Corps de l’article

Conformément à la législation fédérale, l’ensemble du territoire de la Tchoukotka est réservé aux lieux d’habitation et d’activité économique traditionnels des peuples autochtones de la Fédération de Russie (Gouvernement de la Fédération de Russie 2009[1]). Actuellement la population de la Région Autonome de Tchoukotka compte 50 726 personnes, dont 14 453 travaillent dans le domaine des activités traditionnelles – chasse, élevage, pêche : (Région Autonome de Tchoukotka 2020). Les peuples autochtones sont installés sur tout le territoire de la région. La Tchoukotka en abrite sept : les Tchouktches, les Yupik, les Évènes, les Tchouvantses, les Koriaks, les Kereks, et les Youkaguirs. Les peuples autochtones les plus nombreux de la Tchoukotka sont les Tchouktches (12 772 personnes), les Yupik (1529 personnes) et les Évènes (1392 personnes) (Federal’naja služba gosudarstvennoj statistiki 2010).

L’objectif de cette étude est d’analyser l’interaction des compagnies extractives avec la population autochtone de Tchoukotka et leur expérience de mise en place de programmes sociaux. Nous étudierons : 1) les principaux modèles de collaboration des compagnies industrielles et des Autochtones de Tchoukotka ; 2) les principales préoccupations des populations locales quant à l’intensification de l’aménagement industriel de la région ; 3) les actions concertées[2] des communautés autochtones et des représentants miniers à partir des problèmes identifiés, en mettant l’accent sur les perspectives relationnelles de partenariat à long terme entre les Autochtones et les compagnies minières de la Tchoukotka.

La nature des relations entretenues entre les habitants et les compagnies minières de la Tchoukotka s’établit sur la base des critères suivants : existence/absence de la pratique de relations contractuelles entre les compagnies extractives et les représentants des communautés autochtones ; respect effectif des clauses de ces contrats conclus ; existence/absence d’accords économiques avec les représentants des obščina[3] de la Tchoukotka ; programmes garantissant l’emploi d’Autochtones par les entreprises minières ; création et fonctionnement de commissions associatives, de conseils représentatifs, etc. pouvant participer à la direction des activités des entreprises.

Cet article s’appuie sur les résultats d’entretiens que nous avons réalisés parmi les habitants de la région entre 2014 et 2019, ainsi que sur des études similaires effectuées dans d’autres régions arctiques de la Fédération de Russie (par exemple, des documents statistiques, des publications dans les médias, des accords de coopération, des comptes rendus de l’activité de certaines sociétés, des prospectus d’information, des plans de collaboration des compagnies avec la population, etc.). Dans le cadre de cette étude, les sources les plus précieuses sont les entretiens réalisés auprès de différents groupes ethniques et sociaux de la région (populations autochtones, migrants, habitants des villages ou des villes, salariés et dirigeants d’entreprises, étudiants). Les publications dans les réseaux sociaux et les médias sont très riches en informations, tout comme les comptes rendus des entreprises, car ils contiennent, en règle générale, des renseignements sur les activités organisées par celles-ci, la qualité des services qu’elles ont rendus, les moyens financiers qu’elles ont alloués. La tendance de ces dernières années est que les médias accordent une attention importante aux réalisations en cours et aux résultats des partenariats sociaux entre les exploitants des ressources des sous-sols et les habitants de la région. Les accords, les contrats, les plans d’activité communs portent en général un caractère déclaratif. En outre, les entreprises ne sont pas toujours prêtes à rendre de pareils documents publics, faisant ainsi preuve d’une absence de transparence.

En 2014 et 2015, dans le cadre du projet Peuples autochtones et conquête industrielle de l’Arctique : Maîtrise des risques et stratégies du développement, ont été organisées des études in situ dans les villes d’Anadyr (Anadyr’) et de Bilibino, dans les régions d’Anadyr, de Tchaoun (Čaun), de Bilibino et de Providenia (Providenija) de la Région autonome de Tchoukotka (voir carte en début de volume). Parmi les personnes interrogées figuraient des travailleurs et des dirigeants des compagnies minières, des habitants des agglomérations se trouvant à proximité immédiate des entreprises, des activistes, des représentants des administrations. Une enquête a également été menée auprès des Autochtones de la Tchoukotka, pour savoir comment ils évaluaient la croissance industrielle de la région et les relations qui se sont créées entre les exploitants des sous-sols et la population locale. Quarante personnes ont été interrogées dans le cadre de ce projet, en utilisant le « Modèle du programme d’un entretien d’experts » élaboré par les scientifiques en 2019 N.I. Novikova, E.A. Pivneva, E.P. Martynova et d’autres participants du projet (non publié).

Les questions principales portaient sur les mécanismes de soutien aux langues et à la culture des peuples autochtones ; l’évaluation de l’état actuel des activités traditionnelles de l’économie ; les problèmes rencontrés par les Autochtones en contact avec les compagnies industrielles ; les espoirs liés au développement industriel de la région ; les risques potentiels pour les activités traditionnelles en contexte de développement industriel ; l’apparition, dans les conditions actuelles, de nouveaux types d’activités au sein de l’élevage de renne, la chasse aux mammifères marins et la pêche ; l’état de l’infrastructure ethnoculturelle ; l’évaluation du soutien accordé par l’État aux langues et à la culture des peuples autochtones ; la possibilité de participer à la résolution des problèmes importants des villages, des villes et des régions ; les conditions existantes à la participation des Autochtones à la résolution des questions concernant leurs droits et leurs intérêts en contexte de développement industriel. Nous avons analysé ces matériaux concernant les actions de coopération des peuples autochtones de Tchoukotka et des industries extractives de la Région (Tiškov et al. 2016 ; Kolomiec 2016 ; Funk et al. 2019). Nous allons en présenter ici certains résultats.

Même si les relations actuelles des sociétés minières et des communautés locales sont loin d’être idéales, elles sont à l’opposé de celles établies vers la fin des années 1990. À l’époque soviétique, et même post-soviétique (jusqu’en 2008), les industries extractives ne discutaient pas de leur travail avec les représentants des peuples autochtones de la Tchoukotka, et ne se soumettaient pas à leur approbation. Dans leur quotidien, les compagnies minières et la population autochtone ne se croisaient jamais. La situation n’a changé qu’en juin 2008, lorsque l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka, en tant qu’organe habilité à représenter l’ensemble des peuples autochtones, a signé le premier accord de coopération avec la « Compagnie minière et géologique de Tchoukotka » (Čukotskaja gorno-geologičeskaja kompanija).

