Corps de l’article

1. Introduction[1]

Depuis la publication de deux articles fondateurs en 1992, Jerome Wakefield a contribué abondamment aux débats de la philosophie de la psychiatrie portant sur le concept de trouble. Il a été largement cité, a publié une quantité importante d’articles pour des revues scientifiques et a contribué aux discussions conceptuelles sur le trouble dépressif qui ont eu lieu pendant l’élaboration de la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique (DSM).[2] L’ouvrage Defining Mental Disorders : Wakefield and His Critics, paru en février 2021, indique la pertinence actuelle des idées de Wakefield. Dans cet ouvrage, il défend — face aux critiques issues principalement de philosophes de la psychiatrie — l’analyse HD (harmful dysfunction) formulée en 1992 à savoir l’analyse conceptuelle du trouble mental selon laquelle un état est un trouble si et seulement s’il est une dysfonction préjudiciable. Les critiques évoquées ciblent l’analyse conceptuelle (en général) qui en est la méthode, la démarcation entre normal et pathologique qui en est un but, ou le critère descriptif de l’analyse (la dysfonction) ou encore le critère évaluatif (le préjudice).[3] Tout en illustrant la pertinence actuelle de Wakefield, cet ouvrage pousse à sa limite l’analyse conceptuelle qu’il soutient.

La contribution de Thomas Szasz aux débats philosophiques sur la psychiatrie est, elle aussi, considérable. Son ouvrage le plus cité, le Mythe de la maladie mentale, est publié en 1961 alors que la psychiatrie américaine est à l’aube d’une crise de légitimité. Dans cet ouvrage, Szasz argue que le concept de trouble ne s’applique qu’aux pathologies corporelles, alors que le trouble mental est quant à lui seulement une étiquette stigmatisante.[4] À l’aide de cette conception des troubles, Szasz conclut que la psychiatrie est distincte de la médecine et qu’elle est illégitime. La conception szaszienne des troubles est encore aujourd’hui abondamment discutée par les philosophes de la psychiatrie. Un de leurs objectifs est d’élaborer une conception du trouble mental qui n’implique pas la conclusion szaszienne selon laquelle la psychiatrie est illégitime : c’est le défi szaszien. La publication, en 2019, d’un ouvrage consacré à sa pensée, Thomas Szasz : An Appraisal of His Legacy, illustre sa pertinence actuelle.

Wakefield croit être en mesure de relever le défi szaszien.[5] Pour ce faire, il assure que les troubles mentaux ne sont pas sujets aux reproches que leur adresse Szasz. Sa stratégie pour relever ce défi est de formuler des barrières rigides au concept de trouble mental.[6] Une telle stratégie est largement utilisée pour relever le défi szaszien. Elle s’avère toutefois affaiblie par les critiques qui montrent que ces barrières sont poreuses plutôt que solides. Si ces critiques ont raison, la stratégie mise en place par Wakefield ne serait d’aucune aide pour relever le défi szaszien.

Dans ce contexte, le présent texte soutiendra qu’une stratégie n’impliquant pas de délimiter rigidement le trouble est préférable pour relever le défi szaszien. Pour ce faire, la section 2 présentera le défi szaszien et quelques stratégies ayant été employées pour le relever, dont l’analyse HD de Wakefield. Cette section contribuera à expliciter un objectif sous-jacent de la littérature sur l’analyse conceptuelle des troubles. La section 3 montrera, à l’aide de deux critiques récentes, celles de Forest et de Garson, que la stratégie de Wakefield est vulnérable au problème de l’indétermination, soit la difficulté à distinguer les dysfonctions des états fonctionnels apparentés. Cette section permettra d’actualiser les débats concernant l’analyse HD proposée par Wakefield à la lumière des plus récentes discussions. Enfin, la section 4 présentera une stratégie qui contourne le problème de l’indétermination et pourrait s’avérer préférable pour relever le défi szaszien.

2. Le défi szaszien

Bien que Wakefield soit le point focal de cet article, le défi szaszien demeure le même, que ce soit Wakefield ou non qui tente de le relever. L’accent mis sur la stratégie employée par Wakefield, justifié par le fait que son analyse est la plus discutée en philosophie et dans la littérature scientifique, n’est que méthodologique. Cette décision méthodologique ne réduit pas la portée des recommandations avancées qui demeurent valables pour quiconque désire relever le défi szaszien. Même si cela est un objectif d’un grand nombre de contributions philosophiques, ce n’est pas toujours explicité systématiquement. La nature du défi szaszien nécessite alors d’être clarifiée préalablement.

2.1 La conception szaszienne des troubles

Szasz critique la psychiatrie en formulant une conception — au sens d’analyse conceptuelle — des troubles mentaux et somatiques. Selon cette conception, les troubles mentaux appartiennent à une catégorie ontologique distincte des troubles somatiques.[7] Pour Szasz, le trouble somatique est un concept médical, référant à un état pathologique : « strictement parlant, les pathologies ou les troubles ne peuvent affecter que le corps ».[8] Un exemple de trouble somatique donné par Szasz est la neurosyphilis. Cet état causé par une pathologie démontrable est un trouble cérébral comparable aux troubles affectant d’autres organes corporels.[9] Szasz attribue à « pathologie » le sens virchowien de lésions histopathologiques.[10] Les troubles somatiques sont donc des états pathologiques issus de lésions observables.[11]

À l’opposé, le trouble mental est un concept social, éthique et politique. Sa composante sociale est illustrée par des exemples actuels ou passés de troubles mentaux tels que la drapetomanie,[12] l’anorgasmie féminine, l’alcoolisme, l’hystérie et l’homosexualité.[13] Pour Szasz, ces états ne sont pas véritablement des troubles, puisqu’aucune pathologie n’en est la cause. Les considérer comme tels relève au mieux de la métaphore, au pire d’une erreur.[14] Les troubles mentaux sont plutôt des états médicalisés, c’est-à-dire des entités non médicales — pensée, comportement ou fait social — traitées erronément comme des entités médicales.[15] Puisque le concept de trouble mental ne décrit pas des pathologies, il ne saurait décrire des troubles dans le même sens que le concept de trouble somatique. Les troubles somatiques et mentaux sont donc de natures distinctes : le trouble somatique est un état pathologique alors que le trouble mental est un état médicalisé.

