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Cet article est consacré à la vie contemporaine des villages de Tchoukotka et probablement à ses aspects les plus négatifs. Nous allons ainsi nous pencher sur deux facteurs en particulier, l’argent et l’alcool, qui malgré leur trivialité, leur universalité et leur banalité sont des éléments importants dans le réseau d’interaction des personnes avec l’État, le marché, mais aussi des gens entre eux. Ayant vécu un certain temps dans des villages de Tchoukotka, nous avons pu observer que la manière dont les gens interagissent avec l’argent et l’alcool constitue un signe important de division entre les habitants d’une communauté rurale.

Trente-cinq villages sont disséminés sur l’espace de la toundra arctique et le long des côtes des mers de Béring et de la mer des Tchouktches, dans cette région la plus septentrionale et la plus éloignée de la capitale de la Russie. La vie dans ces villages est indissociable d’un mauvais accès aux transports et à l’information, d’un climat extrême, d’un approvisionnement instable en marchandises et biens de consommation. Dans les villages dont la taille de la population varie de 200 à 1300 personnes, environ 85% des habitants s’identifient comme des membres des peuples du Nord : les Tchouktches, les Evènes, les Yupik, les Youkaghirs ou les Tchouvantses. Au-delà des questions d’ethnicité, il existe des différences au sein des communautés rurales de Tchoukotka.

Les signes explicites de différenciation sont, en règle générale, l’attachement d’une personne au territoire (est-elle née en Tchoukotka ou est-elle venue s’y installer ?), le niveau d’étude, la profession (par exemple, éleveur de rennes, chasseur de mammifères marins, enseignant…), et l’existence de liens de parenté. Au cours de nos observations et entretiens, nous avons pu constater également l’existence de divisions non explicites. Les hiérarchies au sein des communautés rurales sont construites à l’aide de certains outils et caractéristiques. Le rapport à l’alcool et à l’argent et le comportement des gens à leur égard, tels qu’il se donnent à voir dans la vie quotidienne et tels qu’ils s’expriment dans les discours, sont des marqueurs par lesquels s’articulent et se maintiennent les différences au sein de la communauté.

Notre texte est basé sur des observations que nous avons menées conjointement et sur des entretiens réalisés avec les habitants de 11 villages de Tchoukotka. Dans l’un des villages, des observations ont été effectuées de façon continue de 1989 à 2007. En 2003, dans un autre village, les observations ont duré 6 mois. Nous avons également enregistré des entretiens avec les habitants. À partir de 2006 nous avons commencé à visiter divers villages de Tchoukotka, y effectuant des séjours d’une durée moyenne de trois semaines. Les questions sur la consommation d’alcool dans les entretiens n’étaient pas faciles à poser, car le problème de l’alcoolisme pour les habitants de Tchoukotka est assez aigu. Les données statistiques concernant la dépendance chronique à l’alcool et le taux de consommation d’alcool par habitant montrent que la Tchoukotka est en tête des régions de Russie (Nacional’nyj rejting… 2017). Sans nier ni minimiser le fait que l’alcoolisme est un problème social pour les habitants de Tchoukotka, nous avons adopté dans ce texte une approche phénoménologique et tenté de décrire les faits tels que nous les avons observés, sans porter de jugement et en considérant l’alcool comme faisant partie de la vie des gens (par exemple, Heath 1987 ; Dietler 2006).

Dans notre article nous utilisons le terme « autochtone » (korennoj žitel’, ru.). L’anthropologue Arjun Appadurai, en analysant ce terme, a conclu que « les autochtones ne sont pas seulement des personnes originaires de certains lieux, auxquels ils appartiennent, mais ils sont aussi, d’une certaine manière ceux qui sont incarcérés (incarcerated) ou confinés (confined) dans ces lieux » (Appadurai 1988 : 37). En Tchoukotka, le terme « autochtone » désigne une personne qui considère appartenir à telle ou telle nationalité[1] (nacionalʹnostʹ, ru.) vivant dans la région, c’est-à-dire les Tchouktches, les Yupik, les Evènes, les Youkaguirs, les Tchouvantses[2]. Même si cette personne vit depuis longtemps à Moscou ou à Saint-Pétersbourg et n’appartient plus à son territoire d’origine, elle est tout de même considérée comme autochtone et conserve durant toute sa vie un lien avec le lieu où vivaient ses ancêtres.

La notion d’« allochtone » (priezžij, ru.) est utilisée en relation avec des personnes de nationalités très diverses (autres que celles incluses dans le terme « habitant autochtone de Tchoukotka ») : Russes, Ukrainiens, Tatars, Kalmouks, Komis et autres qui se sont installés un jour dans un village et y vivent depuis un certain temps. Par exemple, les habitants des villages n’utilisent pas toujours le terme « allochtone » pour définir un Russe ethnique vivant dans le village depuis une ou deux générations. Cela dépend beaucoup de la réaction des gens à l’égard de cette personne. Nous avons également constaté un cas où des autochtones appelaient « notre Tchouktche » un Russe dont les parents s’étaient installés en Tchoukotka dans leur jeunesse. La division en fonction de la nationalité (nacionalʹnostʹ, ru.) et de l’appartenance territoriale comporte de nombreuses nuances (voir par exemple, Schindler 1997 ; Thompson 2008).

Dans nos références aux matériaux de terrain, nous avons préservé l’anonymat en changeant les noms et prénoms des habitants ainsi que les noms des villages. Cependant nous avons jugé qu’il était important d’indiquer le sexe, l’âge et la nationalité de l’informateur. L’appartenance ethnique a été notée à partir des indications de la personne et reflète son identité[3] telle qu’il/elle la définit. Étant donné l’importance du discours dans la manifestation de la stigmatisation sociale, mais aussi dans le but de donner la parole aux habitants des villages, nous avons inséré dans cet article des citations des entretiens ; elles ont été éditées pour en faciliter la lecture, mais en conservant les opinions, les expressions et les tournures de phrases des auteurs.

Il existe une littérature anthropologique abondante qui discute de la question du lien entre consommation intensive d’alcool et pauvreté, misère morale et appartenance à une classe modeste (Struchkova et Ventsel 2015). Une grande consommation d’alcool a-t-elle un impact sur les ressources financières et la position dans la société ? Les consommateurs d’alcool sont-ils riches ou pauvres ? L’alcoolisme est-il la cause du manque d’argent ou bien sa conséquence ? Les chercheurs – médecins, écologues et sociologues – ayant mené des études conjointes en Tchoukotka pour évaluer le lien direct entre le niveau de revenu et le premier stade de la dépendance alcoolique ont admis que, du point de vue de sa signification pratique, ce lien est douteux (Čaščin et al. 2016).

Nous avons pensé que l’ethnographie pourrait nous en apprendre beaucoup plus sur cette question. Michel Callon et Fabian Munesa ont signalé l’existence de deux risques lors de l’étude des phénomènes économiques. Le premier risque est d’aborder les relations économiques de façon abstraite et formelle, comme étant régies par des lois impersonnelles et se réduisant aux préférences et capacités financières de chacun. Le deuxième risque consiste à analyser le comportement calculateur uniquement comme un jugement et à étudier chaque mouvement économique du point de vue des normes culturelles (Callon and Munesa 2003).

Avec l’argent et l’alcool, tout est bien plus compliqué : l’argent est quantifiable par nature et l’alcool est non seulement une marchandise, mais aussi, dans certains cas, un équivalent monétaire. L’alcool est également une drogue ayant des effets toxiques, elle comporte des risques pour la santé, tels que l’intoxication alcoolique et l’addiction (Babor et al. 2010, 10). La demande des consommateurs est corrélée à ces propriétés de l’alcool.

L’argent, tout comme l’alcool, a suscité beaucoup d’attention de la part des anthropologues (Geofrey and Judith 2001 ; Hart and Ortiz 2014). Cependant, selon Vivienne Zelizer, nous en savons encore très peu sur la vie sociale de l’argent (Zelizer 1997) et de nombreuses lacunes demeurent dans l’étude du rôle social de l’alcool (Dietler 2006). L’argent et l’alcool ont un point commun : ils sont pensés de manière dialectique. L’argent peut évoquer des sentiments contrastés : le cynisme et l’excitation, la haine et le désir, le dégoût et la peur, l’impuissance et le potentiel (Dodd 2015). Selon Georg Simmel, l’argent joue un rôle déterminant dans les processus socioculturels et contribue à couper l’homme des traditions (Simmel 1950). L’alcool est associé aussi bien au côté plaisant de la vie qu’à la violence et au suicide, à l’intoxication et à l’addiction, et dans le Nord, au choc culturel et à la destruction des traditions locales (Leete et Ventsel 2015). Mais nous ne pouvons pas nier leur présence importante dans la vie contemporaine des villages de Tchoukotka. Pourtant la focalisation sur « l’aspect traditionnel » de la culture a empêché les ethnographes de considérer l’argent et l’alcool non pas seulement comme des « facteurs destructeurs », mais comme des éléments participant au système de relations dans les communautés[4] ; ils n’ont pas saisi leur ancrage dans la vie quotidienne et leur capacité à modifier l’activité humaine.

