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Parmi les nombreux aspects de l’ouvrage de Jean-Marc Narbonne[1] qui retiendront l’attention des théoricien·nes de la démocratie qui, comme moi, ne sont pas spécialistes d’Aristote, le lien qu’il établit entre la question de la multiplicité ou de la diversité dans la cité (diversité des fonctions, des talents, des vertus) et la justification de son mode d’organisation démocratique m’est apparu particulièrement stimulant. En effet, une cité organisée démocratiquement recourt non seulement à la rotation des charges, mais aussi à une forme de décision politique par sommation des opinions diverses de la masse, décrite par Aristote dans les Politiques, III, 11. C’est principalement sur l’analyse que propose Jean-Marc Narbonne de ce chapitre que je souhaite m’arrêter, pour discuter deux points : le rôle des experts[2] dans la cité démocratique, d’abord ; l’intervention de la délibération dans le processus de sommation, ensuite.

1. Démocratie et expertise

Une des thèses centrales du livre de J.-M. Narbonne est celle de l’illégitimité des prétendants au pouvoir ou des critères du pouvoir. Cette thèse ouvre quasiment l’ouvrage : « Toutes les formes de pouvoir s’avèrent d’un certain point de vue illégitimes » (p. 1). Elle est ensuite précisée dans le chapitre consacré à l’interprétation des Politiques, III, 11 : « aucun des prétendants au pouvoir n’est en soi légitime à gouverner puisqu’aucun critère, aucune norme, mesure ou règle en vertu de quoi on devrait réclamer pour soi-même le pouvoir, n’est en soi légitime ou correct » (p. 105). C’est sur cette question du titre à gouverner, et en particulier de l’expertise comme titre à gouverner dans les Politiques, que je vais d’abord me concentrer.

1) L’argument d’Aristote contre le gouvernement des experts

Dans la restitution que J.-M. Narbonne en propose, le désaccord entre Aristote et Platon sur ce qui constitue un titre à gouverner trouve un fort écho dans les discussions qui agitent aujourd’hui la théorie démocratique à propos de l’épistocratie, ou gouvernement des expert·es. Plus précisément, certains éléments de la critique aristotélicienne du philosophe-roi recoupent une des réfutations contemporaines de l’épistocratie.

Les théoricien·nes de la démocratie poursuivent généralement deux types de stratégie pour réfuter la prétention du savoir au pouvoir politique. La première, entre autres développée par Jeremy Waldron, Laura Valentini et Julian Reiss, est la plus commune.[3] Elle consiste à affirmer que l’expertise politique est toujours contestable. En raison de la complexité des questions sociales et politiques en jeu, de l’intrication des jugements de valeur et de fait quand il s’agit de réfléchir à ces questions, de l’impossibilité enfin d’ordonner les valeurs en conflit d’une façon qui reflète un ordre objectif ou sur lequel on puisse s’accorder, il est toujours raisonnablement possible de s’opposer à une proposition politique, qu’elle émane d’un quidam ou d’un·e expert·e. La seconde stratégie insiste plutôt sur le fait que, quand bien même l’expertise politique de certain·es serait incontestable, cela ne leur donne pas le droit de gouverner les autres. Il y a quelque chose d’inacceptable, d’injustifiable, dans cette soumission a priori au pouvoir politique d’une personne, même plus experte ou sage que les autres. C’est la stratégie poursuivie par David Estlund, qui montre que l’expertise politique ne constitue pas un titre à gouverner parce qu’il n’est pas généralement acceptable que les expert·es gouvernent (de façon automatique et permanente) ; cela reviendrait à exercer une domination sur les autres. L’adéquation ou l’exactitude n’est pas la légitimité :

Ce principe [autoritaire sur lequel repose l’épistocratie] semble faire bien peu de cas de l’exigence d’acceptabilité générale, dans la mesure où il suppose que, dès lors qu’il existe réellement des experts, ceux-ci ont un titre à gouverner. Or une justification qui s’appuie sur le fait — ou le fait vrai — que quelqu’un est un expert n’est pas pour cela admissible au regard du critère d’acceptabilité générale.[4]