La conséquence de cette distinction entre troubles mentaux et somatiques est que la psychiatrie n’est pas une discipline médicale. Puisque l’objet de la psychiatrie, le trouble mental, n’est pas un état pathologique, cette discipline n’est pas véritablement médicale. La conception szaszienne des troubles s’appuie ainsi sur la négation de deux thèses interreliées : « les troubles mentaux sont de vrais troubles, et la psychiatrie est une discipline authentiquement médicale ».[16]

L’enjeu découlant de cette double négation est la légitimité de la psychiatrie : si les troubles mentaux ne sont pas véritables comme les troubles somatiques et que la psychiatrie n’est pas une discipline médicale, alors cette discipline est illégitime.[17] Affirmer que les troubles mentaux ne sont pas des vrais troubles conduit alors au rejet de « la légitimité médicale des interventions psychiatriques volontaires ».[18] Sans légitimité médicale, « les psychiatres diagnostiquent des troubles sans lésions [et] traitent les patient·e·s sans justification ».[19] La conséquence de la conception szaszienne des troubles, où les troubles mentaux sont différents des troubles somatiques, est que les interventions psychiatriques ne sont pas des traitements légitimes. Ces interventions auraient alors plus en commun avec les thérapies de conversion pour les homosexuel·le·s, par exemple, qu’avec l’immunothérapie, parce qu’elles cherchent à corriger des états médicalisés plutôt que de véritables troubles. Si les états actuellement considérés comme des troubles mentaux sont de même nature que la masturbation, la drapetomanie et l’homosexualité, leur « traitement » thérapeutique ou pharmacologique n’a rien de médical ni de légitime. L’opposition que dresse Szasz entre troubles mentaux et somatiques lui permet de conclure que la psychiatrie est illégitime.

2.2 Stratégies pour relever le défi szaszien

Pour un bon nombre de psychiatres et de philosophes de la psychiatrie, la conclusion selon laquelle la psychiatrie n’est pas légitime doit être écartée : c’est là le défi szaszien.[20] Pour écarter cette conclusion, une manière de procéder est de montrer que les troubles mentaux et somatiques ne sont pas aussi différents que le laisse croire Szasz. Minimiser cette différence permettrait d’éviter la conclusion selon laquelle la psychiatrie n’est ni médicale ni légitime, puisque c’est sur la relation entre troubles mentaux et somatiques que s’appuie la critique szaszienne de la légitimité médicale de la psychiatrie.

Une stratégie possible pour minimiser la différence entre troubles mentaux et somatiques est de montrer que les troubles mentaux sont, comme les troubles somatiques, des états pathologiques. Plusieurs psychiatres ont justement argué que la conception szaszienne des troubles mentaux a été réfutée par les découvertes d’anormalités pathologiques causant les troubles mentaux. Les preuves scientifiques accumulées depuis les premiers textes szasziens sur les causes physiques des troubles mentaux montreraient que plusieurs d’entre eux — la schizophrénie, la dépression, les troubles obsessifs et les troubles paniques — sont en réalité causés par des pathologies somatiques.[21] Les troubles mentaux étant désormais des états pathologiques démontrés, comme les troubles somatiques, il ne serait alors pas possible de conclure que la psychiatrie est illégitime. Affirmer, à l’aide de preuves scientifiques, que les troubles mentaux sont pathologiques au même titre que les troubles somatiques a été une première stratégie employée pour relever le défi szaszien.

L’analyse conceptuelle du trouble a constitué une autre stratégie visant à minimiser la différence entre troubles mentaux et somatiques. En montrant que le concept de trouble mental est comparable au concept de trouble somatique, cette stratégie permettait d’éviter la conclusion szaszienne selon laquelle la psychiatrie n’est pas une discipline médicale légitime.[22] L’emploi de cette stratégie remonte au travail définitionnel effectué par Spitzer et Endicott lors de l’élaboration du DSM-III dans les années 1970.[23] En définissant rigoureusement le concept de trouble mental, Spitzer et Endicott cherchaient à dresser une barrière entre les états médicalisés et les véritables troubles mentaux.[24] Délimiter clairement les troubles mentaux des états médicalisés à l’aide d’une analyse conceptuelle a été une seconde stratégie employée pour relever le défi szaszien.

Relever le défi szaszien est l’un des objectifs généraux des analyses conceptuelles du trouble proposées depuis le travail de Spitzer et Endicott.[25] Christopher Boorse, par exemple, est l’un de ceux et celles qui ont formulé une analyse conceptuelle pour répondre au défi szaszien. Boorse accepte l’idée szaszienne selon laquelle les troubles mentaux et somatiques doivent être comparables pour que la psychiatrie soit légitime.[26] Son analyse, dite biostatistique, stipule que le trouble est la dysfonction d’une partie d’un organisme. Ce concept de trouble dresserait une barrière entre les troubles mentaux et les états médicalisés en maintenant que seuls les premiers sont dysfonctionnels. Les troubles mentaux et somatiques seraient dès lors deux types d’états dysfonctionnels moins différents que ce que prétend Szasz, ce qui permettrait d’éviter la conclusion selon laquelle la psychiatrie est illégitime.

2.3 L’analyse HD de Wakefield

Relever le défi szaszien est un objectif central de l’analyse conceptuelle proposée par Wakefield.[27] Cet objectif a un statut particulier puisque, selon Wakefield, écarter l’antipsychiatrie szaszienne est une « condition sine qua non » de toute analyse conceptuelle.[28] Il cherche à éviter la conclusion selon laquelle la psychiatrie est illégitime : « A requirement of any successful account of mental disorder — and thus of any account of medical disorder that encompasses mental disorder — is that it responds to the Szaszian type of antipsychiatric attack on psychiatry’s legitimacy as a medical discipline ».[29] Wakefield croit qu’une analyse conceptuelle montrant que les troubles mentaux sont une catégorie de troubles médicaux permettrait de préserver la légitimité médicale de la psychiatrie.