Le chercheur Nigel Dodd, spécialiste de la vie sociale de l’argent, a montré que l’argent ne devrait pas être considéré comme une chose, mais comme un processus (Dodd 2014, 386). Il convient d’aborder l’argent dans sa dimension sociale et plurielle en tant que processus dynamique et ininterrompu, et non comme un moyen statique d’échange (Appel 2015 : 427). C’est précisément sous cet angle que nous avons voulu étudier l’argent et l’alcool dans les villages de Tchoukotka. Nous avons exploré les relations sociales impliquées dans le lien pluri-processuel existant entre l’argent et l’alcool, et les pratiques qui les entourent. Nous avons également cherché à comprendre les manières locales d’évaluer et d’interpréter le comportement qui s’exprime dans la capacité à gérer l’argent et à acheter et consommer de l’alcool.

« Livrets d’alcool » (« spirtknižki », ru.) et « caisses d’épargne d’alcool » (« spirtkassy », ru.)[5] : Les formes de monnaie et les institutions monétaires dans les villages

Selon Keith Hart, le pouvoir politique et le marché sont les conditions sine qua non de l’existence de l’argent (Hart 1986). Le principal fournisseur d’argent dans les villages de Tchoukotka est l’État. Les municipalités n’ont pas assez de ressources monétaires propres et elles sont obligées de recevoir des subventions provenant du budget régional. Par ailleurs, la principale source de dépense[6] des ressources monétaires dans un village de Tchoukotka est aussi la seule entreprise stable qui apporte des revenus constants et durables – c’est le marché du commerce de l’alcool.

Borisov vend de l’alcool dilué. Il a un emplacement excellent : un appartement au rez-de-chaussée d’un bâtiment de deux étages, juste en face de la caisse d’épargne. C’est commode pour suivre les dettes. On dit vraiment comme ça : « la caisse d’épargne d’alcool (spirtkassa) » […] Les gens touchent leur argent et vont directement chez lui[7].

Nos vieux sont ainsi : ils touchent leur pension de retraite et vont directement payer leur loyer et les charges, pas comme les jeunes. Ensuite ils vont directement chez Matvejčuk ou chez Petrov [marchands illégaux d’alcool]. C’est exactement le trajet qu’ils font tous les mois[8].

La situation concernant la circulation de l’argent liquide et non liquide n’est pas identique dans les divers villages de Tchoukotka. Elle dépend d’un certain nombre d’éléments : l’éloignement du village par rapport à la ville principale du district ou de la région, l’existence de transports réguliers, la présence d’institutions permettant de transférer de l’argent aux habitants et la qualité de la connexion internet. Actuellement les magasins des villages vendant de l’alcool sont équipés d’appareil de paiement dématérialisé. C’est pourquoi dans les villages où la vente d’alcool n’est pas limitée et où il y a une bonne connexion internet, il est possible d’acheter de l’alcool en utilisant une carte bancaire.

Dans les points de vente illégaux d’alcool, qui existent dans toutes les localités rurales, le règlement s’effectue en espèces. En 2001-2002, en Tchoukotka, il y a eu une tentative d’éliminer partiellement l’argent liquide de la circulation dans les villages en convertissant toutes les transactions en espèces en paiements dématérialisés. Des cartes bancaires ont été livrées dans les villages pour tous les habitants et tous les magasins légaux ont été équipés d’appareils pour payer par carte bancaire (voir Thompson 2008). Cette innovation a été présentée par l’administration régionale non pas comme une mesure économique, mais comme une mesure sociale réalisée afin de lutter contre la vente illégale d’alcool dans les villages de Tchoukotka et, par conséquent, contre le problème de l’alcoolisme. Cependant les habitants de certains villages n’ont pas utilisé cette innovation. Et dans les villages où les cartes bancaires ont été utilisées pendant un certain temps, les habitants ont rapidement renoncé à cette pratique. Nous citerons un extrait très révélateur d’un entretien avec le chef du village d’Umkuum :

Sous sa direction [le gouverneur de la Région autonome de Tchoukotka en 2002 R.A. Abramovitch], on a voulu faire passer tout le monde aux cartes. L’ordre a été donné de préparer les listes des personnes… je les ai envoyées. J’ai reçu une boîte entière de cartes bancaires. Un millier. Elles sont arrivées à l’administration. Bon, elles sont là, et alors ? Je les distribue, et puis, ensuite ? On a installé des terminaux pour payer par cartes dans les magasins… Bref, nous avons discuté de tout ça lors d’une assemblée. Tout le monde était contre. Dans la région, on disait que c’est pour ne pas faire venir de l’argent liquide par sacs dans le village. Et deuxième version, pour qu’on n’achète pas d’alcool. Mais alors, comment vas-tu faire chez celui qui distille (samogonščik, ru.) ? Tu viens avec ta carte ? [rire]. Et les gens ont voté contre. Ce système n’a pas marché. Les gens se sont révoltés. Du coup, ces cartes sont restées dans mon bureau, à l’administration [9].

La présence d’argent liquide au village, même si elle était associée à des difficultés de livraison et des retards dans la paye, était importante pour les habitants. Cette importance des espèces était en partie due à la possibilité qu’elle offrait d’acheter de l’alcool. L’introduction du paiement dématérialisé, tel qu’il a été proposé au début des années 2000, et la réduction de la quantité d’argent liquide qui en a découlé dans le village ont considérablement modifié l’établissement du système de relations sociales en lien avec l’alcool.

L’argent liquide est apporté au village comme le carburant, les produits alimentaires et les autres produits de consommation. Les employés des agences bancaires rurales[10] ont affirmé que les gens retirent surtout de l’argent liquide, et qu’il est très rare que de l’argent soit apporté à la caisse et déposé sur un compte d’épargne.

Moi, quand j’étais maire du village[11], j’apportais tout le temps de l’argent du centre régional. Parfois même dans des sacs qui avaient servi à transporter du sucre. Et comment le faire venir autrement ? C’est tout un problème chez nous. Il faut bien verser les salaires, les pensions de retraite, les aides sociales. On s’est débrouillé. Soit c’est moi qui y allais, soit le directeur de l’école, soit quelqu’un du village à qui on pouvait faire confiance. Si le temps était mauvais et l’hélicoptère ne pouvait pas venir, tout le village était sans argent.[12]

Dans l’administration au village, s’ils se brouillent entre eux, ils peuvent se venger. L’un d’entre eux, par exemple le directeur du centre culturel, revient du centre régional en avion en rapportant son argent, l’argent pour la direction, celui des salaires, mais pas l’argent pour le bureau de celui avec qui il s’est disputé. Voilà, tes employés resteront sans argent.[13]

L’argent liquide s’entasse dans les organisations en activité dans le village, l’agence bancaire et le bureau de poste. C’est dans ces établissements que les gens le reçoivent. Actuellement les organisations transfèrent l’argent sur les cartes bancaires et c’est au bénéficiaire de le transformer en liquide.

Dans certains villages, il n’y a pas d’agence bancaire ou bien elle est rarement ouverte (quelques heures par semaine), ce qui cause souvent des problèmes pour obtenir de l’argent liquide. Dans le village de Kuprèn, nous avons constaté que la succursale de la Sberbank (caisse d’épargne) de Russie avait des jours et des heures d’ouverture limités en raison du départ en vacances d’un employé. Par conséquent, pour obtenir de l’argent liquide, les gens faisaient la queue plusieurs heures à l’avance à l’extérieur du bâtiment. De nombreuses personnes n’ont pas eu le temps de recevoir leur argent et ont dû rester sans liquide.

