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En hiver 2020, une habitante du village de Novoe Tchaplino (Novoe Čaplino) m’a montré trois incantations en langue yupik, notées dans un carnet par sa mère. Ces trois incantations sont utilisées pour conjurer les malédictions verbales et non verbales. Elle m’a d’abord présenté une incantation en recouvrant les autres avec un morceau de papier. Puis, elle a changé d’avis et m’a montré les deux autres, me permettant même de les prendre en photo. Je ne lui ai pas demandé de traduire les incantations du yupik au russe, j’ai fait appel à une femme d’Anadyr, qui s’était convertie depuis longtemps à l’orthodoxie et n’était ni parente ni voisine de la détentrice des incantations. Pourquoi ne me suis-je pas tournée vers quelqu’un du village ? Après tout, il y a des gens à Novoe Tchaplino qui pourraient traduire ces incantations du yupik au russe. Mais je ne voulais pas présenter les incantations à quelqu’un qui était régulièrement en contact avec leur détentrice. Pourquoi me suis-je adressé à une femme chrétienne désapprouvant fortement les croyances animistes répandues dans la région ? Je ne voulais pas présenter les incantations à quiconque pouvant les utiliser à ses propres fins. Mon appréhension était due à la prudence particulière avec laquelle cette femme m’avait montré ses incantations, à son insistance sur leur caractère secret. Après avoir pris connaissance des trois incantations, je me suis intéressé à cette facette de la culture yupik et, de retour à Novoe Tchaplino à l’automne de cette même année, j’ai commencé à interroger mes interlocuteurs sur les différentes formes d’incantations. J’ai réussi alors à obtenir d’une autre habitante du village une nouvelle incantation en langue yupik destinée à porter chance. Elle était heureuse de me la communiquer et de me traduire le texte en russe.

Cet article étudie la vie sociale des incantations dans l’environnement yupik et, plus largement, il analyse l’utilisation de la langue yupik dans le contexte rituel de la Tchoukotka. Dans le cadre de cette « vie sociale » des textes (Appadurai 1986)[1], je m’intéresse à la manière dont les incantations sont transmises, conservées et protégées, utilisées ou oubliées, à ce dont se souviennent les habitants locaux sur ces pratiques d’incantation et à la manière dont le contexte contemporain, y compris celui de la langue, affecte ces pratiques. J’ai recueilli des souvenirs de mes interlocuteurs sur le recours de leurs ancêtres aux incantations, et leurs impressions d’enfants lorsque leurs mères ou leurs grand-mères utilisaient certaines formules en langue yupik, principalement à des fins de guérison. En outre, cette étude se concentre sur l’utilisation contemporaine de la langue yupik dans la sphère des rituels religieux. Je m’intéresse non seulement à l’acte de reproduction des diverses formules rituelles yupik, mais aussi aux différentes formes de préservation du « discours rituel » (les habitants peuvent mémoriser ou noter les incantations et les formules pour s’adresser aux esprits, ils peuvent aussi conserver ce qui a été noté par leurs ancêtres à l’époque soviétique). J’étudie ainsi les formes de protection des textes rituels, c’est-à-dire les différents régimes d’ouverture/de secret (en russe, režimy otkrytosti/sekretnosti)[2].

Dans cet article, j’analyse les rituels animistes de communication avec les esprits des ancêtres et les rituels incantatoires. Il existe de nombreuses définitions du rituel (Grimes 2014, 189). Si par « rituel », j’entends les activités sacrées liées à la communication avec les esprits des ancêtres, y compris l’usage d’incantations, je dois reconnaître qu’aucun de mes interlocuteurs n’utilise les termes « rituel », « rite » ou « cérémonie ». Ces mots apparaissent rarement dans le discours quotidien de ceux qui pratiquent des rituels ; ils correspondent au vocabulaire de ceux qui décrivent les rituels (Grimes 2014, 185). Mes interlocuteurs désignent leurs actions par des verbes (nourrir [les esprits] en russe kormit’ duhov, commémorer [les ancêtres], en russe pomjanut’ [predkov]), ou utilisent des termes yupik dans leur discours en russe (voir ci-dessous).

Les Yupik nourrissent régulièrement les esprits des ancêtres. Ils utilisent des objets anciens leur ayant appartenu à des fins de guérison. Ils se tournent vers eux pour obtenir de l’aide et les remercie symboliquement[3] si une aide a été apportée. Chaque action et chaque mot font partie d’un dialogue verbal et gestuel avec les esprits des ancêtres. Les incantations sont également liées, à un degré ou à un autre, au pouvoir des esprits des ancêtres. Tout d’abord, elles constituent un héritage transmis par des parents plus âgés. Ensuite, même si les incantations en tant que telles ne s’adressent pas directement aux esprits des ancêtres, certains de mes interlocuteurs pensent que les esprits contribuent à la réalisation de l’intention sous-jacente à l’incantation. Ainsi, l’impulsion déclenchant l’agentivité de l’esprit de l’ancêtre est le rituel : le don de nourriture, la prononciation d’une incantation. Comme l’écrivent Caroline Humphrey et James Laidlaw en proposant leur définition du rituel, « one will not be the author of one’s acts » (Humphrey and Laidlaw 1994, 97-98). La personne qui reproduit le rituel n’influence donc qu’indirectement la réalité, elle ne fait que stimuler l’agentivité de l’esprit, ou du moins le tente-t-elle.

Les rituels religieux, y compris le rituel incantatoire, créent des « contextes d’agentivité » (Traphagan 2012, 2), où sont réunis la communication avec les ancêtres défunts – importante pour tout être vivant –, l’actualisation de l’héritage familial, du capital symbolique et des instruments de la mémoire, le souci du bien-être personnel et du bien-être des proches, et la reproduction du sentiment d’appartenance à la famille, au clan et à la culture autochtone. C’est cette multiplicité de sentiments et d’identités générés dans le contexte des rituels qui fait l’objet de cette étude. Plusieurs points importants pour la compréhension de la culture autochtone contemporaine de la Tchoukotka sont également liés aux questions de l’usage de la langue yupik dans le contexte des rituels : il s’agit des problèmes relatifs au secret, à la continuité, à l’ellipse [nedoskazannostʹ], au vague et à l’indétermination dans le contexte des rituels.

Mon enquête de terrain en Tchoukotka, dans deux villages côtiers de la région de Providenia a débuté en 2011. Mes recherches se sont principalement concentrées sur les pratiques rituelles et les représentations de la population yupik de Novoe Tchaplino et Sireniki (Oparin 2012). Une grande partie des données utilisées pour cet article ont été collectée en 2020 dans le cadre d’un projet portant sur la mémoire et l’héritage familial (Oparin 2020b ; Oparin à paraître ; Oparin ce volume). En 2020, j’ai mené des entretiens avec 35 personnes dans deux villages, Novoe Tchaplino et Sireniki. Pour la plupart de ces personnes, nos échanges ne se sont pas limités à une conversation unique. Avec la majorité de mes interlocuteurs, nous avons discuté des pratiques incantatoires. Tout le monde n’a pas pu partager ses expériences ou raconter celles de ses proches, mais toute connaissance ou attitude relative aux incantations m’intéressait : crainte d’utiliser des incantations, expérience de familiarisation avec cette pratique, réticence à parler du sujet. Malgré le petit nombre de textes collectés concernant les incantations proprement dites (quatre incantations au total ont été recueillies, je les citerai plus loin dans l’article), j’ai pu tirer profit de ces longues conversations sur les pratiques incantatoires, et noter des souvenirs sur le recours aux incantations par des parents plus âgés. Par ailleurs, les gens m’ont fait part de leur expérience et de leurs conceptions relatives aux spécificités et aux formes de communication, notamment verbale, avec les esprits des ancêtres et, en général, à l’usage de la langue yupik dans un contexte rituel.

