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Les Tchouktches, peuple du nord-est sibérien, sont connus dans la littérature pour leur répartition traditionnelle entre chasseurs de mammifères marins et éleveurs de rennes, les définissant en fonction de la relation qu’ils entretiennent avec le monde animal et leur activité de subsistance principale. Ce dont on parle moins, c’est de l’étroite relation qu’ils tissent avec les végétaux : celle-ci se reflète dans le quotidien, certains mythes (par exemple, « la racine vivante », Bogoraz 1900, 317-318) et plus encore dans le déroulement des rituels.

Des études sur l’usage des plantes en Tchoukotka existent pourtant, comme le rappellent Olga Belichenko, Valeria Kolosova, Kevin Jernigan et Maria Pupynina dans leur article (ce volume), auquel il convient de se reporter pour un état des lieux plus exhaustif. Certaines publications anciennes se sont consacrées à ce thème (notamment, Argentov 1862), et des informations concernant la relation aux plantes sont présentes dans la célèbre monographie que Vladimir Bogoraz consacre aux Tchouktches (Bogoras 1904-1909, notamment : 197-200) ou encore dans l’étude de Varvara Kuznecova sur les rituels dans la toundra d’Amgouèma (Amguema[1]) (Kuznecova 1957). On retrouve des données sur les plantes dans des ouvrages s’intéressant plus particulièrement à la langue : ainsi, Grigorij Ranavroltyn consacre une section entière de son dictionnaire thématique aux plantes (2005, 188-200). En ce qui concerne les études locales, Lyudmila Ainana a publié un inventaire très précis des plantes consommées par les Yupik (Ainana et Zagrebin 2014). Ou encore, Aleksandr Tevljal’kot a présenté les plats qui intègrent des plantes dans leur composition (Tevljal’kot 1993 ; 2000). D’une manière générale, les études sur les plantes se sont le plus souvent intéressées à leur rôle dans l’alimentation (par exemple Menovščikov 1974 ; ou plus récemment, Yamin-Pasternak 2007 ; 2008 ; voir aussi Belichenko et al., ce volume).

Dans cet article, je tente d’aborder la question de la relation aux végétaux à travers un angle analytique plus large. Je présente une ethnographie de l’interaction avec les plantes, basée sur une observation de terrain de la façon dont les liens se tissent entre humains – surtout femmes – et plantes. Le terme référent en tchouktche est celui de tyn’èč’yn (тыӈэчьын) – « ce qui pousse », du verbe tyn’èk (тыӈэк) « pousser » – que G. Ranavroltyn (2005) utilise comme terme générique dans son dictionnaire pour tout le vocabulaire décrivant les végétaux, les herbacées, les ligneux, les mousses mais aussi les champignons et les lichens, qui ne sont habituellement pas considérés comme des végétaux par la phylogénie (et classés dans un règne à part). Prenant comme point de départ une saison de cueillette à laquelle j’ai participé, j’étudie comment les éleveurs de rennes de la toundra vivent avec les plantes. Je documente certaines des techniques mises en oeuvre : cueillette, cuisson, etc., partant du principe que « toutes les activités matérielles offrent un aperçu des théories vernaculaires implicites de l’action et de l’effet qu’elles ont sur le monde[2] » (Coupaye 2018, 20). Je montre la place des plantes dans le rituel et leur rôle dans la relation que les humains établissent avec les rennes et les esprits. En ce sens, cet article rejoint l’argument de Yamin-Pasternak et Pasternak qui parlent du couvert végétal de la toundra comme un élément « qui connecte et facilite le contact entre les mondes » (Yamin-Pasternak et Pasternak 2021, 564). J’ai montré, dans mes recherches précédentes, la responsabilité centrale de la maîtresse de maison dans les rituels et la domestication des rennes par son interaction avec le foyer (Vaté 2003 ; 2011 ; 2013), je souhaite ici poursuivre cette exploration en mettant en avant ce même rôle des femmes comme interlocutrices privilégiées du végétal et comme intermédiaires entre le renne, les humains, les plantes, la terre et les esprits.

C’est le terrain qui m’a conduite à m’intéresser aux plantes. En vivant dans la toundra et en étudiant les rituels, je suis venue à comprendre leur importance. J’ai donc été confrontée à la nécessité de faire connaissance avec elles. Afin de les identifier, j’ai consacré une partie de mon terrain de 1999 à constituer un herbier. J’ai ainsi réuni une centaine d’échantillons de plantes et racines, certaines en plusieurs exemplaires. La récolte a eu lieu dans la toundra d’Amgouèma[3] et n’a concerné que l’utilisation faite par les éleveurs, même si j’ai pu par la suite obtenir des informations concernant la cueillette dans les villages côtiers mais avec moins de détails et sans assister à la récolte. C’est donc en constituant cet herbier que j’ai pu observer la place des plantes dans la vie des éleveurs de rennes tchouktches et aller les ramasser avec les femmes dans la toundra. Ces données, présentées dans ma thèse (Vaté 2003), n’ont cependant jamais fait l’objet de publication jusqu’ici.

Le regain d’intérêt récent pour les plantes m’invite à me pencher à nouveau sur cette recherche et à la diffuser. La relation que les humains entretiennent avec les végétaux est bien un sujet classique de l’anthropologie mais j’observe, comme d’autres chercheurs (voir par exemple Laugrand 2020 : 4), une attention croissante portée aux interactions avec les végétaux, impulsée en partie par le développement des « ethnographies multi-espèces » (multispecies ethnography, Kirksey et Helmreich 2010) et de ceux qui comme Eduardo Kohn (2013) souhaitent développer « une anthropologie au-delà de l’humain », en s’intéressant à la façon dont « pensent les forêts ». Après le « tournant animal », on parle maintenant de « tournant végétal » (Laugrand 2020, 4). Certains auteurs invitent même à « interviewer les plantes » (Hartigan 2017) et à en faire des « sujets ethnographiques » (Hartigan 2019).

Si l’enquête menée en 1999 et durant laquelle j’ai constitué un herbier fournit la trame de cet article, elle n’est pas la seule source des données ethnographiques présentées ici. J’ai effectué une dizaine de séjours en Tchoukotka[4] et j’ai pu ainsi observer divers moments d’interactions humains-plantes, pas seulement la période de cueillette, ni exclusivement l’usage de la toundra. Mais c’est plus spécifiquement à la vie dans la toundra que je m’intéresse ici[5]. Cette étude doit être lue en complément de celle publiée dans ce volume par Belichenko et ses collègues qui offrent un aperçu plus large des pratiques existant dans une variété de villages.

J’ai mené cette recherche seule. J’aurais beaucoup aimé travailler dans un contexte pluridisciplinaire en collaboration avec des botanistes ou des ethnobotanistes. L’opportunité ne s’est pas présentée. J’ai cependant bénéficié de conseils avisés de la part de Laurence de Bonneval qui a pu se rendre sur le terrain au début des années 1990 et a publié deux articles sur ce thème (Bonneval 1993 ; Bonneval et Malet 1993). Je n’en demeure pas moins une anthropologue qui s’est improvisée botaniste. Mes déterminations sont indicatives, elles mériteraient sans doute parfois confirmation, et je n’ai quelquefois pas pu aboutir au-delà d’un niveau de détermination spécifique, voire générique.

Du point de vue ethnographique, documenter l’usage des plantes a été à certains égards la partie la plus « facile » de mes terrains : on répondait plus volontiers et plus aisément à mes questionnements sur l’usage des plantes qu’à ceux sur le sens et l’élaboration des rituels, sur lesquels portaient mes premières recherches. Les discours sur les rituels pouvaient être plus fréquents en ville, là où on ne les faisait plus ou bien où l’on essayait de leur donner une forme plus urbaine (Vaté 2007). Mais dans la toundra, là où les rituels pouvaient encore s’observer, les explications étaient maintenues à leur minimum, comme si les faire mais ne pas en parler était l’attitude prescrite (pour une observation similaire ailleurs en Sibérie, voir Plattet 2005, 41). Mais concernant les plantes, l’information me parvenait parfois d’elle-même. Je me souviens notamment comment, un jour, Tyn’utyn’è[6], la doyenne du campement où je séjournais en 1999, revenant de son tour matinal en toundra, a sorti de son habit un brin de potentille ligneuse (matač’yt/матачьыт) qu’elle avait cueilli pour moi, pour l’herbier que j’étais en train de constituer, afin de continuer la conversation commencée la veille. Tyn’utyn’è, très âgée, monolingue tchouktche, fait déjà exceptionnel à cette époque, parlait peu mais avait créé, par ce geste, un pont entre nous ; les plantes ont réellement permis la mise en place d’un lien, d’un mode de communication qui nous était propre. Mais Tyn’utyn’è n’est pas la seule à y avoir contribué, l’herbier s’est ainsi parfois constitué au fil de l’eau, des éléments que chacun souhaitait y ajouter et mes notes contiennent le contexte du recueil, le nom de la personne qui m’a éventuellement donné l’échantillon et qui m’en a donné le nom en tchouktche.

