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1. Introduction

La théorie naturaliste de la santé et de la pathologie la plus influente en philosophie de la médecine est la théorie biostatistique défendue depuis les années 1970 par Christopher Boorse.[2] Selon celle-ci, un organisme est en santé si et seulement si ses parties sont disposées à fonctionner de manière normale, c’est-à-dire, selon la conception qu’adopte Boorse de la normalité biologique, d’une manière qui est statistiquement normale pour la classe de référence à laquelle il appartient. À l’opposé, un organisme est dans un état pathologique si et seulement si au moins l’une de ses parties n’est pas disposée à fonctionner de manière statistiquement normale pour la classe de référence à laquelle il appartient. Selon Boorse, la classe de référence pertinente lorsqu’on évalue la santé d’un organisme est déterminée par son espèce, son sexe et son groupe d’âge.

Une critique importante de la théorie biostatistique de Boorse consiste en l’objection des dysfonctions bénignes soulevée contre elle par Jerome Wakefield.[3] Cette critique prend pour cible la considération par la théorie de Boorse que toute dysfonction affectant une partie d’un organisme constitue une pathologie de cet organisme ou, en d’autres termes, que la dysfonction de la partie est suffisante pour la pathologie.[4] Selon Wakefield, cet aspect de la théorie de Boorse pose problème en ce que plusieurs états pouvant affecter un organisme, par exemple, l’infection asymptomatique par un agent pathogène, impliquent des dysfonctions qui sont bénignes et qui, pour cette raison, ne sont pas considérées comme pathologiques par la médecine contemporaine. Wakefield soulève cette objection afin de montrer la supériorité de sa théorie hybride sur la théorie biostatistique. La théorie hybride de Wakefield définit la pathologie (le trouble, selon la terminologie qu’il préconise) comme la dysfonction préjudiciable, c’est-à-dire la dysfonction causant un préjudice à son porteur.[5] Ce faisant, elle évite de faire de la dysfonction une condition suffisante pour la pathologie et évite donc l’implication selon laquelle toute dysfonction affectant une partie d’un organisme constitue une pathologie de cet organisme.

La présentation que fait Wakefield de l’objection des dysfonctions bénignes se focalise sur l’enjeu de la conformité ou non de la théorie de Boorse à l’usage. Wakefield présente des cas de dysfonctions bénignes et fait valoir qu’à l’encontre de la théorie de Boorse, ceux-ci ne sont pas considérés comme pathologiques par la médecine contemporaine. Ce faisant, Wakefield situe sa critique dans le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle. Comme je le montrerai, une telle situation de la critique de Wakefield dans le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle s’accorde en large part avec la manière dont Boorse conçoit son projet, avec la particularité que ce dernier centre son analyse sur les concepts de santé et de pathologie tels qu’employés par les professionnel·le·s de la médecine plutôt que par les « gens ordinaires ».[6]

Le but du présent article est de revisiter l’objection des dysfonctions bénignes à la théorie de Boorse à la lumière d’une critique importante de l’analyse conceptuelle et de son application en philosophie de la médecine. Cette critique, formulée entre autres par Maël Lemoine et Peter Schwartz, concerne la libéralité avec laquelle l’analyse conceptuelle est généralement employée par les philosophes discutant les concepts de santé et de pathologie.[7] Comme je le montrerai, cette libéralité pose problème en ce qu’elle semble priver l’analyse conceptuelle de son principal levier permettant de critiquer les diverses théories et, ce faisant, de faire avancer le débat entre elles vers une résolution. Ceci s’applique, comme je le soutiendrai, au débat entre Boorse et Wakefield sur le statut à donner aux dysfonctions bénignes, et affaiblit par conséquent la portée de l’objection des dysfonctions bénignes dans la version qu’en donne Wakefield.

Dans ce qui suit, m’appuyant sur la caractérisation de cette méthode alternative par Schwartz, je revisiterai le débat entre Boorse et Wakefield sur le statut à donner aux dysfonctions bénignes en y intégrant les apports méthodologiques de l’explication philosophique. En accord avec la proposition de Schwartz et avec certaines remarques de Boorse lui-même, je considèrerai que le projet de ce dernier doit être compris comme étant en partie celui de formuler une explication philosophique des concepts de santé et de pathologie.[8] Il s’ensuit que l’enjeu du débat autour de l’objection des dysfonctions bénignes ne doit pas être conçu exclusivement comme celui de déterminer laquelle, entre les théories de Boorse et de Wakefield, se conforme le mieux à l’usage des professionnel·le·s en ce qui a trait à ces dysfonctions. L’enjeu, comme je le préciserai, est aussi de déterminer laquelle de ces deux théories concorde le mieux avec les rôles théoriques et pratiques que jouent les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales. Je soutiendrai qu’au regard de ce critère, le débat autour de l’objection des dysfonctions bénignes se résout à la faveur de Wakefield, ou du moins à la faveur d’une théorie ne considérant pas les dysfonctions bénignes comme pathologiques. L’objection des dysfonctions bénignes, revisitée sous le cadre méthodologique de l’explication philosophique, met en évidence une faiblesse importante de la théorie de Boorse qui dépasse l’enjeu de sa conformité ou non aux jugements des professionnel·le·s. Cette faiblesse, comme je le soutiendrai, est qu’elle échoue à rendre adéquatement compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie, c’est-à-dire du fait que l’une des raisons principales pour lesquelles nous accordons une pertinence à ces concepts est qu’être en santé est généralement une bonne chose et qu’être malade n’est généralement pas souhaitable.