L’analyse conceptuelle employée par Wakefield pour relever le défi szaszien est l’analyse HD. Cette analyse inspirée de la définition initiale de Spitzer et Endicott propose que « trouble » soit considéré comme un concept hybride comprenant un critère descriptif (dysfunction) et un critère évaluatif (harmful).[30] Le critère descriptif, la dysfonction, est l’incapacité d’un mécanisme à accomplir la fonction naturelle pour laquelle il a été sélectionné.[31] La fonction naturelle, interprétée à partir d’un cadre évolutionniste, réfère aux mécanismes sélectionnés en raison de leurs effets bénéfiques sur la capacité adaptative (fitness) de l’organisme.[32] Quant au critère évaluatif, il stipule que la dysfonction doit causer préjudice à l’individu sous les circonstances environnementales présentes et selon les standards culturels présents.[33] Le critère évaluatif ainsi défini signifie que les états jugés socialement préjudiciables, mais subjectivement désirables, comme l’infertilité d’un·e patient·e ne désirant pas d’enfants, sont quand même considérés comme des préjudices.[34] Les préjudices causés par l’ostracisation sociale ne sont quant à eux pas inclus dans ce critère.[35] Selon l’analyse de Wakefield, un trouble est une dysfonction préjudiciable et, conséquemment, un trouble mental est un état résultant de l’échec d’un mécanisme mental à effectuer sa fonction et causant préjudice ou privation de bénéfices à un individu.

Wakefield privilégie une analyse conceptuelle hybride, comportant un critère descriptif et un autre, évaluatif, afin d’éviter les difficultés des analyses naturalistes et normativistes des troubles. Selon l’analyse naturaliste, le concept de trouble réfère à un état pathologique distinct de l’état normal.[36] La difficulté de l’analyse naturaliste réside dans la démarcation entre les troubles et les états seulement dysfonctionnels. Certaines anomalies bénignes ne constituent pas des troubles, même si elles sont dysfonctionnelles. Wakefield emploie l’exemple de Typhoid Mary, la première porteuse asymptomatique de la fièvre typhoïde reconnue, pour montrer que le critère descriptif n’est pas suffisant.[37] Des tests médicaux avaient déterminé que des bactéries causant la fièvre typhoïde se répliquaient à l’intérieur de la patiente. Néanmoins, l’intuition des médecins de l’époque était d’affirmer qu’elle n’était pas malade, mais en santé. Cet exemple permet à Wakefield d’illustrer la nécessité d’une composante évaluative pour compléter la composante factuelle de l’analyse. Une analyse du trouble doit ainsi comporter un critère évaluatif afin de distinguer les troubles des situations seulement dysfonctionnelles.[38] L’analyse normativiste suggère quant à elle que le concept de trouble mental relève d’un jugement de valeur. Elle rencontre la difficulté de distinguer les troubles des états seulement dévalués. Si tous les troubles proviennent de valeurs, alors il n’existe aucune différence entre des états comme la drapetomanie et la schizophrénie.[39] Les deux états constituent de la même manière des troubles puisqu’ils sont tous deux évalués négativement. Wakefield croit qu’une distinction conceptuelle est nécessaire pour distinguer les troubles mentaux des états jugés dans le passé comme des troubles, tels la drapetomanie, et des états normaux dévalués, comme la tristesse suivant un deuil. Le critère de dysfonction est ce qui permet à Wakefield d’affirmer que la drapetomanie et la tristesse ne sont pas des troubles, puisque ces états ne sont pas le résultat d’une dysfonction.

3. Wakefield face au problème de l’indétermination

L’analyse HD proposée par Wakefield mise sur le critère de dysfonction pour relever le défi szaszien. Par ce critère, cette analyse doit être en mesure de distinguer les véritables troubles mentaux des états médicalisés, en montrant que les premiers sont comparables aux troubles somatiques. La barrière entre troubles et états médicalisés établie par la dysfonction permettrait alors de préserver la légitimité médicale de la psychiatrie. Pour relever le défi szaszien, le critère de dysfonction doit donc être en mesure d’établir une telle barrière.

Une difficulté menace toutefois l’analyse HD : c’est le problème de l’indétermination. Ce problème affecte les conceptions ne démarquant pas clairement les troubles et les états normaux, de sorte que le statut de trouble de plusieurs états demeure indéterminé.[40] Dans le cadre de l’analyse HD et des autres analyses s’appuyant sur le concept de dysfonction, comme celle de Boorse, le problème consiste à distinguer les états dysfonctionnels des états fonctionnels apparentés.

L’ouvrage Defining Mental Disorders offre la chance d’évaluer la capacité de l’analyse HD à écarter le problème de l’indétermination à la lumière des plus récentes discussions sur cette analyse. Dans cet ouvrage, Denis Forest et Justin Garson affirment respectivement que les simples différences et les adaptations en contexte de disparité développementale sont des états apparentés aux dysfonctions qui reconduisent le problème de l’indétermination. Selon eux, de tels états fonctionnels sont jugés à tort comme des troubles mentaux. Ces deux types d’états fonctionnels posent un défi à l’analyse HD qui ne bénéficie plus d’une barrière rigide entre états dysfonctionnels (troubles) et fonctionnels (états médicalisés), distinction nécessaire pour relever le défi szaszien. L’enjeu est la possibilité qu’un grand nombre d’états considérés comme des troubles mentaux ne soient pas dysfonctionnels. À la lumière de ces critiques récentes, l’analyse HD ne serait pas en mesure de relever le défi szaszien.

3.1 Dysfonctions et simples différences

Forest identifie deux enjeux de l’analyse HD à partir du cas de l’autisme.[41] Le premier enjeu est descriptif. Forest avance que la dysfonction qu’on trouve dans les principales théories de l’autisme n’est pas la dysfonction de l’analyse HD. Ces théories emploieraient un concept évaluatif et systémique de dysfonction plutôt qu’un concept descriptif et évolutionniste comme celui de l’analyse HD.