Vivre avec les plantes, une relation par intermittence

On peut dire que, pour les éleveurs de rennes, la relation avec le végétal rythme les saisons. Bogoras mentionne un proverbe qu’il qualifie d’ancien qui dit « Les gens reviennent à la vie au printemps parce que les racines du saule commencent à dégeler » (Bogoras 1904-1909, 197). La situation du couvert végétal est évidemment centrale pour l’accès à la nourriture des rennes et définit le mode de pâturage pratiqué en chaque saison (voir Tableau 1). En été, par exemple, les gardes auprès du troupeau sont permanentes et mobilisent au moins trois éleveurs car l’accès à une abondante végétation provoque l’éparpillement des rennes. C’est particulièrement le cas les années où le climat est favorable à la pousse des champignons dont les rennes sont terriblement friands. Au contraire, en hiver, les rennes se déplacent moins : ils se nourrissent de la mousse et des lichens qu’ils parviennent à trouver sous le manteau neigeux qu’ils grattent au moyen de leurs sabots performants ; les gardes sont alors plus distantes et ne mobilisent en général qu’un seul éleveur.

Tableau 1

L’organisation des activités saisonnières des éleveurs de rennes

L’organisation des activités saisonnières des éleveurs de rennes

Tableau 1 (suite)

L’organisation des activités saisonnières des éleveurs de rennes

* Des rituels ponctuels peuvent avoir également lieu en fonction de diverses occasions.

Ce tableau est indicatif, il est soumis à fluctuation en fonction des contingences climatiques, familiales, sociales, etc.

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On vit avec les plantes un peu comme les rennes vivent avec elles. On accueille avec une joie toute particulière les linaigrettes[7], qui sont les premières à poindre au travers du couvert neigeux ; les rennes les adorent alors elles réjouissent les humains aussi. Les linaigrettes marquent l’arrivée du printemps et de la saison douce – saison associée à l’absence de neige et à l’accès au couvert végétal[8]. Cette saison signifie abondance de nourriture pour les rennes mais aussi une plus grande diversité alimentaire pour les humains, qui ont accès à des délicatesses comme les baies, auparavant consommées uniquement sur place mais dont on fait aujourd’hui, au village, des confitures. Le végétal refait surface à partir de mai/juin, tout dépend des régions et des années, pour être de nouveau recouvert en octobre, déjà parfois au cours du mois de septembre. C’est ainsi par la relation aux plantes que l’on désigne la période de l’année où le végétal refait surface. Ainsi, selon Ida Kulikova (1976, 28), ynatj’’èlgyn (ынатйъэлгын) correspond à la période d’avril-mai et provient du verbe ynatèk (ынатэк) : récolter les racines comestibles. Bogoras (1904-1909, 51-52) parle également du « mois des feuilles en devenir » (ta’wtiñ-yêlhin, Bogoras, 1904-1909, 51 – sa graphie, de tavtyn’yk/тавтыӈык, « ramasser de la verdure, des feuilles », Weinstein 2018, 14) qu’il définit comme correspondant à la période du 20 mai au 20 juin.

L’usage des végétaux ne se limite pas au champ de l’alimentation ; il intervient dans plusieurs aspects du quotidien. On utilise ainsi la potentille ligneuse (matač’yn/матачьын) pour la literie, ou parfois aussi des bouleaux nains (vylgylgyn/вылгылгын) lorsque celle-ci vient à être usée. On ramasse bien entendu quotidiennement du bois pour alimenter le feu. On a recours à diverses essences de bois, par exemple pour les traîneaux ou encore les poteaux de la carcasse de la iaranga (jaran’y/яраӈы, en tchouktche), tente recouverte de peaux de rennes cousues entre elles. Enfin, les végétaux interviennent également dans la confection de l’habillement : comment teindre d’un beau rouge foncé le côté peau des vêtements en fourrure de rennes sans les écorces d’aulne macérées dans l’urine ? (Figure 1).

Figure 1

Virètyk (вирэтык) : La teinture avec une macération d’écorce d’aulne (virvir/ вирвир) et d’urine

Virètyk (вирэтык) : La teinture avec une macération d’écorce d’aulne (virvir/ вирвир) et d’urine
Amgouèma, août 1997[9]

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Une saison de récolte par les femmes

La cueillette des plantes a donc lieu à la saison douce, en général essentiellement de juin à août. La période de juin à juillet est sans doute la plus active en ce sens. C’est dans la 5e brigade des éleveurs de rennes d’Amgouèma que j’ai vécu une saison de récolte. Comme toujours en ce moment de l’année, les femmes étaient seules au campement, avec les enfants : les hommes adultes et les garçons âgés de 10-12 ans et plus partent avec le troupeau lors de la transhumance du printemps (voir Tableau 1). Trois iaranga se tenaient alors sur le campement, regroupant onze personnes dont cinq enfants et Vassia, un homme âgé d’une soixantaine d’années. S’il était resté, c’est que sa santé ne lui permettait plus de participer à la transhumance – qui implique une mobilité quotidienne et un couchage rudimentaire – mais aussi parce qu’on souhaite maintenir une présence masculine pour protéger le campement en cas de l’attaque d’un prédateur. On dit que les ours le sentent lorsque les femmes sont seules. Le campement était installé dans un paysage de toundra vallonnée, au pied d’une colline élevée, à proximité d’un cours d’eau qui nous approvisionnait au quotidien et se jetait dans un lac. En cette saison, les femmes consacrent une grande partie de leur temps aux travaux de tannage des peaux et à la couture. Il faut profiter de l’été pour renouveler les tenues en peaux des membres de la famille, en particulier des éleveurs qui passeront plus de temps au froid, en hiver, auprès du troupeau. Il faut également coudre régulièrement une nouvelle tente intérieure, le ëron’y (ëроӈы), où tout le monde dort, et, chaque été, renouveler un pan ou un morceau de pan du toit en peau pour que celui-ci soit à même de protéger l’habitat lors de l’hiver qui connaît des températures extrêmes et des vents d’une violence parfois insoutenable.

À ces tâches s’ajoutent les activités de cueillette. Tout comme Laurence Delaby (1998) affirmait que les poux chez plusieurs peuples arctiques étaient vus comme un « gibier de femmes », on peut considérer que les plantes en sont également un. C’est ce que soutient Sokolova (1961, 96) quand elle écrit que la cueillette est assimilée à la chasse pour les femmes. Patrick Plattet (2005, 180) a constaté au Kamtchatka qu’on utilisait des termes en lien avec la chasse en situation de récolte (là, il s’agissait de l’amanite tue-mouche ; à ce propos voir aussi Barbier 2021). Bien que dans un autre contexte, ces données viennent soutenir l’hypothèse d’un parallèle possible entre chasse et cueillette.

Si elle n’en est pas moins intense, la récolte des plantes apporte de la diversité et de la distraction par rapport aux activités de couture ; une invitation à la cueillette est toujours accueillie comme un moment festif. C’est l’occasion de sortir du campement. On dit, en russe, « qu’on va dans la toundra », ce à quoi certains plaisantins répondent parfois « qu’on y est pourtant déjà » – voulant ici sans doute faire valoir le contraste de la vie au campement avec celle au village où cette manière de dire semble avoir plus de sens. Dans les deux contextes, la cueillette représente un moment privilégié où les femmes de la toundra peuvent quitter la iaranga (ou le village), et partir, parfois avec les enfants, du thé, une théière pour faire bouillir l’eau sur le feu et quelques victuailles, pour passer une journée « en toundra » ; j’ai souvent entendu dire que le thé bu dans la toundra a meilleur gout, même que celui qu’on boit sur le campement. On peut pour l’occasion sortir quelques douceurs dissimulées dans les traîneaux de stockage, les magny (магны). C’était ce que faisaient parfois les femmes que je suivais, faisant de ce moment une sortie d’autant plus réjouissante, qui régalait doublement les enfants. Mais les manières « d’aller dans la toundra » sont diverses et la doyenne du campement partait le plus souvent, seule, au lever du jour (Figure 2). Tout dépend aussi de ce que l’on va cueillir et de la distance entre le lieu de cueillette identifié et le campement. Quoi qu’il en soit, la relation aux plantes est associée à beaucoup de joie, même si la cueillette a souvent une contrepartie : nourrir les moustiques qui s’acharnent sur ceux qui s’éloignent de la protection de la fumée de la tente. On guette les jours où souffle une légère bise qui limitera les attaques des insectes, mais on ne peut pas toujours se permettre d’attendre le moment clément car l’été passe vite. La cueillette n’est pas sans danger non plus ; en particulier, on sait qu’il est possible de croiser le chemin d’un ours. Lors d’une de nos sorties, Vassia est venu nous rejoindre de manière imprévue. Nous observant depuis le campement avec ses jumelles, il avait pu voir que rôdait un ours, visiblement à une distance assez faible de nous, sans que nous ne l’ayons remarqué. Il a aussitôt pris son fusil et s’est rendu là où nous nous trouvions. Les enfants s’agitaient et s’amusaient à faire des couronnes de fleurs en grand bruit, ce qui aura sans doute dissuadé l’animal de s’approcher de nous (Figure 3). On peut également partir avec un chien qui saura avertir d’une présence indésirable dans les parages.