Aucune des compagnies exploitant les sous-sols de la Tchoukotka ne mène son activité à proximité immédiate des villes, des agglomérations, ni des lieux d’utilisation traditionnelle des ressources naturelles par les peuples autochtones. Toutefois, elles ont mis en place une politique d’actions de coopération avec les communautés locales. Dans cet article, par « responsabilité corporative sociale », nous entendons les apports volontaires des compagnies dans le développement social, économique et écologique du territoire sur lequel se déroule leur activité. Le travail de la majorité des grandes compagnies de Tchoukotka, principalement des sociétés aurifères, s’appuie sur la mise en oeuvre de principes de responsabilité sociale. Puisque des standards unifiés d’actions coordonnées des entreprises et des communautés locales n’existent pas, chaque compagnie interprète sa responsabilité corporative sociale en s’appuyant sur les normes du droit international, les priorités de ses dirigeants, les plans d’activité à long terme en Tchoukotka, le niveau de responsabilité sociale et ses moyens financiers. Ce faisant, la majorité des compagnies incluent dans leur politique de responsabilité corporative sociale des actions de coopération avec les communautés locales et des efforts visant le développement durable des peuples autochtones de la Tchoukotka.

Ainsi, la société Polimetall a élaboré les « Principes de responsabilité sociale et de politique équilibrée des relations avec les peuples autochtones de Tchoukotka » et le « Programme social », dans lesquels le soutien des peuples autochtones du Nord est proclamé en tant qu’orientation prioritaire de l’activité sociale de l’entreprise (Polimetall 2014). La compagnie minière Kinross Gold a adopté la « Stratégie de la responsabilité corporative » et les « Plans de la responsabilité corporative sur le terrain », visant l’implication, la coopération et la coordination des activités de la société et de ses partenaires représentant le secteur privé, les administrations, la société civile et la population locale (Anonyme 2013, 10). La compagnie minière Tigers Realm Coal s’inspire des « Standards du travail avec la population locale et des questions sociales », ainsi que du « Programme des investissements dans la sphère sociale et le développement des structures dans la société » (Tigers Realm Coal 2014). Pour une mise en oeuvre efficace de l’activité sociale, ces entreprises ont prévu des postes de spécialistes d’actions sociales. En règle générale, ces postes sont occupés par des représentants des populations locales, souvent des peuples autochtones de la Tchoukotka. Une telle politique assure la loyauté de la population vis-à-vis de l’activité des compagnies et facilite le processus d’octroi d’avantages sociaux dans le cadre de la réalisation des programmes de responsabilité corporative sociale.

En règle générale, les compagnies extractives de petite et moyenne taille n’ont pas de politique sociale systémique de longue durée, car cette activité détourne les cadres qualifiés de leurs autres fonctions et demande d’importants efforts à caractère matériel et immatériel. Certains responsables affirment, comme nous l’avons entendu dire, que la mise en oeuvre de la responsabilité corporative sociale « est une charge trop onéreuse, et souvent écrasante pour les entreprises ».

Outre les documents relatant les principales orientations de la politique de responsabilité corporative sociale, les exploitants des sous-sols signent des accords bilatéraux avec le Gouvernement de la Région autonome de Tchoukotka, et également des accords tripartites avec l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka et l’Administration de la municipalité sur le territoire de laquelle est réalisée l’activité des entreprises.

À ce jour, on observe trois principaux modèles d’actions mis en place en concertation par les exploitants des sous-sols et les Autochtones de la Tchoukotka.

Le premier modèle est régional. Il concerne toute la population autochtone de la Tchoukotka et suppose une étroite coopération et une perspective d’activité commune à long terme entre compagnies minières et population autochtone plus largement.

Le deuxième modèle est local, à plus petite échelle. Il se caractérise par des accords entre les compagnies minières du district et la population de la région la plus proche territorialement de l’entreprise.

Le troisième modèle est ponctuel : les compagnies exploitant les sous-sols n’ont pas encore développé une extraction à plein régime sur le territoire de Tchoukotka, elles procèdent à la prospection ou mettent en place des infrastructures de production. Ce faisant, d’une façon ou d’une autre, les entreprises entrent en contact avec les communautés autochtones et nouent, bon gré mal gré, des relations avec la population et les représentants des associations locales, ce qui consiste essentiellement à donner des indications sur d’éventuelles variantes de coopération future.

À mon avis, le choix d’un modèle ou d’un autre dépend, en premier lieu, de la structure des ressources économiques des compagnies. Ainsi, certaines entreprises attirent des ressources en main d’oeuvre et en capital, plutôt orientées vers les normes du droit international ; ce sont les plus gros exploitants des sous-sols de la région. Parallèlement, les petites et moyennes entreprises qui se consacrent également à l’extraction des ressources naturelles, font, en règle générale, appel aux ressources de la Fédération de Russie ; leurs dirigeants n’ont ni l’expérience ni souvent le désir de respecter les principes de la responsabilité corporative sociale qui se sont constitués internationalement.

Modèle régional

Les plus grosses compagnies aurifères de Tchoukotka telles que la Compagnie minière et géologique de Tchoukotka et L’Or du Nord (Severnoe zoloto) font partie du groupe Kinross Gold. Les projets sociaux de ces entreprises couvrent tout le territoire de la Tchoukotka, indépendamment de l’appartenance ethnique de la population. En 2008, la Compagnie minière et géologique de Tchoukotka et l’Association des peuples autochtones de Tchoukotka ont signé un accord de coopération. Ce document est un exemple de partenariat à long terme entre des industriels et une association représentant les intérêts des peuples autochtones. En 2014, l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka et la compagnie L’Or du Nord ont signé un accord similaire.

Ce sont ces compagnies qui ont introduit, pour la première fois sur le territoire de la Tchoukotka, des éléments de gestion commune, tels que la concertation publique, les rapports annuels publics récapitulant l’activité des sociétés et les suivis écologiques avec la participation des habitants de la région. En 2013, la Compagnie minière et géologique de la Tchoukotka a initié et a mis en pratique, sur une base régulière, des formations écologiques et des suivis destinés aux activistes locaux des districts de Providenia, Bilibino et Anadyr dans les mines Kupol[4] et Dvojnoe[5]. Tous les deux ans les entreprises de Kinross Gold organisent des audits de conformité aux standards écologiques, aux paramètres de la protection du travail et de la sécurité industrielle, et effectuent une évaluation de la qualité du dialogue avec la population locale (Anonyme 2013, 2).