Dans le village d’Onylgyn, il n’y a pas d’agence bancaire et les gens échangent de l’argent entre eux : par l’intermédiaire de Messenger, ils proposent d’échanger de l’argent liquide contre un paiement dématérialisé, c’est-à-dire d’utiliser la banque mobile pour transférer de l’argent à une personne qui, en retour, accordera la même somme en espèces. Selon nos observations, cette pratique fonctionne bien dans le village et les schémas d’échanges peuvent être plus compliqués. Par exemple, une personne qui a besoin de liquide envoie de l’argent par Internet aux proches de la personne avec laquelle elle échange, ou bien rembourse ses dettes, et reçoit de l’argent liquide en retour.

La pratique de la vente de nourriture et de biens à crédit dans les magasins des villages, dans le cas où les habitants ne disposent pas d’argent liquide, est courante. Cette pratique n’est pas une procédure officielle, elle n’est pas réglementée – ce sont des lois locales instaurées dans le village pour s’adapter aux réalités rurales. Dans un cahier réservé à cette fin, le marchand note les produits délivrés à l’habitant du village et leur prix, et après avoir reçu l’argent, la personne doit rembourser sa dette en accord avec ce qui a été noté dans le cahier. La pratique de « l’argent du cahier » (tetradnye den’gi, ru.) est décrite, par exemple, chez les habitants de l’Altaï (Tjuhteneva 2009, 18).

Un nouvel arrivant dans le village, ou une personne qui n’habite pas au village, mais y est venue pour une période limitée, ne peut pas utiliser ce service. Seuls les habitants permanents du village peuvent bénéficier de la vente à crédit. Dans les magasins ruraux, il existe une autre règle tacite : l’alcool n’est jamais vendu à crédit ; on ne peut obtenir de l’alcool dans un magasin municipal qu’avec de l’argent.

L’attractivité des points de vente illégaux d’alcool réside dans le fait que les marchands peuvent vendre l’alcool à crédit ou l’échanger contre un produit ou une marchandise. Toutefois, ce type d’échange est pratiqué uniquement avec les consommateurs d’alcool qui disposent de revenus stables et entretiennent des liens personnels avec le marchand. Les autres doivent acheter l’alcool en espèces. Ceux qui achètent de l’alcool à crédit au trafiquant doivent eux aussi rembourser leur dette en espèces.

La vente de produit à crédit est basée sur une promesse. Celle-ci n’est pas exprimée à haute voix, elle est sous-entendue : la phrase prononcée par l’habitant au marchand (« Note-le dans le cahier », « zapiši mne v tetradku », ru.) implique à terme un remboursement et se fonde sur l’attente de futures recettes financières. Entre le marchand et le client, une relation personnelle se crée, chaque partie prenant part à la transaction étant liée à l’autre par la parole donnée. L’achat de produits à crédit dans un magasin et l’achat d’alcool chez un marchand illégal étirent la transaction dans le temps (Knorr Cetina 2010 ; Veselov et al. 2012).

À la place de l’argent liquide ou non liquide, le marchand d’alcool échange de l’alcool pour une promesse, une « note dans le cahier » (« zapis’ v tetradke », ru); et l’affaire n’est pas conclue au moment de la remise de l’alcool à l’acheteur, elle continue tant qu’existe la note dans le cahier. La forme de ces interactions économiques est similaire au crédit et aux paiements échelonnés pratiqués actuellement par les banques et les magasins (Reed et al. 1984). Cependant, à notre avis, elles se distinguent principalement par leur composante sociale. La transaction consistant à acheter de l’alcool à crédit dans un village tchouktche est performative (Callon 1998), les relations y sont interdépendantes, entrelacées et polysémiques (Ssorin-Chaikov 2001). Il peut s’agir d’une vente, d’un échange, du paiement d’un service, voire d’un coup marketing du marchand : offrir un remontant, puis, une fois la personne partie, le noter en tant que dette.

L’échange d’argent contre de l’alcool peut prendre différentes formes. Par exemple, le marchand peut se rendre lui-même au bureau de poste ou à l’agence bancaire pour vérifier si l’acheteur a reçu de l’argent et rembourse sa dette dès la réception.

Celui qui distille note tout, à qui et combien d’eau-de-vie il a vendu à crédit. Le jour de paie ou du versement de la pension de retraite, il va à la poste. Le débiteur touche sa paie et tout de suite […] dès la réception de sa pension de retraite, il rend tout de suite l’argent de sa dette. Tout le monde dans le village sait qu’il ou elle [le marchand d’alcool] est là, biffe tout de suite et repart avec un gros sac d’argent[14].

Les marchands vendent à toute heure. Ils vendent à crédit. Ils notent dans un cahier. Ensuite, le retraité va à la poste pour toucher sa pension. Et la vendeuse [d’alcool] est là avec son cahier. Il lui donne ce qu’il a reçu. Quand j’étais responsable du bureau de poste, je les virais tous. Je disais : « Ne restez pas là. [Il ne] fallait pas vendre à crédit.[15]

Déjà à l’époque, Irina Mihajlovna, caissière dans le sovkhoze[16] vendait [de la vodka] […] Elle avait sa clientèle. Surtout ceux qui travaillaient dans le sovkhoze. C’était pratique pour elle. Elle vendait à crédit et au moment de la paie, elle prenait ce qui lui était dû »[17].

Selon les habitants de certains villages, si le marchand d’alcool remarquait que le client était ivre, il pouvait noter dans le cahier une somme dépassant la dette ou bien indiquer une quantité d’alcool plus importante que celle qui avait été réellement délivrée au client. Il pouvait donc augmenter délibérément le montant de la dette.

En l’absence d’argent liquide et en cas de refus du marchand d’avancer de l’alcool, on pratique l’échange dans les villages : le trafiquant peut échanger de l’alcool contre de la nourriture ou des marchandises. Les habitants proposent en échange des produits artisanaux traditionnels, de la viande de renne, du poisson, des produits du magasin, des articles ménagers achetés auparavant ou usagés. Une femme vendant de l’alcool chez elle décrivait ainsi ces échanges : « J’ai fait des échanges plusieurs fois. Une fois, on m’a apporté un ordinateur portable. Vieux, ça se voyait que… mais il marchait. Je l’ai pris pour mes enfants. De toute façon, il [le consommateur] n’avait pas d’argent. Pour une bouteille, ça allait »[18].

Dans le cas d’un échange, l’équivalent n’est pas établi au préalable, comme dans le cas d’un achat avec de l’argent. Cela dépend pour beaucoup du produit, de la marchandise dont le marchand a besoin à ce moment précis, ou de sa volonté d’accepter tel ou tel objet. Cette citation tirée d’une conversation avec un marchand d’alcool illustre ce type de comportement : « Mais où trouvent-ils [ceux qui boivent excessivement] de l’argent ? S’ils en reçoivent, ça suffit pour trois jours. Ils ramènent tout et n’importe quoi. Des peaux de renne, du kamus[19], des habits traditionnels. J’avais besoin de torbasa[20], de moufles. J’ai accepté l’échange »[21]. Les consommateurs d’alcool nous ont également informés que les marchands leur commandent parfois certains produits artisanaux ou marchandises en échange d’alcool.

L’utilisation ou l’échange d’argent liquide, non liquide, ou du « cahier » varie d’un cas à l’autre, toutes ces formes d’argent et leur manipulation étant façonnées de l’intérieur par les pratiques sociales et les valeurs culturelles de leurs utilisateurs (Dodd 2014, 286). Depuis une trentaine d’années, les gens ont été en contact avec différentes formes d’argent et ont dû établir des relations avec ces nouvelles formes dans leur vie quotidienne, ajuster ou changer leurs pratiques. Les relations sociales internes au village se sont avérées importantes, tant pour la conversion d’une forme d’argent en une autre que dans la distinction entre « les siens » (« svoi », ru. ; ici les autochtones) et les « étrangers » (« čužie », ru., ici les allochtones). Ces derniers se voient privés d’un bon nombre de pratiques, comme l’achat d’alcool au « point de vente » [illégale], l’achat à crédit ou l’échange d’argent dématérialisé pour du liquide en l’absence d’agence bancaire.