Tout comme « la laveuse, la couturière et la cuisinière » décrites par Yvonne Verdier (1979), les cueilleuses ont leur « façons de dire, façons de faire » et leurs outils. Elles se munissent ainsi de leurs alliés principaux dans cette activité : sac à plantes (èvič/эвич) et bâton à fouir (vin’yr/виӈыр) pour déterrer les plantes. « La différentiation par sexe des outils » (Tabet 1979, 5) est centrale dans la répartition des activités entre hommes et femmes chez les éleveurs de la toundra. Ainsi, tout comme la cueillette est considérée comme une activité essentiellement féminine, le bâton à fouir est également associé au féminin. Pouvant potentiellement être dangereux, un interdit prescrit de ne pas manipuler le bâton à fouir lors des situations de conflits.

Figure 2

Tyn’utyn’è cueillant des feuilles de saule

Tyn’utyn’è cueillant des feuilles de saule
Amgouèma, juillet 1999

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Figure 3

Jeux des enfants avec des épilobes en fleurs pendant que les mamans cueillent les plantes

Jeux des enfants avec des épilobes en fleurs pendant que les mamans cueillent les plantes
Amgouèma, juin 1999

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Savoirs botaniques

L’été est consacré à la récolte de plusieurs végétaux (voir Tableaux 2a et 2b). Certaines essences sont indispensables à l’organisation des rituels, au confort de l’habitat, au traitement des peaux et leur cueillette fait partie des activités inscrites dans le cycle des saisons. D’autres relèvent du goût ou des besoins plus spécifiques du foyer et ne font pas l’objet d’une récolte systématique. La cueillette est soumise aux aléas des rencontres végétales. On part ramasser une sorte de plantes, parfois deux, on s’y rend parfois avec un but précis (par exemple, trouver de la ciboulette sauvage (maj’’ol’at/майъольат)) et l’on revient victorieux, bredouille ou avec autre chose que l’on a trouvé sur le chemin. La quête fait partie de l’attrait de l’activité de cueillette.

En juin-juillet, l’attention des cueilleuses portait sur diverses plantes mentionnées dans les tableaux 2a et 2b. Il fallait, entre autres choses et comme tous les ans, renouveler les branchages qui constituent la literie ou encore ramasser en quantité suffisante la cassiope tétragone (kèn’’ut/кэнъут), l’amadou qui permet d’allumer le feu rapidement. Étaient particulièrement importantes les claytonies (p’’up’yk’yt/пъупуӄыт), les feuilles de saule (k’uk’un’yt/ӄуӄуӈыт), la renouée (rymavtyn/рымавтын) et l’épilobe (rymavtyn/рымавтын). Ces dernières doivent être récoltées en grande quantité pour être bouillies longuement (Figure 4). De cette cuisson vont ressortir deux éléments culinaires fondamentaux : 1) la pâte de feuilles, appelée vytvyt (вытвыт, qui veut dire « feuilles ») ou vytkèl (выткэл, feuilles + kèletyk/кэлетык, modeler), qui permettra de sculpter des figurations de rennes vytk’or (вытӄор, feuilles + renne k’oran’y/ӄораӈы, renne en feuilles) qui interviendront lors des rituels. Les plantes sont cuites longuement dans de l’eau, puis on obtient la pâte par la compression des plantes bouillies, dont on extrait la partie liquide ; 2) Avec le bouillon restant, on réalise le plat appelé mylk’opat (мылӄопат) consommé lors de la fête Ulvèv (voir Tableau 3). Obtenir ces deux éléments est un des objectifs les plus importants des activités féminines de la période allant de la transhumance du printemps au rituel Ulvèv.

J’ai montré précédemment que les activités de la toundra et en particulier les rituels s’inscrivent dans un cycle : pendant une fête en cours, on prépare les éléments de la fête suivante (Vaté 2005, 44). J’ai expliqué également comment pendant les rituels il est nécessaire de respecter une cadence entre les différentes tentes : celle située la plus au nord doit être en avance par rapport aux autres dans la réalisation du rituel, et montrer par là sa position hiérarchique de « 1eiaranga », quand la dernière du campement, la plus au sud, est celle qui doit terminer le rituel la dernière (Vaté 2005, 42-44). Il existe également une temporalité qui doit être respectée entre les activités des hommes et celles des femmes. Ainsi, ce n’est que lorsque les femmes auront terminé la cuisson du bouillon et de la pâte de feuilles que les hommes pourront revenir de la transhumance et qu’aura lieu le rituel Ulvèv, courant juillet. Durant cette période, beaucoup des échanges réguliers à la communication radio entre les éleveurs en transhumance et les femmes restées au campement portaient sur ces questions de temporalité et de synchronisation. Les hommes demandaient si la pâte de plantes était cuite pour savoir s’ils devaient entamer le retour au campement. Et lorsque les hommes ont été prêts à revenir, ils ont indiqué aux femmes qu’il était temps de procéder au déplacement de la tente quelques mètres en avant, comme il convient de le faire avant la réalisation d’Ulvèv (Tableau 1). La période qui va de la première transhumance à Ulvèv représente un cycle particulièrement rythmé et défini par la vie des plantes.

Figure 4

La cuisson des plantes (renouée, épilobe, saule) avant Ulvèv

La cuisson des plantes (renouée, épilobe, saule) avant Ulvèv
Juin 1999

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Tableau 2a

Quelques plantes récoltées dans la toundra d’Amgouema en 1999[10]. Des plantes que l’on consomme.

Airelle rouge ou airelle vigne du mont-Ida

Tchouktche : Vèrivyč’yn (вэривычьын), vèrivyč’yt (вэривычьыт, plur.)

Russea : brusnika

Famille : Éricacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Vaccinium vitis-idaea L.

Utilisation : On ramasse les baies, à l’automne, au début du mois de septembre

Busserole ou raisin d’ours

Tchouktche : Kljukavtyt* (клюкавтыт*), klëkavtylgyn* (клëкавтылгын*), klëkalgyn (клëкалгын), kljukèt (клюкэт, plur.)

Russe : medvež’ja jagoda (sur le terrain), tolokljanka et al’pijskaja/voronja jagoda (Ranavroltyn 2005 : 194)

Famille : Éricacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Arctostaphylos alpina L. (Spreng)/A. uva-ursi L. (Spreng)

Utilisation : On ramassait auparavant les feuilles, vertes, pour les faire bouillir quand il n’y avait pas de thé. Les enfants mangent parfois les baies, mais elles ne sont pas prisées.

Camarine noire

Tchouktche : Lyguun’’ylgyn (лыгуунъылгын), lygoon’’ylgyn (лыгоонъылгын), lyguun’’yt (лыгуунъыт, plur.) 

Russe : šikša

Famille : Éricacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Empetrum nigrum L.

Utilisation : On consomme la baie, ramassée à la fin du mois d’août et au début du mois de septembre. Le plus souvent elle est consommée sur place mais peut parfois être ajoutée à certains plats, en particulier dans le sang (mutlymul/мутлымул). Elle est la baie « par excellence » (lygb) pour les Tchouktches.

Ciboulette sauvage ou civette

Tchouktche : Maj’’oljat (майъолят), maj’’oljalgyn (маиоълялгын), mèj’’ulet (мэйъулет, plur)

Russe : dikij luk

Famille : Amaryllidacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Allium schoenoprasum L. spp.

Utilisation : On la ramasse au bord des cours d’eau en juin et en juillet. Elle intervient dans la préparation de différents aliments, notamment le saucisson (rorat/рорат/čorat/сорат– pf). En été on peut également la manger crue en accompagnement de la viande.

Claytonie

Tchouktche : P’’upuk’ (пъупуӄ), p’’opoqylgyn (пъопоӄылгын), p’’upuk’yt (пъупуӄыт, plur.)

Russe : čukotskaja kartoška, la « pomme de terre tchouktche » (terrain) ; kljajtonja ostrolistnaja

Famille : Montiacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Claytonia acutifolia Pall. ex Schult

Utilisation : On récolte les racines, les feuilles et les fleurs. Il faut, pour les plats rituels, que les chiens ne les aient pas reniflées et que la racine soit intacte. Les p’’upuk’yt entrent dans la composition de différents plats rituels dont le mylk’opat, qu’il est de rigueur de préparer à Ul’vèv. On peut les ramasser de juin à septembre.

Epilobe à feuilles larges

Tchouktche : Vevtyt* (вэвтыт*), vèvtylgyn (вэвтылгын), vèvègtyn (вэвэвтын), gèvèvtyn (гэвэвтын)

Russe : ivan-čaj (terrain),kiprej (terrain)

Famille : Onagracées

Nom linnéen (genre, espèce) : Epilobium latifolium L. (Chamaenerion latifolium spp)

Utilisation : On ramasse les feuilles avant la floraison en juin, début juillet. On l’ajoute dans la cuisson de la renouée (rymavtyt) pour obtenir le bouillon mylk’opat et la pâte vytvyt ou vytkèl.