Je décrirai d’abord brièvement la situation linguistique actuelle des Yupik de Tchoukotka, puis je consacrerai une partie entière à la langue yupik dans la sphère des rituels religieux : je présenterai les termes désignant et décrivant les rituels ainsi que les expressions utilisées par la population locale lors du don de nourriture aux esprits des ancêtres. Je donnerai ensuite les traductions des incantations que j’ai recueillies en 2020, et je me concentrerai sur l’analyse des pratiques incantatoires. L’avant-dernière partie est consacrée au secret dans la sphère des rituels religieux et aux modes de préservation et de transmission du savoir rituel verbal. La dernière partie de l’article analyse les concepts d’indétermination (en russe neopredelennost) et de hasard (en russe slučajnost) dans la vie quotidienne religieuse contemporaine des Yupik de Tchoukotka.

Les domaines d’emploi de la langue yupik dans la Tchoukotka contemporaine

Les langues des Yupik asiatiques appartiennent à la famille des langues eskaléoutes. Les Yupik asiatiques parlent aujourd’hui deux langues yupik : le yupik de Tchaplino (Čaplino) et le yupik de Naoukane (Naukan). La plus courante est le yupik de Tchaplino, ou yupik de Sibérie centrale (Central Siberian Yupik), qui est parlé par les Yupik de Novoe Tchaplino, Sireniki (avec quelques différences dialectales), Ouèlkal (Uèlʹkalʹ), Providenia et l’île Saint-Laurent (Alaska). La langue yupik de Tchaplino comprenait plusieurs dialectes – d’Avan, de Qiwaaq, d’Imtuk, de Siqlluk (Krupnik et Chlenov 2013, 47-48)[4] – qui ont quasiment disparu en raison de la fermeture de ces petites localités et de l’unification linguistique liée à la scolarisation.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la Tchoukotka a connu un « glissement linguistique » en faveur de la langue russe (Vahtin 2001). Les facteurs qui ont influencé le recul de la langue yupik dans toutes les sphères de la vie de la population sont décrits en détail dans les études de Nikolai Vakhtin et Igor Krupnik (Vahtin 1992, 2001 ; Vakhtin et Krupnik 1999). L’état actuel de la langue yupik en Tchoukotka a été analysé par Daria Morgunova-Schwalbe (Schwalbe 2015 ; Morgunova-Šval’be 2020). La composante émotionnelle de la vie sociale de la langue yupik de Novoe Tchaplino fait l’objet d’un article de Daria Morgunova-Schwalbe dans ce numéro.

Bien que le russe soit aujourd’hui la principale langue de communication, on ne peut pas parler d’une disparition complète de la langue yupik : elle reste présente sous une forme ou une autre, tant dans la sphère privée que publique[5]. Dans le langage courant, des mots yupik spécifiques sont utilisés pour désigner des plats traditionnels, des plantes, des éléments de la chasse maritime (Morgunova-Šval’be 2020, 98 ; Schwalbe 2015, 8’). Beaucoup, y compris les jeunes, peuvent utiliser des formules exclamatives yupik lorsqu’ils parlent aux enfants (Schwalbe 2015, 14).

Parmi les habitants de Novoe Tchaplino, un peu plus de 20 personnes pouvaient tenir une conversation en langue yupik lors de ma dernière visite. Tout le monde sait qui parle yupik, à quel point il le maîtrise et pour quelles raisons il le parle « bien » ou « mal ». Mon estimation du nombre de personnes parlant la langue est basée à la fois sur mes propres observations et sur les estimations données par les habitants. Les personnes qui connaissent la langue sont respectées et conscientes de cette distinction avantageuse. Nikolai Vakhtin appelle « rétablissement régressif de la langue » l’intérêt croissant pour le yupik avec l’âge, ainsi que l’émergence d’une « confiance en la langue » chez un individu qui la connaissait mais avait préféré ne pas la parler dans sa jeunesse (Vahtin 2001). Ceux qui connaissent la langue ont plaisir à parler yupik, ils essaient de le parler à la maison, dans le bus, dans les magasins, et lorsqu’ils se rencontrent par hasard dans la rue. Plus d’une fois, j’ai été témoin d’une situation où une personne s’exprimait en yupik et poussait son interlocuteur à lui parler dans sa langue « maternelle », mais ce dernier n’était pas d’humeur ou pensait son yupik moins bon que celui de l’autre et lui répondait en russe. La connaissance de la langue yupik dépend directement des circonstances de la vie d’une personne pendant son enfance et son adolescence. Des membres de la même génération (autour de 50 ans), ayant grandi à la même époque et dans le même village, peuvent parler la langue couramment ou pratiquement ne pas la connaître. Par exemple, une femme élevée par sa grand-tante parlait tout le temps yupik dans sa famille, et ne l’a pas perdu malgré ses années de pensionnat. Une autre a grandi dans une famille mixte (père russe, mère yupik) ; elle a eu peu de contacts avec sa parentèle plus âgée et ne parle pas du tout yupik. Cette génération peut être appelée, selon la terminologie de Nikolai Vakhtin, « la génération de la fracture » (Vahtin 2001, 1992) : la plupart des personnes de plus de 50 ans parlent bien yupik, tandis que la plupart des Yupik de moins de 50 ans ne le parlent et ne le comprennent pas du tout, ou n’utilisent qu’un vocabulaire limité. La connaissance de la langue est liée aux caractéristiques biographiques d’une personne, ainsi qu’à son niveau d’intérêt pour la langue et, plus généralement, pour la culture yupik. Par exemple, l’un de mes interlocuteurs a passé plusieurs années sur l’île Saint-Laurent, en Alaska, où la langue yupik de Tchaplino, ou yupik de Sibérie centrale, est bien mieux préservée qu’en Tchoukotka[6]. Il s’efforce d’utiliser la langue à chaque fois que l’occasion se présente, bien que de telles occasions soient très limitées à Novoe Tchaplino. Toutefois, certaines personnes qui ne parlent pas le yupik l’apprennent par elles-mêmes ; elles demandent à des parents plus âgés de leur expliquer ce qu’elles ne comprennent pas et essaient d’insérer des mots yupik dans le russe chaque fois que cela est possible. Il est également très fréquent que les habitants de Novoe Tchaplino et de Sireniki, ainsi que les anciens habitants de ces villages qui vivent aujourd’hui dans toute la Russie, s’écrivent en langue yupik sur Whatsapp, analysant des expressions individuelles, partageant des poèmes, se demandant comment dire telle ou telle phrase correctement (Oparin 2020a).

La langue yupik dans le contexte des rituels religieux

En dépit de la rhétorique sur la « mort » ou la « disparition » de la langue, commune à de nombreux peuples autochtones (Mamontova 2019), le paysage linguistique de Novoe Tchaplino n’est pas exclusivement russe. L’usage de la langue yupik s’est considérablement réduit, car de moins en moins de personnes sont capables de parler et d’écrire la langue couramment. Mais de nombreux mots yupik, et même des expressions, sont encore largement répandus. Outre l’exploitation traditionnelle des ressources naturelles, un domaine d’utilisation important de la langue autochtone est le rituel. Daria Morgunova-Schwalbe a écrit sur l’usage de la langue yupik dans la sphère publique : danses, chants aux tambourins et représentations folkloriques, principalement des contes (Morgunova-Šval’be 2020, 98). Je souhaite me concentrer sur la vie de la langue dans un contexte religieux familial fermé, celui des rituels animistes.

