Corps de l’article

Problème de recherche

Alors que de multiples indicateurs révèlent le réveil économique de l’Afrique et que plusieurs analystes prédisent que la plus forte croissance économique mondiale des prochaines années s’y déroulera, ce continent connaît un intérêt croissant de la part des acteurs politiques et économiques, et des chercheurs en management, comme les rédacteurs en chef de l’Academy of Management Journal, qui considèrent l’Afrique comme un contexte particulièrement prometteur pour la recherche en gestion (George et al., 2016). Dans ce contexte général d’attractivité croissante, de plus en plus de travaux de recherche ont été consacrés au management en contexte africain au cours de la dernière décennie (Abodohoui et al., 2018; Diaw et al., 2020; Kamoche et al., 2012; Zoogah, 2014; Zoogah & Beugré, 2012). Pourtant, malgré ce nombre croissant de recherches, la compréhension de la nature, des déterminants et des résultats du management en Afrique nécessite encore plus d’efforts de recherche. Par exemple, on sait peu de choses sur ce que la recherche internationale en management peut apporter à l’Afrique et sur ce que les pratiques managériales en Afrique peuvent apporter à la recherche en management international. C’est précisément cette double question qui est abordée dans ce numéro spécial intitulé « La recherche en management international et l’Afrique ».

Cadre conceptuel

Le cadre conceptuel de ce numéro spécial est une combinaison de concepts et de modèles ancrés dans le commerce international/management international (CI/MI) et le management africain (MA). Les concepts et théories sélectionnés pour le CI/MI incluent ceux de Prasad et al (2008) pour leur analyse diachronique du CI/MI, Werner & Brouthers (2002) et Contractor (2000) pour leurs définitions du MI, et Wright & Ricks (1994) et Werner (2002) pour leurs comparaisons entre CI et MI. Les concepts et théories sélectionnés pour le MA incluent ceux d’Amankwah-Amoah (2018), Amankwah-Amoah et al. (2022), Holtbrügge (2013), Inyang (2008), Jackson (2013), Jackson et al. (2008), Kamoche (1997), Walsh (2015), Zoogah (2008) et Zoogah et al. (2015). Le cadre conceptuel est largement développé par les rédacteurs invités, dans l’article d’introduction. Tout d’abord, il rappelle de manière critique les caractéristiques centrales du CI/MI en tant que domaine de recherche. Deuxièmement, il présente comment l’Afrique est étudiée dans ce domaine. Troisièmement, il présente le MA comme une réponse à certaines des critiques de la recherche actuelle en CI/MI. Quatrièmement, il montre un croisement entre CI/MI et MA. Cinquièmement, il montre comment les publications centrées sur l’Afrique dans la revue Management International/International Management/Gestión Internacional illustrent certains des fondements de la fertilisation croisée conceptualisée entre CI/MI et MA.