Les compagnies ont mis en oeuvre des programmes visant à améliorer le niveau de formation professionnelle des Autochtones de la Tchoukotka afin de faciliter leur embauche lorsque des postes vacants se présentent. Elles ont élaboré des cours et des formations visant à perfectionner les compétences nécessaires au travail dans les branches minières et connexes, qui concernent tous les employés. Les candidats issus des peuples autochtones de la Tchoukotka sont prioritaires lors de l’embauche par les compagnies (Anonyme 2015b, 26-27 ; Put’ Kinrossa 2016, 6). Les accords de la Compagnie minière et géologique de Tchoukotka et de la compagnie L’Or du Nord, avec l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka, prévoient que, dans les 30 jours qui suivent la déclaration d’un emploi vacant, on examine les candidatures des collaborateurs qualifiés de la compagnie, des représentants des peuples autochtones du Nord, ainsi que des habitants de Tchoukotka et d’autres entités de la Région Fédérale d’Extrême-Orient. Lors de la sélection des candidats, le service du personnel de l’entreprise concernée entre en contact direct avec les succursales de l’Association des peuples autochtones de Tchoukotka des régions de Tchaoun et Bilibino (Polimetall 2014, 3).

L’un des projets sociaux les plus importants des exploitants miniers de Tchoukotka est la création d’une fondation, dont les fonds sont destinés aux initiatives les plus urgentes émanant des habitants de la région. En 2009, la Compagnie minière et géologique de la Tchoukotka a constitué la Fondation de développement social Kupol. Depuis 2013, le deuxième donateur de la Fondation est la compagnie L’Or du Nord. La Fondation Kupol a mis en place l’attribution de fonds basée sur un système de concours. Son budget annuel est de 400 000 dollars US. Sont financés trois types de projets : ceux liés à l’assistance aux peuples autochtones de la Tchoukotka qui contribuent au développement d’activités profitables pour la région à long terme et qui apportent une contribution significative à l’amélioration de la qualité de vie de la population locale ; ceux proposés par des représentants de la population locale et qui promettent de contribuer à la stabilité de la région et au développement du potentiel local ; ceux qui participent au développement de partenariats entre les obščina et les compagnies industrielles. Les orientations principales des programmes des projets sont les traditions des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême Orient, y compris les méthodes traditionnelles d’utilisation de l’environnement ; la santé publique ; l’éducation et l’enseignement ; le développement durable de l’entreprenariat petit et moyen (Kupol 2019). Conformément aux documents statutaires, un minimum d’un tiers du budget de la Fondation doit être affecté au soutien des peuples autochtones. Un nombre important d’ouvrages méthodiques, scientifiques, de livres de fiction est publié régulièrement grâce à la Fondation. À ce jour la Fondation a financé et réalisé 170 projets, dont la majeure partie est classée dans la catégorie « Traditions des peuples autochtones » (90), le montant total du soutien accordé s’élève à plus de 156 millions de roubles, c’est-à-dire plus de 2 millions et demi de dollars canadiens (Kupol 2019).

Outre le financement de la Fondation Kupol, la Compagnie minière et géologique de Tchoukotka agit en contact direct avec la population de la région, en soutenant la réalisation de plusieurs projets à grande portée sociale. Ainsi, l’entreprise a établi une étroite collaboration avec le Conseil des représentants des peuples autochtones dans le district de Pevek. La compagnie réalise, de façon permanente, une série de programmes orientés vers le soutien et la préservation du mode de vie traditionnel dans les brigades d’éleveurs de rennes des districts de Bilibino, Tchaoun et Anadyr. Cela comprend l’aide accordée à titre gracieux (combustible, vêtements de travail, produits alimentaires, etc.) sur une base trimestrielle ; la réparation d’engins sur demande des éleveurs de rennes ; le soutien en moyens de transport lors des déplacements vers les campements des éleveurs de rennes (administration, personnel soignant, ensembles folkloriques) ; les déplacements gratuits des éleveurs de rennes sur les vols de la compagnie ; un programme d’accompagnement des éleveurs qui doivent aller se soigner au sanatorium « Talaja » de la région de Magadan ; le transport régulier dans les régions de Bilibino et de Tchaoun ; des voyages d’adultes et d’enfants des villages Ilirneï (Ilirnej) et Lamoutskoïé (Lamutskoe) vers le gisement Kupol (leçons de dessin, d’anglais, cours d’orientation professionnelle) ; la célébration de la Journée des peuples autochtones au gisement Kupol ; des actions de bienfaisance annuelles telles que « Aide-nous à nous préparer à aller à l’école » et « Cadeau du Père Noël » ; des marchés caritatifs de Noël organisés tous les ans à Moscou, avec des ventes de souvenirs créés par des artisans et enfants de la Tchoukotka (Kupol 2019).

Parmi les projets socio-culturels soutenus de façon permanente par les compagnies minières de la Tchoukotka, citons le prix Boris Vukvukaj et le festival Erakor. Ayant reçu le nom de l’éleveur de renne devenu célèbre, et alors encore vivant, filmé par le réalisateur Aleksej Vahrušev dans son documentaire « Le livre de la toundra. Un conte de Vukvukaj-petit caillou[6] » (2011), le prix Boris Vukvukaj est financé par la compagnie Polimetall et a pour objectif de soutenir l’élevage de rennes dans la région. Depuis sa création en 2013, il a été décerné à plus de 100 travailleurs des brigades d’éleveurs et d’adolescents du district de Tchaoun ; il consiste notamment en l’octroi de séjours offerts au sanatorium Talaja dans l’oblast’ de Magadan ou de cadeaux pour les jeunes ayant participé aux périodes d’estivage auprès du troupeau, avec les éleveurs de rennes, dans la toundra. Le festival et la foire annuels des éleveurs de rennes de la Tchoukotka Erakor (de è’rak’or, « renne de course », en tchouktche) sont organisés depuis 2015 sous l’égide de la Fondation de développement social Kupol. Ils contribuent à la renaissance des traditions de dressage de rennes d’attelage et au renforcement des liens entre les éleveurs de rennes et les chasseurs de mammifères marins des différentes régions de la Tchoukotka. De tels événements sont très importants pour la vie culturelle de la région. Les habitants reconnaissent la nécessité d’organiser de telles rencontres sur une base régulière.

Selon nous, aujourd’hui, le modèle régional d’actions coordonnées est le plus efficace et le plus ouvert pour toutes les parties concernées. Les exploitants miniers ne limitent pas l’action de leurs programmes à certains territoires de la Tchoukotka ou à certains groupes de population : le partenariat social vise toute la communauté locale. Il est évident qu’il est compliqué et onéreux de maintenir un partenariat dans le cadre de ce modèle. Par exemple, pour une évaluation objective des projets, la Fondation Kupol a créé un conseil d’experts, dont les membres examinent et « filtrent » les demandes, avant qu’elles soient étudiées par la commission de sélection. De nombreux projets choisis sont accompagnés par des spécialistes de la Fondation jusqu’à leur achèvement complet. Pour organiser des suivis écologiques avec la participation des représentants de l’opinion publique, il est nécessaire de transmettre aux invités des connaissances écologiques élémentaires, de les familiariser avec le processus de production dans les mines et les standards écologiques russes et internationaux. Et ce n’est qu’après que la compagnie procède au suivi en question. Toutes les entreprises n’ont pas les moyens nécessaires pour mener de telles opérations.

