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Le vivier de la croissance africaine semble incontestable à la lecture des chiffres et des tendances de ces dernières années. D’après le rapport de la banque mondiale pour 2017, la taille de l’économie a plus que triplé et 6 des 10 pays qui enregistrent le plus de croissance se trouveraient en Afrique contribuant progressivement à faire du continent un nouvel eldorado pour les entreprises chinoises. Si ces entreprises s’installent de plus en plus sur le continent pour développer leurs activités et profiter des mutations économiques en cours, elles connaissent peu l’influence des variables culturelles locales qui sont intégrées et valorisées dans les pratiques managériales africaines. Ces dernières sont fortement basées sur la structuration des rapports sociaux symbolisée par le foguain chawara. Mode ancestral de résolution et de règlement des conflits (Diangitukwa, 2014), le foguain chawara est considéré comme un système de gouvernance ou de gestion des affaires publiques organisé autour des anciens. Perpétuant et organisant l’esprit communautaire, il serait comme une boite à secrets abritant souvenirs et trésors où les connaissances autochtones peuvent être diffusées, partagées, transférées, conservées de génération en génération. Il n’est pas seulement un lieu de discussion et de recherche de consensus, mais aussi une méthode traditionnelle de formation, de découverte, et de transmission des savoirs. Son rôle éducatif au sein de ces communautés villageoises offre un espace de partage des connaissances et d’apprentissage grâce à l’écoute des plus anciens possédant des capacités à expliquer et à trouver des solutions concertées aux problèmes communautaires. Mais la reproduction des modèles occidentaux importés et/ou imposés l’a marginalisé et classé dans les pratiques indigènes dépourvues de fondements théoriques (Okamba, 1994). La marginalisation s’expliquerait aussi par le fait que le foguain chawara serait également dépourvu de pratique universelle et donc inexploitable dans la gestion des entreprises. Cette perception est entretenue par une vision réductrice des différences culturelles selon laquelle les sociétés africaines sont figées dans des traditions imperméables à toute modernité (Calvès et Marcoux, 2007). Elle pourrait également expliquer l’absence des travaux scientifiques sur le foguain chawara, quasiment invisible dans la littérature managériale. Or, son adoption dans les filiales des firmes multinationales implantées au Niger aurait permis d’enrichir l’état des connaissances non seulement sur le processus d’internationalisation et les pratiques de ces entreprises, mais aussi de réduire les risques d’échec observés ces dernières années. On commence seulement à comprendre les contributions spécifiques que cet élément culturel majeur pourrait apporter aux activités des multinationales dans le pays. En effet, découvrir et adopter les caractéristiques culturelles locales permettent de réduire les incompréhensions (Calvert et al. 2007; Froese et al,.2019), de minimiser les échecs des négociations et partenariats engagés (Hurn, 2007), de favoriser et faciliter l’acquisition de nouvelles ressources (Matanga, 2018), et d’améliorer efficacement le niveau de performance des firmes multinationales (Masovic, 2018). Parallèlement, les filiales de ces firmes peuvent à leur tour contribuer à améliorer les connaissances et savoir-faire locaux en intégrant les pratiques venues d’ailleurs sans que celles-ci ne les dominent ou cherchent à les supprimer. D’après Singh (2004), Javernick-Will (2009) et Sönmez (2013), elles contribueraient au renforcement des connaissances locales. Ainsi, les pratiques du foguain chawara qui s’appuient sur ces connaissances locales sont enrichies grâce aux dynamiques d’interaction sociale et d’échange d’idées et d’expériences afin de moderniser le système dans lequel évoluent les managers. Cependant, le fait qu’elles soient perçues par les approches managériales ethnocentriques (minimisant les différences culturelles au profit de normes universelles) comme un frein à la performance des entreprises qui pourraient les adopter apparaît de ce point de vue comme problématique pour les multinationales qui s’implantent en Afrique. Dans ce contexte, comment ces multinationales peuvent-elles alors tirer profit des pratiques du foguain chawara et contribuer à leur enrichissement ?

En fait, rares sont les études qui ont cherché à aborder la manière dont ces pratiques peuvent contribuer à l’amélioration des activités dans une firme multinationale. Les travaux effectués jusque-là dans le domaine ne permettent pas non plus d’appréhender les apports de ces entreprises aux pratiques du foguain chawara. Notre objectif est de combler le vide laissé sur l’influence qu’exerce la culture locale (foguain chawara) sur les activités de gestion des acteurs étrangers et celle que ces derniers peuvent avoir sur la culture locale à travers l’apprentissage. Il vise aussi à comprendre comment l’enrichissement mutuel des pratiques culturelles contribue au succès des multinationales et à l’amélioration des connaissances locales grâce aux interactions développées. Pour cela, nous aborderons dans un premier temps la notion du foguain chawara ainsi que ses diverses pratiques grâce aux connaissances qu’il mobilise. En second lieu, nous aborderons les aspects méthodologiques adoptés pour la recherche et en dernier lieu, nous présenterons les résultats de l’étude et leur discussion.

La notion de foguain chawara

Le foguain chawara ou la palabre locale est au centre de la vie communautaire dans les sociétés traditionnelles africaines en permettant d’échanger, d’apprendre et de construire l’avenir en commun. Vieille institution précoloniale, elle s’est forgée sur un mode d’organisation sociale basé sur le principe de collectivisme qui requiert l’aide mutuelle et la primauté des relations entre les membres de la communauté. Il a été conservé depuis bien longtemps parce qu’il permettait de tout régler et transmettre par la parole. Toute la vie communautaire est rythmée par l’institution du foguain chawara qui se prononce dès l’instant qu’une règle sociale est violée par un membre (Diangitukwa, 2014). D’après Okamba (1994), c’est un système de prise de décision qui permet aux membres d’une famille, d’un clan, aux habitants d’un village, d’une chefferie ou d’un royaume de participer directement ou indirectement à la vie de la cité. Il constitue le vecteur essentiel du dialogue social, un moyen d’adoption des décisions importantes et un mode de résolution des conflits (Robert, 2006). À ce titre, ses manifestations varient en fonction du problème à traiter par le groupe concerné allant des plus simples au plus compliqué. Le foguain chawara peut être considéré comme un mode de gouvernance dans les sociétés traditionnelles africaines avec pour objectif, une recherche précoce et permanente de la transparence, de la justice et de la démocratie. Nous entendons par gouvernance, le processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux, et d’institutions permettant d’atteindre des buts propres, discutés et définis collectivement dans des environnements incertains (Le Galès, 1995).