Le second enjeu reconnu par Forest provient de l’opposition entre deux conceptions de l’autisme. Selon la théorie principale de l’autisme, cet état est causé par la dysfonction d’un mécanisme psychologique.[42] Le mécanisme en question, la cohérence centrale, serait un mécanisme de traitement de l’information qui permet d’organiser différents éléments disparates en un tout, de construire des réseaux d’informations et de mémoriser des motifs complexes.[43] L’autisme serait causé par la défaillance de ce mécanisme et constituerait, selon cette théorie et en concordance avec l’analyse HD, un trouble mental et une dysfonction préjudiciable. S’y oppose la théorie des styles cognitifs selon laquelle le traitement de l’information propre aux autistes est simplement différent du traitement de l’information neurotypique[44] sans être dysfonctionnel.[45] Cette théorie s’appuie sur les avantages associés au style autistique de traitement de l’information. Ce dernier serait plus adapté pour exécuter différentes tâches nécessitant la perception des détails et la mémoire en raison de la capacité à faire abstraction du contexte et à résister aux illusions. Selon cette théorie et en concordance avec l’analyse HD, l’autisme serait issu d’une différence plutôt que d’une dysfonction et ne serait pas un trouble. Forest soutient comme plausible cette théorie décrivant l’autisme comme une simple différence plutôt qu’une dysfonction.[46]

Pour rejeter la possibilité que l’autisme soit issu d’une simple différence, Forest croit qu’il faut s’appuyer sur des jugements évaluatifs.[47] Parmi ceux-ci, on compte le postulat selon lequel le fonctionnement cognitif normal implique un mécanisme de cohérence centrale.[48] Or, de concevoir ainsi un mécanisme de pensée « normal », intrinsèquement plus « adaptatif », dépend de postulats évaluatifs concernant le fonctionnement normal.[49] Sans une conception évaluative, il n’est pas possible de conclure que l’autisme est un trouble et d’écarter la théorie des styles cognitifs. Or, la dysfonction de l’analyse HD se veut entièrement descriptive, sans jugements évaluatifs. Elle ne permet donc pas d’écarter la théorie des styles cognitifs. Il est dès lors plausible que l’autisme soit un état normal jugé à tort comme dysfonctionnel : le problème de l’indétermination — l’impossibilité de déterminer si l’état est dysfonctionnel ou non — sape la visée de l’analyse HD à distinguer les troubles des états normaux.

S’il n’est pas possible pour l’analyse HD d’écarter le problème de l’indétermination, alors cette analyse ne permet pas de relever le défi szaszien. Une analogie avec le cas de l’homosexualité permet d’illustrer l’enjeu découlant de ce problème. D’un côté, l’antipsychiatrie et les groupes militants soutenaient que l’homosexualité était une simple différence d’orientation sexuelle, alors que, de l’autre, l’Association américaine de psychiatrie prétendait que l’homosexualité était un trouble issu d’une dysfonction du mécanisme d’orientation sexuelle.[50] L’analyse HD prédit avec justesse que le camp croyant que l’état est dysfonctionnel le qualifie de trouble et que le camp croyant qu’il n’est qu’une simple différence ne qualifie pas l’état de trouble. Elle ne permet toutefois pas de déterminer si l’état est en réalité dysfonctionnel ou non. Tout comme cette analyse n’aurait pas permis de trancher lors des débats sur l’homosexualité, elle ne le permet pas dans le cas de l’autisme, qui demeure de manière plausible un état normal issu d’une simple différence considérée à tort comme un trouble. En raison de cette indétermination, l’analyse HD ne peut éliminer la possibilité que certains troubles soient des états médicalisés et elle ne peut relever le défi szaszien.

Pour éviter ce problème, Wakefield avance que le statut de l’autisme n’est pas indéterminé, position qu’il avait défendue auparavant.[51] Dans sa réponse à Forest, il argumente que l’autisme est manifestement issu d’une dysfonction et est correctement interprété comme un trouble. Il maintient que la cohérence centrale est une fonction naturelle et que son absence est une dysfonction.[52] Pour justifier cette interprétation, Wakefield soutient que les avantages associés à l’autisme sont accidentels et minimes en comparaison avec ses désavantages graves.[53]

Wakefield avance d’abord que les avantages accidentels, comme la résistance aux illusions, associés à l’autisme, n’empêchent pas cet état d’être dysfonctionnel. Des avantages accidentels ne transforment pas la dysfonction d’un mécanisme en une simple différence.[54] Wakefield rappelle que des troubles comme la variole des vaches ont aussi des effets positifs accidentels comme d’immuniser contre la variole et que ceux-ci ne transforment pas le trouble en simple différence[55]. Il maintient ainsi que l’autisme est un état dysfonctionnel malgré ses avantages accidentels. Il avance ensuite que la défaillance du mécanisme de cohérence centrale est dysfonctionnelle parce qu’elle est associée à des désavantages graves.[56] La défaillance de ce mécanisme mènerait à des confrontations inutiles avec la police, à l’emprisonnement ou à la mort par noyade.[57] En vertu de ces désavantages, la défaillance ne saurait être interprétée comme une simple différence. En défendant que l’autisme n’est pas indéterminé, mais clairement un cas de trouble, Wakefield croit éviter l’indétermination et préserver la capacité de son analyse à relever le défi szaszien.[58]

La réponse de Wakefield présente néanmoins des lacunes importantes : les « désavantages graves » mobilisés par Wakefield ne sont pas clairement associés à un mécanisme dysfonctionnel. Le premier désavantage mobilisé par Wakefield, le taux plus élevé d’arrestation des autistes, pourrait être attribuable au contexte social plutôt qu’à un mécanisme défaillant. Wakefield cite d’ailleurs l’article « Why police need training to interact with people on the spectrum » qui attribue les confrontations policières au manque d’entraînement du corps policier.[59] Le taux plus élevé d’arrestations chez les autistes serait attribuable à la formation policière lacunaire plutôt qu’à un mécanisme dysfonctionnel. La cause de ce taux élevé serait comparable à celle du taux plus élevé d’arrestations des personnes noires, c’est-à-dire des biais sociaux affectant le travail policier.[60] Le désavantage mentionné par Wakefield est donc difficilement attribuable à un mécanisme dysfonctionnel. Le second désavantage grave, les noyades d’autistes, ne semble pas non plus attribuable à la dysfonction d’un mécanisme. Les articles de journaux cités par Wakefield mentionnent des noyades d’autistes sans lier le drame à leur état ni affirmer que les autistes ont un taux plus élevé de noyade. Il n’y a aucune raison de croire, à la lumière du texte de Wakefield, que les noyades sont plus fréquentes chez les autistes et qu’elles sont attribuables à un quelconque dysfonctionnement. Sans association entre l’état et la conséquence, il n’est pas évident que ce soit un désavantage. Autrement dit, des cas isolés de noyades, que l’on peut retrouver chez différents groupes sociodémographiques, ne constituent pas une preuve qu’un mécanisme est dysfonctionnel pour un groupe particulier.