Les représentations religieuses yupik modernes sont fondées sur la croyance en la communication avec les esprits, en particulier les esprits des parents défunts. Cette communication se manifeste par une variété de pratiques rituelles individuelles, qui n’ont souvent pas de nom en russe. Je citerai plus loin plusieurs termes yupik liés à la sphère des rituels religieux et que les habitants locaux insèrent dans leurs discours en russe. En effet, il n’existe pas d’analogues en russe pour définir les rituels ou les objets rituels yupik. Qui plus est, la sphère des rituels religieux est elle-même éloignée (autant que possible) de la vie quotidienne russophone. Même si la sphère rituelle est incluse dans le contexte social actuel, tout en se situant dans le domaine de la vie privée, du secret et dans un lien étroit avec l’« ancien monde », elle n’en reste pas moins fondée sur la continuité et fait partie d’un héritage ethniquement marqué.

Nourrir les esprits (de personnes décédées, notamment des ancêtres) est une pratique rituelle largement répandue parmi les habitants autochtones de Novoe Tchaplino, à l’exception de certains chrétiens (Oparin 2012). Ils rompent de petits morceaux de nourriture et les jettent par la fenêtre, les lancent dans la maison ou les répandent dans un feu spécialement allumé pour le rituel. Les occasions, les lieux et les objets matériels pour le don de nourriture sont multiples (souvent, ils nourrissent des objets symbolisant des morts et possédant leur pouvoir). Pratiquement tout don de nourriture aux esprits est appelé ah’k’yšak’ (ахкышак en yupik[7]) par les Yupik. Ce mot est désormais largement utilisé par la population yupik. La commémoration collective de l’ensemble des ancêtres et parents défunts, aussi bien ceux que les participants à la cérémonie ont connus personnellement que ceux qu’ils n’ont jamais rencontrés, a lieu le plus souvent chaque année au début de l’automne ou à la fin du printemps, et constitue le type de don de nourriture le plus organisé et le plus ritualisé. Cette cérémonie commémorative est appelée ah’kýsjah’tulʺyk’ (ахкы́сяхтулъыкen yupik). On l’appelle aussi parfois ah’k’yšak’, soit « don de nourriture quotidien », ou en russe pominki (commémoration des morts). Si le mot ah’k’yšak’ est connu de tous les habitants de Novoe Tchaplino, indépendamment de leur âge, de leur maîtrise de la langue yupik, ou même de leur appartenance ethnique, en revanche, la notion d’ah’kýsjah’tulʺyk’ est moins courante et, d’après mes observations, se retrouve davantage employée par les personnes âgées. Pour faire référence à l’acte de nourrir, on peut dire : « As-tu nourri les esprits ? » De la même manière, on dit : « As-tu fait ah’k’yšak’ ? ». Les deux formules peuvent être utilisées par les habitants, mais la seconde est la plus courante.

Dans de nombreuses maisons sont posés ou suspendus des « protecteurs » (en russe, ohranniki), comme les habitants les appellent : de vieux battoirs en bois de renne pour faire tomber la neige des vêtements en fourrure ; ils protègent la maison et ceux qui y habitent des mauvaises influences. Les Yupik n’utilisent pas le mot russe pour désigner cet objet, ils l’appellent tigujn’a (тигуйна, yupik)[8]. Extrait d’un entretien avec une habitante de Novoe Tchaplino née dans les années 1950 :

Aujourd’hui [on nettoie] la neige [du vêtement] avec une balayette. Avant, on tapait avec ça [tigujn’a, yup.]. Les Tchouktches venaient, s’arrêtaient avec leurs torbasa de fourrure [bottes en peau de renne, ru.] – ils venaient de la neige, marchaient sur la neige et en avaient plein leurs torbasa – ils les nettoyaient avec leurs tigujnika [mon interlocutrice a utilisé le mot yupik tigujn’a avec le suffixe russe -nik et en le déclinant en russe]. Ma mère et mon père en avaient un, et ceux avec qui j’ai grandi en avaient un aussi. Il était sur le pas de la porte, il surveillait. On disait : « Reste et surveille que personne ne vienne ». En référence aux mauvais esprits, sans doute. C’est ce qu’on avait l’habitude de dire. Ensuite, on l’utilisait.

Le saucisson farci à la graisse de renne -k’vek[9] (квек en yupik, de kyvig’ : « farcir quelque chose avec autre chose ») est un mets dont on doit obligatoirement nourrir les esprits lors du rituel de mise à l’eau des canots en avril, avant la première chasse en pleine mer de l’année. L’ethnographe et linguiste pré-révolutionnaire et soviétique Vladimir Bogoraz écrit que les Tchouktches de la côte offraient « un estomac fourré de viande de renne en sacrifice à la mer » (Bogoraz 2010, 98). L’ethnographe d’origine yupik, Tasjan Tein, mentionne également que le plat principal destiné aux esprits était le kivik (en yupik de Naukan) – « un intestin de renne épais farci de morceaux de viande et de lard de renne » (Tein 1977, 118). Pour le saucisson de renne, le k’vek, les chasseurs de Tchaplino se rendent chez des Tchouktches dans la toundra de Ianrakynnot (Janrakynnot). Là, pour obtenir de la viande de renne, ils fournissent des tuhtak’ (тухтак, yupik, gros morceaux de viande de morse avec de la graisse cousus dans une peau de morse), du man’tak’ (мантак’, yupik, peau et graisse de baleine), des lassos en peau de phoque, ainsi que des estomacs de morse, nécessaires à la fabrication de tambours. L’argent n’a pas sa place dans ces relations d’échange qui ont pris forme dans la période de pré-contact entre les Tchouktches de la côte et les Yupik, d’une part, et les éleveurs de rennes, d’autre part. Ces relations ont été réorganisées sans disparaître dans la période soviétique et elles subsistent encore aujourd’hui. Les gens n’échangent pas seulement de la nourriture, mais aussi les matières premières nécessaires à la fabrication d’objets rituels : un estomac de morse à tendre sur le cadre en bois d’un tambour et de la viande de renne. Les fils en tendons de renne sont aujourd’hui encore utilisés par les Yupik pour fabriquer les amulettes protectrices que portent les participants à une cérémonie funéraire. La viande de renne est le mets le plus couramment donné aux esprits ; le rituel k’vek de mise à l’eau des canots ne s’accomplit presque jamais sans saucisson de renne. Ainsi, comme le dit Virginie Vaté, « la nécessité du rituel est liée à celle de l’échange : le rituel est nécessaire pour permettre l’échange, mais l’échange est aussi nécessaire pour permettre le rituel[10] » (Vaté 2005, 63).

Certains habitants utilisent le mot tyg’nyg’ah’si (тыгныгахси, yupik) pour désigner le rituel consistant à faire revenir l’âme d’une personne vivante. Ce mot m’a également été traduit par « âme renouvelée » [en russe, obnovlennaja duša]. Si quelqu’un est effrayé par quelque chose de grave ou qu’un mort l’appelle en rêve, son « âme » peut partir. Un proche doit alors sortir, ramasser un caillou et le placer sur les vêtements ou sur le lit de celui dont l’âme a besoin d’un « renouvellement » rituel.