Avant son apparition en occident, cette gouvernance serait apparue d’abord en Afrique pour éviter l’anarchie dans les communautés et développer le dialogue entre les parties prenantes à la gestion des affaires publiques (Diangitukwa, 2014). Pour cela, le débat public, la liberté de parole et l’argumentation sont mis en avant pour établir le consensus visant à dynamiser l’harmonie sociale et le vivre ensemble. Les activités du foguain chawara concernent le partage des connaissances approfondies de l’histoire, de l’économie et des évènements qui ont jalonné la vie communautaire. Elles cherchent non seulement à résoudre des crises et à mettre en place des stratégies de maintien de la paix au sein des communautés, mais aussi à développer une culture de tolérance et d’écoute (Bidima, 1997). L’objectif visé par ces activités est de renforcer la cohésion et l’harmonie sociales, de planifier, organiser et animer de nombreux évènements publics comme les funérailles, les cérémonies de mariage, de baptême et des différentes récoltes. L’autre objectif du foguain chawara est d’assurer une éducation sociale et intégrative des jeunes par les anciens et les griots de la communauté. Du fait de leurs expériences, sagesse et fonction sociale, les anciens plus particulièrement sont chargés de transmettre et de diffuser des connaissances du terroir grâce aux techniques de la pédagogie traditionnelle.

Les pratiques du foguain chawara

Le transfert intergénérationnel des connaissances locales

Le foguain chawara permet grâce à la tradition orale, témoin des faits naturels, de transmettre des connaissances relatives aux croyances et traditions locales de génération en génération. Ces connaissances jouent un rôle important et stratégique dans le progrès et la survie de la communauté. Le processus de transfert intergénérationnel de ces connaissances intègre la reproduction et l’accumulation des savoirs par l’éducation traditionnelle et l’organisation de la vie sociale qui se perpétuent, grâce à un usage fort extraordinaire de la mémoire et de la parole. Il se déroule de manière initiatique ou sacrée, mais également profane dans les sociétés traditionnelles africaines.

Dans la dimension sacrée du transfert, la transmission plus qu’un devoir, est un sacerdoce (Kouassi, 2008) où l’individu appartenant à une catégorie sociale est destiné à apprendre une tâche ou une technique précise héritée de ses ancêtres. Suivant cette catégorie sociale déterminée par la naissance ou la caste, l’individu peut être boucher, chasseur, griot, guerrier ou tisserand avec une transmission des connaissances allant de père en fils. Cette transmission peut être magique ou mystique trouvant ses racines souvent dans les mythologies ou les légendes propres à la communauté. Le transfert peut aussi se réaliser grâce aux rites initiatiques organisés dans la brousse ou les forêts sacrées par les anciens. L’initiation traditionnelle est considérée comme une méthode supérieure de formation des jeunes et de transmission des valeurs nécessaires à l’insertion dans la société (Bini, 2016). Elle permet souvent de transférer des connaissances souvent ésotériques qui ne doivent être transmises aux non-initiés sous peine de graves sanctions. Les séances d’initiation sont perçues comme des moments privilégiés au cours desquels sont apprises des connaissances indispensables à la survie et à l’épanouissement de la communauté. D’après Ndiaye (2004), elles sont au service de la victoire de la vie sur la mort.

La dimension profane du transfert intergénérationnel des connaissances dans les sociétés traditionnelles est celle qui permet aux anciens de considérer que la divulgation des connaissances même sacrées ne présente pas véritablement de risque pour le bien-être de la communauté, mais que leur dissémination ou diffusion contribue à assurer la quiétude sociale et à améliorer les conditions de vie au sein de la communauté. Les connaissances sont généralement transmises à travers les contes, les légendes, les louanges, les devinettes et les proverbes (Mungala, 1982). Au cours des pratiques initiatiques visant à transmettre les connaissances, les anciens dévoilent aux apprenants l’importance de l’oralité, de la mémorisation et de l’appartenance communautaire. Bien que différents, les modes de transmission des connaissances ne sont pas opposés, mais complémentaires.

La gestion des conflits par la mobilisation des connaissances locales

Les sociétés traditionnelles africaines ont développé tout au long de leur histoire parfois, très longue, des pratiques de gestion des conflits (Bakayoko et Koné, 2017). L’une de ces pratiques repose sur le foguain chawara qui fait appel au droit coutumier ou la culture locale pour trouver un consensus entre les différentes parties. Le consensus découle non seulement de la sagesse et du savoir-faire des anciens dans la médiation et la négociation, mais aussi de la mobilisation des connaissances locales dans la recherche des preuves et des compensations correspondantes (Broohm, 2004). Ces connaissances visent à recueillir des informations susceptibles de faire avancer les négociations et maintenir la paix entre les membres de la communauté. Au cours des discussions, les experts (qui ne manquaient pas dans la société traditionnelle) côtoient ceux qui détiennent le savoir du terroir (Diangitukwa, 2014). Ils échangent côte à côte pour l’intérêt général. Les mécanismes traditionnels de résolution des litiges fonctionnent sur la base des pratiques coutumières locales ou des normes culturelles basées sur les connaissances locales. Ces connaissances mobilisées permettent aux anciens d’employer invariablement des expressions qui ont pour but de pousser l’assistance à suivre attentivement le débat. Elles sont propres à la société et la culture locale englobant « les traditions, les valeurs, les croyances et la vision du monde des populations autochtones » (Afan, 2014). Elles intègrent également des croyances spécifiques, des règles et tabous faisant partie du droit coutumier de la communauté. Grâce à des supports de communication comme les proverbes, les adages et les contes, ces connaissances sont mobilisées pour étayer l’argumentation des différentes parties et favoriser l’éloquence qui est publiquement valorisée. Elles font également appel à l’histoire, l’humour, la satire et la dérision lors des raisonnements pour comprendre les litiges. Les anciens doivent attentivement écouter, ne rien laisser au hasard pour être transparents dans la proposition d’une solution consensuelle (Bidima, 1997).

Les connaissances locales n’ont pas de secret pour ces anciens qui sont des membres bien connus et respectés de la communauté ayant la lourde charge d’organiser et de diriger la palabre locale. Avec leurs expériences et perceptions critiques de l’environnement dans lequel ils vivent, les anciens sont les mieux placés pour jouer le rôle de médiateur auprès des parties concernées afin de les amener à une civilité normale. Les parties en conflit sont plus disposées à accepter les conseils de ces anciens que des autres sources externes, car la décision des anciens ne vise qu’à parvenir à une solution concertée sans pénaliser l’une ou l’autre partie, tout en préservant les relations sociales (Diangitukwa, 2014). Cette décision est généralement soutenue par des pressions sociales.