Il se trouve donc deux raisons possibles pour lesquelles l’expertise ne constitue pas un titre recevable à gouverner. Ou bien elle n’est pas reconnaissable par tou·tes, et n’est donc pas admissible comme une raison qui obligerait chacun·e ; ou bien, en principe, l’expertise n’est pas un fondement légitime de l’autorité politique. Selon la raison qu’on avance, les conséquences ne sont pas les mêmes pour la justification de la démocratie. Si ce qui fait obstacle au pouvoir des expert·es est l’impossibilité de les identifier (dans des conditions relativement idéalisées), alors l’objection à l’épistocratie est de nature hypothétique et non catégorique : le gouvernement des expert·es n’est pas en soi injustifiable, il n’est impossible que pour des raisons pratiques. Dans le second cas, le caractère non controversé de l’expertise ne garantirait pas pour autant l’accès au pouvoir politique, car la distribution de ce dernier doit obéir à des impératifs supplémentaires pour pouvoir être acceptable.

Sur quel type de raisons s’appuie l’argument d’Aristote contre l’expertise politique ? Le philosophe soutient-il, suivant la première stratégie identifiée, qu’il n’est pas légitime que l’expertise politique (l’excellence) gouverne ? Un extrait des Politiques cité par J.-M. Narbonne (Politiques, VII, 14, 1332 b, cité p. 59) semble immédiatement exclure cette interprétation :

Certes, si certains individus différaient des autres autant que nous pensons que les dieux et les héros diffèrent des êtres humains, en possédant une grande supériorité, perceptible d’abord dans leur corps, ensuite dans leur âme, de sorte que la supériorité des gouvernants soit incontestable et manifeste pour les gouvernés, il est évident qu’il serait alors meilleur que ce soit les mêmes qui, une fois pour toutes, gouvernent et les mêmes qui soient gouvernés.

Aristote semble tout à fait admettre ici la légitimité d’un gouvernement expert ou savant, si et seulement si certains détiennent effectivement et manifestement une telle expertise ou un tel savoir politique, et si d’autres en sont manifestement dépourvus. À cette lumière, l’idée selon laquelle il serait légitime que le pouvoir politique résulte d’une « supériorité objective incontestable en soi », que Julia Annas émet à propos de la politique de Platon, n’est peut-être pas aussi stupéfiante que le relève J.-M. Narbonne (p. 66-67), y compris dans un cadre de pensée aristotélicien.

L’argument d’Aristote serait donc plutôt qu’il n’existe pas d’expertise politique incontestable. C’est ce que semblent suggérer sa distinction entre science et politique, sur laquelle J.-M. Narbonne revient, et la caractérisation du politique comme domaine de la prudence, vertu de l’incertain, de la variabilité et de l’approximation. Il n’y a pas d’expertise politique incontestable, au sens de science exacte du politique, mais simplement des hommes prudents, procédant par délibération et jugement pour évaluer en chaque cas des circonstances changeantes, hommes prudents dont on peut penser qu’ils ne parviennent pas tous nécessairement individuellement à la même conclusion dans les mêmes circonstances. De façon plus générale, comme on l’a relevé en commençant, Aristote semble suggérer qu’aucune qualité, pas même la vertu ou la maîtrise technique, ne confère de titre à gouverner, car « aucun n’est correct parmi les critères en vertu desquels les hommes s’estiment dignes d’exercer eux-mêmes le pouvoir et de soumettre tous les autres à leur pouvoir » (Politiques, III, 13, 1283 b, cité p. 106).

Une précision d’Aristote qui suit immédiatement ce passage conduit toutefois à nuancer l’idée du caractère en soi controversé des critères de l’accès au pouvoir : si l’on faisait valoir que c’est la richesse ou la vertu qui doit donner accès au pouvoir, ajoute le philosophe, la masse pourrait toujours rétorquer qu’elle est « meilleure ou plus riche que le petit nombre, non pas prise individuellement mais comme en bloc. » On repère ici l’argument de la sommation : les citoyens médiocres, en masse, sont meilleurs que les vertueux pris individuellement ou en petit nombre. Surtout, Aristote semble suggérer que ce sont peut-être moins les critères du gouvernement que l’identité des gouvernants légitimes qui est sujette à caution. Ce qui est controversé, c’est l’identité de ceux qui répondent le mieux aux critères, non ces critères eux-mêmes. (Un autre signe de cela est que, dans les Politiques, III, 11, Aristote se concentre sur les capacités et vertus qu’il estime précisément nécessaires pour prendre de bonnes décisions politiques.) L’identité des experts politiques est controversée, leur supériorité est soumise à caution, et c’est ce qui rend illégitime toute prétention à gouverner sur la base exclusive d’un savoir. On a donc un argument conditionnel ou hypothétique en faveur de la démocratie : s’il n’existe pas d’expertise politique, ou si les experts politiques ne sont pas manifestement identifiables, alors il est légitime que la masse gouverne — en tout cas sous une forme modérée, constitutionnelle.