Je donnerai plus loin des exemples de l’utilisation de certaines expressions yupik dans un contexte de rituel religieux. Pendant la commémoration des morts (ah’kýsjah’tulʺyk’) et au moment de nourrir les esprits (ah’k’yšak’), certaines expressions sont prononcées. Le message principal de ces expressions prononcées lors des rituels consiste à accueillir les esprits et à les inviter à manger, boire et fumer. Ces formules peuvent être dites aussi bien en russe qu’en yupik. Le plus souvent, cependant, c’est le membre le plus âgé de la famille, celui qui parle probablement le mieux la langue yupik, qui dirige cette commémoration, et il lui incombe d’inviter en yupik les esprits à manger. Au cours de l’hiver 2020, j’ai été convié à une commémoration au cimetière, à laquelle n’assistaient que des femmes et des hommes de moins de 35 ans. La cérémonie était dirigée par un chasseur yupik considéré comme un « homme qui sait » (znajuščij). Il a commencé son appel aux esprits en yupik : « k’amh’ljusi tag’ityk’  » (камхлюситагитык, venez tous), et l’a terminé en russe : « mangez, buvez, soyez rassasiés ».

Les premiers mots adressés aux ancêtres lors de la commémoration des morts varient :

Tenez, voici ce que nous vous avons apporté pour que vous n’ayez pas faim jusqu’à ce que nous vous nourrissions l’année prochaine. [en russe[11]]

Nous sommes venus vous voir, nous ne vous avons pas oubliés et nous vous offrons de la nourriture. [en russe].[12]

Hé, tout le monde, venez, buvez, mangez, fumez, buvez du thé (Ahkuh’si, k’amahlʺjusi kytfah’tyk : myg’ityk’, nag’ityk, myljuhtyk, k’ajuh’tyk – Ахкухси, камахлъюсикытфахтык: мыгитык’, нагитык, мылюхтык, каюхтык) [en yupik][13]

Ainsi, la langue yupik est présente sous une forme ou une autre aussi bien dans le discours quotidien en russe lorsqu’il s’agit de parler du rituel à travers des mots particuliers sans analogues en russe, qui sont alors utilisés dans une syntaxe russe, que dans le discours cérémoniel, qui résiste davantage à la russification que le discours quotidien. Pour des raisons d’efficacité, le rituel implique une certaine discipline dans le respect des règles. Ces règles ne sont écrites par personne, elles sont formulées dans l’environnement familial ; elles sont une manifestation des perceptions individuelles et familiales de la tradition yupik et s’inscrivent dans la continuité des pratiques rituelles des parents plus âgés. La composante verbale du rituel vise également à atteindre un objectif : que les ancêtres soient rassasiés, qu’un proche se rétablisse, que la famille ait de la chance tout au long de l’année, etc. Le recours privilégié à la langue yupik, ou du moins à certaines expressions yupik, peut s’expliquer par le désir de suivre la tradition, par la préservation de la continuité de la pratique rituelle en lien avec les ancêtres, et par une attention particulière à l’effet du rite.

Incantations notées en 2020

Les incantations jouaient un rôle important dans la vie quotidienne rituelle des peuples de l’Arctique. Les chercheurs, spécialistes de ces régions, ont noté une grande variété d’incantations destinées à divers besoins, et ils ont tous mentionné le caractère particulièrement secret de la transmission des incantations, la prudence est de mise quand on en parle et, plus encore, quand on les emploie. Vladimir Bogoraz nous a livré les textes de nombreuses incantations tchouktches (Bogoraz 2010, 145-174), décrivant leurs formes de transmission et les cas où elles étaient employées. Frédéric Laugrand et Jarich Oosten, en collaboration avec leurs interlocuteurs inuit canadiens d’un âge avancé, établissent des parallèles entre les incantations et les hymnes et prières chrétiens, et voient une continuité dans la conversion des pratiques incantatoires en formules chrétiennes (Laugrand et Oosten 2010, 286-304). Une femme m’a raconté en 2012 à Novoe Tchaplino que sa mère lui avait donné un sabot de mouflon enveloppé de tendons de renne avec des perles enfilées et lui avait dit : « Je ne suis pas chamane, je ne peux pas vous enseigner les prières. Il ne me reste que ce sabot. ». La femme appelait ici « prières », à la manière chrétienne (russe), des incantations yupik.

Les ethnographes T.S. Tein (1981) et Vladimir Bogoraz (1919) ont écrit sur les incantations yupik ; c’est le cas également de la linguiste Ekaterina Rubcova, qui a cité les textes de deux incantations en yupik de Tchaplino avec leur traduction russe (Rubcova 1954, 290-291). Ces incantations sont appelées k’anymsut (канымсут), au pluriel, et k’anmysjuk (канмысюк), au singulier, en langue yupik. Tein cite également d’autres noms d’incantations en yupik en fonction de leur finalité : pour guérir les gens (pinih’satyt, пинихсатыт, yupik), pour se venger (ujvalatyt, уйвалатыт), pour avoir de la chance à la chasse (nyk’yn’ʹjutyt, ныкыньютыт), pour qu’une baleine poursuivie change de direction vers la terre (au’atag’sigatyt, ауатагсигатыт), pour que le temps ne se détériore pas (silʺalʺig’utyt, силъалъигутыт) (Tein 1981, 231). Lorsque j’ai montré ces termes aux aînés du village parlant yupik, beaucoup ont compris le sens des mots, mais ont dit que personne ne les utilisait plus aujourd’hui et qu’ils n’avaient pu entendre quelque chose de ce genre que durant leur enfance. Le mot k’anmysjuk, en revanche, qui désigne toute forme d’incantation, est connu d’un nombre beaucoup plus important d’habitants.

Je donne ci-dessous les traductions des incantations que j’ai moi-même collectées en 2020 et auxquelles j’ai fait référence au tout début de cet article. Les trois premières incantations m’ont été transmises par une femme, qui les tenait de sa mère : elle les lui avait notées en yupik dans un cahier. J’ai photographié les notes du carnet, puis, avec une femme âgée yupik, j’ai traduit les incantations en russe. Ces incantations sont dirigées contre les mauvaises intentions des étrangers. La détentrice des incantations m’a dit qu’elle les utilisait très rarement et qu’elle les reproduisait en les lisant sur une feuille de papier. Elle m’a donné la permission de publier la traduction dans toute autre langue. La seule chose qu’elle m’a demandé de ne pas faire, c’est de publier ces incantations en yupik, car elle pense qu’elles n’ont de pouvoir qu’en yupik.

  • Première incantation : « C’est sous cette forme que je vais aller. »[14] « Ces amis, ce sont des pierres mouchetées (tachetées) de petits points. Quand ces pierres me touchent, elles se retirent sous forme de vapeur. »[15]

  • Deuxième incantation : « Je reviens vers toi sous la forme d’un ours polaire. Un vieil ours. La moitié de sa gueule est noircie par la vieillesse. »[16]

  • Troisième incantation : « Les calomnies de quelqu’un ou les maléfices envoyés par cette personne, je les ai avalés. Mon estomac s’est rempli et quand il s’est rempli, j’ai fait caca et des excréments sont sortis et personne d’autre ne les voit et ne les utilisera. »

J’ai obtenu l’incantation suivante, pour porter chance, auprès d’une autre femme. Elle la connaissait par coeur, elle me l’a écrite et traduite elle-même en russe. Elle n’a pas craint la publication de cette incantation, même en yupik. Toutefois, je ne vais citer ici que la traduction :