Méthodologie

La méthodologie adoptée pour ce numéro spécial est une perspective de recherche-action, intégrant l’action et la recherche comme un moyen de s’assurer que la recherche a un impact sur la pratique pour l’amélioration (Rowell et al., 2017). Tous les quatre rédacteurs invités font partie des dirigeants de SAM (Société Africaine de Management; Servir l’Afrique par le Management), un réseau d’universitaires, de praticiens, de décideurs et de parties prenantes d’organisations sociales et communautaires intéressées et/ou impliquées dans le développement de bonnes pratiques de management en Afrique. Depuis sa création en 2012, SAM organise des conférences annuelles dans toute l’Afrique et le reste du monde en coopération avec des institutions hôtes locales et permet aux partenariats de faire progresser de nouvelles connaissances sur le management. C’est dans cet esprit que SAM a proposé ce numéro spécial « La recherche en Management international et l’Afrique » à la revue Management international/International Management/Gestiòn Internacional. C’était en 2016. Après acceptation, l’appel à communications a été publié en 2017. C’était la volonté de SAM d’utiliser cette opportunité comme une incitation dans toutes ses activités de recherche (25ème Conférence Internationale de Management Stratégique à Hammamet, Tunisie, en 2016; 5ème Conférence Africaine de Management à Libreville, Gabon, en 2017; 26ème Conférence Internationale de Management Stratégique à Lyon, France, en 2017; Forum International de l’Entrepreneuriat, Nancy, France, en 2018; 27ème Conférence Internationale de Management Stratégique à Montpellier, France, en 2018; 28ème Conférence Internationale de Management Stratégique à Dakar, Sénégal, en 2019). De nombreux articles consacrés à ce sujet ont été soumis, évalués et discutés lors de ces conférences, permettant aux chercheurs de préparer leurs soumissions pour le numéro spécial. Au-delà de la soumission au numéro spécial, l’objectif était d’augmenter substantiellement le volume d’activité de la recherche en management en Afrique. Entre 2016 et 2019, plus de deux cents articles ont été préparés par des chercheurs, grâce à la perspective de ce numéro spécial. Début 2019, quarante-deux propositions ont été initialement reçues et ont fait l’objet d’une première pré-évaluation par le comité de rédaction du dossier spécial. Les auteurs ont ensuite été invités à soumettre une version améliorée de leur contribution en respectant scrupuleusement la recommandation suivante : veiller à ce que leur article soit mieux articulé avec la recherche en CI/MI dans l’esprit de répondre à la double question de l’appel à contributions : « Qu’est-ce que la recherche en management international peut apporter à l’Afrique et qu’est-ce que les pratiques managériales en Afrique peuvent apporter à la recherche en management international ? ». Au-delà des critères de sélection traditionnels (clarté et intérêt de l’objectif de recherche, mobilisation de la littérature pertinente, qualité de la conceptualisation/théorisation, qualité du dispositif méthodologique, intérêt des résultats, etc.), le principal critère de sélection était le respect des consignes explicites de refonte des soumissions. Parmi les vingt-neuf articles révisés reçus, six ont été sélectionnés pour ensuite être soumis au cycle officiel de relecture en double aveugle de la revue Management International/International Management/Gestión Internacional. Encore une fois, chaque article a fait l’objet de plusieurs séries d’examens (jusqu’à quatre) par trois examinateurs anonymes. C’est l’occasion de remercier chaleureusement les évaluateurs anonymes pour leur générosité, leur patience et la qualité exceptionnelle de leurs suggestions. Au terme de ce processus long mais très utile pour garantir la qualité des manuscrits, cinq articles ont finalement été retenus pour publication.

Résultats et contributions

Les cinq articles de ce numéro spécial sont écrits par des auteurs de huit pays différents : Bénin, Brésil, Angleterre, France, Niger, Portugal, Sénégal et Tunisie. Ces cinq articles portent sur cinq zones géographiques différentes : l’Afrique subsaharienne comme un ensemble, le Bénin, le Niger, le Sénégal et la Tunisie. En termes de champs disciplinaires, deux articles sont en marketing, un en leadership et éthique, un en entrepreneuriat et un spécifiquement dans le champ de recherche sur les groupes multinationaux. Cette diversité des champs est en cohérence avec la nature multifonctions du CI/MI. Un des articles est purement conceptuel, deux sont fortement conceptuels et fortement empiriques, et deux autres sont modérément conceptuels et fortement empiriques. Parmi les quatre articles partiellement empiriques, deux adoptent une méthodologie qualitative et deux une méthodologie mixte (qualitative et quantitative).