Ma discussion sera structurée comme suit. À la section 2, je résumerai la présentation que fait Wakefield de l’objection des dysfonctions bénignes. En m’appuyant sur les critiques de l’analyse conceptuelle formulées par Lemoine et Schwartz, je montrerai les limites de cette présentation découlant de son accent sur l’enjeu de la conformité ou non de la théorie de Boorse aux jugements des professionnel·le·s. À la section 3, je reviendrai sur la proposition de Schwartz de reconcevoir la visée de la théorie de Boorse comme celle de formuler une explication philosophique plutôt qu’une analyse conceptuelle des concepts de santé et de pathologie. Je ferai certaines précisions sur la relation entre l’analyse conceptuelle et l’explication philosophique, ainsi que sur la place que chacune occupe dans la défense que fait Boorse de sa théorie. À la section 4, je présenterai une nouvelle version de l’objection des dysfonctions bénignes intégrant les apports méthodologiques de l’explication philosophique. En accord avec ce qui est suggéré ci-dessus, cette nouvelle version s’appuiera sur l’idée selon laquelle une théorie satisfaisante de la santé et de la pathologie doit pouvoir rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie. Un enjeu central de cette section sera celui de déterminer si la distinction qu’introduit Boorse entre des concepts théorique et clinique d’anormalité lui permet d’échapper à cette critique.

2. L’objection des dysfonctions bénignes et les limites de l’analyse conceptuelle

L’objection des dysfonctions bénignes soulevée par Wakefield contre la théorie biostatistique de Boorse prend pour cible son implication selon laquelle toute dysfonction affectant une partie d’un organisme constitue une pathologie de cet organisme.[9] Elle vise donc à critiquer l’idée selon laquelle la dysfonction d’une partie d’un organisme est non seulement nécessaire, mais aussi suffisante pour la pathologie de cet organisme.

La première étape de la critique de Wakefield consiste à mettre en doute un présupposé sous-jacent à la justification que donne Boorse de l’équivalence que fait sa théorie entre la pathologie d’un organisme et la dysfonction de l’une de ses parties.[10] Ce présupposé est que la notion théorique de pathologie dont Boorse prétend fournir une définition équivaut à la notion de pathologie qu’appliquent les pathologistes aux parties des organismes. Boorse est explicite quant à l’appui à sa théorie qu’il pense trouver chez les pathologistes : « mon analyse de base se centre sur le concept de maladie […] des pathologistes » ; et « [j]e suis prêt à faire reposer le sort de la [théorie biostatistique] sur le jugement réfléchi des pathologistes ».[11] Selon Wakefield, le recours par Boorse à la notion de pathologie appliquée par les pathologistes aux parties des organismes repose sur une inférence implicite, laquelle peut être schématisée comme suit :

  1. Les pathologistes considèrent qu’une partie d’un organisme présentant une dysfonction est pathologique ;

  2. La pathologie ainsi conçue par les pathologistes est équivalente à la pathologie de l’organisme au sens théorique visé par la définition de Boorse, c’est-à-dire au sens du concept théorique de pathologie à la base de la médecine occidentale ;

  3. Par conséquent, la pathologie d’un organisme (au sens visé par la définition de Boorse) équivaut à la dysfonction d’une partie de cet organisme.[12]

Selon Wakefield, la prémisse (2) de cette inférence n’est jamais explicitement justifiée par Boorse. Boorse la tient pour vraie alors que rien ne nous oblige à le faire. La justification donnée par Boorse à son équivalence entre la dysfonction d’une partie d’un organisme et la pathologie de cet organisme est donc selon Wakefield peu convaincante.

Comme le remarque Wakefield, l’importance de cette faiblesse caractérisant l’argumentation de Boorse transparaît dans son traitement de l’objection de la « cellule morte unique » (one dead cell) que lui adresse Nordenfelt, une objection qui anticipe l’objection plus générale des dysfonctions bénignes que formule Wakefield.[13] Nordenfelt adresse à Boorse une critique de type reductio ad absurdum, en soulignant l’implication en apparence contre-intuitive de sa théorie qu’une seule cellule morte ou défaillante au sein d’un organisme suffirait à conférer une pathologie à cet organisme. Cet organisme aurait alors une pathologie, et ce, même si cet état ne lui cause aucun autre problème. Or, puisque tout le monde est porteur·euse d’un grand nombre de cellules mortes ou défaillantes, la théorie de Boorse impliquerait, à l’encontre de ce qui semble être l’usage courant et médical des concepts de santé et de pathologie, que tout le monde est dans un état pathologique. Même des dysfonctions aussi bénignes et répandues que celle que présente la cellule morte ou défaillante suffiraient à placer un organisme dans un état pathologique.

La réponse de Boorse à cette objection consiste essentiellement à avaler la couleuvre et à affirmer que cette implication doit être acceptée puisqu’elle découle logiquement de l’emploi que font les pathologistes du terme « pathologie ». Selon Boorse, « pour la ou le pathologiste, personne n’est normal. […] tout le monde a au moins quelques cicatrices externes ou internes, et presque tout le monde a une ou plusieurs blessures courantes, ne serait-ce qu’un petit hématome, une déchirure musculaire ou une coupure de rasage ».[14] Il s’ensuit que :

Sous la perspective de la ou du pathologiste, il n’y a rien de paradoxal à désigner une cellule morte unique comme pathologique, sauf, bien sûr, dans le cas de tissus comme la peau et les muqueuses, dont le fonctionnement normal implique la mort et la régénération constantes des cellules qui les composent. La cellule morte unique est simplement le cas limite de la nécrose focale, un cas de pathologie des plus courants.[15]

Selon Wakefield, la réponse de Boorse rate toutefois le coeur de la critique de Nordenfelt.[16] L’objection de Nordenfelt ne consiste pas à mettre en doute le fait que la cellule morte ou défaillante est, en tant que partie d’un organisme, pathologique (ce qui remettrait en question la prémisse 1 ci-dessus). L’objection soulevée par Nordenfelt concerne l’équivalence que fait Boorse entre la pathologie d’une seule cellule — ou, de manière plus large, la dysfonction de la partie — et la pathologie de l’organisme qui la porte (ce qui remet en question la prémisse 2 ci-dessus). Même les pathologistes, selon Wakefield, ne souscrivent pas à cette équivalence.[17] En l’absence d’une défense adéquate de la prémisse (2) ci-dessus, la réponse donnée par Boorse à l’objection de la cellule morte unique semble donc insatisfaisante.