Lédon des marais ou romarin sauvage

Tchouktche : N’ičèk’ut (ӈичэӄут), n’ičèk’utti (ӈичэӄутти, plur.)

Russe : russe bagul’nik

Famille : Ericaceae

Nom linnéen (genre, espèce) : Ledum palustre L.

Utilisation : On m’a dit qu’on utilise parfois les feuilles du lédon en infusion en remplacement du thé. Il aurait une action bénéfique contre la toux. Il aurait aussi une odeur piquante et entêtante (Weinstein 2018 v. 2, 293). Pourtant, selon Hultén (1968, 717), il contiendrait du ledol, substance entraînant crampes et paralysies.

Mûre des montagnes ou baie polaire

Tchouktche : Ryttylgyn (рыттылгын), ryttyt (рыттыт), ryttytti (рыттыти, plur.)

Russe : moroška

Famille : Rosacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Rubus chamaemorus L.

Utilisation : La baie est très appréciée. Délicieuse quand elle est bien mûre, dans la toundra, elle est consommée sur place ou le soir au campement après récolte. Au village, on en fait des confitures. Lors d’un séjour à Enmelen (district de Providenia), j’ai pu voir qu’on mettait la mûre des montagnes dans la graisse de phoque, qui sera ensuite consommée en condiment avec la viande.

Myrtille ou airelle des marais

Tchouktche : Lenlylgyn (ленлылгын), lin’yl (лиӈыл), linlyt (линлыт, plur.)

Russe : golubika

Famille : Éricacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Vaccinium uligonosum L.

Utilisation : On ramasse les baies à partir du mois d’août, quand elles sont bien mûres. Dans la toundra, elles sont consommées sur place ou dégustées le soir de la récolte, au campement. Au village, on en fait des confitures.

Oxyria à deux carpelles

Tchouktche : čovyt (вэчовыт), vèčovtylgyn (вэчовтылгын), vèčovtyt (вэчовтыт, plur.) 

Russe : konskij ščavel’ (sur le terrain) ou seulement ščavel’ ;kisličnik dvustolbčatyj (Ranavroltyn 2005, 192).

Famille : Polygonacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Oxyria digyna L. Hill

Utilisation : On la rencontre plus rarement, du moins dans la région d’Ek’ityk’i (nord de la toundra d’Amgouèma), où était installé le campement. Elle pousse surtout au bord des rivières. On la consomme comme le rymavyt. Selon ce qu’on m’a dit, elle n’entre pas dans la composition des plats rituels, bien qu’on puisse aussi l’ajouter à la cuisson de la pâte de feuilles. On n’est pas obligé de la ramasser chaque année. Elle peut aussi se conserver dans la graisse de phoque.

Pétasite

Tchouktche : Lemk’ut (лемӄут) ou ljamk’olgyn (лямӄолгын)

Russe : mat’-i-mačeha (terrain) ; selon Ranavroltyn (2005, 195) belokopytnik holodnyj

Famille : Astéracées

Nom linnéen (genre, espèce) : Petasides frigidus L. Fr.

Utilisation : Les rennes en sont très friands : ils le préfèrent au mois d’août quand il commence à défraîchir. Les femmes le récoltent en juin, sous les buissons de saule et dans la terre gorgée d’eau. On n’en consomme que les feuilles. On peut les consommer préservées dans de la graisse de phoque avec le k’ityk’it (ӄитыӄит), la viande ou le poisson mangés crus et congelés, plat appelé stroganina en russe.

Renouée

Tchouktche : rymavtyn (рымавтын), rymavtyt (рымавтыт, plur.), rymavyt (рымавыт) ou encore čymavyt (чымавыт-pf), čymavtyt (чымавтыт, plur., pf);

Russe : ščavel’ (sur le terrain) ; désignation en russe : gorec trëhkryloplodnyj (Ranavroltyn 2005, 198)

Famille : Polygonacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Polygonum spp.

Utilisation : Ses feuilles entre dans la composition du plat rituel mylk’opat (voir tableau 3). A l’automne, on déterre les racines. Après les avoir préalablement nettoyées, les racines de la renouée sont pilées et mises dans le sang aigre de renne (vilmutlymul/вилмутлымул). Aujourd’hui, on la mange souvent en salade.

Renouée bistorte

Tchouktche : Èèkèlgyn (ээкэлгын), iikit (иикит, plur.)

Russe : Zmeevik (utilisé sur le terrain) ougorec èlliptičeskij (Ranavroltyn 2005, 200)

Famille : Polygonacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Bistorta officinalis Delarbre

Utilisation : On récolte les feuilles au printemps ou au début de l’été et la racine à l’automne après la floraison. Les rennes en sont également très friands ; ils consomment la tige et les feuilles. La renouée bistorte peut servir de substitut aux offrandes carnées.

Saule

Tchouktche : Ëmrottolgyn (ëмроттолгын), ëmcottolgyn* (ëмцоттылгын pf), ëmrottoot (ëмроттоот, plur.), ou encore ëmrottyn (ëмроттын)

Russe : iva

Famille : Salicacées. Cette famille compte de nombreux représentants et il est difficile de les distinguer.

Nom linnéen (genre, espèce) : Salix spp.

Utilisation : Ëmrottolgyn peut désigner les buissons d’une manière générale (en russe kusty) mais à Amgouèma on l’utilise le plus souvent pour faire référence au saule. Les feuilles sont désignées par le terme k’uk’un’èt (ӄуӄуӈэт, plur., k’ok’on’algyn/ӄоӄоӈалгын, sing.) qui correspond aussi à l’appellation du sexe féminin. Elles sont ramassées en très grande quantité et séchées. Tant les humains que les rennes les consomment quand elles sont fraîches et vertes en été. Après la fête d’automne N’ènrir’’un, on ramasse les racines des jeunes pousses (ëmyr/ëмыр, ëmrat/ëмрат, plur.) dont on consomme l’écorce ; celle-ci est mise dans le sang fermenté (vilmutlymul/вилмутлымул). Le saule est une des plantes les plus importantes pour les Tchouktches. Il intervient sans cesse dans le rituel. Il entre aussi dans la composition des plats kèmèjyr’’yn (ӄэмэйырьын) et du vytrèlk’yrèl (вытрэлӄырэл). Les chatons du saule (jyčajn’ojn’ylgyn/йычайӈойӈылгын, jyčan’ojn’yt/йычайӈойӈыт) peuvent être ramassés et utilisés en guise de coton.

a. Le terme russe rencontré sur le terrain est donné après le terme en tchouktche, comme une deuxième appellation vernaculaire. En second, lorsqu’elle est connue et lorsqu’elle est distincte, je cite la désignation botanique en russe ou celle trouvée dans diverses sources. Les Autochtones de Tchoukotka utilisent quotidiennement le russe et ont souvent recours à des termes russes pour parler des plantes. Cependant, pour un certain nombre de plantes, on préférera l’appellation tchouktche, insérée dans une proposition parfois entièrement en russe.

b. -Lyg (лыг)- est un préfixe qui confère une personnalité à part au substantif auquel il se rapporte : il indique le caractère fréquent, « par excellence » ou « extrême » dans sa catégorie de l’objet mentionné. On rencontre -lyg dans l’autodésignation des Tchoukches : les lyg’’oravetl’at (лыгъоравэтльат, plur.). L’ethnonyme lyg’’oravètl’an est construit en deux parties : – oravètl’an (о’равэтльан) veut dire l’humain en général (« celui qui se tient debout de manière ostensible »), et – lyg, qui caractérise cet humain. Lyg- donne un aspect identitaire au substantif, comme quelque chose de réellement tchouktche. On peut citer par exemple : ynnèèn (ыннээн), le poisson, lygynnèèn (лыгыннээн), le saumon, oon’’ylgyn (оонъылгын), une baie, lygoon’’ylgyn, la camarine. Par l’association de ce lyg- à un certain nombre de substantifs, on crée une catégorie à part : certains objets, certains animaux, certaines plantes entrent dans la catégorie lyg- quand d’autres ne lui appartiennent pas. Lyg- souligne une relation de proximité avec certains éléments.

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Tableau 2b

Quelques plantes récoltées dans la toundra d’Amgouema en 1999. Les plantes non alimentaires utilisées dans le quotidien.

Aulne ou aune

Tchouktche : gitlèn’/ гитлэӈ (gitlèn’yt / гитлэӈыт, plur.), écorce : virvir / вирвир

Russe : en russe olha

Famille : Betulacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Alnus spp

Utilisation : Arbuste dont on ramasse l’écorce en automne ou au début du printemps. Macérée dans l’urine humaine, elle sert à teindre les vêtements. Virvir désigne à la fois l’écorce de l’aulne et la décoction qu’on en obtient pour effectuer la teinture (Weinstein 2018, vol. 1 : 255).

Bouleau nain

Tchouktche : Vylgil (вылгил), vylgilti (вылгилти, plur.), vylgylgyn* (вылгылгын*)

Russe : karlikovaja berëza

Famille : Betulacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Betula nana L.