La prise de décision par la mobilisation des connaissances locales

Les sociétés traditionnelles africaines possèdent leurs propres institutions de prise de décision dont l’observation peut être riche d’un point de vue sociologique. L’une de ces institutions est le foguain chawara qui permet aux anciens de prendre des décisions relatives à la vie communautaire après des séances de concertation et de discussion qui peuvent durer plusieurs jours. On préfère que les décisions soient prises à l’issue d’une longue discussion permettant de dégager un consensus par l’écoute de tous les points de vue (Bidima, 1993). Ces décisions sont prises en s’appuyant généralement sur les connaissances locales qui puisent leur essence au coeur des pratiques usuelles et des croyances locales. Ces connaissances permettent dans un premier temps d’identifier les problèmes auxquels sont confrontés les membres de la communauté lorsqu’ils sont méconnus. Au cas où les problèmes sont difficiles à identifier ou émanent du « monde invisible », le foguain chawara fait appel à des experts ou aux esprits pour apporter des explications à la communauté. Le rapport avec les esprits plonge le foguain chawara dans l’utilisation des connaissances ésotériques, occultes et mystiques dans l’interprétation des problèmes identifiés et communiqués aux membres de la communauté parfois angoissés par les pouvoirs surnaturels impénétrables par la simple pensée. Le processus d’identification permet aux anciens de prendre les décisions sur les solutions à envisager pour la résolution des problèmes (Afan, 2001). La prise de décision ne survient qu’en dernier ressort lorsque toutes les informations ont été vérifiées et que toutes les connaissances aient été mises à profit pour réduire autant que possible toute forme de subjectivité (Janin, 2016). Ainsi dans des domaines particuliers comme la santé, le foguain chawara ne prend des décisions qu’après avoir consulté les guérisseurs en prenant en compte non pas seulement le diagnostic de la maladie, mais aussi les circonstances dans lesquelles elle est apparue, son évolution, ses conséquences et son remède pour la communauté.

Les décisions prises par le foguain chawara sont alors considérées comme infaillibles puisqu’elles sont murement réfléchies par les anciens qui tirent leur sagesse de l’expérience de l’âge et de la vie quotidienne, maitrisant parfaitement le secret langagier et l’interprétation des mythes, des proverbes et légendes de leur communauté. Ils sont les dépositaires des connaissances traditionnelles et possèdent de fortes capacités de discernement et d’analyse des situations les plus difficiles vécues par la communauté. Les décisions prises ne sont jamais remises en question puisqu’elles sont aussi le résultat d’une concertation de l’assistance par la prise de parole à tour de rôle dans laquelle la transparence reste de rigueur. Le consensus est préféré à la règle de la majorité pour faciliter la participation de chacun à la discussion (Urfalino, 2007). Les décisions consensuelles qui en résultent ne pourraient s’appliquer qu’à l’unanimité afin de ne pas rejeter ou exclure un membre de la communauté. Elles sont aussi le résultat des réflexions menées par les plus anciens qui possèdent des connaissances approfondies des valeurs sociales et morales pour maintenir l’équilibre communautaire et éviter de rendre vulnérables les engagements des acteurs (Sigman, 2018). Ainsi, les connaissances locales deviennent un aspect important de la prise de décision dans les sociétés traditionnelles.

Vers l’adoption des pratiques culturelles locales

La culture façonne les valeurs et les normes d’une société. C’est une programmation collective de l’esprit qui distingue les membres d’un groupe humain par rapport à un autre (Hofstede, 2001; Morschett et al. 2010). C’est également l’ensemble des réalisations d’une société particulière se transmettant d’une génération à une autre (Schein, 1992). Par le passé, elle était considérée comme une variable statique qui reste stable dans le temps (Hofstede, 1980; Hofstede et al,.2010). Mais la globalisation des échanges a initié une vision dynamique de la culture où des symboles comme la langue, les croyances, les coutumes, les valeurs et les attitudes posent de plus en plus de défis aux activités des firmes multinationales. En effet, la méconnaissance des pratiques culturelles locales expose à des malentendus, voire à des échecs (Trompenaars, 1994). Elle altérerait la capacité de la firme multinationale à opérer efficacement sur le marché local (Ekerete, 2001) et désorganiserait la communication entre siège et filiale en rehaussant au passage les coûts de coordination et de transfert de compétences (Quer et al. 2007).

Depuis les travaux de Hofstede (1980), les recherches menées sur les pratiques culturelles des firmes multinationales ont beaucoup évolué notamment sur les questions de communication, de négociation, de conflit, de constitution des équipes de travail, etc. Une bonne partie de ces recherches mettent en évidence le caractère souple, démocratique et « avancé » des valeurs occidentales par opposition au caractère plutôt rigide et autoritaire des valeurs africaines inefficaces au fonctionnement des firmes multinationales (Ailion, 2008). Cette conception ethnocentriste déguisée a longtemps minimisé la culture africaine qui condamnerait à l’échec économique. Elle a favorisé avec le temps, l’émergence d’une culture occidentale dominante en niant voire en gommant les cultures autochtones (Mutabazi, 2008). Cependant, l’accroissement spectaculaire du volume des investissements directs étrangers constatés ces dernières années en Afrique est en train de remettre en cause ce modèle multiculturel au profit de l’interculturalité.

Au Niger plus particulièrement, le multiculturalisme ne semble pas avoir laissé de bons souvenirs pour ses « dégâts économiques » et ses procédures de gestion inadaptées aux réalités locales. Il serait également à l’origine de plusieurs échecs de rapprochement d’entreprises dans les secteurs financier et industriel où les acquéreurs occidentaux sont rejetés par les salariés locaux (Moumouni, 1996). Les multinationales chinoises qui se sont récemment implantées dans le pays auraient tiré les leçons de ces échecs en adoptant les pratiques culturelles locales par la création de conditions propices à la coopération et à l’enrichissement mutuel. Elles ont progressivement développé des capacités d’adaptation culturelle leur permettant de renforcer leur présence et d’accroitre leur créativité dans les affaires sans chercher à imposer leurs systèmes de valeurs et leurs méthodes de travail. L’adoption des pratiques culturelles locales est basée non seulement sur un processus d’apprentissage des coutumes et valeurs, mais aussi sur les échanges fructueux avec les populations locales (De Montclos, 2012). Elle permet à ces entreprises de développer et de maintenir des relations relativement stables, réciproques et fonctionnelles dans un nouvel environnement culturel et institutionnel inconnu.

Par ailleurs, cette adoption des pratiques culturelles locales influencerait positivement la performance des multinationales (Almodovar, 2009), leur stratégie (Kania, 2010) et contribuerait à booster leur productivité (Brunow et Nijkamp, 2018). En privilégiant une proximité avec les acteurs locaux, une recherche permanente de complémentarité et une conjonction des attitudes, l’adoption des pratiques culturelles locales peut permettre aux multinationales de contribuer fortement à enrichir les connaissances et savoir-faire des employés et partenaires locaux.

