la vitalité des études portant sur Stravinski et du désir de les renouveler par l’entremise d’horizons féconds.

Le présent numéro ne fait pas exception à l’emprise de cette nouvelle direction qui s’est affirmée dernièrement. Les articles ont tous en commun de discuter de Stravinski par l’intermédiaire d’un sujet ou d’une problématique connexe, par exemple les enjeux de durée ou de tempo (Philipe Lalitte), la réception de son oeuvre en contexte québécois (Laurence Gauvin et Antoine Sylvestre) ou encore la circulation de son oeuvre en contexte numérique (Danick Trottier). Et les principaux textes de ce numéro thématique font aussi ressortir la force d’attraction qu’exerce toujours Le Sacre du printemps quand il s’agit de parler du compositeur et de jauger de son héritage : alors que trois contributions s’y attardent explicitement, deux autres y reviennent aussi dans le contexte de leur problématique spécifique. Il se dégage donc une unité dans le présent numéro par rapport au décentrement de la problématique de départ pour mieux éclairer l’oeuvre stravinskienne en en faisant un cas paradigmatique d’une situation plus globale, par exemple le problème exégétique que rencontre Émile Vuillermoz face à la volte-face esthétique du début des années 1920 (Marie-Pier Leduc) ou l’usage de son oeuvre en contexte de spectacle équestre chez Bartabas (Caroline Barbier de Reulle).

C’est ainsi que Philippe Lalitte ouvre le bal avec un article dans lequel il s’agit de comprendre l’évolution de l’interprétation sur disque du Sacre du printemps sous l’angle de la durée de l’oeuvre et des tempi choisis. Par le recours à une Analyse en Composantes Principales (acp), l’étude parvient à dégager des constantes et aussi des différences au sein de ce corpus (96 versions de 1929 à 2019), une certaine homogénéisation s’imposant à partir des années 1960 tout en mettant à rude épreuve la posture autoritaire du compositeur quant au respect des indications de tempi au sein de la partition. L’article signé par Marie-Pier Leduc approfondit la rencontre tout autant que la confrontation entre deux figures incontournables de la modernité française, soit Stravinski face au critique redoutable que fut Vuillermoz. Alors que ce dernier a été l’un des artisans de la célébration et de la consécration du génie de Stravinski au temps des Ballets russes, notamment par la mise en valeur de notions comme le caractère russe et la sensorialité, le tournant néoclassique pose problème par l’association au groupe des Six et oblige le critique à passer par toutes sortes d’entourloupettes pour justifier sa position de jadis et faire valoir sa prise de distance de l’entre-deux-guerres conformément à l’évolution stylistique du compositeur. Laurence Gauvin et Antoine Sylvestre s’attardent, pour leur part, à la réception de Stravinski en contexte québécois eu égard aux premières oeuvres qui sont interprétées à Montréal (par exemple, L’Oiseau de feu le 17 février 1924), avec pour centre d’intérêt la création québécoise du Sacre du printemps le 5 mars 1957, événement qui est interprété par les critiques locaux comme une consécration des institutions musicales et qui doit être suivi d’une meilleure éducation du public. Signant le dernier article du numéro, j’ai voulu m’attarder à un phénomène que je trouve négligé dans les études actuelles portant sur la diffusion des musiques classiques : leur circulation sur la toile et dans tous les formats inimaginables, des pièces d’archive aux productions phonographiques en passant par les recompositions de toutes sortes (arrangements, accompagnement visuel, liste d’écoute, mashups, etc.). L’un des cas les plus emblématiques à cet effet est l’appropriation du Sacre du printemps sous forme de mashup auquel se livrent les internautes sur YouTube, le ballet phare de Stravinski étant l’objet d’un réinvestissement qui n’a d’égal que l’imaginaire éclaté auquel il est soumis.