La deuxième étape de la critique que soulève Wakefield contre l’idée boorséenne selon laquelle la dysfonction d’une partie d’un organisme est suffisante pour la pathologie de cet organisme consiste à semer le doute sur la conclusion (3) de l’inférence ci-dessus. Wakefield le fait en présentant d’autres cas de dysfonctions bénignes que les professionnel·le·s de la médecine ne considèrent apparemment pas comme pathologiques. Ces dysfonctions bénignes ont pour point commun de constituer des cas de dysfonctions de parties d’un organisme ne causant pas de problème sérieux à cet organisme. Plus le nombre d’états de ce type sera grand, moins l’équivalence que fait Boorse entre la notion de pathologie appliquée par les pathologistes aux parties des organismes et la pathologie de l’organisme pourra prétendre se conformer à l’usage. Sous le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle, une telle divergence par rapport à l’usage constituera une sérieuse faiblesse de la théorie de Boorse.

Wakefield présente les cas suivants de dysfonctions bénignes de parties d’organismes n’étant selon lui pas considérées comme pathologiques par la médecine :

  • L’absence d’un rein après transplantation.

  • Le situs inversus totalis (l’inversion de la position des organes thoraciques et abdominaux).

  • L’infection asymptomatique par des agents pathogènes (p. ex. : « Typhoid » Mary, une porteuse asymptomatique de la fièvre typhoïde ayant contaminé un grand nombre de personnes, dont plusieurs sont mortes).

  • L’infection asymptomatique par le VIH.

  • Le port de mutations bénignes, neutres ou même risquées.[18]

Selon Wakefield, mis ensemble, ces cas constituent un argument fort contre l’idée de Boorse selon laquelle la dysfonction d’une partie d’un organisme serait, non seulement nécessaire, mais aussi suffisante, pour la pathologie de cet organisme. Ils mettent en doute l’idée de Boorse selon laquelle toute dysfonction d’une partie d’un organisme constitue une pathologie de cet organisme.

La motivation de Wakefield lorsqu’il formule l’objection des dysfonctions bénignes est de faire valoir la supériorité de sa propre théorie sur celle de Boorse. Wakefield défend une théorie hybride de la santé et de la pathologie définissant la pathologie (le trouble, selon sa terminologie), comme la dysfonction préjudiciable, c’est-à-dire la dysfonction causant un préjudice à son porteur.[19] La théorie de Wakefield est hybride en ce qu’elle inclut deux composantes (qu’il conçoit comme des conditions nécessaires et conjointement suffisantes au trouble). La première est une composante naturaliste énonçant qu’un trouble est un état impliquant une dysfonction et la seconde, une composante normativiste énonçant qu’un trouble est un état causant un préjudice à sa ou son porteur·euse. Wakefield adopte donc une théorie qui, comme celle de Boorse, considère la dysfonction comme nécessaire à la pathologie, mais qui, contrairement à celle-ci, ne la considère pas comme suffisante à la pathologie. Selon Wakefield, sa théorie est supérieure à celle de Boorse en ce qu’elle n’est pas sujette à l’objection des dysfonctions bénignes. Comme ces dysfonctions ont pour caractéristique commune de ne pas causer de préjudice à leur porteur·euse, la théorie hybride ne les considère pas comme des troubles (pathologies).[20]

Comme cela transparaît dans les éléments présentés ci-dessus, la présentation que fait Wakefield de l’objection des dysfonctions bénignes s’inscrit largement dans le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle. Wakefield centre sa discussion sur la question de savoir si la théorie de Boorse, et plus spécifiquement l’équivalence qu’elle fait entre la dysfonction d’une partie d’un organisme et la pathologie de cet organisme, concorde avec l’usage médical. Wakefield semble à première vue justifié de considérer qu’étant nombreux, ses exemples de dysfonctions bénignes n’étant pas considérées comme pathologiques par les professionnel·le·s de la médecine permettent au minimum de renverser le fardeau de la preuve.

Toutefois, une critique importante de l’analyse conceptuelle, comme visée pour une théorie de la santé et de la pathologie, limite selon moi de manière assez significative la portée que peut avoir l’objection des dysfonctions bénignes telle que formulée par Wakefield. Comme je l’ai mentionné en introduction, cette critique, formulée par Maël Lemoine et Peter Schwartz, concerne la libéralité avec laquelle l’analyse conceptuelle est généralement employée en philosophie de la médecine.[21] Un problème de base avec la visée de formuler une analyse conceptuelle des concepts de santé et de pathologie est qu’il semble en réalité impossible de produire une définition de ces concepts qui s’accorde parfaitement avec l’usage médical. Il s’ensuit qu’en pratique, la plupart des philosophes de la médecine décrivant leur projet comme celui de formuler une analyse conceptuelle se permettent tou·te·s, à un moment ou à un autre, lorsque confronté·e·s à des cas où l’usage diverge de leur définition, de soutenir qu’au regard de ces cas, c’est l’usage qui doit être réformé et non leur définition qui doit être modifiée ou remplacée. Boorse le fait par exemple à propos d’anomalies structurelles du nez et de l’oreille, qui n’impliquent pas de dysfonctions, mais que certains ouvrages de référence de médecine classent tout de même comme pathologiques.[22]