« Un merci n’est pas une bouteille » (« spasibo – ne butylka », ru.)[22] : les représentations du rapport entre la valeur de l’alcool et l’argent

La valeur de l’alcool est définie par ses propriétés : la dépendance physique et psychique, le désir de se détendre ou le besoin compulsif de boire pour faire passer la gueule de bois en font une marchandise inestimable ; elle peut donc être achetée à un prix exorbitant. Toutefois, le prix élevé de l’alcool est l’une des mesures gouvernementales pour en limiter la consommation[23]. En Tchoukotka, il existe une version d’un mythe que les habitants ont raconté en notre présence à des allochtones et des touristes. En résumé, on dit qu’à l’époque soviétique, les éleveurs de rennes[24] pouvaient se permettre d’acheter un billet d’avion correspondant à un salaire mensuel d’ingénieur, se rendre à Moscou, y acheter de la vodka ou de la bière, et revenir par le vol suivant quelques jours plus tard. De telles histoires, qui mettent l’accent sur la facilité à dépenser de l’argent et la valeur de l’alcool, étaient généralement racontées soit avec nostalgie pour des temps révolus, soit pour exprimer la surprise devant le comportement exotique des personnes vivant dans la toundra.

La pratique de l’étude des échanges économiques suppose la différenciation entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Les qualités constituant la valeur d’usage de l’objet correspondent aux particularités de l’objet lui-même, mais les qualités formant la valeur d’échange de l’objet sont caractérisées par les relations que les personnes construisent entre elles autour de cet objet (Veselov et al. 2012, 391).

Le coût de l’alcool diffère non seulement d’un village ou d’une ville à l’autre, mais aussi au sein d’une même localité – dans un magasin municipal rural, l’alcool est plus cher que dans n’importe quel magasin de ville, mais moins cher que chez les commerçants illégaux du village. Pour plus de clarté, nous donnerons une grille de prix en utilisant l’exemple d’une boisson alcoolisée courante en Tchoukotka : la vodka[25].

Dans la ville d’Anadyr, le prix d’une bouteille de vodka parmi les moins chères (selon les données 2016-2019) est : 350-500 roubles, alors que dans les magasins municipaux du centre régional, elle coûte 450-600 roubles, et dans un magasin de village, 600-700 roubles[26]. Comme les frais de transport sont inclus, le prix d’une bouteille dans un magasin rural dépend de l’éloignement du village et des possibilités d’approvisionnement. Les commerçants illégaux demandent entre 1000 et 4000 roubles pour la même bouteille de vodka. On trouve les prix les plus bas dans les villages proches du centre de la Région. Dans les localités reculées, le prix peut être cinq fois plus élevé qu’en ville, et même davantage. Chez les marchands illégaux, le prix de l’alcool diffère selon l’heure de la journée. Par exemple, dans le village de Gyroëlgyn, une bouteille d’alcool dilué[27] coûte 1000 roubles dans la journée et 1500 roubles la nuit.

Souvent, le schéma d’organisation du commerce illégal d’alcool est assez simple : le marchand achète la vodka dans le magasin municipal et la revend ensuite deux fois plus cher. Selon les marchands d’alcool, la « marge » pour de la vodka ou de l’alcool dilué peut aller jusqu’à 200-300%. La nuit, le prix de l’alcool peut augmenter. Aux dires des marchands, ce prix tient compte des risques : l’activité est illégale et la vente d’alcool à des habitants en état d’ivresse présente certaines difficultés.

Dans les villages, l’eau-de-vie maison sert d’alternative à la vodka, trop « chère ». Son prix peut varier durant l’année en raison de la pénurie occasionnelle de sucre, qui est le principal ingrédient nécessaire à la fabrication de ce type d’alcool. La pénurie de sucre incite souvent les gens à se rendre dans les villages voisins et à consacrer plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour s’en procurer.

Nous [dans le village] manquons généralement de sucre en été. Ceux qui distillent achètent tout. Ou ceux qui font de la bražka[28] (ru.). Et les autres n’ont pas assez d’argent pour faire des stocks. Et justement, c’est la saison des baies… Je suis allée en barque [dans le village voisin d’Agvyk]. Les habitants du village s’y étaient rendus. J’achètais mon sucre et je rentrais avec eux. Ils vont aller à la base [des chasseurs marins] pour y rester peut-être trois jours[29].

Nous avons aussi observé des pratiques ayant pour but de protéger le sucre – produit de consommation courante – contre son achat par ceux qui distillent et son utilisation dans la fabrication d’alcool. Les ingrédients servant à la production d’alcool dans le village étaient également inclus dans la chaîne formant une série d’interactions au sein du village. Dans la situation particulière de pénurie de sucre et d’introduction d’un système de bons d’approvisionnement[30], les fabricants d’eau-de-vie se procuraient du sucre plus cher chez des commerçants. Cela a eu une incidence sur le coût de l’eau-de-vie, mais pas sur la demande.

Nous avons observé maintes fois comment l’alcool – « une bouteille » (de vodka, d’eau-de-vie, d’alcool dilué) se transformait dans les villages de Tchoukotka en une unité monétaire à part entière. Ainsi, l’évaluation monétaire de l’alcool se complique par le fait que l’alcool lui-même peut devenir un équivalent monétaire. L’achat d’alcool en vue d’un règlement ultérieur peut être assimilé à une maison de change, où des dollars ou des euros sont échangés contre des roubles, des devises contre d’autres devises. Souvent, même le marchand d’alcool utilise l’alcool pour payer les services des habitants de son village.

Malgré son équivalence avec l’argent, la valeur d’échange d’une bouteille varie. On peut donner une bouteille à un ami ou une connaissance en guise de remerciement pour un petit service. Mais l’on observe également des cas où une personne abusant de l’alcool n’a reçu qu’une bouteille de vodka pour tout paiement de plusieurs jours complets de travail comme agent de nettoyage, manutentionnaire ou manoeuvre. Par ailleurs, une bouteille est souvent un cadeau d’invité, c’est-à-dire qu’on apporte une bouteille pour offrir aux hôtes chez lesquels on se rend[31].

Les pratiques décrites plus haut, malgré leur universalité, ont leurs propres nuances dans les villages tchouktches. Les gens dans les villages ont une compréhension très claire de la distinction entre les personnes, travaux et services qu’on peut payer avec une bouteille, et ceux pour lesquels un tel paiement est inacceptable ; qui ne peut pas recevoir d’alcool, et à qui un tel cadeau serait embarrassant. Voici quelques exemples.

Un groupe de touristes s’est rendu dans le village de Kojnyn et deux chasseurs marins, suite à une demande du président de leur communauté, ont fait une démonstration de leurs outils et décrit leur processus de chasse. Le chef du groupe de touristes, sachant qu’on ne paie pas avec de l’alcool dans ce village, a donné de l’argent aux chasseurs. Le lendemain, ils ne sont pas allés travailler, car ils avaient acheté et bu de l’alcool avec l’argent qu’ils avaient reçu. Le président de la communauté a réagi assez durement à cette situation et a prévenu que la prochaine fois, tous les paiements devraient être effectués par son intermédiaire. S’ils voulaient remercier les chasseurs, ils ne devaient leur donner que de la nourriture.

Nous avons rencontré des exemples dans notre enquête où, au contraire, ne pas offrir de « bouteille » était révélateur d’un manque de respect ou de pingrerie. Nous avons enregistré plusieurs récits de personnes vivant dans la toundra, dans des camps d’éleveurs de rennes, qui se sont senties offensées par des proches qui ne pouvaient (ou ne voulaient) pas leur faire passer de la liqueur dans un colis livré par un véhicule tout terrain. Dans un autre récit, un entrepreneur qui venait parfois au campement pour acheter de la viande et des bois de rennes devait obligatoirement apporter une « bouteille » au contremaître. Selon lui, s’il ne le faisait pas, il serait considéré comme avare et il n’obtiendrait pas une « marchandise de qualité ».

Un autre de nos interlocuteurs du village d’Umkuum a déclaré que la vodka et l’eau-de-vie maison étaient des moyens de paiement obligatoires pour les services rendus par les Russes dans son village. « On a fait quelque chose pour toi, on t’a livré une chose ou effectué une livraison pour toi, mais si tu donnes de l’argent, on ne te respectera plus dans le village… De la bonne eau-de-vie… pour qu’il aille tout de suite manger, boire, se réchauffer »[32]. Mais il a indiqué également qu’il n’aurait jamais payé des habitants autochtones du village ou des éleveurs de rennes avec de l’alcool.

Nous avons remarqué que donner de l’alcool à un Autochtone peut être mal vu par la communauté locale : on sera accusé de « faire boire les Autochtones ». D’ailleurs, les responsables des établissements que nous avons visités nous ont prévenus à plusieurs reprises que donner de l’alcool et boire avec les populations autochtones était hautement indésirable, voire interdit.