Par ailleurs, le numéro comporte une contribution libre signée par I Putu Arya Deva Suryanegara et qui a pour objet le film Trace and Dance in Bali (1951) des anthropologues Margaret Mead et Gregory Bateson, le but étant de comprendre les origines de la bande sonore et de sa finalité par rapport au propos du film, bref des corrélations entre image et son, entre ce qui est montré, dit et entendu. Outre les quatre comptes rendus qui sont proposés en fin de numéro et qui sont signés par Sylveline Bourion, Kamille Gagné, Catherine Harrison-Boisvert et Pierre Lavoie, le numéro se complète de cinq notes de terrain. Deux de ces contributions se rattachent au numéro portant sur Stravinski. Dans un premier temps, Caroline Barbier de Reulle nous conduit vers l’univers équestre qui, sous l’impulsion de l’artiste Bartabas, domine un spectacle dans lequel la musique de Stravinski est insérée. Triptyk (2000-2002) et Le Sacre de Stravinsky (2018) font ressortir l’importance que prend la musique du compositeur pour coordonner les mouvements et les gestes tout autant que la symbolique propre à ces deux spectacles, l’oeuvre stravinskienne épousant une nouvelle force d’attraction dans ce contexte. Dans un second temps, Jessica Pilon Pinette retrace la présentation d’Histoire du soldat le 18 mars 2021 à l’Université du Québec à Montréal (uqam) dans le cadre du colloque international Stravinski et la France, « ma seconde patrie ». Réception et héritage (1910-2010)[4]. L’autrice y rappelle la genèse de cette production et s’entretient avec les trois artistes l’ayant portée, soit Lise Cauchon-Roy, Thierry Champs et Dina Gilbert. Les trois autres notes sont tout aussi riches en réflexion par la mise en relief d’enjeux actuels. De style review essay, le texte signé par Laurent Cugny porte sur l’ouvrage Le grand espace tonal. Essai didactique d’harmonie moderne et jazz : pour l’étude et la pratique (2019) de Cyril Achard afin d’en relater le contenu, d’en discuter les propositions épistémiques et surtout d’en supputer les portées pratique et théorique quant à la nouvelle approche de l’harmonie tonale défendue par l’auteur. La note suivante se tourne du côté d’un colloque ayant eu lieu à Montréal les 26 et 27 novembre 2021 au Centre des musiciens du monde en partenariat avec l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (oicrm) : Femmes musiciennes du monde. Caroline Marcoux-Gendron et Lysandre Champagne y relatent les principaux objectifs poursuivis par l’événement et les contributions tout autant que les discussions auxquelles ce dernier a fait une place, les musiciennes migrantes étant trop souvent négligées dans les études portant sur la professionnalisation artistique ou sur les phénomènes migratoires en musique. Enfin, la dernière note de terrain, signée par Luis Velasco-Pufleau, explore les enjeux complexes que soulève le travail des musicologues en temps de guerre, à partir d’une réflexion sur deux concerts de solidarité avec l’Ukraine présentés en mars 2022.

L’ironie du sort veut que le présent numéro ait comme thème Stravinski tout en se terminant sur une contribution qui fait directement écho à l’actualité politique de 2022 : ce n’était pas prévu au départ et il y a des choses qui ne s’inventent pas, tel que le formule l’expression populaire… Comme les textes sur Stravinski découlent du colloque organisé l’an dernier par l’oicrm[5], cet événement ayant été l’occasion d’approfondir le terreau fertile qu’a été la France pour un compositeur russe, j’ai peine à imaginer les reproches qu’aurait encaissés le colloque si la guerre en Ukraine avait été déclenchée un an plus tôt. L’affligeante situation portée par cette agression militaire génère un contexte belliqueux auquel la musique n’échappe pas. Pourtant, un musicien comme Stravinski fait la démonstration d’une mobilité culturelle qui dépasse les frontières nationales, même si à l’occasion il a cédé à la tentation de l’eurasisme ou à celle du nationalisme français, et même si certain·e·s ont voulu en faire l’héritier direct de la culture russe. Ce fait de première importance ouvre la voie à un questionnement que l’on pourrait qualifier d’existentiel : jusqu’à quel point peut-on définir un·e compositeur·rice par sa nationalité ? Vaste question à laquelle tout un pan des études historiques et culturelles en musicologie s’attarde et à laquelle je n’ai pas la prétention de répondre pour clore la présentation de ce numéro. Mais il me sera permis d’ajouter ceci à titre de spécialiste de Stravinski et des avant-gardes musicales du xxe siècle : le long chemin parcouru pour en arriver à penser la musique par-delà les cloisons nationales a été sinueux et devrait être rappelé à défaut d’être acquis. Stravinski n’en est-il pas le meilleur exemple ? Le réduire à sa nationalité serait une grave erreur, et il en va de même pour la grande majorité des compositeur·rice·s du xxe siècle !