Comme le notent Lemoine et Schwartz, de telles réponses aux cas où l’usage diverge d’une définition proposée s’éloignent du projet de formuler une analyse conceptuelle. Elles impliquent que la définition n’est pas strictement descriptive de l’usage, comme le serait au sens strict une analyse conceptuelle, et qu’elle est en fait en partie stipulative, c’est-à-dire réformatrice de l’usage. Selon Lemoine, l’adoption de telles réponses stipulatives par les philosophes de la médecine ne pose pas nécessairement problème si les stipulations demeurent mineures.[23] De telles stipulations semblent en effet devoir être admises si on souhaite que le projet de formuler une définition des concepts de santé et de pathologie ait une pertinence.[24] Toutefois, comme on peut s’attendre à ce que la question de savoir si une stipulation est mineure ou non soit controversée, l’absence de critère à cet effet pose un problème sérieux. Le problème est que, dans une version assouplie du cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle reconnaissant comme légitimes les réponses stipulatives aux cas où l’usage diverge d’une définition proposée, mais ne fournissant pas de critère balisant l’adoption de telles réponses, il devient difficile, voire impossible, de réfuter une définition. Les philosophes de la médecine pourront, bien sûr, continuer à présenter des cas à propos desquels les jugements des professionnel·le·s divergent d’une définition qu’elles et ils critiquent. Toutefois, les défenseur·euse·s de la définition critiquée pourront toujours, au besoin, esquiver la critique en soutenant qu’il faut, eu égard à ces cas, réformer l’usage et non rejeter ou modifier leur définition. Reconnaître comme légitimes les réponses stipulatives aux cas à propos desquels l’usage diverge d’une définition proposée prive donc le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle de son principal levier permettant de critiquer fructueusement les théories. Le débat entre les diverses théories semble alors voué à tourner en rond.

Ce « problème des réponses stipulatives » limite la portée de l’objection des dysfonctions bénignes telle que formulée par Wakefield. La réponse de Boorse au cas de la cellule morte unique, qui consiste pour l’essentiel à avaler la couleuvre et à affirmer que l’implication selon laquelle celle-ci est pathologique doit être acceptée, peut être interprétée comme une réponse stipulative. La version assouplie du cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle semble devoir reconnaître la légitimité d’une telle réponse. Elle semble aussi admettre une éventuelle réponse stipulative de Boorse aux cas de dysfonctions bénignes présentés par Wakefield. Ainsi, à supposer que Wakefield ait raison quant aux jugements des professionnel·le·s à propos des dysfonctions bénignes, Boorse aurait toujours le loisir de faire valoir qu’au regard de ces dysfonctions, c’est l’usage qui doit être réformé et non sa théorie qui doit être rejetée. L’objection des dysfonctions bénignes, telle que formulée par Wakefield, perd donc beaucoup de sa force.

La présentation que fait Wakefield de l’objection des dysfonctions bénignes a donc une portée limitée. Faire avancer le débat entre lui et Boorse sur le statut à donner aux dysfonctions bénignes semble par conséquent requérir l’intégration de ressources méthodologiques complémentaires à celles fournies par l’analyse conceptuelle. À la prochaine section, je reviendrai sur la proposition de Schwartz de concevoir la théorie de Boorse comme visant à formuler une explication philosophique plutôt qu’une analyse conceptuelle des concepts de santé et de pathologie et soutiendrai que ces visées occupent, en fait, déjà toutes deux une place dans le projet de Boorse. Ceci préparera le terrain pour la présentation que je ferai, à la section 4, d’une nouvelle version de l’objection des dysfonctions bénignes intégrant les apports méthodologiques de l’explication philosophique.

3. La théorie biostatistique comme analyse conceptuelle et comme explication philosophique

Comme je l’ai mentionné en introduction, Boorse conçoit son projet pour une large part comme celui de formuler une analyse conceptuelle des concepts de santé et de pathologie. Comme il le spécifie, sa visée « est d’analyser la distinction normal-pathologique, qui […] est la base théorique de la médecine occidentale ».[25] Boorse précise à cet égard que le concept dont sa théorie prétend fournir une définition est plus large que l’idée vernaculaire de maladie. Il englobe, en plus des maladies au sens vernaculaire (p. ex. la malaria, l’influenza), « les blessures, les empoisonnements, les traumatismes environnementaux, les limitations fonctionnelles et, plus généralement, le vaste éventail des états que la médecine considère comme incompatibles avec une santé parfaite ».[26] C’est en partie pourquoi Boorse désigne le concept visé par sa théorie à l’aide du terme « pathologie » (pathology) et le distingue de la notion vernaculaire de « maladie » (disease). Suivant le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle, Boorse s’affaire à montrer dans ses diverses publications que sa théorie rend mieux compte que les théories rivales du concept de pathologie en usage chez les professionnel·le·s de la médecine. Il critique, par exemple, la théorie de Charles Culver, Bernard Gert et Danner Clauser en notant qu’elle implique, à l’encontre de ce que dit la médecine contemporaine, que le fait d’être enceinte est pathologique.[27]

En partie eu égard au problème des réponses stipulatives discuté à la section 2, Schwartz propose de reconcevoir la théorie biostatistique de Boorse comme la formulation d’une explication philosophique des concepts de santé et de pathologie, selon le modèle caractérisé par Rudolf Carnap et W. V. O. Quine, plutôt qu’une analyse conceptuelle.[28] Comme il l’explique, l’analyse conceptuelle et l’explication philosophique se distinguent en ce que la première se veut descriptive de l’usage d’un concept et prétend découvrir le sens sous-jacent à cet usage, alors que la seconde se veut normative et entend prescrire une manière dont un concept devrait dorénavant être employé.[29] Le caractère descriptif de l’analyse conceptuelle se manifeste dans l’importance qu’elle accorde, comme je l’ai remarqué, à la conformité d’une définition aux jugements des utilisateur·rice·s du concept qu’elle définit. L’explication philosophique donne lieu selon Schwartz à un cadre méthodologique différent. Plutôt que de viser à se conformer à l’usage, une explication philosophique vise à produire une définition qui concorde avec les rôles théoriques et pratiques que jouent les concepts dans les contextes où ils sont employés. Une explication philosophique prescrit une manière de définir un concept qui prétend lui permettre de mieux servir les objectifs en vue desquels il est employé. Dans le cadre méthodologique de l’explication philosophique, il est parfaitement légitime que les définitions proposées soient stipulatives, c’est-à-dire qu’elles requièrent de réformer l’usage, puisque la prétention n’est d’emblée pas de formuler une définition qui se colle à celui-ci.