À moins d’être convaincu par Wakefield que ces deux désavantages constituent une preuve qu’un mécanisme est dysfonctionnel pour l’autisme, son statut dysfonctionnel demeure indéterminé. L’interprétation selon laquelle l’autisme est issu d’une différence demeure plausible malgré la défense qu’apporte Wakefield, et l’analyse HD n’est d’aucune utilité pour trancher ce débat. À sa défense, Wakefield croit que les cas d’indétermination devront être résolus empiriquement dans l’avenir.[61] Même si cette conjecture pourra un jour écarter le problème de l’indétermination, celui-ci persiste dans l’immédiat. À la lumière des connaissances actuelles, il est plausible que l’autisme et d’autres états considérés comme des troubles soient en réalité des états issus de simples différences plutôt que de dysfonctions comme l’étaient la drapetomanie et l’homosexualité. Prévoir une résolution future du problème ne l’écarte pas : la possibilité persiste que l’autisme soit un état médicalisé plutôt qu’un état dysfonctionnel. En raison de ce problème, l’analyse HD n’est pas en mesure de relever le défi szaszien.

3.2 Dysfonctions et disparités développementales

Garson montre que les états issus d’une disparité développementale peuvent être jugés à tort dysfonctionnels. Une disparité développementale est la différence entre l’environnement de développement et l’environnement adulte d’un organisme causant l’expression d’un phénotype sous-optimal.[62] Ces disparités sont possibles en raison de la plasticité développementale, c’est- à-dire l’expression de gènes en phénotypes distincts. L’exemple mobilisé par Garson est celui des daphnies qui ont la possibilité de développer un trait favorisant la résistance aux prédateurs. En contrepartie, ce trait nuit à leur mobilité. Le trait est exprimé lorsque les daphnies se développent dans un environnement comportant des prédateurs. Si le trait est exprimé et que les daphnies adultes vivent dans un environnement sans prédateurs, alors le trait nuit à leur mobilité sans procurer d’avantages : le désavantage provient d’une disparité développementale. Ce trait désavantageux exprimé chez les daphnies pourrait être confondu avec une dysfonction. Or, puisque ce trait a été sélectionné par l’évolution et s’exprime conformément avec sa fonction naturelle, il n’est pas dysfonctionnel.

Garson maintient qu’il est plausible, d’un point de vue biologique, que certains états interprétés comme des troubles soient issus de mécanismes adaptatifs, d’une disparité développementale, plutôt que d’une dysfonction, et qu’ils soient conséquemment interprétés à tort comme des troubles.[63] Il donne en exemple les troubles anxieux. Ceux-ci pourraient être causés par des mécanismes fonctionnels sélectionnés dans l’enfance pour leurs effets protecteurs, mais qui, à l’âge adulte, sont désavantageux. L’anxiété permettrait d’être plus vigilant envers les dangers et serait adaptative dans un environnement familial difficile durant l’enfance, mais inutile dans un environnement adulte dépourvu de ces dangers.[64] Les études empiriques montrant que les troubles anxieux chez les adultes sont associés à des environnements stressants dans l’enfance appuient l’interprétation de Garson.[65] À l’âge adulte, l’anxiété serait interprétée erronément comme le résultat d’une dysfonction alors qu’elle exprimerait une fonction naturelle. Garson croit que d’autres états considérés comme des troubles mentaux, comme l’hyperactivité et les troubles de conduite, sont plausiblement issus de disparités développementales plutôt que de dysfonctions.[66]

Face à une telle possibilité, deux avenues permettent de préserver le pouvoir prédictif de l’analyse HD qui maintient que seules les dysfonctions préjudiciables sont des troubles : ou bien les états issus de disparités développementales ne sont pas des troubles, ou bien les disparités développementales sont dysfonctionnelles et sont des troubles.[67] Si, au contraire, les états issus de disparités développementales ne sont pas dysfonctionnels, mais sont quand même des troubles, alors la capacité prédictive de l’analyse HD est sapée.[68] Selon Garson, chacun de ces deux argumentatifs est insatisfaisant pour contrer la possibilité que les troubles anxieux soient causés par une disparité développementale. Il rejette la première possibilité, à savoir que les troubles anxieux ne sont ni des dysfonctions ni des troubles, par manque de preuves sur le fait que les troubles anxieux ne sont pas des troubles même s’ils proviennent de mécanismes adaptatifs.[69] Le second — interpréter les troubles anxieux provenant de disparités développementales comme des dysfonctions et des troubles — a pour défi de localiser les dysfonctions sous-jacentes au trouble. Garson maintient que les troubles anxieux issus d’une disparité sont fonctionnels même s’ils ne sont pas adaptés à leur environnement actuel, alors cette alternative est aussi insatisfaisante.

Wakefield refuse la seconde option parce qu’elle conduit à la conception szaszienne selon laquelle les troubles mentaux sont des états fonctionnels médicalisés.[70] Il choisit plutôt la première : il affirme qu’en conformité avec l’analyse HD, les états s’avérant issus de disparités développementales ne seront plus jugés comme des troubles.[71] Selon lui, s’il était découvert que les troubles anxieux ne sont pas issus de dysfonctions, alors ces états ne seraient plus considérés comme des troubles. Pour soutenir cette prévision, Wakefield s’appuie sur le constat que les scientifiques et philosophes estimant que certaines situations sont des adaptations ne croient pas que celles-ci soient des troubles : pour Laing, la schizophrénie est une adaptation et non un trouble ; pour Nesse, la dépression est une adaptation et non un trouble ; pour les béhavioristes, les comportements pathologiques sont appris normalement et ne sont pas des troubles.[72] De ces exemples, Wakefield prédit que les personnes qui croient que certains états proviennent de disparités développementales plutôt que de dysfonctions affirmeront que ces états ne sont pas des troubles.