Dans l’article intitulé « Ethical Leadership : African Lessons for International Management », Joana Story, Nuno Guimarães-Costa, Miguel Pina e Cunha, Ken Kamoche et Arménio Rego s’inspirent de la littérature sur le leadership en Afrique pour (a) identifier trois courants de recherche (fonctionnel, culturel et critique) et (b) utiliser ces courants pour donner un sens à la recherche sur l’éthique, les organisations et le leadership en Afrique subsaharienne (ASS), ainsi que pour analyser les opportunités de recherche future. Ils le font en proposant quatre modes ou approches interprétatives qui permettent l’avancement de la recherche dans le domaine du leadership éthique en ASS. Ils soutiennent qu’une recherche plus diversifiée sur le plan paradigmatique sur l’ASS est extrêmement importante car elle peut permettre le développement de théories texturées sur le contexte ainsi que des possibilités ouvertes pour revitaliser la théorie des organisations. L’étude du leadership et de l’éthique en ASS peut être une arène intéressante pour explorer un certain nombre de tensions et de paradoxes qui sont omniprésents dans la théorie des organisations. Si la théorie du paradoxe se cristallise prématurément autour d’un certain nombre de tensions, le contexte ASS peut contribuer à sortir l’étude du paradoxe du carcan de la convergence et révéler un certain nombre de tensions imprégnant la pratique du management international.

Dans l’article intitulé « Adoption des pratiques du foguain chawara dans la filiale d’une multinationale au Niger : la mobilisation des connaissances locales », Adama Tahirou Younoussi Meda analyse l’adoption des pratiques du « foguain chawara » dans la filiale d’une multinationale spécialisée dans l’exploration pétrolière au Niger. Le foguain chawara, que l’on peut traduire par palabre locale dans la langue haoussa, est une ancienne institution traditionnelle faisant appel aux anciens et à la vie communautaire. L’étude qualitative menée montre que l’adoption de ses pratiques par la filiale locale de la CNPC (China National Petroleum Corporation) facilite le transfert intergénérationnel des connaissances tacites ainsi que l’intégration des connaissances locales dans la gestion des conflits et la prise de décision des entreprises. Les résultats montrent également que l’interaction des employés et acteurs locaux avec les dirigeants des entreprises chinoises renforce les connaissances locales sur la gestion des risques liés aux investissements en Afrique, la fonction d’apprentissage et les méthodes de négociation fondées sur la priorité de l’intérêt national. Enfin, ils indiquent que le croisement des connaissances et des expériences favorise l’enrichissement mutuel. Alors que, dans les travaux précédents, le foguain chawara est simplement présenté comme un lieu de discussion et de recherche de consensus, l’auteur le considère comme une méthode traditionnelle d’apprentissage, de découverte et de transfert de connaissances. De plus, l’étude montre la possibilité de gérer les conflits en mobilisant les savoirs locaux. L’étude montre en outre que les savoirs locaux sont également utilisés pour la prise de décision. Les travaux montrent que l’augmentation spectaculaire du volume des investissements et les procédures de gestion inadaptées aux réalités locales expliquent le rejet du multiculturalisme au profit de l’interculturalité adoptée par les entreprises asiatiques.

Dans l’article intitulé « La consommation collaborative dans l’espace socio-numérique africain : une recherche exploratoire dans les groupes WhatsApp au Bénin », Maxime Jean-Claude Hounyovi s’interroge sur le rôle joué par le numérique dans la connexion des espaces économiques et l’ouverture internationale des marchés, l’auteur s’interroge sur l’existence d’une fertilisation croisée entre les théories et prescriptions issues de la recherche en management international et les pratiques managériales actuelles dans les écosystèmes numériques en contexte africain. La recherche examine les mécanismes de transformation des groupes WhatsApp en espaces socionumériques propices à la consommation collaborative dans le contexte béninois. Les données recueillies par approche qualitative ont fait l’objet d’une analyse de similarité et d’une analyse factorielle de correspondance lexicale complète. Il apparaît que ce changement de statut des groupes WhatsApp est le résultat d’interactions dialectiques permanentes entre les membres du groupe dans un esprit de réciprocité. L’article est particulièrement stimulant. Le sujet reste d’une importance primordiale et est susceptible de produire des connaissances pertinentes sur les pratiques commerciales dans les groupes commerciaux WhatsApp et comment ils remettent en question les théories du marketing international.