  • Quatrième incantation : « Je suis un carcajou. J’ai une peau abondante et riche. Des griffes pointues. C’est là que je vais. Et c’est là qu’il est, lui le renard minable au pelage douteux et aux griffes émoussées. Je suis en haut, il est en bas. Je suis à l’avant, il est à l’arrière. Tʹfaj. »[17]

Régimes de protection et formes de conservation des incantations

Lors de leurs travaux de terrain sur les rituels, les ethnographes abordent souvent avec leurs interlocuteurs les thèmes de l’ouverture, de la vie privée, du secret. D’une manière générale, la vie quotidienne rituelle contemporaine à Novoe Tchaplino se distingue par son caractère particulièrement fermé : les pratiques rituelles des Yupik sont limitées au cercle familial étroit, les connaissances rituelles ne sont pas largement diffusées et sont transmises exclusivement au sein de la famille. Les gens évitent soigneusement de montrer les objets rituels et les amulettes qu’ils utilisent comme lien entre les vivants et les ancêtres défunts (sur l’aide desquels les Yupik comptent en cas de crise). Les habitants du village essaient de ne pas parler des méthodes rituelles de guérison, de ne jamais évoquer les incantations, ni les fêtes familiales lorsqu’elles sont encore observées dans certaines familles. Certes, les habitants peuvent échanger des récits sur la façon dont ils nourrissent les esprits des ancêtres ou organisent une commémoration des morts, mais derrière ces pratiques répandues se dissimule un répertoire riche et abondant d’autres formes d’interaction avec les parents défunts et qui reste le plus souvent un secret de famille. « Il faut du secret », comme le dit une Yupik entre deux âges que je connais depuis près de dix ans (c’est avec sa famille que j’ai été le plus en contact lors de mon travail de terrain en Tchoukotka, depuis 2011). Elle est considérée au village comme l’une des personnes qui connaît le mieux ces pratiques (znajuščaja). J’ai passé beaucoup de temps avec elle à parler du rituel, du caché et du sacré. J’ai compris que cette femme avait remarqué mon intérêt et voulait m’en dire plus qu’un étranger est autorisé à savoir, de son point de vue. Un jour, elle m’a montré une pierre cachée derrière une armoire, enveloppée dans des tendons de renne. Elle avait hérité cette pierre de sa mère et la « nourrissait » de temps en temps : elle émiettait dessus des morceaux de nourriture ou y étalait des gouttes de boisson. Plusieurs jours après m’avoir montré sa pierre, elle m’a dit en souriant regretter ce qu’elle avait fait. Cependant, je me souviens que quelques mois avant de me montrer la pierre, luttant pareillement contre l’exigence du secret, elle avait étalé devant moi le contenu d’un bocal en verre : de vieilles perles, des billets, des peaux, des boutons – des objets précieux hérités de ses ancêtres. Voici un extrait d’un entretien avec cette femme :

Chacun a ses propres règles. Aujourd’hui, nous nous sommes un peu russifiés, alors nous en parlons, sinon nous ne raconterions pas nos affaires.

– Et pourquoi est-ce qu’on considère qu’il ne faut pas en parler ?

– Je te l’ai dit : tu perds une partie de toi-même.

F, née en 1959, Novoe Tchaplino

La réticence des gens à parler du rituel et du sacré et à montrer les pag’itak’ (пагитак, yupik, objets familiaux sacrés appartenant aux ancêtres)[18] ne signifie pas que ces personnes ne montrent ni n’expliquent rien. Ce maintien du secret est la norme, mais dans certaines situations, la norme peut être transgressée ; toutefois, la transgression de la norme, c’est-à-dire la dénormalisation du traitement habituel du rituel et du sacré, doit être aplanie. Lors de la présentation d’une chose secrète, liée au pouvoir des ancêtres, il y a une désacralisation partielle du savoir ou de l’objet. Cette désacralisation doit être suivie d’une sacralisation inversée, d’une normalisation des relations entre le propriétaire de l’objet ou du savoir et les ancêtres avec lesquels une communication est établie par le biais de cet objet ou du savoir secret, très probablement « donnés » par les ancêtres. Extrait d’un entretien avec une habitante de Novoe Tchaplino, née dans les années 1960 :

Je t’ai montré le remède à l’époque. Celui de papa. Tu l’as feuilleté.

– Le quoi de papa ?

– Le carnet de papa. Tu l’as feuilleté. Je vais le ranger après toi. Je vais dormir avec : c’est à nous, à moi. Je te l’ai montré, tu l’as feuilleté – tout a probablement disparu. Il doit toujours être fermé. Je vais dormir avec maintenant dans la soirée. Quand on tombe malade, je déchire une feuille. Je n’en parle à personne, car la puissance du carnet pourrait se perdre. Mais c’est très efficace, ça aide vraiment. Ljalja [synonyme de bébé, souvent utilisé familièrement] est malade, alors j’arrache une feuille et la déchire sur lui en demandant de l’aide à papa, et à maman. Ljalja va dormir. Et puis le matin, il se lave. C’est ce qu’il y a de plus efficace !

J’ai toujours été intéressé par le caractère fermé et secret du rituel et du savoir sacré. Mon questionnement porte sur les conséquences de ma présence, ma position en tant que chercheur intéressé par l’espace rituel, et sur les relations réciproques que mes interlocuteurs – créateurs et acteurs de l’espace rituel– entretiennent avec moi. À qui peut-on raconter et montrer un rite ou des objets rituels et à qui cela est-il interdit ? Comment la réticence à révéler des secrets s’articule-t-elle avec le besoin de partager ? A quelle catégorie appartiens-je si je ne participe pas à la vie rituelle du village et si je n’ai pas l’intention d’appliquer l’incantation comme il se doit ? À la catégorie de ceux avec qui il est sans danger de parler ? Ou inversement, puisque je ne suis pas de la famille et que je peux publier, par exemple, des choses qu’il est strictement interdit de publier ? Le plus souvent, mes interlocuteurs me traitent comme quelqu’un à qui l’on peut tout dire et tout montrer, comme un étranger, contrairement, par exemple, aux habitants des villages yupik ou tchouktches qui, s’ils le découvraient, pourraient priver le rituel de son pouvoir.

La population locale interagit depuis un demi-siècle avec des ethnographes, linguistes, biologistes et démographes professionnels, et elle a une expérience plus courte, mais néanmoins considérable, de collaboration avec des réalisateurs de documentaires, des journalistes et des touristes : tous ces visiteurs qui filment, interrogent, enregistrent, puis publient leurs observations. Tous les habitants de la région sont parfaitement conscients de ce qu’est l’ethnographie et de l’importance des travaux de recherche menés par des scientifiques de Moscou, Saint-Pétersbourg et d’autres pays. Cette compréhension, et le plus souvent les expériences positives des parents et grands-parents avec les scientifiques, permet aux habitants des villages d’être plus ouverts et de redéfinir les frontières du secret/public. De fait, j’ai souvent rencontré une réticence à faire part de ses connaissances aux autres habitants du village et une disposition à les partager avec les chercheurs.