Wakefield se commet en choisissant cette première option pour préserver la capacité prédictive de l’analyse HD. En rappelant des travaux de philosophie expérimentale, il montre que les intuitions des scientifiques et philosophes sont conformes à l’analyse HD. Même si sa réponse préserve la capacité prédictive de l’analyse HD, elle ne résout pas entièrement la difficulté posée par les disparités développementales. Elle n’écarte pas la possibilité que les troubles anxieux soient dysfonctionnels ni qu’ils soient adaptatifs, et leur statut dysfonctionnel demeure donc indéterminé. Wakefield admet même que les troubles anxieux et plusieurs autres troubles consignés dans le DSM-5 sont, de manière plausible, issus de disparités et incorrectement considérés comme des troubles.[73] Il admet que la difficulté de distinguer entre les états fonctionnels issus de disparités et les dysfonctions mène à une ambiguïté qu’il n’est pas toujours possible de résoudre.[74] L’indétermination du statut dysfonctionnel de nombreux troubles est admise par Wakefield au fil de ses contributions à Defining Mental Disorders.[75]

L’enjeu réside dans le fait que de nombreux états ont un statut dysfonctionnel indéterminé, et que l’analyse HD ne fournit aucune aide pour résoudre ces cas. Parmi les cas indéterminés, Forest présentait l’autisme ; Garson présentait les troubles anxieux et suggérait les troubles de conduite et d’hyperactivité ; Wakefield admettait que de nombreux cas du DSM-5 l’étaient aussi. Parmi les états indéterminés du DSM-5, on peut compter par exemple la dépression, l’alcoolisme et le trouble dysphorique prémenstruel.[76] Ces états sont possiblement des états médicalisés jugés à tort comme des troubles mentaux en raison desquels la conclusion découlant du défi szaszien ne peut pas être écartée par l’analyse HD. Autrement dit, bien que Wakefield soit en mesure de préserver la validité conceptuelle de son analyse face aux critiques, il est forcé de laisser ouvert le problème de l’indétermination. Il est donc possible que certains états considérés comme des troubles mentaux soient des états médicalisés, et la conclusion selon laquelle la psychiatrie est illégitime n’est pas écartée. La stratégie de Wakefield, formuler une analyse conceptuelle distinguant les troubles mentaux des états médicalisés, se trouve ainsi dans l’incapacité de relever le défi szaszien.

4. Une nouvelle stratégie est-elle possible ?

Wakefield a pour objectif de relever le défi szaszien, et il entend le faire en montrant que les troubles mentaux et somatiques sont tous deux des états dysfonctionnels. Deux critiques ont toutefois montré que son analyse est affligée du problème de l’indétermination où plusieurs états sont possiblement considérés à tort comme des troubles. L’analyse HD ne permet pas de distinguer les dysfonctions des états apparentés — les disparités développementales et les simples différences — et ne peut donc dresser une barrière entre les troubles mentaux et les états médicalisés. En raison de l’indétermination, un grand nombre d’états considérés comme des troubles mentaux pourraient n’être en fait que des états médicalisés.

Dans ce contexte, deux avenues s’offrent à quiconque tente de relever le défi szaszien par une analyse conceptuelle s’appuyant sur la dysfonction. La première serait d’admettre les conclusions découlant du défi szaszien et d’accepter que certains troubles mentaux soient des états médicalisés. À moins d’être du côté de l’antipsychiatrie, cette alternative est peu enviable. Une seconde avenue est de développer une nouvelle stratégie, qui n’implique pas de dresser une barrière rigide entre troubles mentaux et états médicalisés, pour relever le défi szaszien. La présente section présente la fécondité de cette option.

4.1 Histoire du défi szaszien

Depuis les années 1960, plusieurs critiques ont tenté d’écarter la conception szaszienne des troubles. Ces critiques partageaient le même objectif que Wakefield : préserver la légitimité médicale de la psychiatrie face au défi szaszien. L’éventail de critiques adressées à Szasz depuis ses premiers ouvrages offre une source d’inspiration utile pour développer des stratégies permettant de relever ce défi. Deux stratégies ont principalement été employées pour minimiser la différence entre les troubles mentaux et somatiques et ciblaient la conception szaszienne des troubles mentaux ou celle des troubles somatiques.

La première stratégie, dite psychiatrique, rejette la conception szaszienne des troubles mentaux. Alors que Szasz soutient que ces troubles ne sont que des états médicalisés, cette stratégie consiste à affirmer que les troubles mentaux sont, comme les troubles somatiques, des états pathologiques issus d’une lésion. Kendell et Torrey, par exemple, ont employé une telle stratégie et affirmé que les pathologies à l’origine des troubles mentaux étaient en voie d’être découvertes.[77] En défendant l’idée que les troubles mentaux sont des états pathologiques, ces deux psychiatres niaient la différence entre troubles mentaux et somatiques. Si les troubles mentaux sont des états pathologiques causés par des lésions cérébrales, alors l’objet de la psychiatrie n’est pas différent de celui de la médecine ; la psychiatrie préserve sa légitimité médicale.

La seconde stratégie, dite somatique, minimise la différence entre troubles mentaux et somatiques en employant une méthode inverse : c’est la conception szaszienne des troubles somatiques qui est rejetée. Puisqu’elle rejette la conception szaszienne des troubles somatiques, elle porte le nom de « stratégie somatique ». Alors que Szasz défendait l’idée selon laquelle les troubles somatiques sont des états pathologiques causés par une lésion, la stratégie somatique stipule que cette conception des troubles somatiques est erronée. Pies soutenait que cette conception des troubles somatiques ne correspond pas à la conception médicale de ces troubles ;[78] Fulford affirmait que les troubles somatiques sont des états dévalués, où se jouent des valeurs implicites, plutôt que le simple résultat de lésions.[79] La stratégie somatique permettrait, comme pour la stratégie psychiatrique, de minimiser la différence entre troubles mentaux et somatiques afin de préserver le statut de discipline médicale légitime de la psychiatrie. Bien que la stratégie somatique partage le même but que la stratégie psychiatrique — défendre la fondation médicale de la psychiatrie — le chemin employé est à l’inverse, puisque cette stratégie réfute la conception szaszienne des troubles somatiques plutôt que celle des troubles mentaux.