Méthodologie

Pour répondre aux objectifs de la recherche, une approche qualitative basée sur une étude de cas a été adoptée puisque nous étudions un phénomène contemporain, dynamique et complexe dans son contexte réel et sur lequel aucun contrôle n’est exercé (Yin, 1984). Vu la nature processuelle des pratiques du foguain chawara en matière de gestion des connaissances locales, l’étude de cas retenue est d’abord de nature exploratoire afin d’acquérir une vision aussi complète que possible du phénomène étudié (Evrard et al. 2003). L’étude de cas est la meilleure approche puisqu’elle nous permet d’avoir une compréhension holistique du phénomène à étudier. En effet, les stratégies d’intégration des connaissances locales dans les pratiques managériales de la multinationale étudiée ainsi que la contribution de cette dernière dans l’enrichissement des pratiques locales mettent en évidence l’influence de l’interaction et la recherche de complémentarité. L’étude a été réalisée également selon un processus de recherche dynamique et récursif : abduction-induction- déduction (David, 2001), où des allers et retours permanents ont été effectués entre la littérature et la pratique. Elle est également basée sur l’analyse lors du recueil des données. Cette approche présente l’avantage d’analyser non seulement l’intégration des connaissances locales dans les pratiques managériales de l’entreprise, mais aussi de l’enrichissement de celles-ci en s’appuyant en permanence sur le terrain; ce qui nous permet d’alterner entre une réflexion sur les données déjà collectées et la mise en oeuvre de nouvelles stratégies pour les prochaines étapes de notre travail.

La collecte des données a été effectuée à la SORAZ et au niveau des villages environnants à travers une douzaine d’entretiens semi-directifs pendant 1 h 30 min et impliquant 17 personnes, dont 10 cadres de la multinationale (5 nigériens et 5 chinois), 4 villageois et 3 partenaires dont deux dignitaires locaux qui collaborent avec la Soraz ainsi qu’un sous-traitant qui exporte au Nigeria et au Bénin. Ces personnes ont été sélectionnées en fonction de leur opération d’échange favorisant des apprentissages sur le plan culturel. Le tableau 1 indique les rôles joués par ces personnes dans l’adoption des pratiques du foguain chawara.

La collecte des données s’est aussi appuyée sur une étude pilote effectuée au siège de la filiale à Niamey pour nous faciliter l’accès au terrain. Elle a permis de sélectionner l’échantillon qualitatif et les personnes à interroger. Les entretiens ont été réalisés sur une période de 3 mois en 2018. Les guides d’entretien ont été élaborés en nous appuyant sur la revue de littérature qui précède, incorporant les éléments fournis par Okamba (1994), Diangitukwa (1994), Kambou (2006), Kouassi (2008), Bakerville (2011), Terence (2012), Bini (2016) entre autres. Après une brève présentation de l’interviewé, la première partie du guide n° 1 porte sur des questions générales relatives aux activités de l’entreprise, à la diversité culturelle de ses employés et ses relations ou partenariats avec les dignitaires locaux. La seconde partie porte sur le recours aux pratiques du foguain chawara par l’utilisation des connaissances. Elle cherche à comprendre la manière dont les connaissances contribuent à l’amélioration des pratiques managériales de l’entreprise. La troisième partie a pour objectif de mettre en évidence les apports de l’intégration des pratiques du foguain chawara dans la multinationale ainsi que ses implications. Le guide n° 2, après présentation de l’interviewé rend compte de l’intérêt des échanges avec les cadres chinois de l’entreprise, l’observation et l’apprentissage de leurs comportements et enfin, l’enrichissement des connaissances locales par les pratiques de gestion de la multinationale à travers ses cadres chinois.

Tableau 1

Rôles joués par les personnes interrogées dans l’adoption des pratiques du foguain chawara

Rôles joués par les personnes interrogées dans l’adoption des pratiques du foguain chawara

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Les entretiens ont tous été enregistrés et retranscrits intégralement. L’analyse des données empiriques recueillies a été réalisée sur la base d’un codage de l’ensemble des entretiens et, ensuite d’une analyse de contenu thématique (Miles et Huberman, 2003). Comme le préconisent ces auteurs, une liste de thèmes de départ a été établie pour aborder le terrain. Cette liste thématique a été élargie et ajustée au fur et à mesure de l’interaction avec le terrain. Le codage des entretiens effectués a été réalisé en utilisant le logiciel NVIVO 7 à travers un dictionnaire des thèmes comprenant 13 codes (dont 4 codes de catégorie de niveau 1 et 9 codes de catégorie de niveau 2) présenté dans le tableau 2.

Cet outil a permis d’identifier et d’analyser les différents mécanismes qui sous-tendent l’adoption des principes du foguain chawara par la mobilisation des connaissances locales et l’enrichissement de ces dernières par les pratiques de la Soraz. Un double codage a été également effectué pour s’assurer de la fiabilité de cette étape de l’analyse des données. Le taux de fiabilité inter-codeur, calculé selon Miles et Huberman (2003) (nombre d’accords / [nombre total d’accords + désaccords]), a atteint 89 %, ce qui est satisfaisant.

Tableau 2

Codes liés aux pratiques du foguain chawara par l’utilisation des connaissances locales

Codes liés aux pratiques du foguain chawara par l’utilisation des connaissances locales

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La validité interne a été améliorée en présentant les résultats de la recherche à des acteurs importants de la filiale de la multinationale étudiée pour comparer leurs points de vue aux résultats obtenus. Enfin, l’étude a été soumise à une confrontation avec des acteurs externes par le biais des entretiens de validation grâce à des présentations. À l’issue de ces présentations, des commentaires et des précisions apportées ont contribué à enrichir les résultats obtenus. Le tableau 3 ci-dessous synthétise la démarche méthodologique utilisée pour investiguer l’étude cas.