Actuellement, les incantations sont la manifestation la plus secrète de la culture yupik. Une part importante de la population locale ignore les incantations, certains se souviennent du recours aux incantations par des parents plus âgés, mais sont incapables d’en reproduire une seule. Peu de familles conservent des carnets où sont notées les incantations de leurs ancêtres, et lorsque c’est le cas, elles ne les divulguent pas. Frédéric Laugrand et Jarich Oosten ont fait part de leurs difficultés à noter les incantations lors d’ateliers dans l’Arctique canadien avec des aînés Inuit. Leurs interlocuteurs étaient disposés à ne partager que certaines parties de la formule, car une incantation entièrement divulguée perd de son pouvoir (Laugrand et Oosten 2010, 288). La linguiste Ekaterina Rubcova, qui a travaillé parmi les Yupik de Tchoukotka dans les années 1930 et 1940, n’a consigné que deux incantations dans son premier volume sur le folklore yupik. Dans la préface, elle précise que tous les textes lui ont été transmis par un narrateur aveugle de 26 ans, Ajvuhak, à l’exception des incantations : « Les incantations ont été transmises par une autre personne », écrit Rubcova, mais elle ne précise pas laquelle (Rubcova 1954, 11). Il est probable que les incantations aient également été transmises par Ajvuhak. Compte tenu du contexte politique de persécution religieuse, Ekaterina Rubcova a peut-être dissimulé le nom de l’informateur par souci de sécurité. Mais j’y vois une autre raison. À mon avis, on peut parler ici de l’éthique du chercheur qui travaille sur un domaine très sensible de la culture. Ljudmila Ajnana (1934-2021), spécialiste renommée de la langue et de la culture des Yupik d’Asie (voir In Memoriam dans ce numéro), m’a raconté en 2020 que Rubcova avait gardé secret le nom de l’informateur qui lui avait révélé l’incantation :

Mais elle [Rubcova] n’a dit à personne de qui elle les avait appris [les incantations]. Personne ! C’était une femme tellement honnête de façon générale.

– Mais il est étrange qu’on les lui ait dites.

– Elle était très respectée à Tchaplino. Elle parlait yupik. Elle posait des questions toute seule, sans interprète. On lui faisait confiance.

Dans le village de Sireniki, j’ai rencontré une famille qui avait conservé un carnet d’incantations, transmis par la mère de mon interlocutrice :

Je me souviens que ma mère faisait ça […] elle était toujours à s’inquiéter pour ses enfants. Et elle tenait un carnet. Pour tous les cas, il y avait des kanymsjuki [utilisation d’un mot yupik avec un pluriel en russe, le pluriel du mot k’anmysjuk est k’anymsut en yupik] .

Quand j’ai demandé où était le cahier et si je pouvais le voir, la mère et la fille (c’est-à-dire la fille et la petite-fille de la femme qui a noté les incantations) ont répondu que le cahier était quelque part dans un conteneur (beaucoup de familles ont des conteneurs en fer : elles y stockent des affaires et de la viande) et qu’elles ignoraient où. Un autre argument pour justifier le refus de montrer le carnet de notes était le suivant : « C’était très personnel pour elle, elle n’avait confiance en personne, elle tenait absolument à ce que personne ne le lise ». Selon la mère et la fille, les incantations inscrites dans ce carnet étaient diverses : « Si les chasseurs allaient à la chasse – il y en avait une spécifique. Si quelqu’un tombait malade. Si quelqu’un partait loin, pour qu’il n’y ait pas de difficultés sur le chemin. ». Je n’ai jamais réussi à prendre connaissance des incantations de cette famille.

La divulgation des incantations peut être perçue par certaines personnes comme une trahison des parents plus âgés qui avaient noté ces textes pour leurs enfants et petits-enfants. En outre, beaucoup se souviennent encore bien de l’époque soviétique et ont grandi dans la nécessité de dissimuler tout ce qui était lié à la vie rituelle et aux liens avec l’Alaska. Je cite ci-dessous l’extrait d’un entretien avec la personne mentionnée plus haut qui ne voulait pas me montrer le cahier d’incantations :

Avant, il y avait le communisme. Je me souviens, ils [mes parents] cachaient tout. Je me souviens que ma grand-mère connaissait une chanson en anglais. Elle disait carrément : « Ne le dites à personne, ou ils me mettront en prison. ».

Dans mon travail de terrain, j’ai rencontré non seulement une méconnaissance des incantations, mais aussi une réticence à les connaître et, plus encore, à les utiliser. La pratique des incantations est considérée comme un domaine secret, mais également dangereux. Les parents se souvenant des incantations ont peut-être estimé qu’il valait mieux ne pas transmettre ce savoir aux enfants, et ces derniers ont peut-être craint d’approcher l’inconnu et l’incompréhensible (ce à quoi les incantations sont associées). Cependant, j’ai pu observer que ce sont surtout les incantations visant à nuire à quelqu’un d’autre qui sont une source d’inquiétude. Voici l’extrait d’un entretien avec un Yupik d’âge mûr dont la mère « avait la langue mauvaise »[19], comme me l’ont dit les habitants de son village lors de mon arrivée en Tchoukotka en 2011 :

– Est-ce qu’elle [mère de l’informateur] y avait recours [aux incantations] ?

– Pas une seule fois. Elle disait : « Je me souviens, dans mon enfance, quand une personne t’ennuyait, tu pouvais faire ceci et cela, pour te débarrasser de cette personne. Tu t’en débarrassais tout simplement, mais tu renonçais à deux des tiens, deux des tiens étaient enlevés, ils disparaissaient. ».

– C’est un très mauvais prix à payer.

– Très mauvais. Je ne l’ai jamais utilisé.

– Que faire si une personne t’ennuie ?

– Non, c’est mieux d’oublier cela complètement. […] À quoi bon perdre deux des siens ? Elle disait que ça marcherait, que tu ne perdrais que deux parents.

– Il faut dire quelque chose pour cela ?

– Il faut aller dans la toundra et faire une sorte de rituel, une incantation et lui prendre quelque chose.

– À l’ennemi ?

– À celui que vous voulez faire disparaître, prendre un morceau [d’une de ses affaires], quelque chose.

Une autre raison du secret dans la sphère rituelle est le manque de confiance dans ses propres connaissances, le dépit lié à la rupture dans la continuité, l’insuffisance du bagage rituel transmis par les parents – tout ce que Nikolai Vakhtin appelle « un déficit d’informations culturelles » (Vahtin 2001). Les gens peuvent ne pas vouloir parler de choses qu’ils pensent mal connaître. Une femme de Novoe Tchaplino m’a expliqué pourquoi elle ne pouvait pas partager ses incantations : «  J’ai oublié beaucoup de choses, je suis devenue russe, je ne peux pas, j’ai oublié beaucoup de mots yupik ».

La disparition de la langue yupik dans la vie quotidienne ne peut qu’affecter le niveau de continuité des pratiques dans cette langue dans la sphère rituelle. L’environnement linguistique yupik est de moins en moins riche, ce qui se répercute sur la fréquence et l’exhaustivité d’utilisation de la langue yupik dans les rituels. Il me semble que la perte de la maîtrise courante de la langue et, de manière générale, la peur que la langue disparaisse créent de nouvelles formes de préservation et d’usage des formules rituelles yupik. Il existe assurément une tendance à considérer qu’une incantation doit être récitée « mot pour mot », et qu’il n’y a pas de place pour l’improvisation dans ce genre. Si dans la période précédant l’écriture, la mémorisation était le seul moyen de préserver l’incantation, à l’époque soviétique, compte tenu de l’avènement de l’écriture, les incantations ont commencé à être notées.