Utilisation : Il est utilisé en remplacement de la literie habituelle quand celle-ci tend à se défraîchir au printemps, en attendant de pouvoir récolter à nouveau la potentille ligneuse (matač’yt/ матачьын). On le ramasse quand il n’a pas de feuille. On en fait aussi des balais pour nettoyer l’espace domestique. Enfin, en été, on le récolte à proximité et on s’en sert comme fumigène en le déposant sur un foyer à moitié éteint pour éloigner les moustiques.

Cassiope tétragone

Tchouktche : kan’’olgyn (канъолгын), kèn’’un (кэнъун), kèn’’ut (кэнъут, plur. ; forme la plus souvent utilisée sur mon terrain)

Russe : Kassiopeja četyrëhgrannaja

Famille : Ericacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Cassiope tetragona L.

Utilisation : On la ramasse quand on peut la trouver en grande quantité et encore bien touffue, de préférence en juin et juillet. Elle sert d’amadou pour allumer le feu. On l’utilise pour réaliser des fumigations au retour des éleveurs de rennes de la longue transhumance d’été (voir Vaté 2011).

Herbes

Tchouktche : V’’aglyn’yn (въаглыӈын), v’’èj (въэй), v’’ègti (въэгти, plur.)

Russe : trava

Famille : Poacées ?

Nom linnéen (genre, espèce) :?

Utilisation : Herbes hautes et sèches utilisées pour faire les semelles en hiver. Il faut les choisir plutôt avec des feuilles et les ramasser en quantité suffisante pour pouvoir régulièrement épaissir sa semelle et être bien isolé du froid du sol. Selon Irina Gyrgol’naut (2019, 27), « au printemps, il ne faut pas ramasser l’herbe pour les semelles avant que le spermophile arctique ne soit sorti de sa tanière ».

Potentille ligneuse

Tchouktche : Matač’ylgyn* (матачьылгын*), matač’yn (матачьын), matač’yt (матачьыт, plur.).

Russe : čaj kuril’skij (selon Ranavroltyn 2005, 195)

Famille : Rosacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Potentilla fruticosa L.

Utilisation : On la ramasse quand elle est en fleur (juillet). On la distingue bien grâce à ses petites fleurs jaunes. Elle pousse près des rivières. On noue entre eux les différents branchages afin de constituer la literie (it’’ut/итъут, itčut / итчут) qui servira durant toute une année, isolant les peaux sur lesquelles on dort du sol gelé en permanence.

Utilisation : On la ramasse quand elle est en fleur (juillet). On la distingue bien grâce à ses petites fleurs jaunes. Elle pousse près des rivières. On noue entre eux les différents branchages afin de constituer la literie (it’’ut/итъут, itčut / итчут) qui servira durant toute une année, isolant les peaux sur lesquelles on dort du sol gelé en permanence.

Sphaignes

Tchouktche : Vit’’yvit (витъывит), vit’’yn (витъын), vit’’yt (витъыт, plur.)

Russe : moh (terrain)

Famille : Sphagnacées

Nom linnéen (genre, espèce) : Sphagnum spp

Utilisation : Mousses ramassées et séchées afin de confectionner des couches pour les bébés. On les récolte en été. On choisit les mousses avec une teinte jaune-vert car celles qui sont rouges abîment la peau de l’enfant. On les choisit longues, de couleur claire, molles et propres. On vérifie bien qu’aucun insecte n’y a élu domicile. Elles sont ensuite séchées. Il convient de les ramasser en quantité suffisante pour toute l’année. On les trouve au bord des lacs et des rivières.

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Si la cueillette des plantes revient essentiellement aux femmes dans le contexte de la vie de la toundra, la connaissance et l’interaction avec le monde végétal n’est pas exclusivement féminin.

Dès que mes interrogations portaient sur les lichens ou des plantes consommées plus spécifiquement par les rennes, c’est vers les éleveurs que les femmes me dirigeaient. Les éleveurs possèdent un savoir extrêmement précis de l’alimentation des rennes, une connaissance acquise par l’expérience et l’observation, par l’interaction avec le troupeau. Les femmes ont plus de difficulté à déterminer les lichens et certaines plantes consommées par les rennes, tout en ayant notion de ce qu’ils mangent. C’est à propos des lichens que les informations entre hommes et femmes divergent le plus souvent.

Si les femmes savent quelles plantes sont consommées par les rennes sans pour autant connaître leur nom, c’est que le renne constitue une référence. En se fondant sur les goûts de l’animal, les Tchouktches considèrent que l’on peut établir des critères de comestibilité pour l’homme : « ce que mange le renne, l’homme peut le manger[11] », dit-on. Cela ne signifie pas que les hommes calquent exactement leur alimentation sur celle des rennes, même si un grand nombre de plantes sont consommées tant par les uns que les autres. Mais, en cas de nécessité, on sait que l’on peut consommer telle ou telle plante, ce qui peut sauver la vie de quelqu’un égaré dans la toundra sans vivres.

Une étude plus poussée serait nécessaire pour en savoir plus sur la relation des éleveurs de rennes tchouktches avec les plantes dont on ne se sert pas particulièrement. On a eu tendance à me dire qu’on nomme essentiellement (mais pas uniquement) les plantes que l’on consomme, celles consommées par les rennes et celles qui ont une fonction dans la vie quotidienne. Pourtant, j’ai recueilli, même si en de rares circonstances, quelques noms de plantes sans que celles-ci ne soient l’objet d’une consommation avérée régulière de la part des hommes ou des rennes. C’est par exemple le cas de k’yrgysk’ytyn’ač’’ylgyn, littéralement « fleur qui pousse dans les endroits secs » qui pourrait appartenir à la famille des Astéracées et à laquelle on n’a pas associé d’usage particulier. Le savoir botanique ne serait alors pas seulement « gouverné par la raison utilitariste » au contraire de ce qu’affirme Vdovin (1976, 227)[12].

La vie rituelle des plantes

Le cycle des activités de la toundra est ponctué de rituels saisonniers réguliers dont l’objectif principal affirmé est de favoriser le bien-être du troupeau. J’ai présenté un certain nombre de ces rituels dans plusieurs publications et je n’y reviendrai pas ici (voir, par exemple, Vaté 2005, 40-41, se reporter aussi au Tableau 1 pour le cycle annuel). Ces rituels constituent des instants où ce lien avec les végétaux est particulièrement mis en scène. De l’avis de tous, si les végétaux sont au centre du rituel, c’est parce qu’ils nourrissent les rennes. Ils sont donc étroitement associés à l’existence de l’animal et donc in fine des humains. C’est ce qui m’a été dit explicitement (pour un constat similaire, voir aussi Vdovin 1977, 161 ; Klokov 2018, 129). On remarque d’ailleurs que les végétaux au coeur du rituel sont explicitement ceux dont les rennes sont particulièrement friands[13]. En ce sens, les rituels constituent un moment privilégié, une illustration de ce que certains appellent aujourd’hui un enchevêtrement multi-espèce (multispecies entanglement, par exemple, Satsuka 2018) qui désigne l’existence imbriquée et interdépendante d’une variété d’espèces. Je souhaite ainsi montrer comment les végétaux s’inscrivent dans un système de circulation qui implique humains, plantes, rennes et esprits.

Les rituels saisonniers ont pour objectif la prospérité du troupeau et donc celle des humains. Les rennes nourrissent, habillent les humains, lesquels vivent à l’intérieur d’un habitat recouvert de peaux de rennes. Les humains ont donc des obligations en retour. Ces obligations sont variées et impliquent une diversité d’entités dont il est difficile de définir pleinement les contours. Ces entités incluent divers esprits, les maîtres des lieux, les ancêtres (pour une étude sur les esprits kèly/кэлы, voir Vaté 2007 ; Vaté 2021 ; Vaté et Eidson 2021). Elles représentent aussi des éléments avec lesquels les rennes et les humains sont en interaction : on m’a dit nourrir le fleuve Amgouèma, les terriers des spermophiles, ou encore le lieu où l’on dépose les excréments de la famille – pour que celle-ci demeure en bonne santé. Le principe est de nourrir toutes ces entités et de faire preuve en toutes choses d’une attitude de respect.

Les végétaux sont présents sous diverses formes et utilisés à divers moments du rituel (Figure 5). Il ne sera pas possible de présenter de façon exhaustive tous les instants où ils interviennent, mais je donnerai ici un aperçu de principes généraux.