Modèle local

Cette variante de la coopération se caractérise par la concertation de l’activité des compagnies minières avec la population autochtone vivant à proximité immédiate de la zone de production, sans concerner les habitants de toute la Tchoukotka. Ce modèle suppose plutôt le parrainage, la bienfaisance que des relations de partenariat à long terme. En règle générale, les compagnies signent des accords de coopération avec les municipalités sur le territoire desquelles sont organisés l’aide ou le financement du projet concret. Le partenariat social, cet instrument majeur des actions concertées, est considéré comme une perspective possible mais lointaine, et non comme une nécessité absolue. Ce modèle a été choisi par la Mine Karalveem (qui appartient au groupe Auralmine Resources), la Compagnie de charbon du Pacifique Nord (Severo-tihookeanskaja ugol’naja kompanija), la compagnie Beringpromugol’ (ces compagnies font partie du groupe Tigers Realm Coal Ltd), de grandes et moyennes coopératives d’orpailleurs, telles la Coopérative des orpailleurs « Tchoukotka » (Artel’ staratelej « Čukotka »), la Coopérative des orpailleurs Étoile polaire (Artel’ staratelej « Poljarnaja zvezda »), etc. La politique sociale de la Compagnie aurifère Majskoe (zolototrudnaja kompanija « Majskoe », filiale de Polimetall) entre plutôt dans le cadre du premier modèle des actions concertées, car elle est caractérisée par des relations stables avec la population et les associations locales établies depuis longtemps, pourtant nous l’avons classée dans le deuxième modèle, car la compagnie tient à limiter son partenariat social au seul territoire du district de Tchaoun.

Les documents de la compagnie Polimetall relatant les principales approches de la politique des actions concertées avec les peuples autochtones mettent l’accent sur le principe de la coopération locale.

La compagnie est un partenaire social des organisations et des obščina des peuples autochtones du Nord sur ces territoires, elle accorde son soutien dans les domaines sensibles et vitaux, invite les représentants des peuples autochtones du Nord à participer aux rencontres publiques avec la population, aux consultations communes et au travail dans les conseils publics qui examinent et approuvent les mesures de soutien social.

Anonyme 2014

Ainsi, la compagnie agit principalement en concertation avec la population de la région de Tchaoun.

Tous les ans, les dirigeants de la Compagnie aurifère Majskoe approuvent le programme social, en accord avec le Conseil des représentants des peuples autochtones du district municipal de Pevek. Dans le cadre de la réalisation des activités prévues par le programme pour la période 2010-2018, plus de 39 millions de roubles (un peu plus de 641 000 dollars canadiens) ont été investis dans des projets sociaux, dont 17,5 en 2018 (près de 288 000 dollars canadiens) (Omruv’e 2019, 22).

L’évaluation des besoins de la population autochtone est effectuée avec l’aide de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka et des représentants d’autres associations locales. Tous les ans, une filiale de Polimetall organise une table-ronde avec des représentants de l’opinion et des administrations publiques, et valide les orientations de l’activité sociale pour l’année à venir. La compagnie embauche les Autochtones ayant une formation et une qualification correspondant aux postes vacants. L’entreprise agit en concertation avec les brigades des éleveurs de rennes du district de Tchaoun : elle achète pour eux du carburant, des articles de première nécessité, du bois, des tentes, des gazinières, des médicaments ; elle assure la réparation des chenillettes et motoneiges, et met à disposition des moyens de transport pour que les éleveurs de rennes de ces brigades et leurs enfants puissent se rendre dans la ville de Pevek. Le village est équipé d’une salle de repos pour les éleveurs en transit (Polimetall 2014, 3-4).

Le Prix Pëtr Ivanovič Inenlikej a été créé à partir de 2015, avec la participation financière de la Compagnie aurifère Majskoe. Ce prix porte le nom du premier chercheur linguiste d’origine tchouktche. Le projet prévoit une participation active des habitants du district de Tchaoun dans l’apprentissage de la langue maternelle, dans la vie quotidienne, et dans des cours spécialement organisés à cet effet (Pročukotku, 2018.). Avec le soutien de Majskoe, le musée des arts et traditions populaires du district de Tchaoun a publié deux livres de la trilogie consacrée à l’ethnographie régionale : Le Livre rouge de la Tchoukotka avec des yeux d’enfants (Krasnaja kniga Čukotki glazami detej) et La chaleur du foyer de la Iaranga (Teplo očaga jarangi). Depuis deux ans, le musée organise à Pevek le festival de films « Les histoires vraies du Nord » (Severnaja byl’) (Sin’kevič 2019,19).

En 2016, la compagnie minière australienne Tigers Realm Coal Ltd. (dont les filiales en Russie sont la Compagnie minière du Pacifique Nord, Beringpromugol’, Beringugol’invest, et la compagnie Port Ugol’nyj) a annoncé la première extraction du charbon au gisement Fandjuškin. C’est à partir de cette date que la compagnie a commencé à mener des actions concertées avec la population de la région d’Anadyr (Česnokov 2019, 6-7). Ainsi, sur les 140 personnes travaillant (en mars 2019) dans la compagnie Beringpromugol’, 44 sont des habitants de la Tchoukotka (Timčenko 2019b, 8). Conformément au plan stratégique de développement, le nombre d’employés augmentera tous les ans, pour atteindre 400 personnes en 2024. Le critère principal lors de l’embauche reste l’aptitude professionnelle, mais les candidatures issues de la population locale sont examinées en priorité (Timčenko 2019c, 9). En novembre 2018, la compagnie Beringugol’invest et l’antenne locale de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka ont signé un accord de coopération et une annexe à l’accord « Sur le groupe de travail chargé de l’élaboration et de la réalisation des projets et propositions prioritaires en 2019 ». Ce groupe de travail a pour fonction de procéder à la sélection des projets dans les domaines de la culture, du sport, de l’éducation et de l’écologie. Actuellement, ces projets, qui sont aussi les plus demandés, sont déjà financés par la compagnie. De 2017 à 2019, l’entreprise s’est principalement consacrée à l’aide humanitaire et au soutien financier. Outre l’aide financière, elle a élaboré un programme d’actions concertées avec les écoliers du village Beringovski (Beringovskij), dans le cadre duquel une orientation professionnelle est organisée (Tigers Realm Coal 2021). De plus, la compagnie Tigers participe à la création d’un territoire d’intérêt régional bénéficiant d’une protection particulière « Parc naturel Terre du bécasseau spatule » (Prirodnyj park « Zemlja kulika-lopatnja ») (Tigers Realm Coal 2014).