Extrait d’un entretien avec une ancienne professeur de langue yupik née dans les années 1950 :

Ma mère était très, très malade quand je lui ai fait les injections et sa toux ne disparaissait pas. Elle avait perdu beaucoup de poids et nous nous sommes inquiétés. Grand-mère était déjà morte. J’avais toujours les perles[20] de ma grand-mère, sauf les rouges. Des noires, vertes, jaunes. Il n’y en avait plus beaucoup. On prend cette perle, on la met aussi sous l’oreiller, si la personne est malade, elle dort dessus. Le matin tôt (très tôt, qu’il fasse encore nuit, que personne ne soit dehors), il faut passer la perle autour de la personne malade, comme pour la dépoussiérer, même si elle dort, sortir dans la rue et prononcer des mots en yupik. J’ai fait tout ça. Je me suis souvenu de ces mots toute ma vie. Je les ai d’abord écrits, et ensuite, je les savais, je les avais retenus. Et elle s’est rétablie, elle était guérie.

– Donc vous avez guéri votre mère avec ce qu’elle vous a transmis ?

– Oui. C’est elle qui me l’a dit, je ne le savais pas. Elle me l’a dit, elle me l’a enseigné. Et j’ai eu peur : et si je faisais une erreur ? Et si je ne disais pas ce qu’il fallait ? Alors j’ai appris ces mots par coeur.

– Et si vous aviez dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

– Et si son état avait empiré ?

Aujourd’hui, certains membres de la jeune et moyenne génération écrivent même dans des carnets des expressions qu’ils peuvent prononcer facilement, comme des phrases pour saluer les esprits et les inviter à manger. Ils essaient de préserver et d’enregistrer la composante verbale du rituel religieux, en langue yupik, afin de ne pas mélanger les choses lorsqu’ils devront diriger eux-mêmes une commémoration des morts, ne pas commettre d’erreurs et maintenir ainsi la continuité avec leurs parents défunts dans la pratique du rituel.

Indétermination et hasard dans la culture yupik

J’ai enregistré une grande partie des informations ethnographiques relatives aux incantations auprès de personnes qui ne les utilisent pas, ne les connaissent pas, mais ont conservé des souvenirs sur la manière dont les membres plus âgés de leur famille les utilisaient. Ces vagues récits à propos d’incantations sont l’occasion d’examiner ce que je crois être des caractéristiques essentielles de la vie quotidienne rituelle des Yupik : l’indétermination et le hasard.

Si l’erreur et le doute dans le contexte des rituels religieux ont fait l’objet de nombreux travaux anthropologiques (Beekers et Kloos 2018 ; Hüsken 2007 ; Schielke et Debevec 2012 ; Stevenson 2009), les notions de hasard et d’indétermination attendent toujours d’être conceptualisées. Cela s’explique en partie par le fait que le hasard ne représente pas un écart par rapport à la norme, mais fait lui-même partie de la logique du rituel et constitue une composante de nombreuses pratiques rituelles. Lors d’un enterrement, par exemple, toutes les personnes présentes doivent porter une cordelette en tendon de renne autour du poignet pour se protéger des esprits et de leurs éventuelles mauvaises intentions. Ensuite, cette cordelette doit disparaître comme par hasard, c’est à dire d’elle-même. Les gens ramassent parfois des cailloux au cimetière, à leur retour, ou dans la toundra après une commémoration des défunts, ces cailloux doivent aussi disparaître d’eux-mêmes après un certain temps, ils doivent être perdus. C’est souvent un rêve qui constitue l’impulsion d’une action rituelle (nourrir l’esprit d’un ancêtre, lui remettre des vêtements). Dans les rêves, les gens comprennent également quel ancêtre manifeste le désir de revenir à travers un nouveau-né. Les rêves sont un espace d’indétermination, de sous-entendu. Les symboles, les signes et les allusions sont interprétés par les rêveurs et l’activité rituelle est ensuite construite en fonction de leur interprétation. Le vague et la confusion accompagnent les représentations et les pratiques religieuses des Autochtones tout au long de leur vie, et le hasard fait partie intégrante d’un cycle rituel ou d’un autre, qu’il s’agisse d’une commémoration des morts, d’un enterrement ou d’un traitement contre une maladie.

Les formules verbales rituelles, y compris les incantations, ne sont pas prononcées à voix haute et distinctement. Elles sont reproduites en chuchotant, comme timidement et secrètement. Chaque fois qu’une conversation sur les esprits, les rituels et le sacré était lancée, mes interlocuteurs basculaient vers un récit à voix basse, dissimulé. Personne ne se sent suffisamment confiant dans le contexte d’une communication complexe avec les esprits, pas même les Yupik les plus compétents. Je donne ci-infra des extraits d’un entretien avec une femme yupik qui se souvient de la façon dont des parents plus âgés avaient recours aux incantations. Ces souvenirs donnent à voir une perception de la pratique des incantations comme sphère particulièrement fermée et secrète, à laquelle même ceux à qui les incantations sont destinées ne sont pas admis. Cette fermeture crée alors un espace d’indétermination, de non-engagement dans le rituel, et donc d’ignorance :

Je rentre à la maison – oh, mon foie me faisait mal ! J’ai à peine réussi à rentrer chez moi, mon mari m’a aidée. La douleur ne cessait pas. Je me suis penchée et je n’ai pas pu me redresser. Et K. [un parent] est arrivé, sobre. Il n’était pas ivre, c’est sûr. Il a demandé quelque chose qu’il n’avait pas, du thé ou du sucre. Je suis à l’agonie, et le lendemain, je n’aurai plus qu’à appeler le médecin, ou mieux encore, à me rendre au dispensaire vers neuf heures. Je lui dis : « J’ai un problème au ventre ». Il s’est approché de moi : « Qu’est-ce que tu as ? ». « Mon foie, cet endroit en général » ! « Je vois ! » Il l’a comme touché [l’auteur souligne], il a peut-être murmuré quelque chose, et c’est tout ! Et il est parti. Et aussitôt, c’était comme si [je me sentais mieux].

Ma grand-mère, elle avait aussi des incantations. J’étais toute petite, j’étais très malade. Elle a chuchoté et chuchoté des choses. Bien sûr, je ne pouvais pas me souvenir de toutes les incantations. Peut-être qu’elle en avait aussi pour d’autres occasions. Peut-être que je comprenais déjà ce qu’elle disait, ce qu’elle chuchotait à mon oreille. Je comprenais déjà, et c’était peut-être comme une suggestion à une personne, et elle guérissait.

Le recours aux incantations était si peu clair pour elle qu’elle a décrit ce qui s’est passé avec un haut degré d’indétermination : « Il a peut-être murmuré quelque chose », « Il l’a comme touché », « chuchoté des choses ». Le premier souvenir date des années 1980, le second des années 1960. Mon interlocutrice se souvient d’une chose qui s’est passée il y a relativement longtemps et elle peut avoir oublié non seulement les détails des évènements, mais également les mots que ses parents lui ont dits. Cependant, elle n’avait pas oublié la sensation d’indétermination provoquée par le rituel qu’on exécutait sur elle : les deux souvenirs sont entourés de secret, les incantateurs n’ont pas prononcé les formules à haute voix, et ils ne lui ont pas expliqué leurs actions.

L’un de mes interlocuteurs se rappelle s’être tordu la jambe à l’école et être rentré à la maison pour montrer sa blessure à sa grand-mère :

Elle a regardé : « Aïe ! ». Et [a dit] quelque chose dans notre langue [en yupik]. Elle a pris ma jambe et c’était comme si elle aspirait la douleur [elle montre avec sa voix comment sa grand-mère aspirait la douleur]. Juste de l’air. Alors, elle me dit : « Attends ». Et elle est partie quelque part toute seule. Elle est donc partie, et je me suis couché dans l’après-midi et j’ai rêvé le même incident, ma chute. J’ai dit : « J’ai rêvé que je tombais. J’ai déjà fait tout ce qu’il fallait [grand-mère a dit]. ».  