Telle qu’appliquée aux concepts de santé et de pathologie, l’explication philosophique aurait donc pour visée de formuler une définition de ces concepts qui leur permet de servir le mieux possible les rôles théoriques et pratiques qu’ils jouent dans nos institutions médicales. Par exemple, selon Schwartz, un rôle pratique important joué par les concepts de santé et de pathologie consiste à distinguer les interventions médicales qui visent à traiter des pathologies de celles qui, comme la prescription de contraceptifs, l’avortement ou l’injection de botox, servent d’autres fins. Il s’ensuit qu’une théorie capable de servir ce rôle est plus attrayante qu’une théorie qui ne l’est pas. Ceci favorise les théories qui, comme celle de Boorse, intègrent un critère biologique à leur définition de la pathologie, critère qui leur permet de circonscrire, parmi les états communément pris en charge par la médecine, un sous-ensemble devant être considéré comme pathologique parce qu’il implique une défaillance sur le plan biologique.[30]

Contrairement à ce que soutient Schwartz, il ne me semble pas y avoir de clivage strict entre l’analyse conceptuelle et l’explication philosophique. Il me semble plus adéquat de voir entre elles une différence d’accent.[31] Une première raison est que, comme je l’ai fait observer à la section 2, l’analyse conceptuelle, du moins telle qu’employée en philosophie de la médecine, intègre d’emblée certains éléments de l’explication philosophique. Comme je l’ai fait remarquer, c’est le cas, d’une part, en ce que la plupart des philosophes de la médecine concevant leur projet comme celui de fournir une analyse conceptuelle des concepts de santé et de pathologie admettent la possibilité que leur définition prescrive de réformer l’usage. C’est le cas, par ailleurs, en ce que les philosophes de la médecine concevant leur projet comme celui de formuler une analyse conceptuelle font parfois intervenir dans leur argumentation des considérations à propos des rôles théoriques et pratiques des concepts de santé et de pathologie. Par exemple, une critique fréquente des théories normativistes définissant la pathologie en relation avec le concept de préjudice consiste à relever la difficulté qu’elles ont, du moins à première vue, à distinguer les pathologies des autres états préjudiciables.[32] Une telle critique semble s’appuyer sur l’idée selon laquelle un rôle important joué par les concepts de santé et de pathologie au regard de nos institutions médicales est celui de distinguer les pathologies des autres états préjudiciables. Elle rejoint partiellement la remarque de Schwartz ci-dessus concernant l’aptitude d’une théorie de la santé à distinguer les pathologies des autres états communément pris en charge par la médecine. Boorse, à certaines occasions, formule lui-même une critique de ce type à l’égard des théories normativistes et invoque la nécessité de pouvoir distinguer les pathologies des autres états préjudiciables à l’appui du lien qu’établit sa théorie entre la pathologie et la dysfonction.[33]

Une seconde raison pour laquelle il me semble plus adéquat de voir une différence d’accent qu’un clivage strict entre l’analyse conceptuelle et l’explication philosophique est qu’il semble peu envisageable qu’une explication philosophique se trouvant en totale rupture avec l’usage puisse avoir un quelconque attrait. Dans la mesure où les rôles théoriques et pratiques que jouent les concepts contraignent inévitablement dans une certaine mesure leur usage et qu’en retour, l’usage reflète par conséquent ces rôles, il serait surprenant qu’une définition qui s’accorde avec les rôles théoriques et pratiques d’un concept soit en complète rupture avec l’usage. Si une telle rupture est improbable, alors vérifier la conformité d’une définition à l’usage demeure pertinent même lorsque l’objectif premier est de formuler une explication philosophique, et inversement, vérifier la concordance d’une définition avec les rôles théoriques et pratiques joués par les concepts de santé et de pathologie demeure pertinent même lorsque l’objectif premier est de formuler une analyse conceptuelle.

Voir une différence d’accent plutôt qu’un clivage strict entre l’explication philosophique et l’analyse conceptuelle permet de les situer comme complémentaires sur le plan méthodologique. L’une des deux méthodes peut prendre le relais de l’autre lorsque l’une ou l’autre ne fournit pas de point d’appui assez ferme pour trancher un débat. Une telle prise de relais entre les deux méthodes a comme avantage de permettre une solution au problème des réponses stipulatives discuté à la section 2. Le principal problème des réponses stipulatives est, comme je l’ai noté, qu’à lui seul, le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle ne fournit pas de critère permettant de baliser leur adoption. De l’absence d’un tel critère découle une libéralité excessive avec laquelle ce type de réponse peut être adoptée, et une telle libéralité prive l’analyse conceptuelle de son principal levier permettant de critiquer les définitions. Envisagée comme complément méthodologique à l’analyse conceptuelle, l’explication philosophique résout ce problème en balisant l’adoption de réponses stipulatives par le critère suivant : les réponses stipulatives sont légitimes lorsqu’elles favorisent une définition qui s’accorde, mieux qu’une définition alternative se collant davantage à l’usage, avec les rôles théoriques et pratiques que jouent les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales ; elles sont en revanche illégitimes lorsqu’elles sont en faveur d’une définition qui s’accorde, moins bien ou aussi bien qu’une définition alternative se collant davantage à l’usage, avec ces rôles théoriques et pratiques.