Nous avons également observé une situation où une personne autochtone, qui dans le passé avait souffert d’une dépendance à l’alcool mais avait arrêté de boire, s’est vue offrir du vin sans alcool. Il était gêné, irrité, et a refusé le cadeau. Même l’explication selon laquelle ce vin ne contenait pas d’alcool n’a pas rendu ce cadeau acceptable.

« L’argent de l’alcool » et les pratiques d’économie d’argent sur l’alcool

Ils [les consommateurs d’alcool du village] ne travaillent pas, et je me demande toujours où ils trouvent l’argent pour leurs beuveries ? Ici, l’argent de la paie ne suffit pas même à ceux qui travaillent, et si on achète de la vodka en plus ? ! Où ils le trouvent ? Ils en ont toujours assez pour une bouteille. Les voilà, ivres. Je pense qu’ils coopèrent d’une manière ou d’une autre : aujourd’hui, c’est l’un d’eux qui a trouvé [une bouteille], demain, un autre[33].

Chez nous, les ivrognes trouvent toujours de quoi boire. Ils manquent d’argent pour manger, mais il y en a toujours assez pour une bouteille[34].

Je touche sa paie [celle de mon fils] à sa place. Je ne sais pas comment il fait pour acheter [de l’alcool] ! Il a été licencié. Il se débrouille comment pour boire ? Il est ivre tous les jours. Il va probablement quémander dans le village, se sert des autres. On a presque tous des liens de parenté, et tout le monde se connaît[35].

Ces témoignages et beaucoup de récits semblables créent une distinction culturelle entre les consommateurs d’alcool et ceux qui ne boivent pas. Dans ce cas, cette distinction peut résider dans la culture économique, en particulier pour ce qui concerne la répartition du budget personnel. Le thème des finances personnelles, notamment la gestion de son propre argent, n’a suscité l’intérêt des scientifiques que récemment[36], principalement en raison de la sensibilisation croissante du public à l’importance de ce domaine de la vie quotidienne (Huang et al. 2016). Il ne fait aucun doute que la manière dont une personne choisit de répartir son budget est influencée par de nombreux facteurs. Outre l’éducation et la culture, on peut trouver des variables telles que les choix de vie, le mode de vie, les compétences financières (Xiao 2008). L’addiction à l’alcool est l’un de ces facteurs. Notre matériel ethnographique montre que la répartition du budget d’un consommateur d’alcool peut être influencée autant par ses compagnons de boisson (sobutylniki, ru.), que par les membres de sa parentèle qui tentent de combattre son alcoolisme. Nous avons également observé des pratiques d’épargne chez les consommateurs d’alcool eux-mêmes.

Lors de nos entretiens avec des personnes abusant de l’alcool, nous avons abordé le sujet de la répartition budgétaire et noté l’affectation de sommes réservées à l’alcool.

J’ai bu durant tout le week-end, à partir de vendredi, jusqu’à ne plus me rappeler de rien. J’attendais déjà la fin de la semaine… Comment ça se passe ? Voilà, ma paie, je la divise : mes dettes, le loyer, la nourriture, la beuverie (p’janka, ru.). Il faut toujours mettre de côté pour le loyer et les dettes, pour qu’on me prête plus tard. Reste la nourriture et la boisson. Voilà, je vois, trois bouteilles – ce n’est pas assez, il y aura beaucoup de monde. Alors il m’en faut plus et je rogne sur l’argent de la nourriture. Et si je me suis mis à boire sans avoir acheté suffisamment à manger auparavant, voilà, je vais prendre sur l’argent de la nourriture. Bon, et si cela continue comme cela, c’est toute la paie qui y passe pour une seule dépense : la beuverie[37].

Dans les communautés villageoises de Tchoukotka, il existe la notion d’« argent pour boire ». Cette notion a des significations différentes selon les personnes, et elle est applicable non seulement aux personnes qui consomment de l’alcool régulièrement, mais aussi à ceux qui ne boivent que rarement. Pour ces derniers, il existe une catégorie d’argent qu’on peut dépenser pour boire. Plus précisément, cet argent doit être dépensé pour acheter et boire de l’alcool et ne peut être consacré à autre chose. Le plus souvent, il s’agit de gains imprévus, de l’argent obtenu pour rien, de primes inopinées. Certes, tout argent peut être dépensé pour de l’alcool, mais si dans d’autres cas les sommes mises de côté peuvent être utilisées à d’autres fins, cet « argent facile » est toujours dépensé en alcool pour être bu en commun.

Dans ce cas, nous observons un classement de l’argent[38] dans le milieu des consommateurs d’alcool. L’argent gagné, souvent destiné à l’achat d’alcool, était dépensé pour des séances de beuverie planifiées le week-end. L’argent gagné facilement ou obtenu de manière imprévue était l’occasion de boire ensemble occasionnellement.

Nos observations conjointes ont démontré que pour les personnes non alcooliques l’argent gagné issu du salaire, même en partie, ne pouvait pas être de « l’argent pour boire ». L’« argent pour boire » était en revanche un élément distinct du budget personnel des consommateurs d’alcool et n’était pas systématiquement limité. Souvent, tout le budget d’une personne consommatrice d’alcool servait à l’achat d’alcool et au remboursement des dettes d’alcool. Les pratiques consistant à économiser de l’argent sur l’alcool se sont développées à partir de ce type de situations.

La communauté rurale intervient souvent dans la répartition des budgets personnels dans les familles dont les enfants et les parents abusent de l’alcool. Voici un exemple de ce genre de pratique :

Je travaillais à la poste, notre chef d’Administration – c’était O-v. On discutait. Voilà qu’elles [les femmes qui boivent] touchent leurs aides et courent tout de suite acheter leur bouteille. Il faut faire quelque chose, c’est n’importe quoi ! Les pauvres enfants n’ont jamais reçu de bonbons de leur mère. Mais que faire ? Le chef dit : « Voilà ce qu’on va faire. La femme vient me voir, signe, mais tu ne lui donnes pas son argent, tu le portes directement au magasin. Et là-bas, on lui délivrera directement la nourriture et d’autres produits. Qu’elles ne touchent pas de liquide. Et on se mettra d’accord avec le magasin pour qu’on ne leur donne ni vodka ni cigarette pour cet argent ». J’ai donc dû m’occuper de porter leur argent au magasin. Mais ça a marché.

– Les femmes ne se sont-elles pas plaintes que vous preniez leur argent ?

– Avec moi, on ne proteste pas ! Elles avaient un peu peur de moi, on dirait. Mais je peux me permettre de leur dire ce que je pense. Mais bien sûr, elle venait toute bouffie et je me mettais à la gronder[39].

Les parents alcooliques dans les communautés rurales de Tchoukotka sont considérés par les habitants non alcooliques et les représentants de l’administration comme des « enfants » incapables de gérer correctement leur argent. Les personnes-clés dans le village, le chef du village, le directeur de l’école, la gérante du magasin, le travailleur social, les représentants du Conseil des Anciens peuvent prendre la décision de se mêler de la vie d’une famille d’alcooliques. Ils agissent dans l’intérêt des enfants et font en même temps preuve de paternalisme envers les parents. Cette situation est typique des villages de Tchoukotka et constitue un moyen de résoudre un problème à l’intérieur de la communauté sans le porter hors des frontières du village (Jarzutkina 2017).

Il est courant que les proches prennent en charge le budget personnel d’un alcoolique.

Les proches viennent à la poste avec celui qui boit… Celui-ci signe et ils lui prennent l’argent liquide tout de suite. Ça s’appelle « prendre l’argent de la beuverie » (« zabrat’ dengi ot propoja », ru.). C’est un moyen efficace. Mais ensuite ce sont les proches qui doivent acheter à manger à ces ivrognes, leur apporter la nourriture et veiller à ce qu’ils ne l’échangent pas pour de la bražka ou de l’eau-de-vie maison (samogon, ru.). Et on ne peut pas se plaindre de sa parentèle (rodstvenniki, ru.)[40].

Quand j’y habitais [au village], je suis allée dans tous les commerces pour dire : « Si vous vendez des choses à crédit à mon fils, vous ne reverrez plus cet argent. Parce que c’est moi qui touche son salaire. J’ai tout son argent. Essayez seulement de lui faire crédit ! »[41].