Tableau 3

La démarche méthodologique

La démarche méthodologique

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Résultats et analyses

Présentation de la Soraz, filiale locale de la CNPC

La CNPC (China National Petroleum Corporation) est une société pétrolière d’État chinois appartenant à la catégorie des « majors » (désignant les six plus grandes compagnies pétrolières privées mondiales). Quatrième compagnie pétrolière et gazière mondiale en 2017 selon le magazine fortune, ses activités concernent tous les secteurs de l’industrie pétrolière avec en amont l’exploration, le développement et la production d’hydrocarbures et en aval le raffinage, la pétrochimie, la chimie de spécialités, le trading et le transport maritime de pétrole brut et de produits pétroliers ainsi que la distribution. L’entreprise intervient également dans la production d’électricité et des énergies renouvelables. Créée en 1988 par le gouvernement communiste pour gérer globalement les activités pétrolières du pays, la CNPC est le résultat de plusieurs transformations et réformes entreprises depuis 1944. Elle est devenue un groupe à part entière après une réorganisation opérée en 1998. En 2017, son chiffre d’affaires est estimé à plus de 352 milliards de dollars US et un bénéfice net de plus 16 milliards de dollars. Le nombre de collaborateurs est aussi estimé à plus de 1 636 532 personnes réparties dans plusieurs filiales consolidées dans environ 53 pays. Présente en Afrique depuis le milieu des années 90, elle est aujourd’hui l’une des principales compagnies pétrolières et gazières intégrées sur le continent. Fort de son ancrage historique, elle a développé au fil du temps un vaste réseau d’exploration et d’exploitation grâce à des investissements importants au Nigeria, Gabon, Libye, Cameroun, Tchad, Niger et Soudan du Sud. Les activités nigériennes ont démarré en juin 2008 avec l’obtention d’un permis d’exploitation pétrolière pour le Bloc d’Agadem dans la région est de Diffa. La production d’une capacité de 20 000 barils par jour a débuté en novembre 2011 pour alimenter la raffinerie de pétrole de la Soraz, la filiale locale. Cette dernière compte 724 salariés, dont 299 chinois et 425 nigériens, posant des défis énormes de communication et d’engagement des équipes de travail. Le recours aux méthodes du foguain chawara a été expérimenté pour la première fois au sein de l’entreprise à l’occasion des négociations sociales liées à la détérioration des relations entre les employés nigériens et la direction de l’entreprise pilotée essentiellement par des Chinois. La découverte et l’observation attentive de ces méthodes dans les villages avoisinants le site d’intervention et auprès des employés locaux de l’entreprise ont favorisé progressivement leur adoption non seulement dans les pratiques de gestion, mais aussi dans les comportements adoptés. Les acteurs locaux cherchent également à tirer profit des échanges et interactions avec les employés chinois de la compagnie pour enrichir leurs connaissances traditionnelles.

Cette présentation de la Soraz, filiale de la CNPC au Niger nous permet à présent d’aborder les différents thèmes générés par les données d’entretien impliquant ses employés (le transfert intergénérationnel des connaissances, la gestion des conflits, la prise des décisions sur la base des connaissances locales ainsi que l’enrichissement de ces connaissances par les employés chinois).

Le transfert intergénérationnel des connaissances

Les résultats de l’étude montrent que la compréhension des aspects de la culture locale a fortement facilité les opérations de transfert intergénérationnel des connaissances tacites au sein de la Soraz. Une transposition des pratiques de gestion des connaissances traditionnelles du foguain chawara des collectivités villageoises a été initiée pour simplifier le transfert intergénérationnel des connaissances au sein de l’entreprise. Le transfert des connaissances traditionnelles dans ces communautés organisées en structure générationnelle est d’abord basé sur la répartition des devoirs. Seuls les plus anciens et très expérimentés dans leur profession ont le devoir de transmettre des connaissances en veillant à réduire au maximum le risque lié à la perte de ces connaissances. Pour cela, le choix des jeunes apprenants, l’obligation de suivre un parcours initiatique pour l’engagement et la discipline ainsi que la répétition des tâches basées sur une pédagogie traditionnelle sont préconisés.

« Pour réussir le transfert intergénérationnel des connaissances, il était indispensable de choisir de jeunes apprenants capables d’assimiler avec efficacité les connaissances transmises »

le directeur adjoint de la Soraz

Au niveau de la Soraz, cela s’est concrétisé par la mise en place des mécanismes de rétention des connaissances tacites basés essentiellement sur une formation par l’analyse et la pratique pilotée par les plus anciens et expérimentés employés. Cette formation s’est effectuée suivant un cheminement pédagogique tenant compte du niveau des jeunes employés et l’évolution de leur apprentissage. Cela a nécessité non seulement le choix des apprenants, ainsi que rigueur et discipline dans le processus d’apprentissage, mais également de l’investissement et du temps. L’objectif de ce transfert intergénérationnel des connaissances au sein de la Soraz avait surtout pour objectif de capitaliser les connaissances tacites accumulées dans le temps grâce essentiellement au flux des connaissances allant des plus anciens employés vers les jeunes. Comme le préconisent généralement les pratiques du foguain chawara, la capitalisation est effectuée de manière latente, diffuse et souvent informelle. Selon un cadre senior nigérien de la Soraz :

« Le transfert des connaissances vise simplement à capitaliser notre patrimoine de connaissances. Cependant, pour réussir précisément ce projet-là, nous sommes amenés très souvent à appliquer les méthodes de la palabre locale qui nous paraissent pertinentes pour nos démarches ».

Le transfert intergénérationnel des connaissances de l’entreprise s’explique non seulement par la crainte d’une réduction du nombre des expatriés chinois de moins en moins disposés à effectuer de longs séjours dans cette partie du pays, mais aussi par le besoin d’un transfert progressif des compétences aux employés locaux. Ainsi, les pratiques du foguain chawara n’ont pas permis seulement d’assurer la rétention des connaissances organisationnelles précieuses, mais aussi de responsabiliser les plus anciens employés sur l’obligation de prévenir des situations de déstabilisation pouvant être liées à la perte éventuelle des connaissances. Cette responsabilisation a renforcé leur rôle dans la gestion du patrimoine des connaissances tacites de manière décentralisée et conviviale afin d’éviter la déperdition intergénérationnelle qui pourrait fortement fragiliser la chaîne de transmission. Elle est justifiée par les expériences et compétences accumulées au fil des ans sur les techniques d’exploration pétrolière et les opérations de raffinage selon la nature du brut traité. Les anciens ont aussi développé des capacités d’interaction avec les jeunes employés, la flexibilité et l’ajustement nécessaires face à de nouvelles situations pour lutter contre la vulnérabilité et les risques d’érosion des connaissances tacites acquises. Deux équipes d’apprentissage sont généralement constituées pour favoriser une socialisation fructueuse à une transmission des connaissances et à une coordination des expériences dans la production. Cet apprentissage par l’interaction et la pratique est basé sur la pratique éducative du foguain chawara dans les collectivités villageoises qui est à la fois collective, hiérarchique et intégrative. Selon un autre cadre senior local de l’entreprise impliqué dans les tâches de transmission des connaissances :

« Nous faisons en sorte que les méthodes éducatives traditionnelles soient appliquées dans nos stratégies de transfert des connaissances aux employés locaux. C’est doublement bénéfique : nos salariés seront plus intégrés dans l’entreprise et donc mieux disposés à apprendre et retenir les connaissances qui leur sont transmises par leurs seniors qu’ils écoutent et respectent beaucoup ».