Ce critère permet, par exemple, de justifier la réponse stipulative qu’adopte Boorse devant les cas d’anomalies structurelles du nez et de l’oreille que certains ouvrages de référence médicaux classent comme pathologiques même si elles n’impliquent pas de dysfonction (voir section 2). La réponse de Boorse peut se justifier par le fait que, comme je l’ai suggéré ci-dessus, un rôle important joué par les concepts de santé et de pathologie au regard de nos institutions médicales consiste à distinguer les pathologies des autres états préjudiciables. Comme ce rôle est plus facilement rempli lorsqu’on considère la dysfonction comme nécessaire à la pathologie que lorsqu’on la considère comme non nécessaire, une théorie qui, comme celle de Boorse (et celle de Wakefield), intègre cette condition nécessaire, est à première vue plus attrayante qu’une théorie qui ne l’intègre pas. Envisagée comme complément méthodologique à l’analyse conceptuelle, l’explication philosophique permet donc que le fait de reconnaître comme parfois légitimes les réponses stipulatives aux cas où l’usage diverge d’une définition proposée ne voue pas les débats opposant les diverses théories à tourner en rond.

Un autre avantage du fait de considérer l’analyse conceptuelle et l’explication philosophique comme complémentaires sur le plan méthodologique est que cela permet de dénouer ce que Schwartz présente comme une tension chez Boorse. Bien que, comme je l’ai noté, Boorse adopte dans une large mesure le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle, il soutient parfois, comme je l’ai aussi remarqué, que sa définition implique de réformer l’usage, et fait parfois référence aux rôles des concepts de santé et de pathologie dans ses critiques des théories rivales. Dans une publication récente, il rapproche même explicitement son projet de celui qui consiste à formuler une explication philosophique des concepts de santé et de pathologie, décrivant sa visée comme celle de fournir « une reconstruction rationnelle d’un concept scientifique suivant le style de Carnap, Hempel ou Quine, qui admet les clarifications et exclusions stipulatives ».[34] Schwartz reproche à Boorse de ne pas pleinement assumer cette caractérisation de son projet, en raison du fait qu’il continue néanmoins de critiquer les autres théories sur la base de leur non-conformité à l’usage.[35] Si, toutefois, comme je propose de le faire, on voit davantage une différence d’accent qu’un clivage strict entre l’explication philosophique et l’analyse conceptuelle, le fait que l’argumentation de Boorse se tienne à cheval sur les deux approches pose beaucoup moins problème. Le projet de Boorse peut être compris comme en partie celui de formuler une analyse conceptuelle et en partie celui de formuler une explication philosophique. Il peut, en d’autres termes, être compris comme ayant pour visée la formulation d’une définition qui se conforme à l’usage et concorde avec les rôles théoriques et pratiques joués par les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales.[36]

À la lumière des éléments présentés dans cette section, il semble pertinent d’intégrer les apports méthodologiques de l’explication philosophique à l’évaluation de la théorie de Boorse. La plausibilité de cette théorie repose non seulement sur sa conformité aux jugements des professionnel·le·s, comme l’implique le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle, mais aussi sur sa concordance avec les rôles théoriques et pratiques joués par les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales, comme l’implique le cadre méthodologique de l’explication philosophique. Comme je l’ai remarqué, Boorse intègre déjà ces apports méthodologiques à la défense de sa théorie et rapproche explicitement son projet de celui qui consiste à formuler une explication philosophique. Par ailleurs, les apports méthodologiques de l’explication philosophique fournissent un critère permettant de baliser l’adoption de réponses stipulatives par les philosophes de la médecine.

À la prochaine section, j’intégrerai donc les apports méthodologiques de l’explication philosophique à la discussion de l’objection des dysfonctions bénignes. J’évaluerai la réponse stipulative que donne Boorse au cas de la cellule morte unique de Nordenfelt et son éventuelle réponse stipulative aux cas de dysfonctions bénignes présentés par Wakefield. Je soutiendrai que ces réponses sont illégitimes. Ma discussion suggérera en fait que, même si Wakefield avait tort quant aux jugements des professionnel·le·s à propos des dysfonctions bénignes, il demeurerait avisé de favoriser une théorie qui, à l’instar de la sienne, ne considère pas ces dysfonctions comme pathologiques. Ceci indiquera que la couleuvre que Boorse se montre prêt à avaler lorsqu’il répond de manière stipulative au cas de la cellule morte unique (voir section 2) est plus indigeste qu’il ne l’anticipe.

4. Les dysfonctions bénignes et l’enjeu de la portée pratique

4.1 La portée pratique des concepts de santé et de pathologie

Selon ce que j’ai proposé à la section 3, intégrer au débat sur le statut à donner aux dysfonctions bénignes les apports méthodologiques de l’explication philosophique consiste à déterminer si, en considérant les dysfonctions bénignes comme pathologiques, on obtient une définition de la santé et de la pathologie qui s’accorde, mieux qu’une définition alternative se collant davantage à l’usage, avec les rôles théoriques et pratiques que jouent ces concepts dans nos institutions médicales. Ces rôles sont-ils mieux servis lorsqu’on considère les dysfonctions bénignes comme pathologiques ou lorsqu’on les considère comme saines ? En ce qui a trait à cette question, une dimension importante du rôle que jouent les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales concerne leur portée pratique. Cette portée pratique se manifeste dans le fait que l’une des raisons principales pour laquelle nous accordons une pertinence aux concepts de santé et de pathologie est qu’être en santé est généralement une bonne chose et qu’être malade n’est généralement pas souhaitable.