Figure 5

Avant d’être préparées pour la fête d’été Ulvèv, les claytonies sont grattées pour être nettoyées du sable

Avant d’être préparées pour la fête d’été Ulvèv, les claytonies sont grattées pour être nettoyées du sable
Amgouèma, juillet 1999

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Les plantes nourrissent les esprits, les rennes et les humains

Un des aspects les plus connus de l’utilisation des plantes est leur utilisation dans l’alimentation. S’il peut arriver que l’on consomme des plantes au quotidien, celles-ci sont surtout utilisées dans la confection des mets rituels. La lecture des carnets de terrain, conservés à la Kunstkamera, de Varvara Kuznecova, ethnographe russe qui s’est rendue dans la toundra d’Amgouèma de 1948 à 1951, donne à penser que les plats avec des plantes étaient plus fréquemment consommés par le passé qu’actuellement, même s’ils étaient déjà une délicatesse (Vatè et Davydova 2018). Ce changement dans les pratiques souligne le caractère incontournable de la présence du végétal en contexte rituel, moment où encore aujourd’hui les plats à base de plantes sont encore très présents. Selon Vdovin (1977, 161), les plats à base de plantes servent d’offrandes pour que les rennes aient toujours suffisamment à manger et à Kilvèj, pour que l’année suivante les jeunes rennes ne meurent pas à peine nés. On nourrit les entités spirituelles de différentes façons, en fonction des contextes. On peut, par exemple, se tenir face au troupeau, lançant la nourriture rituelle en direction des rennes ou la déposant sur le sol. Les esprits sont toujours les premiers à avoir leur part. La consommation collective de ces plats dans un contexte festif contribue à promouvoir et à exprimer la relation étroite unissant humains, rennes et esprits. Les plantes entrent dans la composition de plats élaborés qui mélangent et « enchevêtrent » souvent produits dérivant du renne et des végétaux. On y retrouve là encore les plantes particulièrement prisées par les rennes, notamment le saule, la renouée ou l’épilobe (voir Tableaux 2a, 2b et 3). C’est aussi ce que notaient Lebedev et Simčenko (1983, 109 repris par Klokov 2018, 129) :

La nourriture rituelle durant les fêtes – cela ne veut pas seulement dire « manger de bonnes choses qui rassasient ». En consommant le renne, les humains unissent leur substance spirituelle (duhovnaja substancija) avec celle du renne. Dans la mesure où le renne est nourri par la nature et représente un tout avec elle, de cette façon les humains se fondent avec elle.

Lebedev et Simčenko 1983, 109

On pourrait reprendre ici les termes « intimité métabolique » (metabolic intimacy) ou « relations métaboliques » proposés par John Law et Anne-Marie Mol dans le contexte des relations humains-cochons-fièvre aphteuse en Grande Bretagne (Law et Mol 2006). Si la comparaison peut paraître inappropriée par le caractère négatif de la maladie, il n’en demeure pas moins que la nature intime et métabolique des relations existant entre végétaux, rennes et humains nous semblent pouvoir être à même de décrire ce qui est ici en jeu, en y ajoutant une dimension rituelle. Comme me disait une amie : « Les plantes, les rennes, les humains – c’est une chaine d’interrelations (vzaimosvjazi, en russe). Les plantes poussent de la terre (nutèsk’in/нутэсӄин, en tchouktche), donc la terre est le fondement (osnova, ru.) de la vie, elle donne la vie au travers des racines des plantes qui nourrissent et le renne et l’homme ». Une chose qui m’a personnellement frappée en assistant et participant à la découpe de l’animal, c’est l’odeur de verdure qui s’en dégage – et non de sang – en particulier évidemment lors de l’ouverture de la panse de l’animal. Les humains mangent d’ailleurs le contenu de cette panse à moitié digérée par les rennes, déjà transformée métaboliquement et l’utilisent notamment dans le plat k’èmèjyr’yn (ӄэмэйырьын, voir Tableau 3). Dans ce cas, le renne est pourvoyeur de nourriture carnée mais aussi végétale. L’existence de cette intimité métabolique rend possible l’usage de substitut, les plantes pouvant se substituer au renne (voir ci-infra).

Branchages et brindilles

L’enchevêtrement de composantes du renne et d’élément végétal n’a pas seulement lieu au moment de la préparation des plats rituels : on entremêle aussi bois d’arbustes et bois de rennes lors de certains rituels. C’est notamment le cas lors de la fête du printemps, Kilvèj, organisée après la naissance des petits rennes. Du temps de Kuznecova (1957, 300-301), dans les années 1940, on réalisait plusieurs Kilvèj dans la toundra d’Amgouèma et notamment un pour les rennes mâles (autour des bois de rennes des mâles) et un pour les femelles (autour des bois de rennes des femelles). Visiblement, le rituel a connu des simplifications au cours du temps et à l’époque où j’étais sur le terrain, seul le second avait eu lieu : on peut en conclure que le rituel établi en lien avec la naissance des rennes accordait une priorité à la contribution des femelles dans le contexte post-soviétique. Durant Kilvèj, on construit un amoncellement constitué de branchages de saule et des bois des femelles rennes qui ont mis bas (Figure 6). En effet, après avoir donné naissance, ces dernières perdent leurs bois ; elles les ont conservés plus longtemps que les mâles qui les ont perdus au début de l’hiver. Les éleveurs de garde au troupeau ramassent les bois de chute et les rapportent au campement au fil de l’eau. Cet amoncellement construit à Kilvèj est appelé tynytvan (тынытван, vraisemblablement de tynnym/тынным – là où pousse le bois de renne, racine de l’andouiller ou encore tynn’apyt/тынӈапыт, bois de chute de rennes, Weinstein 2018 v.3, 152). Sur cet amas sont égrainées en guise d’offrandes quelques feuilles de saule séchées et de la bouillie verte vytrèlk’yrèl. L’essentiel du rituel a lieu autour de cet amoncellement figurant le troupeau (pour plus de détail se reporter à Vaté 2003 et Vaté 2005). À la fin du rituel, l’amoncellement est retourné et dispersé sur le sol par un éleveur de renne, désigné pour emmener symboliquement le troupeau au loin, dans la toundra.

Tableau 3

Quelques plats avec des plantes, consommés par les humains et les esprits (les recettes peuvent varier selon les sources et les interlocuteurs)

  • Le k’èmèjyr’yn (ӄэмэйырьын) est préparé avec le contenu de la panse du jeune renne abattu à la fête d’automne, mélangé à des feuilles de saule (on n’utilise les feuilles que d’un seul taxon que je n’ai pu identifier). Il réunit ainsi verdure digérée et verdure sèche. On peut ajouter de la ciboulette sauvage, selon les goûts. Le tout se consomme, en général, congelé avec viande et poisson également congelés, coupés en fines lamelles et graisse de phoque (voir aussi Davydova 2019 pour sa consommation au village).

  • Le kivlet (кивлет), appelé en russe « bouillie de sang » (krovjanaja kaša), est un plat consommé lors des fêtes que l’on peut également préparer dans la vie de tous les jours (assez rare cependant), à base d’eau, de sang, de claytonie, du gras de l’intestin grêle séché (è’legij/э’легий) ou encore de saucisson (voir infra).

  • Le mylk’opat (мылӄопат) est un plat rituel, cuisiné uniquement à Ulvèv. Il est composé du bouillon restant après la cuisson de la pâte de feuilles bouillies avant la fête (vytvyt). On y ajoute également des claytonies, du sang de renne, et des morceaux d’intestin grêle séché (èlègij/элегий).

  • Rorat (рорат)/čorat (чорат) pf : saucisson à base de viande de renne et du gras de l’intestin grêle, recueilli dans la caillette. Il est préparé et consommé lors des rituels. Certains y ajoutent de la ciboulette sauvage ou de l’oignon (acheté au magasin, au village) quand ils en ont.

  • Le vytvyt (вытвыт) ou vytkèl(выткэл) est préparé au mois de juillet. Il est composé des feuilles de renouée, de saule et d’épilobe bouillies longuement (pendant 3 ou 4 heures). On laisse reposer une nuit et le lendemain on en extraie le bouillon. Ce qui reste est ensuite pétri longuement sur un plateau de bois. On obtient ainsi une pâte d’une consistance suffisamment dense mais humide. Cette pâte sert à la préparation d’autres plats pour la plupart destinés à être consommés pendant les rituels. Elle est conservée, au frais, hermétiquement, dans un sachet plastique ou en peau de phoque, dans les caches à viande creusées dans le permafrost. Il faut bien prendre garde à prévenir l’apparition de moisissures. On utilise cette pâte pour faire des rennes miniatures (vytk’or/вытӄор) qui seront donnés aux esprits pendant le rituel. Le bouillon recueilli constitue un des ingrédients du mylk’opat.

  • Le vytrèlk’yrèl (вытрэлӄырэл)/vytcèlqycèl (вытцэлӄыцэл)pf ; appelée « bouillie verte » en russe (zelënaja kaša) est un plat consommé à la fête du printemps. On utilise la pâte vytvyt qu’on mélange avec la cervelle de jeune renne bouillie. Une autre recette consiste à y ajouter du sang de renne. Le plat se consomme chaud.