Les enquêtes montrent qu’aucune des compagnies minières de Tchoukotka n’a refusé son aide aux demandeurs. Par exemple, elles fournissent du carburant et des liquides lubrifiants pour la mécanique aux brigades des éleveurs de rennes ; elles allouent de l’argent pour les réhabilitations de bâtiments, l’organisation de manifestations ou de fêtes ; enfin, elles accordent une assistance matérielle ou encore achètent du mobilier. Ce faisant, de nombreux représentants de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka considèrent que les compagnies dépensent trop peu pour le développement de la région, et qu’il faut allouer les moyens financiers en fonction des volumes des ressources minières extraites, et non de sommes fixées annuellement. La plupart des activistes partagent également l’opinion selon laquelle les compagnies doivent accorder leur aide aux régions et aux agglomérations qui se trouvent à proximité de leurs zones d’activité. Les enquêtes font également ressortir l’opinion des aînés selon laquelle l’aide ne doit pas concerner les citadins qui ne travaillent pas dans les branches traditionnelles de l’économie, ainsi que les régions où les compagnies minières ne sont pas présentes.

Certains activistes de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka considèrent qu’il serait nécessaire de créer, via une ou plusieurs entreprises, des fondations telles que la Fondation de développement social Kupol, pour que ces organismes puissent accorder leur aide, sur une base permanente, aux éleveurs de rennes, aux obščina, c’est-à-dire à ceux qui pratiquent un mode de vie traditionnel. Les activistes des villages soulignent, en particulier, l’importance de l’aide aux populations nomades. Mais certaines compagnies minières ne soutiennent pas ce genre d’initiatives, car pour eux, d’après ce qui nous a été dit, « ces activités détournent du travail principal », c’est-à-dire de l’activité minière. Selon nous, cela fait longtemps qu’il est urgent d’introduire dans la région une seule et unique forme d’accord avec les compagnies minières, décrivant les engagements mutuels des parties, les grandes priorités dans les actions concertées, les modalités de financement et d’autres types d’assistance.

Les habitants du district de Bilibino ayant répondu à notre questionnaire ont dit être préoccupés par le comportement économique des petites coopératives, qui ne répondent pas aux appels à organiser des opérations de surveillance écologique publique dans les lieux d’extraction. On a essayé de remédier à cette situation avec l’aide des associations locales, pour l’instant sans succès. La loi en vigueur n’oblige pas les compagnies minières à mettre en place ce type de mesure.

De même, selon les personnes interrogées, la majorité des coopératives ne veut pas embaucher les populations locales et préfère faire venir des travailleurs FIFO[7] des régions centrales du pays, d’Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie, d’Ouzbékistan ou du Tadjikistan. Actuellement, l’industrie minière sur le territoire de la Tchoukotka emploie un peu plus de 200 étrangers. Ces entreprises avancent plusieurs raisons pour refuser d’embaucher les populations locales. Elles expliquent notamment que les populations locales doivent être mieux payées à cause des « coefficients du Nord »[8] ; elles affirment également que les Autochtones sont peu motivés pour travailler, et le plus souvent sont peu ou pas qualifiés. Cependant, beaucoup d’Autochtones travaillent dans la Compagnie minière et géologique de la Tchoukotka, la compagnie L’Or du Nord, la coopérative des orpailleurs Luč, ou à la mine Karal’veem. Il y a des exemples d’envoi en reconversion professionnelle de cadres issus des peuples autochtones de la Tchoukotka. Selon nous, les entreprises minières devraient recourir plus activement aux jeunes issus des peuples autochtones. Les compagnies qui invitent à leurs stages des étudiants en géologie et sciences de l’énergie du Collège pluridisciplinaire de Tchoukotka et de la succursale de Tchoukotka de l’Université fédérale du Nord-Est se déclarent satisfaites de leur travail (Tiškov et al. 2016, 171-174).

Le modèle local d’actions concertées des compagnies minières et de la population autochtone de la Tchoukotka s’est largement répandu dans la pratique. La majorité des entreprises minières a opté pour le principe « nous aidons ceux qui sont les plus proches de nous ». Mais une telle approche signifie qu’une grande partie de la population n’est pas concernée par le partenariat social. Il serait important d’inclure des petites et moyennes entreprises minières dans l’activité concertée sur une base prévisionnelle à long terme. Une aide financière ponctuelle, qui consiste très souvent dans un soutien financier occasionnel, ne donne de résultats probants ni pour les bénéficiaires, ni pour ceux qui accordent cette aide. Une collaboration transparente et permanente profite à la population, et également aux compagnies. Le soutien des projets socio-culturels, du petit entreprenariat, la création d’emplois pour les habitants de la région, le travail avec la génération montante sont autant d’investissements pour l’avenir des compagnies.

Modèle ponctuel

Ce modèle de coopération est le plus problématique et le plus incertain pour les actions concertées. Il s’applique lorsque les compagnies minières n’ont pas encore commencé l’extraction à grande échelle des ressources minières sur le territoire de la Tchoukotka, elles n’en sont qu’au stade de la prospection, ou de la création de l’infrastructure de production. Par conséquent, les problèmes de cogestion, de création des fonds sociaux, des projets à long terme ne sont pas encore à l’ordre du jour. De tous les modèles présentés, c’est ce troisième qui est le plus fermé à la communauté locale, celui qui le plus souvent génère l’incompréhension, voire des conflits de la part des habitants. Par exemple, de 2014 à 2016, la compagnie Rosneft’ prévoyait de procéder à des recherches géophysiques complexes sur les sites Severo-Vrangelevskij-1, Severo-Vrangelevskij-2 et Južno-Čukotskij, situés sur le plateau continental de la mer des Tchouktches. Les plans de la compagnie ont suscité de grandes inquiétudes chez les habitants de Tchoukotka, à la lumière des éventuels impacts négatifs sur l’écosystème de la mer des Tchouktches et de l’île Wrangel. Les activistes ont interpellé officiellement les dirigeants de Rosneft’ et le Ministre des Ressources Naturelles et de l’Écologie de la Fédération de Russie. Afin d’éviter les situations conflictuelles, l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka a proposé, avant de commencer les travaux de prospection géologique en vue de l’exploitation minière de la mer des Tchouktches, d’organiser une concertation publique sur le projet et de signer un accord de coopération et d’actions concertées entre Rosneft’ et l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka. Des concertations ont eu lieu en décembre 2013 et en février 2014, la compagnie REA-Consulting a présenté en débat public les résultats des expertises concernant un éventuel impact négatif des études géophysiques. Les experts ont noté que la prospection géophysique n’aurait aucun impact sur les ressources biologiques ni sur l’activité économique traditionnelle des peuples autochtones. Une réunion de travail ayant pour thème le « Programme des travaux géophysiques complets sur les sites sous licence Severo-Vrangelevskij-1, Severo-Vrangelevskij-2 et Južno-Čukotskij en 2016-2020 » a été organisée en avril 2016 avec les activistes intéressés. Ont pris part à cette réunion des scientifiques, des représentants de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka et d’autres organisations publiques, des concepteurs du Programme, des représentants des organes du pouvoir et de la compagnie extractive. Les problèmes soulevés lors de cette rencontre soulignent l’impact négatif éventuel de la prospection géophysique sur les ressources biologiques marines (en particulier sur le benthos qui sert de base alimentaire aux poissons, aux phoques et aux baleines) (Anonyme 2016, 1-9).