Cet argument suffit-il à fonder la démocratie sur une « assise épistémologique sûre », comme l’écrit J.-M. Narbonne (p. 87) ? Comme tel, l’argument suspend la légitimité démocratique à un constat empirique : « il n’est pas facile de rencontrer une telle situation » (Politiques, VII, 14, 1332 b, cité p. 106) où certains sont évidemment supérieurs à d’autres. Pour constituer un argument de principe, il faudrait qu’il pose en même temps l’égalité naturelle des citoyens ou leur capacité égale de jugement politique. C’est la thèse de Melissa Schwartzberg, qui veut lire chez Aristote une telle prise de position.[5] J.-M. Narbonne ne discute pas l’interprétation de Schwartzberg, mais il serait intéressant de savoir s’il estime qu’il se trouve effectivement des éléments textuels et théoriques dans l’oeuvre d’Aristote qui permettent de le rattacher à cette position plus forte.

2) Technique contre politique

Je voudrais à présent revenir sur la partition entre technique et politique qui sous-tend la discussion de l’expertise comme titre (problématique) à gouverner. À partir d’une relecture du Protagoras (p. 145-146), J.-M. Narbonne souligne que le peuple athénien faisait sans peine la différence entre le discours technique des « spécialistes » (l’architecte consulté à propos de la construction de bâtiments) et les propos sur des « sujets d’intérêt général », que n’importe qui pouvait tenir, en principe, pour contribuer à la délibération sur le gouvernement de la cité.

On peut cependant penser à de nombreux cas où la distinction en vient à se brouiller entre questions techniques et questions politiques ou d’intérêt général. C’est un point qui a été largement établi par les philosophes des sciences à propos de l’énergie nucléaire[6] et par les philosophes de l’économie à propos de la politique monétaire des banques centrales,[7] et les mesures sanitaires prises par les démocraties pour faire face à la pandémie de COVID-19 nous en offrent le plus récent exemple. Les gouvernements démocratiques responsables ont déterminé les mesures qui devaient s’appliquer pour endiguer la pandémie (distanciation, port du masque, fermeture des lieux de sociabilité, confinements, etc.) en suivant les recommandations de divers spécialistes médicaux : il aurait été impossible de bien décider de questions d’intérêt général sans les connaissances scientifiques des médecins, épidémiologistes, urgentistes, etc., comme l’illustre hélas amplement le bilan humain des gouvernements qui, comme celui des États-Unis, du Brésil ou de l’Inde, ont choisi d’ignorer les mises en garde de la communauté scientifique. Ces décisions politiques ont à l’évidence une dimension technique ou scientifique essentielle. Pour autant, il serait trompeur de présenter ces décisions comme étant exclusivement dictées par des considérations sanitaires. La décision de fermer les lieux culturels et de maintenir les lieux de travail ouverts, par exemple, s’appuie certes sur des recommandations de la santé publique, mais elle résulte aussi d’un jugement politique sur la valeur et l’importance relative de ces activités pour la vie économique, morale et sociale d’un pays en temps de crise. La relation entre politique et technique tient de l’enchevêtrement plutôt que de la partition, et cela n’est pas uniquement dû à la complexification croissante des enjeux politiques dans le monde contemporain.