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Figure 6

L’amas tynytvan, construit avec un mélange de bois de renne et de bois d’arbustes lors de la fête Kilvèj. Devant et debout, sont placées les planches à feu anthropomorphes et dessus les peaux des petits rennes morts prématurément

L’amas tynytvan, construit avec un mélange de bois de renne et de bois d’arbustes lors de la fête Kilvèj. Devant et debout, sont placées les planches à feu anthropomorphes et dessus les peaux des petits rennes morts prématurément
Amgouèma, mai 1998

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Les branchages de saule interviennent également dans d’autres rituels (Figure 7). Le bois destiné au contexte rituel est toujours ramassé spécialement avant l’événement ; on n’utilise jamais le bois qu’on a récolté pour l’usage quotidien. Lorsque le rituel implique un abattage de rennes (en particulier à Ulvèv, réalisée en juillet et à N’ènrir’’un, réalisée fin août-début septembre), il est indispensable de faire reposer le corps de l’animal abattu sur une litière de saule ou surtout d’en mettre sous la tête et l’arrière-train de l’animal. C’est sur ces branchages qu’est effectuée la découpe du renne, tout d’abord à l’extérieur, à l’avant de la tente, puis à l’intérieur de celle-ci (Figure 8). On vérifie bien que le saule qui est déposé sous la tête et l’arrière-train de l’animal ne comporte pas de feuille sèche. Ne pas appliquer ces règles serait considéré manquer de considération envers l’animal et pourrait avoir pour conséquence une détérioration de la santé du troupeau.

Figure 7

Un bâton à fouir à la main, provision de branchages de saule est faite avant la fête du début de l’automne N’èn’ir’’un

Un bâton à fouir à la main, provision de branchages de saule est faite avant la fête du début de l’automne N’èn’ir’’un
Amgouèma, août 1997

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Figure 8

Découpe d’un renne pendant la fête d’automne N’ènrir’’un

Découpe d’un renne pendant la fête d’automne N’ènrir’’un
Amgouèma, août 1997

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De plus petits morceaux de branches peuvent être également mobilisés pour figurer le renne. Au début du printemps, les femelles rennes qui vont mettre bas sont séparées des rennes mâles et des petits nés l’année d’avant, pouvant représenter un danger potentiel pour les nouveaux nés, parce qu’ils risquent soit de les piétiner soit de prendre le lait de la mère. Cette séparation du troupeau donne lieu à un rituel (Pèèčvak) durant lequel on organise des courses à pied. A ce moment, comme lors d’autres courses d’ailleurs, les prix sont signalés par une brindille de saule soit posée au-dessus du prix, soit plantée dans le sol (Figure 9) (Kuznecova 1957, 283, voir aussi Bogoras 1904-1909, 264). Lorsque le prix est un renne vivant, il est attaché à un arbuste de saule. De leur côté, les participants à la course sont priés de tenir une brindille pendant qu’ils courent. Cette brindille a été taillée en fourche à l’extrémité pour représenter les bois de rennes (pour plus d’information sur ces courses, voir Plattet, Vaté, Wendling 2013). Au Kamtchatka, Patrick Plattet (2002) décrit des courses d’attelages entièrement réalisés en brindilles, dont le suspense n’a rien à envier aux courses d’attelage de rennes grandeur nature.

Figure 9

Prix lors des courses organisées à Pèèčvak

Prix lors des courses organisées à Pèèčvak
Kantchalane, avril 1999

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Les végétaux protègent

Les végétaux permettent de conserver l’intégrité des propriétés intrinsèques de certains éléments qui interviennent dans le rituel ; ces propriétés ne sont pas nommées mais cette exigence s’illustre et s’observe dans les pratiques. Ainsi, c’est à cet usage qu’on dépose une petite branche de saule (vyejpyn*/выейпын*) en plusieurs circonstances comme par exemple : au-dessus de la viande qu’on découpe (surtout lorsque l’on fait une pause), au-dessus de la viande qu’on met à sécher sur les piliers à l’intérieur de la tente ou à l’extérieur (en particulier les morceaux issus d’un abattage rituel qui seront utilisés lors du rituel suivant), au-dessus de l’eau prélevée spécialement pour le rituel, par exemple pour abreuver le renne que l’on vient d’abattre pour ne pas qu’il ait soif lors de son chemin vers « l’autre monde » (voir aussi Davydova et Davydov, ce volume). On procède de même lors de la cuisson des plantes (Figure 4). Il est très important que la maîtresse de maison veille à l’intégrité des mets offerts aux esprits. Par exemple, les plats rituels doivent être bien mis à l’écart des chiens et de leur reniflement, et toujours être recouverts de cette brindille de saule. On considère qu’en reniflant le chien absorbe les qualités nutritives de l’aliment, qu’il soit carné ou végétal. Une infraction à cette règle pourrait entraîner de graves pertes pour le troupeau : les esprits non rassasiés se vengeraient (Kuznecova, 1957, 301). Cette brindille préserve aussi les capacités nutritives pour les humains. Un éleveur me disait que si la maîtresse de maison ne respecte pas ce principe, on peut manger en grande quantité dans ce foyer, mais on aura toujours faim, le sentiment de satiété ne viendra pas (aussi Vatè et Davydova 2018, 122).

Cette fonction de protection peut aussi être remplie par de petits brins d’herbes, dans un contexte différent. On en pose par exemple un à la petite ouverture ou fenêtre qui se trouve sur un des pans de la double tente intérieure où l’on dort. Celle-ci est en général fermée par un morceau de peau ou de tissu pour préserver la chaleur accumulée à l’intérieur. Si la température vient à monter excessivement, la maîtresse de maison « l’ouvre » ; elle ne manque alors pas d’y glisser un brin d’herbe qui protégera de l’intrusion d’esprits malvenus. Aussi, après un rituel de commémoration des défunts, la maitresse de maison glisse un brin d’herbe dans le col de tous les participants, brin d’herbe qu’il faut laisser se perdre (ce qu’Oparin appelle « le hasard », dans ce volume). Ce brin d’herbe vient là aussi protéger les humains. En l’occurrence, l’herbe empêche les défunts, nourris durant ce rituel de commémoration, de poursuivre les vivants, de vouloir les emporter avec eux dans l’autre monde. La relation avec les défunts est en effet toujours marquée par une certaine défiance, leur action envers les vivants pouvant être ambivalente.

C’est aussi par son association au végétal, que Tyn’utyn’è, l’aînée du campement, a pu être protégée et continuer sa vie après avoir souffert d’une tuberculose osseuse. Elle a alors reçu un nouveau nom « plante qui croît », tandis qu’elle en portait un autre auparavant. On lui a dit : « tu seras une plante ; une plante peut continuer à pousser même si on la casse ». La protection devait opérer sur la base d’une analogie fondée sur les processus vitaux de la plante. Et Tyn’utyn’è a vécu longtemps.

Enfin, les végétaux protègent également en produisant des fumigations. Mes recherches précédentes ont montré l’importance du rôle du foyer de la iaranga dans la constitution de l’identité familiale et de la promotion de la domestication ; elles ont également mis en avant le rôle central du feu et de la maîtresse de maison en lien avec lui comme médiateurs entre les humains d’un même foyer, les rennes, la terre et l’habitat (Vaté 2003 ; 2011 ; 2013). Je n’y reviendrai pas ici. Je rappellerai juste que la cassiope tétragone utilisée au quotidien pour allumer le feu, sert également à réaliser des fumigations au retour des éleveurs de la grande transhumance d’été, au mois d’août, les réintégrant par là-même à la protection du foyer, les « nettoyant » des esprits, ayant pu s’attacher à eux alors qu’ils se trouvaient au loin (Vaté 2007 ; Vatè 2021). Diverses fumigations ont également lieu pendant le rituel d’automne N’ènrir’’un ou lors du retour des funérailles. À N’ènrir’’un, par exemple, un morceau de couvert végétal, d’une taille approximative de soixante centimètres sur soixante, prélevé à l’aide du bâton à fouir, est déposé sur un feu réalisé à l’extérieur : les fumigations sont alors destinées au troupeau de rennes, revenus auprès des iaranga après une longue absence.

Prélever les plantes avec soin. Respecter les plantes comme on respecte les rennes

Car les plantes nourrissent et protègent, les hommes doivent faire preuve d’une attitude de respect vis-à-vis d’elles. Comme il convient aux humains de se distinguer du prédateur par leur comportement dans le traitement de la dépouille du renne, notamment en faisant bien attention aux os de l’animal et en consommant bien la moindre parcelle de sa chair (Vaté 2003 ; 2009 ; 2011), il est important de collecter les plantes en faisant preuve du même soin. Cette attention doit être apportée à la fois à la plante et au lieu où elle pousse. Il faut pour certaines plantes que les racines soient intactes. Pour ce faire, il est nécessaire de creuser profondément, à l’aide du bâton à fouir. Mais, après avoir creusé, la cueilleuse doit impérativement refermer le trou qui a été fait, dans le but de « se distinguer de l’animal ». Gyrgolnaut (2019, 22, 60) dit aussi qu’« il ne faut pas prendre plus de feuilles ou de racines que nécessaire pour ne pas abîmer la terre (nutèsk’in/нутэсӄин) » ou encore qu’il ne faut pas ramasser les plantes et racines toujours aux mêmes endroits (Gyrgolnaut 2019, 23). D’une manière générale, il est interdit de gratter la terre sans objectif précis, on réprimande les enfants qui le font et on les en dissuade en leur disant que s’ils continuent un ver va en sortir. De la même façon, les branchages de saule ramassés pour le rituel ne doivent aucunement être sciés ou coupés à la hache, ils doivent être prélevés avec douceur, à la main.