Je suis sa parente, je prenais tout son argent [de son oncle alcoolique], sa paie, quand il travaillait, je l’enfermais chez lui et je virais ses invités. C’était inutile. Il sortait par la fenêtre, ou faisait appel à quelqu’un, ou défonçait la porte… Bref, inutile, il est inutile de se battre contre ça, s’abîmer les nerfs pour rien, sans succès… Je crois qu’il fait son alcool lui-même »[42].

Nous proposons, en tant qu’exemple de répartition du budget dans une famille d’alcooliques, un entretien avec des Tchouktches, un couple marié habitant le village de Kuprèn : Victor, né en 1960 et Valentina, née en 1965. Les deux personnes interrogées sont des consommateurs excessifs d’alcool et ont régulièrement des périodes où ils boivent sans discontinuer. Ils n’ont pas d’enfant, ils vivent dans le centre du village dans une toute petite maison d’une seule pièce, avec une cuisine et un couloir combinés. Le mobilier nous a paru extrêmement pauvre : il consistait en quatre tabourets recouverts de planches en guise de lit, et un canapé fabriqué avec des caisses de bois. Entre le « lit » et le canapé, il y avait encore un tabouret. Sur le tabouret se trouvait une cuisinière électrique à un feu de cuisson avec laquelle les repas étaient préparés. En outre, dans la pièce se trouvait un meuble bas, sans portes, avec une télé dessus, et une vieille table en bois retournée, les quatre pieds en l’air. Nos hôtes nous ont dit qu’ils la remettaient à l’endroit quand ils avaient des invités. Les vêtements étaient étalés sur le « lit » et faisaient office de matelas, couvertures et oreillers. En guise d’articles ménagers, nous n’avons aperçu qu’un thermos, des tasses et quelques couverts et ustensiles de cuisine.

Comparé à ce que nous avions vu chez d’autres habitants de ce village, nous avions l’impression que Victor et Valentina vivaient dans une pauvreté extrême, et une partie de ma conversation avec eux a tourné autour de leur budget personnel, des possibilités de gagner de l’argent et des dépenses liées à l’alcool.

Ni Victor ni Valentina n’ont d’emploi stable, bien que leurs diplômes leur permettent de trouver du travail au village. Leurs revenus proviennent de leur pension de retraite, de petits boulots[43] et de la vente de poissons, qu’ils pêchent presque toute l’année.

Dès que la rivière sera gelée, j’irai pécher. Comme on fait son lit, on se couche [il rit]. Des commandes, le plus souvent… on m’en réclame. Je demande : « Il vous en faut combien ? » Normalement, plus il y en a, mieux c’est. Ils pensent que c’est simple, tu plonges ton seau et le voilà ton éperlan. Mais il faut le trouver, l’attraper, ça vaut de « l’oseille ». J’essaye de vendre plus cher. Le blanchet – 250-300 roubles le kilo, l’éperlan – au moins 500. Et encore, c’est pas cher. Parfois on vient me voir et on me dit : « Il faut charger 6 barils ». D’accord, je m’en occupe [il fait un geste pour l’argent]. Paie-moi ! »

La question de l’allocation du budget personnel a montré la présence de pratiques d’économie d’argent sur l’alcool dans le ménage de Victor et de Valentina.

Nous avons une somme séparée pour boire. Nous l’avons définie pour ce genre de dépense.

– Quelle somme est dépensée pour l’alcool ?

– Bon, si on fait comme aujourd’hui, 15 mille environ pour boire à notre guise. Par semaine.

– Et s’il n’y en a pas assez, vous en retirez de votre livret d’épargne ?

– Non, c’est mon argent [ce n’est] pas pour picoler[44].

Nous avons observé dans les villages de Tchoukotka plusieurs groupes de deux à cinq personnes de sexes et d’âge divers. Le plus souvent, ces groupes se forment autour d’une personne seule, qui a de la place pour héberger la prise de boisson commune et des revenus stables (une pension de retraite, d’invalidité, un salaire, etc.). Les groupes sont organisés de manière à ce que les revenus de leurs membres tombent à des moments différents du mois, ce qui permet de ne pas interrompre la consommation intensive et collective d’alcool par manque de moyens.

Par exemple, dans le village de Gyroëlgyn, un retraité solitaire invitait ses voisins à boire dans son appartement – un couple marié et un autre homme qui avait quitté sa famille. Au début du mois, le retraité recevait sa pension et l’alcool était acheté avec son argent. Quand la somme était épuisée, c’était au tour du couple de vendre quelque chose (soit du poisson qu’ils péchaient, soit de vieux objets) ou de dépenser l’argent de leurs petits boulots. À la fin du mois, l’homme qui rejoignait le groupe touchait son salaire et en dépensait une partie pour l’alcool.

Dans les villages d’Agvyk et d’Ilir, nous avons observé des « familles alcooliques » : ce sont des personnes qui n’ont aucun lien de parenté, mais qui vivent ensemble pour avoir la possibilité de boire et de manger régulièrement. Dans l’une de ces « familles », la source principale d’argent provenait d’un homme handicapé d’un âge avancé, dont la pension était dépensée en alcool et en nourriture. Deux femmes vivaient avec lui : l’une fournissait la « famille » en poissons et cousait des vêtements et des souvenirs en fourrure pour touristes ; l’autre, une mère privée de ses droits parentaux, s’occupait de la maison et prenait soin de l’homme âgé. Parfois, elle aussi apportait de l’argent à la « famille », la source de ses revenus étant le plus souvent fortuite.

L’argent personnel d’un membre du groupe est considéré comme un bien commun et son usage est strictement défini : l’achat d’alcool pour boire ensemble. Le système de distribution de l’argent au sein du groupe est basé sur les possibilités pécuniaires de chaque membre. Dès que l’un des membres du groupe touche une somme d’argent, il est dépensé dans de l’alcool qui est consommé ensemble.

On pourrait comparer ce système de répartition avec les traditions de don d’argent. Par exemple, les habitants de l’Altaï offrent de l’argent pour les mariages, les enterrements, les traitements médicaux, les voyages, et cette aide suppose une aide réciproque, mais personne n’attend la même somme en retour. Le don d’argent remplit la fonction sociale de maintien du réseau. Ainsi, chaque membre de la communauté est en droit d’attendre de l’aide de la part des autres villageois (Tjuhteneva 2009 : 20). Le moment ou l’ampleur spécifique de cette aide n’est pas défini et elle se produit lorsque l’occasion se présente. De même, dans un groupe de consommateurs d’alcool, il n’y a pas d’ordre ou d’obligation de dépenser de l’argent pour partager de l’alcool, mais les attentes sont présentes et agissent comme des règles de groupe. Si une personne n’achète pas d’alcool pour tous pendant une longue période, ou ne participe pas aux achats communs, elle peut être battue ou exclue du groupe.

L’argent dans un groupe d’alcooliques n’est pas un moyen d’élever son statut ou d’augmenter son prestige. Quelle que soit la quantité d’argent dépensée en alcool, tous les membres du groupe restent égaux.

Le désir du consommateur d’alcool de garder une partie de son argent personnel, de le cacher au groupe et à lui-même lorsqu’il est en état d’ébriété, de ne pas le transférer dans la catégorie de l’argent général a conduit à la pratique du dépôt auprès des autres habitants du village. Nos interlocuteurs ont décrit de manière très concrète ces pratiques auxquelles ils avaient participé.

Je connaissais un jeune homme, il buvait beaucoup. Il a trouvé du travail dans les services communaux et, pendant une longue période, on a retenu son salaire. Et enfin, il l’a reçu. Il arrive chez moi avec un sac à dos plein d’argent. Un vieux sac à dos, bien élimé. Et beaucoup d’argent dedans. Il entre et dit : « Je peux le laisser chez vous ? » Je demande : « Il y a combien d’argent dedans ? » Il répond : « Je ne sais pas, je viendrai en prendre ». Je comprends de quoi il s’agit et je dis : « Vania, dans la journée seulement. Je ne t’ouvrirai pas la nuit ».

Voilà. C’est bon. Il a pris un peu d’argent et il est parti. Il revient quelques heures plus tard. Il lui en faut encore. Parce que je sais, et tout le monde sait qu’il a touché son salaire, et il y a un petit groupe avec lui de six ou sept personnes, ils n’ont pas eu assez à boire et ils l’envoient de nouveau. Et ainsi de suite. Il est revenu, le même jour. Je ne sais plus combien de fois. Mais ce sac à dos, il se vidait très vite. Et je vois qu’ils se sont mis à venir avec lui. Et puis bien sûr, une fois, il est venu la nuit. Bah oui, il ne contrôle plus la situation, on l’envoie. Mais on s’était mis d’accord, non ? Le matin, je prends son sac avec le reste de l’argent. Vania, voilà, prends ton sac et pars. Il était triste. Parce que c’était fini. L’argent a été dépensé immédiatement[45].