Les travaux géophysiques, géochimiques et géotechniques sur les sites sous licence de Rosneft’ sont prévus jusqu’en 2022 (Anonyme 2021). Grâce aux prises de position actives des habitants de Tchoukotka, des représentants de la compagnie organisent des débats publics non seulement dans la capitale mais également à la périphérie de la région (agglomérations d’Egvekinote, de Lavrentia , Lorino) en informant les habitants des travaux à venir.

L’activité de la Compagnie extractive Bajmskij (groupe KAZ Minerals PLC) peut être classée dans cette catégorie de modèles. La construction du combinat minier d’extraction et d’enrichissement Bajmskij a démarré en 2021. Actuellement, le projet est à l’étape de justification du financement bancaire. En septembre 2019, les experts ont publié, en libre accès, le Rapport sur l’évaluation préliminaire écologique et sociale du projet d’exploitation du gisement de cuivre Pesčanka. Conformément à ce Rapport, les experts ont préalablement signalé les communautés qui pourraient subir les impacts négatifs du projet (Anonyme 2019a). Les spécialistes se sont aperçus que les ouvrages du combinat d’extraction et d’enrichissement Bajmskij et le terrain sous licence empiètent sur le territoire utilisé par l’obščina du peuple autochtone des Évènes Burgahčan, dans le district de Bilibino. Grâce aux actions concertées des représentants de la communauté autochtone et de la compagnie, il a été possible de tenir compte des intérêts de l’obščina dès l’étape de l’avant-projet de la construction. En octobre 2019, la ville d’Anadyr a accueilli une table-ronde consacrée aux résultats de l’Évaluation préliminaire écologique et sociale du projet d’exploitation du gisement de cuivre Pesčanka. L’opinion publique s’est inquiétée, en premier lieu, de l’état des pâturages de rennes, des eaux de surface et souterraines lors de la construction et de l’exploitation du combinat d’extraction et d’enrichissement, ainsi que des ouvrages d’infrastructure qui l’accompagnent (aéroport, gestion des résidus, voies d’accès, etc.). L’ordre du jour comporte également la signature de l’Accord avec l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka, car celui qui a été signé antérieurement s’est avéré non valable du point de vue juridique (Anonyme 2019b).

Par sa nature, le modèle ponctuel d’actions concertées est en constante évolution, c’est-à-dire qu’avec le développement de l’entreprise, il doit se transformer en modèle local ou régional. L’analyse des entretiens, des informations dans les réseaux sociaux et les médias permet de penser que les habitants autochtones de la Tchoukotka préfèrent le modèle régional d’actions concertées. Ainsi, la compagnie Kinross Gold a réussi à construire des relations « exemplaires » avec la population, en développant une image positive dans différents groupes d’habitants la Tchoukotka, en premier lieu auprès des représentants des peuples autochtone.

En définissant les objectifs de leur politique sociale, les compagnies forment un certain modèle d’actions concertées avec la communauté locale. Par exemple, la compagnie Kinross Gold, déjà mentionnée, a fixé comme priorité de son activité sociale le développement stable de la communauté locale, et l’importance de son capital lui permet d’étendre cette expérience à toute la région. Parallèlement, à l’autre pôle, se trouvent des petites coopératives dont le niveau des capitaux limite les objectifs à la seule résolution des problèmes locaux, par exemple, le soutien matériel des brigades d’éleveurs de rennes, des obščina se trouvant à proximité. Les actions concertées qu’accomplissent les compagnies et les communautés locales dans le cadre des modèles régional et local ont un caractère stable et sont prévues à long terme.

Aspects positifs de la collaboration des communautés locales et des corporations minières

Grâce à une concertation plus active, ces dernières années de nombreuses questions problématiques sont résolues plus rapidement, avec l’implication de la population, des compagnies minières et des organes du pouvoir. Par exemple, au printemps 2019, lors de la rencontre de l’adjoint du gouverneur M. Sobolev avec les représentants de la ville de Bilibino fut soulevée la question de l’organisation de l’appel d’offres pour la parcelle du sous-sol « Ruisseau Taïga, affluent de la rive droite de la rivière Orenkovka » sans concertation avec l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka. Il a été décidé d’organiser une rencontre avec les représentants de la compagnie qui remportera l’appel d’offres avec les activistes de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka, et une table ronde à laquelle participeront les compagnies minières exploitant les gisements dans le district de Bilibino. Avec la participation de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka et en sollicitant toutes les parties concernées, le gouverneur de la Tchoukotka, Roman Kopin, a chargé les organes du pouvoir de la région, d’élaborer un projet établissant les modalités de réglementation des relations des compagnies minières avec les populations de Tchoukotka. Ce projet doit prévoir le respect des intérêts socio-économiques et écologiques de la population lors de la mise à disposition des sous-sols et de l’attribution des terrains. Dans ce document, il faut en premier lieu stipuler les points prévoyant les garanties de la préservation et du développement du mode de vie et de l’activité économique traditionnels des peuples autochtones de la Tchoukotka. Il faut également prendre en considération la participation des représentants de l’opinion publique et des structures de protection de l’environnement à l’évaluation des sites naturels aux discussions sur la question de la contribution des compagnies minières, aux travaux de réhabilitation et de remise en valeur des terres après l’exploitation de la mine, et aussi concernant l’organisation de l’expertise ethnologique analysant l’impact des industries minières sur la vie des Autochtones (Kovalihin 2019, 6).

En novembre 2019, s’est tenue la première rencontre tripartite entre les représentants de la municipalité, ceux des compagnies minières et les activistes de la division de Bilibino de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka. Les compagnies aurifères étaient représentées par les collaborateurs de la Coopérative des orpailleurs « Rayonnement » (Artel’ staratel’ej « Sijanie »), la Coopérative des orpailleurs L’Étoile polaire (Artel’ staratel’ej « Poljarnaja Zvezda »), la Mine Karal’veem (Rudnik Karal’veem), la compagnie Métaux de base (Bazovye Metally), la Compagnie régionale des minerais (Regional’naja gornorudnaja kompanija). À l’issue de cette rencontre, les participants ont souligné la nécessité d’organiser des actions concertées de tous les exploitants avec les habitants et les travailleurs des brigades d’éleveurs de rennes et des agglomérations nationales, en s’appuyant sur l’exemple de la Compagnie minière et géologique de la Tchoukotka, de faire entrer les représentants de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka dans les commissions écologiques, de ravitailler les coopératives des orpailleurs en vivres en leur fournissant la production des obščina proches des sites sous licence, d’examiner la possibilité d’appliquer des mesures plus sévères à l’encontre des exploitants ne respectant pas les normes écologiques (Bilchao 2019).