La responsabilisation des plus anciens employés a permis aussi de simplifier les mécanismes de contrôle afin que les lourdeurs administratives ne puissent pas peser négativement sur la transmission des connaissances tacites. Outre la responsabilisation des anciens, les dirigeants ont aussi créé un climat propice à l’éclosion de la motivation et de la réciprocité entre les équipes pour simplifier l’externalisation et fluidifier les échanges. La loyauté et la soumission aux anciens, considérées par le foguain chawara comme des conditions essentielles au succès de la préservation des connaissances traditionnelles ont été prises en compte dans le processus de transfert intergénérationnel des connaissances au sein de la Soraz. En effet, le risque que les jeunes employés soient moins disposés à écouter les plus anciens aurait été plus élevé sans le recours à ces pratiques traditionnelles. D’autres préalables sociaux fondés notamment sur la confiance et le respect absolu des anciens ont également facilité la fluidité du transfert des connaissances tacites. Ces dernières, issues généralement des acquis expérientiels et des pratiques vécues par les plus anciens employés ont été difficiles à communiquer et donc à transférer.

La mobilisation des connaissances locales dans la gestion des conflits

D’après l’analyse des résultats, la mobilisation des connaissances locales dans les pratiques du foguain chawara permet de gérer des conflits au sein de la Soraz. Cette mobilisation consiste à utiliser tous les éléments culturels qui pourraient faciliter la compréhension du conflit et apaiser les tensions par la recherche de consensus. Ainsi, un conseil de sage constitué des 4 plus anciens cadres locaux de l’entreprise a été créé pour régler les situations de conflit pouvant opposer les employés locaux par la mobilisation des connaissances locales. Perçus comme les principaux détenteurs des connaissances organisationnelles et assez expérimentés dans la recherche de consensus, ils jouent également le rôle de médiateurs dans les conflits sociaux. Leur influence, capacité d’analyse et maîtrise parfaite de l’environnement de travail rapprochent généralement les points de vue et favorisent la recherche de la solution idéale qui cimente les liens sociaux.

« Il est évident que sans la mise en place d’un conseil de sage, il serait difficile de parvenir à des consensus. En fait, les membres de ce conseil sont très expérimentés, écoutés et ont une connaissance approfondie des activités de l’entreprise »

un jeune employé de l’entreprise

Une compréhension des causes profondes des conflits au sein de l’entreprise passe nécessairement par la connaissance de la culture locale, du territoire et des employés qui lui sont attachés. L’interaction de ces différents éléments permet au conseil des sages d’amorcer des négociations et d’envisager la solution acceptable par les parties.

« Lorsqu’un conflit éclate entre nos employés locaux, nous utilisons les pratiques traditionnelles basées sur les connaissances locales pour en identifier les causes, imaginer la forme de négociation à mener et la solution pouvant rétablir l’harmonie et la confiance »

le directeur général adjoint de la Soraz

Les connaissances locales mobilisées constituent aussi un corps cumulatif de savoir-faire, de pratiques et de représentations maintenues et développées par les populations locales dont l’histoire se confond avec l’environnement naturel. Fondées essentiellement sur les valeurs éthiques, les croyances, les normes de solidarité et d’entraide communautaire, elles permettent aux salariés de la Soraz d’apprendre à mieux se connaitre, de réduire la divergence dans les mentalités, le comportement et les habitudes, mais aussi de veiller au respect strict des consignes. Leur mobilisation permet également de repérer les signes avant-coureurs de certains conflits naissants, de réadapter les communications interpersonnelles, d’intégrer le management de proximité aux relations sociales. Les connaissances locales mobilisées créent une dynamique d’interrogations et d’évolutions sur les attitudes relationnelles des salariés en conflit avec la médiation du conseil des sages. En favorisant le débat et l’argumentation, elles leur permettent de respecter les idées et les intérêts d’autrui afin de développer l’esprit de dialogue ramenant aux vertus les plus élémentaires de la sociabilité.

La mobilisation des connaissances locales pour la prise des décisions

La prise des décisions relatives aux activités sociales de l’entreprise est souvent fondée sur une bonne connaissance du terrain, de la culture et des traditions locales. Destinées à améliorer les conditions de vie, de travail et d’emploi des salariés locaux de l’entreprise, les décisions liées à ces activités résultent des connaissances développées à partir des meilleures pratiques locales identifiées, auxquelles sont associées des informations collectées chez les chefs traditionnels des villages environnants. D’autres connaissances et expériences accumulées depuis quelques années par la firme sur les actions volontaires réalisées au profit des populations locales des zones d’intervention ont contribué à améliorer progressivement les décisions relatives aux pratiques de responsabilité sociale. Selon le directeur adjoint :

« Ces connaissances ont facilité la prise en compte des enjeux sociaux et éthiques des activités de l’entreprise de façon responsable et conforme aux attentes des populations ».

Elles ont renforcé la base des connaissances existantes développée depuis quelque temps pour être sensible au storytelling ou à la narration, outils essentiels de communication du foguain chawara. Les connaissances mobilisées dans le processus décisionnel ont pour but principal de prendre en compte les sensibilités culturelles ainsi que les coutumes locales pour éviter des problèmes et conflits interculturels. Elles ont permis récemment d’identifier les problèmes sociaux pouvant affecter l’entreprise suite à la baisse effective des activités et de proposer non seulement des solutions appropriées à leur résolution, mais aussi des moyens permettant de les prévenir. La prise de décision sur la base des connaissances locales mobilisées s’appuie sur un des principes managériaux de l’entreprise qui vise à « globaliser les pensées et localiser les actions » pour réduire la distance culturelle afin de ne pas imposer seulement le mode d’administration de la maison mère. Le dirigeant chinois ayant initié cette pratique a développé ses propres connaissances en analysant les caractéristiques de la culture locale afin de réadapter ses attitudes décisionnelles basées principalement sur ses propres références culturelles. Les connaissances développées ont influencé les décisions sur les relations de travail et optimisé la gestion des équipes formées d’employés locaux.