Un habitant du village qui dépose son argent chez quelqu’un le protège de lui-même, de la personnalité qui surgit quand il a bu et qui prend des décisions différentes, y compris des décisions d’ordre économique.

[Les alcooliques] sont des gens simples. Ils savent que l’argent va s’épuiser rapidement et ils tentent d’acheter le plus de produits alimentaires possible quand ils ont reçu leur salaire. À l’avance. Arkaša, une connaissance, il a une femme, des enfants, il faut leur acheter quelque chose, mais plus tard, pas maintenant. Souvent il me laissait son argent. Et puis, il arrive à trois heures du matin : « boum, boum » dans la porte. Il le veut, le veut tout de suite. Bon, c’est son argent, il le prend. Plus tard, je me suis rendu compte que dans ces moments-là, il ne peut pas s’arrêter, il ne faut rien lui donner. Et que c’est pour ça qu’il me laisse son argent. Pour que je ne lui donne rien quand il est saoul[46].

Le fait de déposer son argent chez des habitants du village crée de nouvelles relations économiques. Décrivant cette expérience de réception de sommes d’argent à garder de la part d’alcooliques, les personnes que nous avons interrogées ont dit que pour ces dernières, elles étaient devenues une banque : « Il m’appelait comme ça, “toi, tu es ma banqueʺ »[47]. L’important, c’était de protéger l’argent de son propre propriétaire. Comme nous l’avons déjà décrit plus haut, si une personne consomme de l’alcool en groupe, son argent devient un bien commun et les membres du groupe insistent pour qu’il soit dépensé en alcool. De ce fait, on attend de la « personne-banque » qu’elle puisse refuser son argent au propriétaire de la somme s’il la demande en état d’ébriété, empêchant ainsi qu’elle soit dépensée dans une « beuverie » (« ot propoja », ru.).

L’alcool et l’argent : Instruments de la stigmatisation sociale, discours colonial et représentation de l’« autre »

Dans nos conversations avec les habitants des villages au sujet de l’utilisation de l’argent et de la consommation ou de l’achat d’alcool, il était presque toujours question de comparer leur comportement à celui des « autres ». Les représentations stéréotypées des habitants autochtones, qui seraient « tous alcooliques » tout en « ne sachant pas boire et ne comprenant pas la valeur de l’argent », voisinent avec des représentations tout aussi stéréotypées des Russes qui sont venus s’installer au village et « ne font que vendre de l’alcool », « soûler les Autochtones » et « accumuler de l’argent pour partir avec plus tard »[48]. Ces jugements généralisés ne correspondent guère à la réalité, car de nombreux habitants autochtones ne consomment pas d’alcool ou y ont renoncé, de même que tous les Russes ne vendent pas d’alcool et nombreux sont ceux qui luttent contre l’importation d’alcool dans les villages tchouktches. La gestion de l’argent en général est une stratégie individuelle qui n’a rien à voir avec la nationalité d’une personne.

Les raisons pour lesquelles l’alcool et l’argent sont devenus des marqueurs de stéréotypisation nous ont semblé curieuses, nous avons donc décidé d’en étudier les nuances. En analysant nos entretiens, nous avons découvert qu’en plus de l’opposition « autochtone-allochtone » ou « Tchouktche-Russe », il existe différents « autres » stigmatisés en fonction de leur rapport à l’alcool et à l’argent.

En ce qui concerne les marchands d’alcool, les habitants des villages ont souligné leur appartenance ethnique et territoriale. Voici quelques extraits des entretiens :

En plus des Russes, je connais aussi un Yakoute, et puis avant il y avait une Tatare, ou je ne sais plus qui, elle en vendait aussi [de l’alcool][49].

Ceux qui distillent [de l’eau de vie maison – appelé en russe samogon] sont principalement des étrangers. Les Tchouktches en font aussi, on leur a appris à en faire, mais ce sont des Tchouktches nés de mariages mixtes. Des Tchouktches purs ne feraient pas ça. C’est trop cher pour eux : il faut acheter du sucre [et] gérer l’équipement qui peut exploser à tout moment. Il faut aussi de la patience et faire en sorte que cela dure. Ils peuvent fabriquer de la bražka et le boire tout de suite. Pourquoi feraient-ils de l’eau-de-vie alors ? Ils vont plutôt en acheter[50].

Dans le dernier extrait d’entretien, un habitant autochtone dit que les marchands peuvent être des « Tchouktches issus de mariages mixtes », ajoutant ainsi une autre catégorie d’« autres » capables de fabriquer et de vendre de l’alcool.

Une autre citation tirée d’un entretien avec un allochtone reflète une vision coloniale du monde qui distingue « nous » et « les autres » :

Non, les autochtones (mestnye, ru.) ne fabriquent pas [d’eau de vie], ce sont tous des Russes. Je n’en connais que quelques-uns, quelques autochtones, qui font de l’eau-de-vie. Et encore, tu sais comment ils sont : le matin, ils mettent en route la fermentation ; le soir, ils l’ont déjà bue. Et normalement, il faut dix jours pour que ça fermente. La vente, tu parles, ils boivent tout, rien de plus[51].

En étudiant la société tchouktche de la fin des années 1990 au début des années 2000, Patty Gray a appliqué la théorie du colonialisme intérieur (Gray 2000) pour expliquer les contrastes entre l’emploi d’immigrants d’autres régions du pays, « qui n’appartiennent pas au territoire par naissance » (principalement des Russes, des Ukrainiens, qui sont localement considérés comme allochtones) et les autochtones (Tchouktches, Yupik, Évènes). Le colonialisme intérieur se manifeste dans la répartition inégale du pouvoir et des ressources entre les deux groupes. Cette séparation découle du développement spatial inégal (modernisation) du territoire (Hechter 1975, 9). Le colonialisme intérieur en Tchoukotka, selon Patty Gray, s’exprime par une inégalité très nette entre les « allochtones » et les Autochtones. Dans les années 1990, les « allochtones » s’adaptaient rapidement au marché et avaient accès aux capitaux d’investissement grâce à leurs liens avec le continent (Russie occidentale), et par conséquent ils ont obtenu des positions privilégiées dans tous les secteurs rentables. Les Autochtones n’ont trouvé leur place que dans la culture, l’artisanat et les secteurs d’activité traditionnels (Gray 2000).

Le jugement stéréotypé selon lequel seuls les Russes (ou ceux issus de mariages mixtes) peuvent vendre de l’alcool provient de la division entre le « travail traditionnel » et le « travail des Russes ». D’après nos données ethnographiques, le travail « traditionnel » ou autochtone comprend toutes les activités économiques traditionnelles ou liées à la nature et aux animaux. : il s’agit de presque tous les types d’activités qui soutiennent l’identité nationale des Tchouktches, des Yupik, des Évènes et celles où ils ne sont pas confrontés à la concurrence des Russes. Par conséquent, le travail « russe » est tout ce qui n’est pas lié aux types d’économie traditionnelle, mais appartient au monde industriel. Et la fabrication de l’eau-de-vie, tout comme sa vente, appartient précisément à ce monde-là.

Parmi les personnes que nous avons interrogées, nombreuses sont celles qui ont déclaré que lorsqu’elles achètent de l’alcool à des marchands, elles « ne les considèrent pas comme des êtres humains » et, bien qu’apparemment bienveillantes, les traitent avec mépris.

Je méprise les fabricants d’eau-de-vie. J’achète chez eux, bien sûr, je n’ai pas le choix. Tout le monde pense que ces fabricants se font de l’argent grâce à nous. Ils sont mauvais[52].

Oui, on achète chez eux, mais on les méprise de toute façon. On ne les respecte pas. Les Tchouktches, les vrais, leur souhaitent de mourir bientôt, des choses de ce genre[53].

Les Tchouktches les considèrent [les marchands d’alcool] comme des moins que rien, ce ne sont pas des hommes pour eux[54].

Ces citations témoignent d’une situation inverse : ce sont les marchands d’alcool, c’est-à-dire les personnes qui peuvent fabriquer de l’alcool et le vendre, qui sont considérés comme « les autres », « des étrangers ».