La stratégie qu’emploie Wakefield pour relever le défi szaszien s’apparente aux stratégies psychiatriques. Wakefield veut montrer que les troubles mentaux sont, comme les troubles somatiques, une dysfonction préjudiciable et il cherche à rejeter la conception szaszienne qui dépeint les troubles mentaux comme des états médicalisés. La dysfonction, propriété des troubles somatiques, serait aussi une propriété des troubles mentaux. Or, sa stratégie nécessite qu’il soit possible de distinguer les états fonctionnels des états dysfonctionnels pour dresser une barrière entre troubles mentaux et états médicalisés. Ne permettant pas de dresser une telle barrière en raison du problème de l’indétermination, la stratégie psychiatrique de Wakefield échoue à relever le défi szaszien. Malgré ses tentatives pour montrer que ce problème ne se pose pas pour les troubles mentaux, il n’est pas en mesure de l’écarter complètement.

4.2 À la défense de la stratégie somatique

Szasz s’appuie sur la reconnaissance d’une différence entre les deux types de troubles pour conclure que la psychiatrie est illégitime. L’indétermination est alors un enjeu menant à la conclusion szaszienne seulement si elle constitue une différence entre troubles mentaux et somatiques. Plutôt que d’essayer en vain de montrer que les troubles mentaux ne sont pas sujets à l’indétermination, montrer que les troubles somatiques le sont également pourrait être une stratégie — de type somatique — permettant de minimiser la différence. Les troubles mentaux ne sont en effet pas distincts des troubles somatiques si les seconds sont sujets à l’indétermination. Employer une telle stratégie permettrait alors de minimiser la différence entre troubles mentaux et somatiques et d’éviter la conclusion szaszienne selon laquelle la psychiatrie est illégitime, sans devoir poser une barrière rigide entre états fonctionnels et dysfonctionnels.[80]

Pour mettre en action une telle stratégie, il faut montrer que l’indétermination caractérise aussi les troubles somatiques : il existe justement un grand nombre d’états médicaux qui ne sont pas, de manière plausible, issus de dysfonctions. Ceux-ci permettraient de montrer que les troubles somatiques ne sont pas différents des troubles mentaux puisqu’ils sont sujets aux mêmes difficultés. L’obésité est un premier exemple de cela.[81] Selon l’hypothèse principalement défendue dans la littérature, aucune dysfonction n’est à l’origine de l’obésité : cet état serait plutôt issu du fonctionnement normal de l’organisme dans un contexte de disparité environnementale.[82] L’obésité a toutefois été interprétée comme un trouble depuis les années 1990 et est encore aujourd’hui considérée par l’OMS comme un état anormal, handicapant et épidémique.[83] Comme pour l’autisme, des mouvements sociaux revendiquent que l’obésité est une différence saine plutôt qu’un trouble.[84] L’obésité constitue ainsi un exemple montrant que, même en médecine, la barrière entre dysfonction et fonction normale, entre trouble et état médicalisé, n’est pas toujours claire. Les maux de tête constituent un second exemple d’indétermination dans le domaine somatique. Les maux de tête dits à faible risque ne sont généralement pas issus de dysfonctions.[85] Ils sont plutôt des mécanismes normaux de réponse au stress, à la déshydratation ou à la fatigue. Même si les maux de tête ne sont pas toujours dysfonctionnels, ils constituent une catégorie de trouble.[86] Ils fournissent un second exemple d’état où le statut dysfonctionnel et celui de trouble semblent indéterminés. D’autres exemples comme la surdité et la haute pression peuvent aussi permettre de montrer que l’indétermination afflige les troubles somatiques.[87] De plus, d’autres enjeux d’indétermination comme les distinctions entre vieillissement normal et anormal, entre trouble et facteur de risque et entre traitement et amélioration, sont présents en médecine.[88] Mobiliser ces exemples d’états somatiques dont le statut dysfonctionnel est indéterminé et ces enjeux de la médecine permettrait de montrer que l’indétermination ne distingue pas les troubles mentaux des troubles somatiques, qui y sont également sujets.

Une raison conduisant à croire qu’une stratégie somatique soit efficace pour relever le défi szaszien est que les stratégies de ce type ont été par le passé les plus susceptibles d’y parvenir. La stratégie psychiatrique employée par Torrey et Kendell, par exemple, devait montrer que les troubles mentaux sont des états pathologiques causés par des lésions au même titre que les troubles somatiques. Ils avaient le fardeau de localiser les lésions cérébrales qui étaient à l’origine des troubles mentaux, tout comme Wakefield doit localiser les mécanismes mentaux dysfonctionnels. Or la démonstration de lésions en cause pour les troubles mentaux n’a pas été faite.[89] Leur stratégie n’a donc pas permis de minimiser la différence entre troubles mentaux et somatiques ni de relever le défi. À l’inverse, la stratégie somatique a connu un plus grand succès. Cette stratégie avait été employée entre autres par Pies et Fulford qui rejetaient la conception szaszienne des troubles somatiques. Le succès de leur critique peut être attesté par la difficulté qu’a eue Szasz à fournir une réponse convaincante à leurs critiques. Szasz n’a pas répondu à la critique de Pies et a rétorqué à Fulford en attribuant toutes les difficultés en médecine à « L’État thérapeutique », un présupposé politique injustifié et largement critiqué.[90] Ayant été historiquement préférable à la stratégie psychiatrique, la stratégie somatique pourrait s’avérer encore aujourd’hui plus apte à relever le défi szaszien.

4.3 Quelques problèmes potentiels

La stratégie somatique permet de minimiser la différence entre les troubles mentaux et somatiques en acceptant qu’une part d’indétermination se glisse au sein des deux catégories de troubles. Certaines conséquences découlant de cette stratégie expliquent toutefois qu’elle n’ait pas été retenue. D’abord, certains philosophes croient que cette stratégie ne permet pas de relever le défi szaszien.[91] Elle conduirait plutôt à la conclusion que tous les troubles, mentaux et somatiques, sont en réalité des états médicalisés : « cette stratégie semble mettre en doute le statut scientifique de toute la médecine plutôt que d’améliorer la crédibilité scientifique de la psychiatrie. Cela n’apaise pas, mais plutôt intensifie, les inquiétudes szasziennes à propos de la médicalisation des états normaux ».[92] Cette stratégie semble conduire à la conclusion que la médecine est aussi illégitime que la psychiatrie.