« Je dois reconnaitre que la mobilisation des connaissances locales nous a énormément aidés dans nos prises de décisions relatives aux activités à caractère social et dans les relations de travail que nous développons. Là nos équipes parviennent déjà à atteindre assez facilement les objectifs qui leur sont fixés que par le passé »

le directeur général de la Soraz

Les prises de décisions relatives aux risques des événements potentiellement catastrophiques liés à l’exploitation pétrolière sont basées sur l’éthique environnementale locale regroupant l’ensemble des connaissances et des considérations issues des valeurs et croyances des populations à l’égard de la protection de la biodiversité. Ces connaissances expliquent les engagements des populations envers l’environnement naturel, les pratiques de développement durable et de préservation de la biodiversité ainsi que les traitements appropriés préconisés. Depuis l’élaboration d’un rapport d’impact environnemental à la fois sur l’installation de la raffinerie et la construction de l’oléoduc reliant Agadem à Ollelewa, ces connaissances n’ont cessé d’orienter les priorités des dirigeants de l’entreprise en matière de développement durable (consistant à tenir compte des impacts sociaux et environnementaux des activités de l’entreprise). Ainsi, les décisions prises sur les préoccupations environnementales ont non seulement pour but de réduire les risques des catastrophes écologiques pouvant être préjudiciables à l’image de l’entreprise auprès des populations locales, mais aussi de montrer le fort engagement de celle-ci à devenir socialement responsable. Les préoccupations environnementales incitent en permanence à l’acquisition des connaissances locales qui modifie les pratiques de l’entreprise en pénétrant les routines par la collaboration qui se développe entre différentes équipes de travail. Selon un cadre chinois de l’entreprise :

« Nos engagements pour la protection de l’environnement dans un pays aussi vulnérable que celui-ci nous incite à prendre en compte les connaissances locales pour améliorer en permanence nos pratiques et développer la confiance mutuelle avec les populations locales. »

Enrichissement des connaissances locales par les pratiques managériales de la Soraz

Les employés locaux de la Soraz ainsi que les acteurs locaux des villages environnants ont renforcé leurs connaissances en observant méticuleusement les « façons de faire » des cadres chinois non seulement dans l’exécution des tâches quotidiennes sur les sites, mais aussi dans les relations interpersonnelles développées. Ainsi l’adoption d’un comportement de mutisme et de dissimulation dans le développement d’une activité ou dans la réalisation d’un projet serait un atout essentiel pour réussir dans les affaires en Afrique. La dissimulation permet d’attirer moins l’attention et de ne pas s’exposer aux risques associés aux investissements réalisés. Elle faciliterait également l’intégration au sein de la population locale et permettrait de gagner rapidement leur sympathie.

« Les chinois observent beaucoup quand ils sont à l’étranger. Notre culture nous conseille à apprendre beaucoup du pays hôte. En Afrique les gens ne veulent pas qu’on s’immisce dans leurs affaires, alors nous essayons d’êtres les plus discrets possible surtout s’il faut investir »

un cadre chinois de la Soraz

Cette attitude est une représentation de la tradition chinoise qui conseillerait la prudence, la patience, l’humilité et la discrétion pour trouver le sentier qui mène à la réussite lorsqu’on est à l’étranger. Les employés locaux ont aussi beaucoup appris du mutisme des cadres chinois qui parleraient peu ou à peine, mais parviennent tout de même à réaliser efficacement leurs projets. Ils communiqueraient moins par la parole que par les résultats générés dans leurs actions et évitent de donner des leçons ou d’être condescendants à l’égard de la population locale. Les leçons apprises sur le mutisme, l’humilité et la dissimulation ont contribué à enrichir les connaissances locales sur l’inopportunité d’une démarche qui vise à attirer trop l’attention lorsqu’on réalise un projet d’internationalisation en Afrique et de gérer les risques liés aux investissements réalisés. Elles ont permis à un entrepreneur local de développer ses activités à l’étranger en tirant profit de ces spécificités et en appréhendant autrement le monde des affaires.

« En remarquant que le comportement des Chinois leur permet de développer les activités sans prendre assez de risque et sans se faire remarquer, nous avons décidé d’en faire de même au cours de nos investissements récents au Nigeria. Et ça marche »

le sous-traitant et exportateur au Nigeria et au Benin

Les salariés locaux et partenaires de la Soraz, ont également constaté que le travail a un sens bien particulier chez les cadres chinois. Au-delà du fait qu’il contribue au mieux-être de la communauté, le travail serait une opportunité d’apprentissage, de rencontre et de création de valeur ajoutée qu’on peut ensuite partager. Cette perception chinoise du travail serait tirée des principes du confucianisme qui insistent sur les vertus et bienfaits du travail dans la société. Elle a renforcé les connaissances locales sur le rôle du travail qui résiderait essentiellement dans la production et l’acquisition de vivres, mais aussi d’habillement, d’ustensiles et d’outils. Dans cette perception locale, tout travail qui n’atteint pas cet objectif perd systématiquement son sens. À part le sens du travail, les méthodes de négociation des dirigeants chinois de la Soraz surprennent beaucoup les cadres locaux, car perçues comme rigides, voire difficiles et basées sur la priorité de l’intérêt national de la Chine. Ces cadres découvrent que la politique n’est jamais séparée des affaires et réduit très souvent la capacité de ces dirigeants à prendre non seulement des initiatives, mais aussi à accepter les responsabilités et les critiques.

La compréhension de toutes ces méthodes chinoises a fortement contribué à enrichir les connaissances locales en négociation et à modifier globalement la perception qu’on a des étrangers. Ces méthodes et modes d’organisation ainsi que les « affaires à la chinoise » ont permis non seulement aux autorités locales de développer une nouvelle approche de coopération avec les Chinois en anticipant les formes de blocage constatées par le passé, mais aussi de réadapter les méthodes de travail. Selon un dignitaire local collaborant avec la Soraz :

« Ces méthodes et façons de faire nous ont beaucoup aidés à développer nos propres connaissances sur les Chinois et leur pragmatisme. Cela nous permettra désormais de mieux négocier avec eux et de réorganiser nos rapports commerciaux avec les Asiatiques en général. Une chose que nous n’avons pas pris en compte dans les négociations antérieures ».

Avec le développement des connaissances locales induit par les échanges mutuels et la compréhension réciproque avec les chinois, des questions importantes sur les pratiques multiculturelles sont de plus en plus posées.

Discussion

Contrairement aux recherches antérieures qui se contentaient de souligner la difficulté d’implantation des firmes étrangères en Afrique, l’article montre la possibilité d’un enrichissement mutuel entre une multinationale et les acteurs locaux. Il vient confirmer quelques travaux effectués sur la place désormais importante de l’interculturalité dans le succès des firmes multinationales en Afrique. L’enrichissement mutuel et les gains de réciprocité qu’elle promeut ont été déjà évoqués par les travaux de Mutabazi (2008).