Différentes variantes de stigmatisation s’appliquent également aux personnes qui achètent de l’alcool, selon leur façon de procéder. L’un des marchands d’alcool que nous avons interrogé faisait la différence entre ses clients « russes » et « autochtones » :

Le plus souvent, les Russes se rassemblent en groupe, à l’intérieur d’une station électrique ou ailleurs, pour picoler. Quand ils se sont retrouvés, ils envoient un messager. Alors il vient, il paie, il prend l’eau-de-vie, il s’en va et ils boivent. Sans cérémonies. En général, pour ne pas y aller pour rien, ils téléphonent pour demander s’il y en a ou pas, et dire quand ils viennent. S’il y en a, il vient, ce qui évite de courir pour rien. Un Autochtone ne va jamais appeler. Ils marchent, longtemps, d’un marchand à l’autre, ils frappent, ils demandent et ils discutent, c’est un peu vague[55].

Les Autochtones vivant au village et les allochtones se différencient des éleveurs de rennes vivant dans la toundra.

Les éleveurs de rennes achètent presque toujours par le biais d’intermédiaires. Ils viennent rarement en personne. En général, ils sont gênés de se promener dans le village. Et si un éleveur de rennes vient, il ne sait pas du tout quoi dire, comment demander. Il ne connaît pas les prix, il donne l’argent sans compter, ça ne veut rien dire pour lui. Souvent ce sont les habitants du village qui achètent pour les éleveurs[56].

L’argent est un problème pour eux [les éleveurs de rennes], c’est du papier, ils le perdent, ils n’ont pas de poches. La bouteille – tu la prends, tu la mets dans ta manche, et l’argent, tu le mets où ? Leurs vêtements sont lourds et il n’y a nulle part où mettre l’argent. Alors ils cherchent un endroit, quelque chose, ils cachent l’argent et finissent par le perdre. Il n’y en a plus, il a disparu[57].

Dans le magasin du village de Kuprèn, nous avons observé un éleveur de rennes, tout juste arrivé du campement, acheter de l’alcool. Il y avait environ six personnes dans la file d’attente et deux Autochtones ont essayé, en plaisantant, de faire entendre raison à l’éleveur de rennes pour qu’il ne se saoule pas, évoquant même publiquement son comportement dans le passé. Quand l’éleveur a voulu payer, les gens dans la file d’attente ont essayé de l’aider, certains avec des conseils, d’autres en proposant de prendre son argent pour en tirer la somme nécessaire. Ce comportement des gens dans le magasin n’indiquait pas tellement, à notre avis, que « les éleveurs de rennes ne savent pas gérer l’argent » ni que « l’argent ne veut rien dire pour eux »[58], mais plutôt que les habitants du village ont des représentations stéréotypées des habitants de la toundra.

Dans les villages de Tchoukotka où nous avons travaillé, les gens tentent de construire des hiérarchies fondées sur les différentes aptitudes à économiser, conserver et valoriser l’argent.

Lors de l’achat d’alcool, la somme d’argent payée n’a souvent aucune importance. « [Les alcooliques] peuvent apporter vingt mille roubles à Petrov [le marchand] en une nuit. C’est l’équivalent de mon salaire [de gardien] »[59]. Dans le premier cas, l’argent est remplacé par une « note dans le cahier » ; dans le second cas, l’attitude à l’égard de l’argent est en elle-même corrélée à la volonté de payer pour de l’alcool.

L’incapacité à gérer l’argent est souvent considérée comme une caractéristique de « l’autre ». Par exemple, comme nous l’avons décrit plus haut, elle est attribuée aux éleveurs de rennes vivant dans la toundra. Donner la priorité à la valeur intrinsèque de l’alcool et agir sans réfléchir à son prix peut être caractéristique des personnes dépendantes de l’alcool. On observe chez eux de la négligence et de la maladresse dans la gestion du budget. Les personnes souffrant d’une dépendance à l’alcool sont « autres » à bien des égards. En outre, dépenser de l’argent pour de l’alcool, c’est-à-dire le gaspiller aux yeux des personnes qui ne boivent pas, abaisse le statut du consommateur par rapport aux autres villageois. Les personnes qui accordent de l’importance à l’argent, ne le dépensent pas dans de l’alcool excessivement cher, savent le mettre de côté et se placent dans la hiérarchie du village au-dessus de ceux qui dépensent de l’argent en alcool sans tenir compte du prix. Cela contraste avec le comportement empreint de prestige que nous avons observé dans les villes et certains villages de Tchoukotka : plus le statut d’une personne est élevé, plus son alcool est cher. Nous avons observé plusieurs fois le comportement démonstratif de personnes qui achetaient du cognac cher ou choisissaient l’alcool le plus cher du magasin pour montrer leur position élevée dans la communauté locale. Il est arrivé que des personnes aient délibérément économisé de l’argent pour acheter une bouteille de whisky onéreuse et la mettre en évidence en fêtant leur anniversaire avec des collègues. Nous avons également observé des situations où une personne achetait de manière démonstrative de l’alcool cher dans un magasin sans penser au prix, cherchant ainsi à souligner sa bonne situation financière et à accroître son prestige.

Thorstein Veblen attribuait l’achat et la consommation de boissons alcoolisées coûteuses au comportement des classes nobles : ceux qui ne sont pas nobles doivent s’abstenir de boire, et s’enivrer est un signe de statut supérieur pour ceux qui peuvent se permettre un tel plaisir (Veblen 1934, 109-110).

À notre avis, la division des gens entre ceux qui sont « capables » d’accorder de l’importance à l’argent et ceux qui en sont « incapables » prend sa source dans le comportement de certains « allochtones ». À l’époque soviétique, la Tchoukotka attirait les travailleurs migrants des régions centrales du pays grâce à ses salaires élevés. « Les triples nordiques » (« trojnye severnye », ru.), c’est-à-dire des salaires multipliés par trois pour travailler dans cette région éloignée, étaient inscrits dans la loi. Aujourd’hui encore, les fonctionnaires bénéficient de cette loi. Ainsi, selon les statistiques, les revenus par personne en Tchoukotka sont parmi les plus élevés des différentes régions de Russie.

La gestion de l’argent personnel, les revenus gagnés en travaillant en Tchoukotka sont souvent liés, chez les « allochtones », à un scénario de vie différée – supposition, consciente ou non, de l’habitant du Nord, qu’il ne vit pas encore sa vraie vie, mais crée seulement les conditions nécessaires à celle-ci. Par conséquent, les économies d’argent sont utilisées pour garantir la sécurité matérielle pour la « vraie vie » future dans une région aux conditions climatiques plus douces (Serkin 2001).

Pour assurer cette vie future, de nombreux « allochtones » ont essayé d’économiser de l’argent, de ne pas le dépenser pour rendre leur vie plus confortable au village, à leur lieu de travail. Ils ont fait de cette stratégie un style de vie, et la capacité d’économiser constamment de l’argent a été perçue par les « allochtones » comme supérieure à celle des Autochtones, devenant ainsi une partie de leur vision coloniale du monde. La cupidité, érigée en vertu, a été utilisée dans la communauté rurale comme une division entre « nous » et « les autres » : aujourd’hui, les Autochtones qui ne boivent pas se distancient de ceux qui boivent en s’appuyant sur cette caractéristique. On peut considérer les stratégies d’épargne d’argent sur les achats d’alcool par les consommateurs d’alcool comme des tentatives de conserver non seulement l’argent lui-même, mais également leur statut dans la hiérarchie rurale.

Il existe de nombreuses raisons de stigmatiser les personnes qui boivent dans une communauté rurale. Les divisions et les inégalités au sein d’une communauté relativement petite reflètent une situation coloniale : puisque la majorité des habitants des villages est Autochtone, il est normal qu’ils représentent la majorité des consommateurs d’alcool par rapport aux « allochtones ». En conséquence, les allochtones considèrent à tort cette situation comme preuve de leur supériorité. D’autre part, les Autochtones qui ne boivent pas ou ont arrêté de boire se distancient de ceux qui continuent de boire en leur attribuant des traits stigmatisants. Dans une communauté rurale, un Autochtone peut se différencier d’un autre par les caractéristiques de sa relation à l’argent et l’alcool. Nous avons observé qu’au sein de la communauté autochtone, il n’est pas courant de séparer les personnes en fonction de leur niveau d’étude. C’est le rapport des gens à l’alcool et à l’argent qui sert outil de démarcation et de hiérarchisation au sein de la communauté rurale.