Cette portée pratique des concepts de santé et de pathologie semble être l’enjeu principal sous-tendant une critique courante des théories naturalistes en philosophie de la médecine. Elselijn Kingma résume cette critique comme suit :

Une objection fréquente au naturalisme est qu’il ne parvient pas à rendre compte de la particularité commune aux maladies qui fait qu’elles nous semblent, et qu’historiquement, elles ont semblé, devoir être rassemblées sous une même catégorie : elles sont des états mauvais pour nous et que nous regroupons pour cette raison. Pour dire les choses de manière encore plus forte, les critiques reprochent aux naturalistes de dépouiller le concept de maladie de la caractéristique précise qui nous fait nous préoccuper de ce qu’elles sont. Les raisons pour lesquelles nous nous attachons à définir la maladie sont d’ordre social et moral : elles concernent la manière de traiter les gens de façon juste et équitable. Si les maladies n’ont pas de signification morale en tant que catégorie — si elles ne sont pas des états nuisibles ou indésirables — alors cette catégorie ne peut jouer le rôle qu’on lui assigne dans les débats moraux. L’une des principales critiques du naturalisme est donc que les théories auxquelles il donne lieu perdent tout ancrage avec ce qui fait que nous nous soucions des maladies et accordons de l’importance à l’objectif de déterminer ce qu’elles sont[37].

Que cette critique s’applique ou non à toutes les théories naturalistes, elle met indéniablement en évidence un coût associé à la définition boorséenne de la pathologie. En impliquant qu’un grand nombre de pathologies sont bénignes, la théorie de Boorse semble être en rupture avec l’idée selon laquelle, de manière générale, être en santé est une bonne chose et être dans un état pathologique n’est pas souhaitable. La théorie de Boorse semble de ce fait échouer à rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie.

Par contraste, une théorie comme celle de Wakefield semble apte à rendre compte de cette portée pratique. En faisant de la dysfonction une condition nécessaire au trouble (pathologie), la théorie de Wakefield, tout comme celle de Boorse, fournit un critère permettant de distinguer les pathologies des autres états préjudiciables et, à cet égard, répond donc, aussi bien que celle de Boorse, à ce rôle des concepts de santé et de pathologie mentionné à la section 3. Toutefois, en restreignant la classe des pathologies aux dysfonctions causant un préjudice et en excluant ainsi les dysfonctions bénignes de la classe des troubles, la théorie de Wakefield se trouve à n’inclure dans cette classe que les états dans lesquels il n’est pas souhaitable de se trouver. Wakefield évoque d’ailleurs cet enjeu de la portée pratique dans son article de 1992 où figure le premier exposé de sa théorie hybride. Il considère comme une force le fait que les théories définissant la santé et la pathologie en relation avec les valeurs peuvent aisément rendre compte de l’idée selon laquelle « les troubles [c.-à-d. les pathologies] sont des conditions négatives qui justifient une attention sociale ».[38]

La prise en compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie semble donc, du moins à première vue, favoriser les théories qui, comme celle de Wakefield, ne considèrent pas la dysfonction comme suffisante pour la pathologie. Si Wakefield a raison quant à l’usage médical à propos des dysfonctions bénignes, alors Boorse ne se trouve pas légitimé de répondre stipulativement à ces cas. Considérer, à rebours de l’usage, les dysfonctions bénignes comme des pathologies favorise une définition qui ne concorde pas mieux qu’une définition considérant celles-ci comme saines avec les rôles théoriques et pratiques que jouent ces concepts dans nos institutions médicales.

Et j’ajouterais que la prise en compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie implique que, même si Wakefield avait tort quant à l’usage médical à propos des dysfonctions bénignes, l’exigence de rendre compte de cette portée pratique rendrait tout de même préférable l’adoption d’une théorie considérant les dysfonctions bénignes comme saines. Dans la mesure où une telle théorie concorderait mieux avec les rôles théoriques et pratiques que jouent les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales, il serait avisé de la favoriser en dépit de l’usage. En d’autres termes, advenant une contre-attaque de Boorse à Wakefield, démontrant de manière probante que les jugements des professionnel·le·s à propos des dysfonctions bénignes s’accordent davantage avec sa théorie qu’avec celle de Wakefield, un·e défenseur·euse d’une théorie semblable à celle de ce dernier serait légitimé de faire valoir (stipulativement) qu’au regard des dysfonctions bénignes, c’est l’usage qui doit être réformé et non sa théorie qui doit être rejetée.

4.2 Boorse sur la distinction théorique/clinique

Bien que cela n’ait pas été explicité comme tel dans les échanges entre Boorse et Wakefield, certaines remarques de Boorse à l’appui de sa réponse stipulative au cas de la cellule morte unique (voir section 2) abordent indirectement la question de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie. Ces remarques indiquent une nouvelle fois la présence chez Boorse d’une préoccupation pour la concordance entre sa théorie et les rôles théoriques et pratiques joués par les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales (en accord avec ce que j’ai relevé à la section 3). Elles indiquent aussi une manière par laquelle Boorse pourrait possiblement esquiver la version de l’objection des dysfonctions bénignes que je viens de présenter.