Ce qu’elle a fait, ce qu’elle a dit en yupik est resté flou et incompréhensible pour mon interlocuteur. Après un certain temps, le garçon s’est rétabli : « Grand-mère, j’ai dit. Quoi ? Regarde ! Et je me suis levé et j’ai marché. Ah ! Et elle est repartie en courant. Elle a dû aller exprimer sa gratitude […] Grand-mère m’a guéri. Avec toutes sortes d’incantations. ».

Il n’a pas compris ce que la grand-mère disait, où elle est allée et ce qu’elle faisait seule, dehors. Apparemment, la grand-mère elle-même ne souhaitait pas vraiment que son petit-fils soit témoin de l’incantation. Le vague dans le contexte rituel est dû à une rupture dans la continuité, un « déficit d’informations culturelles » : les parents n’ont pas voulu, pas osé, pas pu transmettre les connaissances rituelles. Mais l’indétermination s’explique aussi par le fait que l’espace rituel en général est une sphère subtile et intuitive, où l’efficacité n’est pas garantie et où la validité d’une action est subjective (Oparin 2012). Enfin, l’imprécision des modes et des formes d’interaction avec les esprits (pour une bonne chasse, une guérison, un temps estival, etc.) est liée au fait que cette sphère est encore perçue par beaucoup comme relevant de la langue yupik, et donc largement inaccessible à la majorité de la population autochtone aujourd’hui. Par exemple, les incantations ne sont valables que si elles sont prononcées en yupik ; à une commémoration des morts, les salutations et les invitations aux esprits commencent également en langue yupik. Bien sûr, l’espace rituel moderne de la Tchoukotka ne relève pas exclusivement de la langue yupik. Dans la mesure où les pratiques et les représentations rituelles sont individualisées, et où chacun construit de manière indépendante ses interactions avec les morts en fonction de sa propre expérience et de sa conception de la tradition, le russe devient dominant dans la sphère de la communication avec les esprits, et les formules yupik, souvent apprises des ancêtres, ne précèdent que formellement la communication vivante et improvisée en russe. D’autant plus qu’à notre époque, une grande partie des parents défunts, personnellement connus de ceux qui sont encore en vie, parlaient déjà couramment le russe.

Conclusion

La pratique de la langue yupik dans la sphère rituelle moderne est étroitement liée à l’héritage familial. Les incantations et les formules rituelles sont transmises au sein d’une famille, des plus âgés aux plus jeunes. Ainsi, l’héritage rituel yupik est lié à la mémoire des ancêtres : à celle des parents qui ont noté dans un cahier des incantations pour leurs descendants ou ont transmis oralement des mots pour saluer les esprits. La langue yupik dans le contexte rituel est aujourd’hui un marqueur de continuité, un signe de préservation de l’héritage familial, la richesse culturelle d’une famille, souvent préservée par la famille et associée au parent proche ayant transmis le savoir linguistique rituel.

Par ailleurs, la langue yupik dans le contexte rituel est une zone d’indétermination et de secret. Elle est vague, comme le rituel lui-même est souvent vague, tout comme la manière d’établir une communication adéquate avec les ancêtres. La langue rituelle tend à disparaître, car dans de nombreux cas la transmission du savoir rituel a été rompue. Beaucoup de mes interlocuteurs de la génération intermédiaire ont déploré que leurs parents ou grands-parents ne leur aient pas transmis la langue, ni le savoir rituel pour guérir, par exemple, ou célébrer une fête familiale. Les parents estimaient que les enfants devaient d’abord maîtriser la langue russe et que les « anciennes » formes de traitement n’étaient plus nécessaires, puisqu’il y avait la médecine soviétique, tout comme il n’y avait plus besoin de fête clanique, puisque tout le monde fêtait désormais le Nouvel An. Le phénomène du refus de la transmission d’une langue ou d’un savoir traditionnel découle du contexte social et politique dans lequel les peuples autochtones du Nord ont été placés. Le sentiment de l’« inutilité » d’une langue ou d’un rituel religieux ne découle pas d’un choix libre de telle ou telle personne, cette sensation a été dictée par la pression du système social et politique qui s’est établi en profondeur dans l’Arctique russe pendant l’après-guerre (Ferguson 2019 ; Vahtin 2004). La sphère religieuse rituelle, déjà passablement fermée, l’est devenue encore plus pendant la période de modernisation soviétique, marquée par la propagande antireligieuse et un dédain dominant pour la « vie ancienne ».

L’utilisation ou la non-utilisation de la langue yupik dans le contexte rituel est associée avec diverses émotions : le dépit relatif à la perte, le doute quant à la validité des actions et des mots, la peur de commettre une erreur, une sensation d’indétermination. Néanmoins, la langue yupik continue à être utilisée dans l’espace rituel et, d’après mes observations de ces dernières années, de manière plus intensive que, par exemple, dans la sphère de l’exploitation traditionnelle des ressources naturelles. Toutes les conversations pendant la chasse aux animaux marins se déroulent en russe, seuls quelques mots yupik désignant l’équipement de chasse ou la toponymie de la zone de chasse figurent encore dans le vocabulaire des chasseurs. Aucun des chasseurs ne prononce de phrases yupik entières durant la chasse, alors que des expressions relativement longues sont employées dans le processus rituel.

Les formules rituelles pour saluer et inviter les esprits, ou leur demander des conditions atmosphériques favorables, ne nécessitent pas d’ordre verbal spécifique. Elles peuvent être prononcées de manière aléatoire, avec des expressions différentes. Mais, en raison de l’ignorance de la langue yupik par une grande partie des Yupik asiatiques, ces formes apparemment improvisées sont fixées et mémorisées mot à mot, s’apparentant ainsi dans leur « conservatisme » aux incantations. Dans une famille, la grand-mère a enregistré sur un dictaphone toutes les expressions nécessaires pour que ses enfants et petits-enfants puissent s’adresser aux esprits. Dans de nombreuses familles, les parents âgés transmettent ces « discours cérémoniels » par écrit. Le secret des textes des incantations et des discours prononcés lors des commémorations des morts implique des formes particulières de préservation et de transmission de cet héritage linguistique. Les incantations ne peuvent pas être montrées, cette facette de la culture yupik ne sera pas présentée aux enfants à l’école, elle ne sera pas abordée dans les discussions WhatsApp susmentionnées et ne sera pas décrite sur les pages Instagram locales. Les textes des incantations et les formules pour s’adresser aux esprits sont conservés dans certaines familles (ils sont écrits ou mémorisés), tandis que dans d’autres, ils sont « perdus » et la transmission est délibérément interrompue. Et si le vocabulaire de la chasse marine est ouvertement transmis aux jeunes chasseurs dès l’enfance, tout comme des oeuvres folkloriques entières sont transmises dans les ensembles nationaux, les formules rituelles, notamment les incantations, peuvent être volontairement vouées à l’oubli, car elles seraient, de l’avis de l’ancienne génération, « inutiles » dans la vie « moderne », voire dangereuses pour la jeune génération.

Ainsi, l’une des manifestations du « glissement linguistique » et de la dynamique de la situation sociolinguistique dans l’Arctique autochtone est, dans certains cas, l’impossibilité d’utiliser une langue minoritaire dans le contexte religieux, et dans d’autres cas, la croyance ferme en son « inutilité ». Ce glissement ne modifie pas seulement le paysage linguistique et la vie quotidienne des autochtones de la Tchoukotka, il affecte également la relation avec les esprits, qui entendent désormais de plus en plus souvent le russe plutôt que le yupik.