Dans l’article intitulé « Une enquête sur le développement des compétences de l’entrepreneur tunisien : l’importance des dimensions internationales et sociales », Mourad Chouki, Kamel Mnisri, Mahrane Hofaidhllaoui et Ghassen Souissi utilisent une approche narrative fondée sur les récits de vie d’entrepreneurs tunisiens pour identifier les compétences entrepreneuriales développées au fil du temps et tout au long du parcours entrepreneurial dans le contexte tunisien. Ils montrent l’importance des compétences sociales liées au contexte entrepreneurial tunisien ainsi que la nécessité d’un cadre global des compétences entrepreneuriales. Leur recherche sensibilise aux défis du contexte international de l’entrepreneuriat, lève certaines ambiguïtés entourant les compétences entrepreneuriales mondiales requises et souligne la nécessité pour les entrepreneurs de développer des compétences interculturelles. Il souligne également que la gestion des organisations africaines subit des influences diverses qui génèrent des dynamiques conflictuelles. Par conséquent, l’inclusion des valeurs sociétales est présentée comme un moyen d’équilibrer les objectifs productifs des organisations avec la préservation de l’harmonie communautaire des sociétés africaines telles que la Tunisie.

Dans l’article intitulé « Qualité de service, valeur perçue et intention d’achat dans un centre commercial innovant au Sénégal : quel rôle des valeurs traditionnelles ? », Mbaye Fall Diallo et Fatou Diop-Sall examinent si et dans quelle mesure les valeurs traditionnelles sénégalaises modèrent les relations entre la qualité de service, la valeur perçue d’un centre commercial et aussi l’intention d’achat des consommateurs sénégalais. Le choix des hypothèses a été fait sur la base de la proximité culturelle avec l’Afrique. Une approche mixte (qualitative et quantitative) a été appliquée pour tester des hypothèses fondées sur la littérature sur la qualité de service, le comportement d’achat et la valeur perçue dans les centres commerciaux dans un contexte africain ou dans d’autres pays émergents. Les résultats montrent que la qualité de service influence la valeur perçue du centre commercial innovant qui à son tour affecte positivement l’intention d’achat du consommateur.

Conclusion

Plutôt que de simplement présenter de manière traditionnelle les différents textes du numéro spécial, le présent article a entrepris de rendre compte de ce qui était en fait une véritable recherche-action initiée en 2016 par l’équipe SAM (Société Africaine de Management; Servir l’Afrique par le Management). Le présent article a précisé l’objectif de la recherche-action, le cadre conceptuel retenu, la méthodologie adoptée ainsi que les résultats obtenus, dont la parution du numéro spécial dans la revue Management International/International Management/Gestión Internacional est sans nul doute l’un des plus importants. Toutefois, d’autres résultats de cette recherche-action sont visibles à travers la mobilisation d’un grand nombre de chercheurs, en Afrique et hors d’Afrique, dans une activité de recherche redynamisée sur le management en Afrique. Ou encore, dans la sensibilisation de diverses parties-prenantes, en Afrique et hors d’Afrique, sur l’importance de la recherche en management en Afrique.

La volonté de contribuer à la dynamisation de la recherche sur le management en Afrique, notamment auprès de chercheurs d’Afrique francophone, ainsi que le choix naturel d’innover sur la forme et le fond par rapport aux articles traditionnels de présentation des numéros spéciaux sont deux marqueurs de l’identité profonde de SAM. Créé il y a dix ans, son objectif est de mettre la recherche en management au service de l’Afrique. Et non l’inverse, uniquement. La conséquence de cette posture est qu’elle prépare à s’engager dans des objectifs de recherche ambitieux, notamment en termes de qualité et de robustesse scientifiques. Cela nécessite presque toujours de prendre le temps qu’il faut et de mobiliser des approches innovantes. Ambition-Détermination-Méthode (ADM), voilà l’autre credo de SAM. C’est dire que la publication du numéro spécial « La recherche en management international et l’Afrique » est essentiellement un formidable encouragement à aller de l’avant.