Ces dernières années, on note une participation élevée de la population lors de l’organisation et de la tenue de concertations publiques sur les questions de gestion des ressources naturelles et d’exploitation de nouveaux gisements. Par exemple, en 2015, à l’initiative de l’Association des peuples autochtones de la Tchoukotka une concertation publique a été organisée dans le village de Kantchalan (Kančalan) dans le district d’Anadyr, avec pour thème l’« Évaluation de l’impact sur l’environnement du projet technique Exploitation par la méthode à ciel ouvert du gisement Valunistoe dans le district d’Anadyr de la Région autonome de Tchoukotka ». Les habitants du village s’inquiétaient concernant la sécurité écologique, l’aide aux exploitations d’élevage de rennes, les perspectives d’embauche par la Mine Valunistyj (Rudnik Valunistyj) (Anonyme 2015a). Grâce à ces concertations, de nombreuses questions épineuses « de voisinage de la mine et des rennes », selon les termes des intéressés, ont été résolues.

En 2016, la compagnie Rosneft’ a été sollicitée pour organiser des débats publics consacrés aux plans de la prospection géologique à l’intention des habitants de la ville d’Anadyr. Outre les représentants des compagnies et les experts, y ont pris part A.I. Otke, membre du Conseil de la Fédération (et qui a également participé aux débats avec Rosneft’ en 2018), G.A. Tynankergav, député de la Douma de Tchoukotka et géologue, et d’autres personnalités d’autorité issues des peuples autochtones de la Tchoukotka. Les problèmes liés à l’activité des compagnies extractives furent soulevés dans la presse régionale et ont bénéficié d’un large écho médiatique. On connaît des exemples de l’intervention commune des représentants de la population, des scientifiques et des organismes publics pour défendre leurs intérêts légitimes face aux infractions au règlement écologique de la part des compagnies industrielles (Nuvano 2015, 135-137).

Problèmes issus de l’organisation d’actions concertées des habitants autochtones et des compagnies industrielles

Malgré l’expérience significativement positive des actions concertées des grandes compagnies et de la communauté locale, de nombreux activistes issus des peuples autochtones de la Tchoukotka parlent de l’impact négatif du « voisinage » des secteurs de l’économie traditionnelle et des compagnies industrielles. C’est le cas, principalement, des habitants de la ville de Bilibino et de la région de Bilibino, de l’agglomération Beringovskij et du village d’Al’katvaam dans le district d’Anadyr, où est concentrée la plus grande partie des entreprises minières.

Ces derniers temps, les questions de la préservation de l’environnement inquiètent également les habitants de la zone du bassin houiller Beringovskij. En effet, à cause des particularités technologiques de l’extraction et de l’infrastructure obsolète du port, la compagnie Beringpromugol’ effectue le transbordement du charbon avec de graves manquements au règlement. La population se plaint de la poussière de charbon, de la saleté et des détritus près de la ligne côtière.

Quant aux problèmes écologiques généraux liés à l’exploitation industrielle des gisements, très souvent les compagnies se permettent de ne pas respecter la législation en vigueur et les engagements qu’elles avaient pris. Malheureusement, de tels cas existent en Tchoukotka. En 2017, le Département de l’éducation, de la culture et des sports de la Région Autonome de Tchoukotka a organisé des actions de contrôle pour vérifier l’état des sites patrimoniaux classés et procéder au suivi de leur surveillance. L’attention principale s’est portée sur les sites archéologiques, car ils représentent 87% du nombre total des sites classés situés sur le territoire de la Tchoukotka. Lors des missions réalisées, il a été établi qu’actuellement la question la plus sensible est la préservation de ces sites archéologiques dans les zones d’activité économique humaine. Ainsi, en 2017, dans le district de Bilibino, on a constaté la destruction totale des sites archéologiques « Verhnetytylskaja VI point 1 », « Verhnetytylskaja VI point 2 », « Lieu d’occupation Morennoe » ; à leur place se trouvent des carrières exploitant des matériaux de construction. Les sites « Verhnetytylskaja XI » et « Verhnetytylskaja XII » sont fortement endommagés. Un inventaire des sites classés a été réalisé en février 2018 ; les rapports présentés d’après les résultats des expéditions archéologiques mentionnent qu’en 2003, l’emplacement du campement « 102e kilomètre » près de la route d’Ioultine (Iul’tin) était occupé par une entreprise exploitant les matériaux de construction ; en 2004, la route de terre battue traversant la localité de Lahtin I près de l’aéroport de Beringovskij a détruit plus de la moitié du site classé ; en 2006, le diagnostic de la route « Egvekinote – Valunistyj – Komsomolskij » (district d’Ioultine) a établi que la piste a été tracée à travers le site Paljavaam III ; le monitoring des endroits classés près du lac Ioni a montré que la piste traverse les sites Ioni II, Ioni III et Ioni IV (situés dans le district de Tchoukotka et datés de -2 millions d’années avant J.C.) ; en 2008, la construction de la route « Pevek-Kupol » a détruit deux sites archéologiques : « Verhnetytylskaja IV point 1 » et « Verhnetytylskaja IV point 2 ». Les sites sont situés sur des collines morainiques avec des vues panoramiques, des voies d’accès et des sols secs. De tels endroits sont extrêmement pratiques pour la construction de routes ainsi que pour l’exploitation des carrières. Sont particulièrement vulnérables les sites les plus anciens, datant de l’Âge de pierre. Ils peuvent être endommagés par le seul passage d’un véhicule tout terrain à chenilles, et sont complètement détruits lors de l’exploitation des carrières (Gouvernement de la Fédération de Russie, 2018). En raison de l’augmentation constante du nombre de compagnies minières en Tchoukotka, il est devenu urgent d’élaborer et d’adopter une loi pour toute la région « Sur l’attitude responsable des exploitants des sous-sols » appelée à régir les rapports dans cette sphère, compte tenu de la spécificité régionale (Timčenko 2019a,19).