En réalité, la stratégie somatique n’implique pas nécessairement que la psychiatrie et la médecine soient illégitimes. Même si cette stratégie élargit le scepticisme szaszien à toute la médecine, le scepticisme qu’elle contient n’implique pas l’illégitimité. Au contraire, le scepticisme szaszien a souvent été présenté comme une forme saine de scepticisme : Fulford affirmait que « le scepticisme a une place importante en philosophie. […] Sans le scepticisme de Szasz et des autres, il n’y aurait pas de débats concernant les troubles mentaux ».[93] Douter également du statut de tous les troubles permet d’avoir un regard critique sur les pratiques actuelles, de reconnaître les biais dans la pratique et la théorie et d’établir une plus grande justice sociale pour les deux disciplines. C’est justement par la mise en doute des catégories diagnostiques que des états comme l’homosexualité ont été dépathologisés. Répondre sérieusement aux craintes évoquées par les sceptiques plutôt que de les ignorer est une étape essentielle pour que la psychiatrie soit plus scientifique.[94] Accepter l’indétermination ne conduit pas à considérer toutes les pratiques illégitimes, mais plutôt à adopter un scepticisme sain envers les troubles mentaux et somatiques. Par ailleurs, même si la stratégie somatique ne s’avère pas en mesure de relever le défi szaszien, cette faiblesse affligeait aussi les stratégies psychiatriques. Aucune stratégie ne serait dès lors capable de répondre au défi szaszien. L’impossibilité de relever ce défi ne peut pas constituer un critère pour préférer une stratégie à une autre.

Ensuite, même si la stratégie somatique permet de relever le défi szaszien en acceptant une part d’indétermination pour les troubles somatiques, elle nuirait à un autre objectif de l’analyse conceptuelle : celui de rendre compte de l’usage que font les professionnel.le.s du concept de trouble.[95] Si l’indétermination est acceptée, alors il n’est pas possible de rendre compte de certaines intuitions des professionnel·le·s, par exemple que la tristesse normale est différente des troubles dépressifs et que la stérilité est un trouble même pour une personne ne désirant pas d’enfants.[96] Une conception selon laquelle la dépression et la stérilité, comme beaucoup d’autres états, ne sont pas des troubles ne reflète pas l’usage du concept de trouble par les professionnel·le·s. Toutefois, rendre compte de l’usage n’est pas un objectif qui doive nécessairement être poursuivi. Cet objectif est même fondamentalement incompatible avec celui de relever le défi szaszien : formuler une conception qui permette de poursuivre ces deux objectifs en même temps n’est pas possible. Se projeter dans des époques antérieures de la psychiatrie permet de constater l’incompatibilité de ces deux objectifs. En cohérence avec l’analyse HD, les psychiatres des années 1800 croyaient que l’anorgasmie féminine, la drapetomanie et l’homosexualité étaient des troubles et des dysfonctions préjudiciables.[97] Or, si l’analyse conceptuelle formulée a pour objectif d’expliquer l’usage d’une notion de trouble qui s’applique à ces trois états, cette analyse peut difficilement écarter la critique sceptique selon laquelle ces troubles sont des états médicalisés. Rendre compte de l’usage, alors que dans l’usage se glissent des biais sociaux et politiques, amène une conception du trouble qui rend floue la distinction entre troubles et états médicalisés. Si l’objectif est de rendre compte des intuitions, d’expliquer les raisons pour lesquelles l’homosexualité ou l’autisme, par exemple, sont considérés comme des troubles à leurs époques respectives, alors il est difficile d’écarter en même temps les critiques affirmant que ces états ne sont pas des troubles. Dans ce contexte, même si la stratégie somatique ne permet pas de rendre compte des intuitions, cette inaptitude ne doit pas être interprétée comme indésirable. La stratégie somatique doit être considérée sérieusement si relever le défi szaszien demeure un objectif visé.

5. Conclusion

À la lumière des développements effectués dans cet article, une stratégie de type somatique pourrait s’avérer une solution envisageable pour relever le défi szaszien. Pour arriver à ce constat, la section 2 a explicité ce que signifie relever ce défi. C’est un objectif souvent poursuivi, mais rarement expliqué ; cette section a permis de contribuer à l’explicitation de cet objectif sous-jacent. Il a été établi que relever ce défi signifie formuler une conception des troubles évitant la conclusion szaszienne selon laquelle la psychiatrie est illégitime. Le moyen privilégié pour le relever, choisi notamment par Wakefield, est de dresser une barrière entre les troubles mentaux et les états médicalisés pour montrer que les troubles mentaux et somatiques sont moins distincts que ce que laisse croire Szasz. La section 3 a établi à partir de deux critiques récentes que l’analyse HD fait face au problème de l’indétermination, c’est-à-dire que certains états pourraient être des états fonctionnels (états médicalisés) ou dysfonctionnels (troubles). La difficulté de distinguer les dysfonctions d’états apparentés comme de simples différences et des disparités développementales empêche l’analyse HD de montrer que les troubles mentaux sont des états dysfonctionnels comme les troubles somatiques. Ce problème sape la prétention de l’analyse HD à relever le défi szaszien. La section 4 a montré qu’employer une stratégie somatique pour relever le défi szaszien pourrait être préférable. Une stratégie somatique consisterait à rediriger le problème de l’indétermination vers les troubles somatiques afin de minimiser la différence entre troubles mentaux et somatiques. Ce type de stratégie, qui a été historiquement fécond pour relever le défi szaszien, peut puiser dans un large ensemble de cas médicaux. Même si certains philosophes croient que cette stratégie conduit à juger la médecine et la psychiatrie illégitimes et qu’elle nuit à l’objectif de l’analyse conceptuelle de rendre compte des intuitions, ces difficultés sont moins graves qu’il n’y paraît. En somme, ce texte a proposé une nouvelle stratégie pour relever le défi szaszien qui pourrait se révéler préférable à la stratégie actuellement employée par les philosophes comme Wakefield.