Cette tension entre expertise technique et politique se retrouve de fait chez Aristote. Comme le souligne J.-M. Narbonne, certaines magistratures, c’est-à-dire certaines fonctions politiques, et peut-être « les plus importantes » (Politiques, III, 11, 1281 b, cité p. 135), exigent « expérience [et] technique » (Politiques, VI, 2, 1317 b, cité p. 137). Elles ne peuvent être confiées aux citoyens ordinaires pris individuellement (et Aristote n’envisage pas qu’elles soient exercées en groupe). Par exemple, les stratèges doivent avoir l’expérience de l’armée et la connaissance de l’organisation et de la stratégie militaire. C’est sur la base de ce savoir qu’ils sont élus et qu’ils prennent des décisions aux dimensions indéniablement politiques, avec des conséquences politiques majeures pour leur cité.

Il semble bien ici que la décision politique requière, pour être prudente, de s’adosser à une technique. Non pas la technique de conseillers qui, étant esclaves, sont exclus du domaine politique,[8] mais la technique du gouvernant : dans le cas de certaines magistratures au moins, le critère de la maîtrise technique ou du savoir semble bien être un critère d’accès au pouvoir, requis pour son exercice légitime. (Pour faire écho à la discussion précédente, le critère du pouvoir n’est pas ici sujet à débat : la masse doit élire le magistrat qui a la plus grande maîtrise technique, qui le qualifie pour exercer sa fonction.)

J.-M. Narbonne le souligne (p. 135), le recours à des experts pour la gestion de certaines affaires politiques ne met pas nécessairement à mal le principe démocratique d’égalité ni l’idéal démocratique qui traverse les Politiques, III, 11 : la masse désigne les magistrats les plus importants, ceux-ci ne concentrent pas tous les pouvoirs. Il demeure néanmoins que la séparation entre la sphère apolitique de l’expertise, d’une part, et le domaine politique, d’autre part, où aucun critère correct n’est identifiable, ni l’expertise ni la vertu, qui légitimerait la détention et l’exercice du pouvoir, n’est pas aussi nette qu’il y paraît dans le texte d’Aristote.

2. Délibération et sommation : quelle sagesse de la masse ?

Sagesse cumulative et idéal démocratique chez Aristote contient des passages captivants sur la liberté de parole dans l’Athènes ancienne, qui montrent que le chahut de l’assemblée, loin d’être assimilé à un dangereux trouble populaire, y passait pour un signe de vitalité démocratique — quand le vote en silence était, lui, perçu comme caractéristique des régimes tyranniques (p. 160-161). J.-M. Narbonne s’appuie notamment sur ces pratiques bien attestées de la démocratie athénienne pour suggérer qu’Aristote, dans les Politiques, III, 11, décrit à travers la sommation des jugements un processus de délibération d’un genre particulier. C’est sur cette interprétation que je voudrais à présent revenir.

1) A-t-on affaire à une délibération dans les Politiques, III, 11 ?

Dans les Politiques, III, 11, Aristote dit en fait très peu sur le processus cumulatif lui-même. Il ne précise pas comment la sommation fonctionne. Il procède plutôt par comparaisons : il compare la sommation des opinions avec un banquet, où chacun apporte un plat à partager avec tous ; avec un corps aux membres multipliés ; avec le jury d’un concours artistique ; enfin avec la peinture d’un portrait à partir des traits de personnes différentes. (Telle que je la comprends, cette dernière comparaison suggère que chaque exemplaire — nez, yeux, bouche — est plus beau dans la nature, mais que le portrait peint, ici équivalent de la masse, est plus beau en tant qu’il rassemble des traits qui sont naturellement épars.)

Ces rapprochements suggèrent un processus d’addition d’éléments qui, mis ensemble, forment un tout. La sommation consisterait donc à collecter différents avis pour en obtenir finalement un seul. Cependant, Aristote ne fait jamais explicitement référence à un processus de dialogue, d’échange de perspectives, d’information et d’arguments, de révision des opinions, bref, à un processus délibératif. En fait, on comprend en lisant J.-M. Narbonne (p. 163-164) que vouloir voir un tel processus à l’oeuvre dans les Politiques, III, 11 revient à y projeter une conception contemporaine, anachronique, de la délibération comme processus collectif d’échange de raisons. J.-M. Narbonne rappelle que, pour Aristote, la délibération est d’abord un raisonnement ou un calcul individuel, qui n’induit pas nécessairement une discussion avec d’autres. D’après lui, une délibération a donc bien lieu dans les Politiques, III, 11, malgré l’absence de mention explicite, mais une délibération individuelle et intérieure. Et c’est cette délibération, combinée à la diversité des capacités et des vertus en présence, qui permet d’aboutir à une décision collective supérieure à celle qu’aurait prise un petit groupe d’hommes vertueux.