Les végétaux au sein d’un système de circulation réunissant humains, plantes, rennes et esprits

Végétaux et chair du renne s’inscrivent dans un système de circulation et d’équivalences. Un certain nombre d’auteurs ont noté l’utilisation fréquente de substituts dans les rituels du nord-est sibérien (par exemple, Bogoras 1904-1909 ; 368-369 ; Klokov 2018 ; Plattet 2005). Ces substituts peuvent être végétaux ou carnés : Ces substituts viennent remplacer ou compléter l’abattage d’un renne en contexte rituel. L’intimité métabolique décrite plus tôt contribue à établir une équivalence entre humains, rennes et plantes. Ainsi, lors de la fête de Pèèčvak que j’ai pu observer, le rectum séché (nanuv’e/нанувье) donné en offrande aux esprits a préalablement été entouré d’une lanière figurant un lasso, lui octroyant par là même le statut d’un renne qu’on viendrait d’attraper ; on simule ainsi un abattage sur une partie du corps animal comme si un renne grandeur nature était mis à mort (voir aussi Plattet 2002, 2005). Un autre type de substitut est une représentation de renne, le vytk’or ou « renne en feuille », fabriqué à partir de la pâte à base de plantes, cuite avant la réalisation de la fête Ulvèv. On donne à cette pâte une forme oblongue figurant l’animal et, à l’endroit de la tête, on plante deux brindilles de saule ; celles-ci représentent les bois du renne (Figure 10). Le lien plante–renne est ainsi établi non seulement au niveau de la forme mais aussi au niveau de la physiologie et du métabolisme de l’animal[14]. Parfois également, des plantes crues peuvent remplir le rôle de substituts de mets carnés ; c’est le cas notamment avant Ulvèv : on déplace la iaranga de quelques mètres et, avant l’installation complète de l’habitat, on dépose un morceau de racine de renouée bistorte à l’endroit où sera installée la double tente où l’on dort et l’on nourrit également les piliers centraux de la tente de morceaux de cette plante. On utilise parfois également la claytonie pour cela.

Figure 10

Mets offerts aux esprits avant une course de rennes : le saucisson (rorat) à gauche, la pâte à base de plantes (vytkèl), de la claytonie (p’’upuk’yt), le petit « renne en pâte » (vytk’or) avec ses bois en brindille de saule à droite

Mets offerts aux esprits avant une course de rennes : le saucisson (rorat) à gauche, la pâte à base de plantes (vytkèl), de la claytonie (p’’upuk’yt), le petit « renne en pâte » (vytk’or) avec ses bois en brindille de saule à droite
Kantchalane, avril 1999

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L’importance de l’usage de substituts végétaux est poussée à son extrême sur le terrain de Konstantin Klokov (2018), dans le village de Mejnypylgino, au sud de la Tchoukotka, où, en lien avec la crise des années 1990, le troupeau de rennes a aujourd’hui complètement disparu, mais pas les rituels qui lui sont destinés. Dans ce contexte, aucun renne ne peut être abattu lors du rituel d’automne, mais ce sont les rennes en pâte de feuilles qui sont abreuvés, tout comme on donne habituellement à boire aux rennes qui sont abattus. Selon la même logique, les dessins habituellement réalisés au moyen du sang d’un renne abattu dans des conditions rituelles spécifiques (Vaté 2003 ; 2011 ; 2013) sont ici confectionnés avec l’écorce d’une branche de saule humidifiée (Klokov 2018, 126-127).

Mais si les végétaux peuvent se substituer aux offrandes rituelles carnées, on ne peut les prélever sans donner en retour une offrande de chair animale : la cueillette des plantes elle-même donne lieu à un rituel. C’est ce que nous donnent à voir Sveta Yamin-Pasternak et Igor Pasternak en contexte villageois (2021) et c’est aussi ce qu’on m’a expliqué. Le prélèvement du végétal implique également un don en retour. Et ce don est carné. Ainsi, la première fois que l’on va ramasser renouée, feuilles de saule et autres plantes, au début de l’été, on dépose à l’endroit de la cueillette divers mets tels que le kykvat’’ol (кыкватъол, filets mignons séchés), le saucisson, ou de l’intestin grêle séché. De la même façon, à Kilvèj quand on va chercher les branchages qu’on va mélanger aux bois de chute de rennes, on dépose un morceau de gras de renne sur le sol. Ou encore, lorsque l’on ramasse les réserves d’hiver de souris (pèlk’omrèt/пэлӄомрэт) qui sont consommées par les humains (Figure 11), non seulement on ne doit pas tout prendre, mais on doit laisser impérativement une offrande carnée ; on explique que c’est pour que l’animal ne meure pas de faim mais surtout qu’il ne soit pas en colère ce qui pourrait avoir des conséquences néfastes pour l’humain (sur les réserves de souris, voir aussi Jernigan et al. 2019). Ainsi, pour reprendre Lebedev et Simčenko : « […] tous les représentants de la nature environnante reçoivent leur portion de viande de renne rituelle et d’une certaine manière reçoivent en retour ce qu’elle [la nature] a mis (voplotila) dans le renne – l’élément principal qui unit l’homme et la nature » (Lebedev et Simčenko 1983, 109) ». Il faut donc une offrande carnée pour obtenir des plantes et des plantes pour compléter ou se substituer à une offrande carnée.

Figure 11

Nettoyage de réserves de souris récoltées

Nettoyage de réserves de souris récoltées
Septembre 2004

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Figure 12

Avant le dépeçage complet, l’oesophage est noué d’une brindille de saule

Avant le dépeçage complet, l’oesophage est noué d’une brindille de saule
Amgouèma, juillet 1999

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Dans ce système de circulation des chairs animales et végétales, les femmes occupent une position privilégiée. Comme elles sont pour l’essentiel responsables des activités de cueillette, les femmes jouent un rôle central au sein des relations humains-végétaux. Leur incombe la réalisation des mets qui mêlent ces deux types d’ingrédients. Peut-être plus que les autres essences encore, le saule, présenté par certains comme la nourriture préférée du renne, est prédominant dans tous les rituels des éleveurs : il sert de literie et d’oreiller pour le renne ; l’oesophage du renne est noué avec un brin de saule avant sa découpe (Figure 12) ; il intervient comme ingrédient des plats préparés ou de la pâte qui sert à sculpter de petits substituts en forme de renne ; il est déposé sur les casseroles pour barrer le chemin aux esprits (Figure 4). A deux occasions, pendant le rituel d’été Ulvèv et lors du rituel d’automne N’ènri’’un, on prélève une jeune pousse de saule, des racines jusqu’aux feuilles, la nouant au pilier central, marquant ainsi un lien étroit entre l’habitat et la plante. À N’ènri’’un, cette pousse de saule est nouée avec une lanière en peau à la patte droite du renne qui a servi à marquer les membres de la famille de son sang (pour plus d’éléments, voir Vaté 2013). Le saule, intermédiaire privilégié entre l’humain et le renne, est non seulement essentiellement récolté par les femmes, mais encore, la femme est associée au saule par sa forme. En effet, la feuille de saule porte le même nom que le sexe de la femme : k’uk’un’yt (k’ok’on’algyn). La femme est également associée à d’autres métaphores végétales, notamment tynèplytkuk (tyn’èk, croître pour les plantes) signifie « avoir ses règles ». Les femmes jouent donc un rôle d’intermédiaire privilégié dans la relation aux plantes, et au-delà dans la relation aux rennes, à la terre et aux esprits.

Conclusion

Mêlant ethnobotanique et anthropologie du rituel, cette étude a tenté de montrer combien la vie des éleveurs de rennes tchouktches est étroitement liée à celle des végétaux. Bien que leur alimentation soit essentiellement carnée (mais pas uniquement), les éleveurs de rennes accordent aux plantes une grande attention et une grande considération car ce sont elles qui nourrissent le renne dont dépend leur existence et qu’ils prennent souvent pour modèle. J’ai commencé par documenter ethnographiquement une saison de cueillette dans la toundra d’Amgouèma, insistant sur l’aspect joyeux de ce moment de l’année et de cette activité. J’ai présenté quelques données ethnobotaniques permettant d’identifier avec quelles espèces les éleveurs de rennes entretiennent des relations et dans quel contexte. Je me suis arrêtée sur les enchevêtrements et les circulations réunissant plantes et rennes – particulièrement mis en scène pendant les rituels : plats préparés et donnés à consommer aux esprits ou diverses constructions rituelles attachant physiquement les uns aux autres. Les circulations d’offrandes mettent aussi en avant ce lien existant entre végétaux et rennes dont il faut donner de l’un pour avoir de l’autre, comme un cycle infini d’échange. À travers la façon dont s’élaborent les pratiques, se dessine ainsi une interaction privilégiée entre plantes et femmes qui place ces dernières dans une position d’intermédiaire entre rennes, humains, végétaux, terre, et esprits.