Cependant, si le recours aux pratiques culturelles locales est de plus en plus abordé dans la littérature managériale, le foguain chawara est quasiment inexistant, car limité à des discussions souvent interminables pour aboutir à des compromis. Seuls les travaux d’Okamba (1994) reconnaissent son rôle dans la prise des décisions, mais ne précisent pas explicitement comment cela se déroule. L’importance du foguain chawara dans le règlement pacifique des conflits ou la recherche de consensus comme le mettaient en exergue nos résultats soutient les travaux de Diangituwa (2014) ou de Bidima (1997) effectués sur les sociétés traditionnelles africaines. Elle confirme également les travaux de Bakayoko et Koné (2017) ainsi que d’Afan (2014). Les résultats montrent que les tâches de transfert intergénérationnel des connaissances sont réservées aux plus anciens et expérimentés salariés de l’entreprise afin de réduire au maximum le risque lié à la perte des connaissances. Cela conforte les travaux effectués par Bini (2016) et de Bidima (1997) sur le rôle particulier des anciens dans les sociétés traditionnelles africaines.

On constate que la relation entre les connaissances issues des croyances locales à l’égard de la protection de la biodiversité et les mesures environnementales prises par les dirigeants de la Soraz est mise en évidence dans l’étude. Ce résultat soutient les travaux de Dlamini et Kaya (2017) effectués en Afrique du Sud.

L’étude montrent aussi que les cadres locaux de l’entreprise et les habitants des villages avoisinants le site d’exploitation ont su retirer des apports chinois les éléments les plus cohérents et conciliables avec leurs valeurs et leurs règles de sociabilité. Ainsi, la gestion des risques liés aux investissements en Afrique par les chinois a fertilisé l’approche traditionnelle du risque basée généralement sur une attitude fataliste. Elle a renforcé les connaissances sur les comportements spécifiques à adopter en cas d’investissement ou d’exportation dans les autres pays africains afin de surmonter éventuellement les risques. Ces résultats viennent appuyer ceux de Karjalainen (2010) sur les efforts de réduction des distances culturelles. Ils apportent également un éclairage sur la perception du risque en Afrique qui est à tort ou à raison sous-évalué voire minimisé. Cela contribue à la littérature sur la gestion des risques en Afrique, notamment les travaux de Lallau (2008).

L’étude montre que les méthodes de négociation des chinois de l’entreprise sont perçues comme rigides, voire difficiles et basées sur la priorité de l’intérêt national de la Chine. Cela confirme les travaux de Child et Rodrigues (2005) sur les stratégies d’internationalisation des entreprises chinoises où la politique s’invite facilement dans les affaires.

De même, le travail n’est pas seulement perçu comme un moyen de subsistance ou qui vise à subvenir aux besoins alimentaires et de survie de la communauté, il a une fonction d’apprentissage chez les employés chinois de la multinationale et détermine la place de l’individu dans la société. Issu du confucianisme, ce principe a été déjà évoqué par les travaux de Yang et al. (2009) effectués sur l’internationalisation des entreprises chinoises. L’étude montre que ce principe a également contribué à améliorer la perception des employés locaux à propos de la valeur du travail. Cet aspect du résultat qui met en évidence les contributions d’une multinationale à l’amélioration des habitudes locales et à l’articulation entre différentes sphères culturelles est à contre-courant de la littérature managériale sur le comportement des multinationales en Afrique. D’importants travaux comme ceux de Mutharika (1975), d’Udofia (1984), d’Amusan (2018) et Kimenia (2018) montrent que ces multinationales ont tendance à amplifier la corruption, à détruire l’environnement ou à provoquer souvent des guerres civiles sur le continent.

Conclusion

L’article a permis de comprendre que l’activation de ressorts et leviers culturels en adéquation avec les contextes locaux est plus efficace dans la gestion des effectifs d’une multinationale et dans l’amélioration des rapports collectifs de travail. Les résultats obtenus montrent que les recherches de complémentarité des dirigeants chinois de la Soraz par l’utilisation des pratiques du foguain chawara ont contribué à améliorer les prises de décisions relatives aux questions sociales ou de développement durable. Les interactions développées avec les dignitaires locaux ont également permis de s’intéresser de façon particulière aux pratiques locales de transmission hiérarchique des connaissances pour améliorer le processus interne de transfert intergénérationnel des connaissances tacites.

En termes de contribution théorique, l’étude a permis de découvrir la notion du foguain chawara et ses pratiques dans le management international. Alors que dans les travaux antérieurs (Bidima, 1994 et Diangituwa, 2014), le foguain chawara est simplement présenté comme un lieu de discussion et de recherche de consensus, elle est considérée ici comme une méthode traditionnelle de formation, de découverte et de transfert des savoirs.

Par sa capacité à faciliter la transmission, le partage, et la mobilisation des connaissances locales, le foguain chawara est aussi considéré comme une technique africaine de gestion des connaissances et des conflits dès lors qu’il fait intervenir des experts dépositaires des savoirs locaux dont les points de vue sont nécessaires pour faire avancer des négociations.

Par ailleurs, l’article a le mérite d’apporter aussi une contribution non négligeable à la perception du multiculturalisme en Afrique ces dernières années. En effet, il montre que l’accroissement spectaculaire du volume des investissements et les procédures de gestion inadaptées aux réalités locales expliquent le rejet du multiculturalisme au profit de l’interculturalité adoptée par les entreprises chinoises.

En termes de contributions managériales, l’étude montre dans un premier temps que les pratiques du foguain chawara, peuvent être intégrées dans le management des entreprises locales et multinationales notamment les aspects de gouvernance, de la prise de décision, de la gestion des conflits par la négociation et la recherche de consensus. Ces pratiques peuvent offrir la possibilité aux firmes étrangères de les appliquer à condition d’adopter l’approche de l’enrichissement mutuel des cultures.

Dans un second temps, l’étude établit un lien entre le foguain chawara et la gestion des connaissances dans une multinationale. Si le foguain chawara permet de transmettre, d’acquérir et de conserver des connaissances traditionnelles dans les communautés villageoises, l’étude montre que son adoption dans les firmes multinationales pourrait être en quelque sorte une stratégie de gestion des connaissances pour accompagner les pratiques managériales. Enfin, l’étude contribue à mieux comprendre l’enrichissement mutuel par la culture en exposant les comportements managériaux des firmes multinationales chinoises en Afrique dans un contexte de globalisation.

Cependant, l’étude met en lumière quelques limites qui méritent d’être soulignées. La première est liée à la complexité de faire du foguain chawara non seulement un dispositif de conservation, mais aussi de partage de connaissances traditionnelles afin de permettre aux firmes multinationales implantées localement de les intégrer dans leurs pratiques managériales. La seconde limite concerne le choix porté à une seule multinationale, ce qui pose nécessairement un problème de généralisation des résultats. Ces limites encouragent ainsi des investigations basées sur un échantillon beaucoup plus large.