Si je comprends bien le processus de sommation, ce qui est décrit est donc la création d’un jugement collectif à partir de l’addition de raisonnements individuels. Même si une délibération a lieu, elle ne consiste pas en l’enrichissement des perspectives et des arguments de chaque participant grâce à la prise en considération et à la discussion des perspectives et des arguments des uns et des autres. Chacun délibère de façon individuelle, à partir de sa perspective propre et en fonction de ses capacités propres ; et de la somme de ces délibérations individuelles, résulte une décision collective. Il peut sembler, à cette lumière, que les historien·nes et théoricien·nes de la délibération, comme Bernard Manin ou Melissa Lane,[9] qui voient dans les Politiques, III, 11 la description d’une sommation à partir d’une diversité, plutôt que l’esquisse d’une délibération, sont plus près du texte, sinon des pratiques de la démocratie athénienne, que les lectures qui repèrent dans ce passage un argument annonçant la démocratie délibérative.

2) L’objection du patchwork

Je voudrais pour terminer avancer une objection interne à la thèse d’Aristote, qui point me semble-t-il dès lors qu’on admet que les Politiques, III, 11 décrivent une sommation de talents et de vertus plutôt qu’une délibération collective. Les comparaisons qu’utilise Aristote pour éclairer le processus de sommation visent en effet à suggérer, ou bien que la quantité démultiplie l’efficacité (le corps aux membres multiples, le repas collectif), ou bien que le nombre n’empêche pas une forme d’unité (le jury, le corps). On peut se demander cependant si la diversité des capacités ou des vertus ainsi additionnées suffit à produire une unité efficace et, en l’occurrence, à mener à une décision cohérente.

Les membres d’un jury artistique ayant à évaluer un poème ou un morceau de musique sont divers, et évaluent divers aspects de l’oeuvre ; si bien que, « par accumulation », tous jugent le tout, analyse J.-M. Narbonne (p. 102). On peut cependant se demander si le fait qu’un juré juge, par exemple, du rythme du poème quand l’autre s’intéresse à ses figures de style suffit réellement à produire un jugement unifié sur le poème dans son ensemble. On ne voit pas ce qui, dans le processus de la sommation, permet l’unification des jugements épars : ils sont accumulés, mais pas rendus cohérents. Si le poème est parfaitement rythmé, mais s’appuie sur des figures éculées, comment le jury arbitrera-t-il ? Une délibération interpersonnelle semble nécessaire pour parvenir à un avis unifié, or, comme le montre J.-M. Narbonne, ce n’est pas ce processus que décrit Aristote dans les Politiques, III, 11. La même remarque vaut pour les autres comparaisons. L’image d’une multiplicité de bras, de pieds et d’yeux renvoie à un corps à la fois difforme et susceptible de mouvements divers et possiblement contradictoires : il manque un principe unificateur qui donne sa direction au corps, et l’addition des membres ne suffit pas à cette unité, au contraire. De même, il faut un art de l’assemblage pour que le portrait puisse prétendre à la beauté : même si Jean-Marc a les plus beaux sourcils et que j’ai les plus beaux yeux dans la nature, il ne s’ensuit pas que leur association en un portrait par l’artiste produise mécaniquement, par sommation, la plus grande beauté peinte. Au contraire, un tel portrait a toutes les chances d’être dysharmonieux.

Suivant cette objection du patchwork, la sommation des perspectives, des intelligences et des vertus ne suffit pas à produire une décision politique supérieure : on ne voit pas ce qui, dans le mécanisme de la sommation, garantirait l’unité de cette décision. Une règle de majorité, dira-t-on ? Mais alors, on change de modèle : au lieu de jugements partiels qui se complètent pour former un jugement total, on aurait affaire à des jugements partiels qui se présentent comme des jugements sur le tout (le poème est bon/le poème est mauvais) et dont la somme indique la direction à prendre. Ce n’est pas, apparemment, le phénomène qu’Aristote décrit dans ce chapitre décidément énigmatique des Politiques.