Conséquences sociales éventuelles du développement industriel de la région

Précisons qu’il n’est pas possible de considérer les changements de modes de vie et la réorientation des sphères de la vie sociale comme exclusivement négatifs. Ce faisant, l’une des conséquences sociales les plus désastreuses de l’exploitation industrielle de la Tchoukotka pour les habitants autochtones de la Tchoukotka pourrait être la dégradation et la disparition totale des branches traditionnelles de l’économie dans la région. Actuellement, l’élevage de rennes et la chasse aux mammifères marins occupent près de 10% du nombre total des Autochtones. Les revenus de la population travaillant dans ces branches sont hors de proportion avec ceux qu’offre l’industrie minière. Les éleveurs de rennes et les chasseurs de mammifères marins gagnent une part infime du salaire d’un manoeuvre travaillant à la mine. C’est pourquoi de nombreux jeunes échangent leur mode de vie traditionnel contre un certain confort et des garanties sociales. Cette situation inquiète les représentants de la génération des aînés : « Kupol a attiré tous les jeunes, toute la jeunesse est là-bas, seuls des personnes âgées sont restées dans l’élevage de rennes » (Anonyme 2019b, 14). Tout le monde comprend qu’il n’est pas facile de retenir la jeunesse dans l’élevage de rennes et la chasse aux mammifères marins : « On ne peut pas leur interdire de choisir un travail meilleur et mieux payé », nous a-t-on dit. L’une des conséquences négatives de l’expansion industrielle pourrait être la réorientation d’une partie de la population autochtone, qui abandonnerait le mode de vie traditionnel ou rural. L’une des répercussions les plus néfastes de l’industrialisation est la modification de l’idéologie de la relation à l’environnement (Novikova 2014, 345, 347). On connaît déjà des exemples où des enfants d’éleveurs de rennes et de chasseurs de mammifères marins font leurs études ou sont déjà diplômés de la succursale de Tchoukotka de l’Université fédérale du Nord-Est M.K. Ammossov. Ils deviennent des ingénieurs qualifiés, obtiennent des postes dans des compagnies minières ou travaillent dans d’autres sphères d’activité dans des villes de la Région. Ils ne voient pas leur avenir aux côtés de leurs parents dans un campement ou en haute mer, et ne veulent pas retourner dans leurs villages. Il faudrait trouver des solutions pour rendre plus attractives l’économie traditionnelle, la vie rurale, l’activité entrepreneuriale au village. Aujourd’hui, ni la population, ni les entreprises, ni les organes du pouvoir ne peuvent résoudre ce problème. L’industrialisation de la région se déroule de façon classique : l’amélioration du niveau de l’éducation et de la qualité de vie de la population, l’augmentation de la population des villes, l’érosion puis la disparition des valeurs et du mode de vie traditionnels. Ces changements sont surtout mis en avant par les personnes interrogées appartenant à la génération des aînés vivant dans des villages. Les entreprises minières notent elles aussi l’existence de ces problèmes. L’un des moyens utilisés par les compagnies pour essayer de niveler la gravité des conséquences sociales de leur activité est la stimulation du développement de l’entreprenariat individuel, des exploitations paysannes et fermières, des obščina et d’autres formes organisationnelles et juridiques des activités économiques dont l’action vise la préservation et le développement du mode de vie traditionnel. Par exemple, une aide financière a été accordée aux projets de réhabilitation de l’élevage (de chevaux, de rennes, de chiens de traîneaux), de fabrication de vêtements, d’objets d’artisanat traditionnel d’usage quotidien ou décoratifs. On soutient également la promotion de projets, de services et d’artefacts fournis ou fabriqués par des artisans réputés de la Tchoukotka dans d’autres régions de la Fédération de Russie.

Notons également un autre problème d’actualité, celui du flux d’argent « facile » qui provient des compagnies minières et revient à des particuliers mais également à des groupes d’initiative ou des associations publiques à but non-lucratif. Tous les fonds octroyés, sans exception, doivent avoir des affectations concrètes, leurs destinataires doivent bien comprendre la responsabilité de leur utilisation. Les compagnies doivent être sûres que leur aide financière sera utilisée aux fins prévues, et non selon le principe « dépenser les fonds affectés pour continuer à recevoir de l’aide ». Pour cela, les activistes exprimant les intérêts des habitants autochtones doivent former une structure dont les membres s’occuperont des projets de manière plus professionnelle, à commencer par leur présentation et jusqu’aux comptes rendus de leur réalisation.

Conclusion

Différents groupes autochtones considèrent que les compagnies minières doivent s’acquitter de leurs engagements sociaux, en premier lieu, devant ceux qui mènent un mode de vie traditionnel ; selon eux, les habitants des villes ne doivent pas faire partie de ceux qui relèvent de la responsabilité sociale des industriels (à l’exception des questions écologiques).

Ces derniers temps, on note une montée de la méfiance et des divergences de points de vue concernant l’efficacité des actions concertées des activistes issus des peuples autochtones de la Tchoukotka et des compagnies minières. Les causes de cette situation peuvent être trouvées dans la méfiance générale existant vis-à-vis du pouvoir, des cadres dirigeants (si un représentant des peuples autochtones devient un collaborateur d’une compagnie industrielle, ou son partenaire dans l’action sociale, ses compatriotes commencent à le percevoir comme un étranger exprimant les intérêts des industriels). Depuis de longues années les intérêts des peuples autochtones de la Tchoukotka sont représentés par les mêmes personnes, qui sont souvent des collaborateurs de ces corporations ou des agents administratifs, ce qui permet à de nombreux autochtones de Tchoukotka de douter de la sincérité de leurs intentions et de l’efficacité de leur activité concernant la défense des intérêts de la population locale.

Actuellement, on observe des différences dans l’évaluation de l’activité industrielle entre les activistes à Anadyr et les représentants autochtones des petites agglomérations ou des villages. En règle générale, les activistes à Anadyr ou dans les centres urbains sont mieux informés des problèmes avec telle ou telle compagnie apparaissant au niveau régional, tandis que les représentants autochtones des villages ou des petites agglomérations s’intéressent plutôt aux problèmes locaux, c’est-à-dire à tout ce qui se passe à proximité immédiate de leur lieu d’habitation.

Les activistes travaillant directement avec les compagnies minières essaient de collecter d’importants fonds auprès des entreprises pour la réalisation des projets sociaux et commerciaux des peuples autochtones de la Tchoukotka. Certains habitants perçoivent ces mesures comme, selon leur dire, « un compromis inutile, une aumône, des concessions », en considérant qu’il ne faut pas construire des relations de partenariat avec les compagnies minières « en échange des terres et des pâturages des rennes ».

Ces dernières années, les relations des entreprises minières avec la communauté locale se sont intensifiées et sont devenues plus ouvertes, constructives, responsables, projetées sur le long terme. Il y a tout lieu de penser que le développement de l’industrie minière dans la région sera accompagné d’un perfectionnement de la législation, de l’élaboration de règles unifiées concernant la coopération avec la population, et que le niveau du partenariat social sera amélioré en se renforçant et en élargissant sa portée territoriale. Les compagnies minières sortiront des modèles ponctuels et locaux pour passer au niveau régional de collaboration avec la communauté locale.