Boorse aborde indirectement la question de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie lorsqu’il affirme, à l’appui de sa réponse au cas de la cellule morte unique, l’importance de distinguer deux concepts d’anormalité : l’anormalité théorique et l’anormalité clinique. L’anormalité théorique équivaut selon lui au concept de pathologie à la base de la médecine occidentale dont sa théorie prétend fournir une définition (voir section 3). Elle équivaut aussi au concept de pathologie qu’appliquent les pathologistes aux parties des organismes (voir section 2) et se définit, en accord avec sa théorie, comme la dysfonction de la partie d’un organisme. L’anormalité clinique désigne, pour sa part, le sous-ensemble de ces états théoriquement anormaux qui sont assez graves pour nécessiter un traitement.[39] Selon Boorse, la prise en compte de cette distinction théorique/clinique permet de dissoudre l’impression (de certain·e·s) qu’il est contraire à l’usage de considérer, en accord avec sa théorie, un individu n’ayant qu’une seule cellule défaillante ou morte comme se trouvant dans un état pathologique. Selon lui, cette impression émane d’une confusion entre les concepts théorique et clinique d’anormalité et d’une perte de vue que le concept de pathologie sous-jacent à la médecine occidentale, et dont sa théorie prétend fournir une définition, est le concept théorique et non le concept clinique. Cette confusion induit en erreur en faisant penser que l’usage considérant la cellule morte unique comme saine relève de l’anormalité théorique, alors qu’on doit plutôt l’interpréter comme relevant de l’anormalité clinique. Boorse pourrait répondre de manière semblable aux cas de dysfonctions bénignes présentés par Wakefield. Il pourrait faire valoir que l’usage rapporté par Wakefield considérant les dysfonctions bénignes comme non pathologiques doit être interprété comme relevant du concept clinique et non du concept théorique d’anormalité.

La formulation que donne Boorse de sa réponse au cas de la cellule morte unique ne se concentre toutefois pas exclusivement sur la question de la manière d’interpréter l’usage. Boorse y aborde aussi la question de la relation entre le caractère sain ou pathologique d’un état et sa gravité. Ce faisant, il se trouve, semble-t-il, indirectement à aborder l’enjeu de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie. Comme le plaide Boorse :

Pourquoi un neurone mort ne serait-il pas pathologique ? […] Étant donné que le neurone est une partie du corps, située dans un tissu dont le fonctionnement physiologique ne suppose pas une régénération régulière, il n’est pas plus mystérieux de dire que sa mort est pathologique que de dire que la mort de l’organisme tout entier est pathologique. […] Bien sûr, un neurone mort est une pathologie triviale. Mais le fait de qualifier un état de pathologique n’implique rien quant à sa gravité. Penser autrement, c’est confondre normalité théorique et normalité clinique. Les jugements quant à la gravité appartiennent à la pratique clinique et non à la théorie fondamentale de la normalité.[40]

Boorse reconnaît donc l’enjeu que pose potentiellement pour sa théorie la portée pratique (apparente) des concepts de santé et de pathologie. Sa stratégie consiste toutefois, comme on le voit dans le passage ci-dessus, à tenter de soustraire sa théorie à l’exigence de rendre compte de celle-ci. Selon Boorse, si on distingue bien anormalité théorique et anormalité clinique, alors on reconnaît aisément que la première peut se définir comme la dysfonction de la partie, sans égard à la gravité de cette dysfonction, et que la question de la gravité d’un état ne concerne que la seconde. Comme le concept de pathologie dont il prétend fournir une définition correspond à l’anormalité théorique et non à l’anormalité clinique, et comme la portée pratique concerne seulement la seconde, distinguer adéquatement anormalités théorique et clinique soustrait sa théorie à l’exigence de rendre compte de la portée pratique (apparente) des concepts de santé et de pathologie. Boorse pourrait éventuellement appliquer le même type de réponse aux cas de dysfonctions bénignes présentés par Wakefield. Il pourrait faire valoir que la considération des dysfonctions bénignes comme pathologiques par sa théorie ne la fait pas échouer au regard de l’exigence de rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie, puisque cette exigence ne s’applique pas à celle-ci.

En déployant ainsi une stratégie pour traiter l’enjeu de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie (ou dans les termes de Boorse, de l’enjeu de la relation entre le caractère sain ou pathologique d’un état et sa gravité), Boorse reconnaît tacitement son importance. Il se trouve en fait à faire reposer la plausibilité de sa théorie sur la légitimité de sa distinction théorique/clinique. Et étant donné qu’on pourrait éventuellement lui concéder la légitimité de cette distinction sans pour autant concéder la manière particulière selon laquelle il la caractérise, Boorse se trouve aussi à faire reposer la plausibilité de sa théorie sur la supposition qu’il est adéquat de caractériser la distinction théorique/clinique comme il le fait, c’est-à-dire d’une manière qui définit l’anormalité théorique sans égard à la gravité et restreint la portée pratique à l’anormalité clinique. Si la distinction théorique/clinique est légitime et si la manière selon laquelle il la caractérise est adéquate, alors sa théorie échappera aux objections concernant la portée pratique des concepts de santé et de pathologie. Si, en revanche, cette distinction n’est pas légitime ou si la manière selon laquelle il la caractérise est inadéquate, alors sa théorie sera vulnérable à ces objections.

4.3 Anormalité théorique et portée pratique

Afin de déterminer si la distinction théorique/clinique qu’introduit Boorse permet à sa théorie d’esquiver la version de l’objection des dysfonctions bénignes fondée sur la portée pratique des concepts de santé et de pathologie, il nous faut donc maintenant déterminer si :

  1. Cette distinction est légitime, et si

  2. La manière dont Boorse la caractérise, c’est-à-dire en définissant l’anormalité théorique sans égard à la gravité et en réservant les considérations à propos de la gravité à l’anormalité clinique, est adéquate.

Abordons d’abord la première question. Wakefield soulève cette question lorsqu’il discute l’appel de Boorse à la distinction théorique/clinique en réponse au cas de la cellule morte unique :

Il est bien sûr concevable qu’il y ait une division conceptuelle du travail dans la communauté médicale, de sorte que seule une élite de pathologistes, qui ne se laissent pas distraire par des considérations cliniques, connaît réellement ou applique correctement le concept fondamental du domaine. Cependant, Boorse n’offre aucune preuve formelle de l’existence et de la nature de cette division conceptuelle. La multiplication par Boorse des entités conceptuelles a donc toute l’apparence d’une hypothèse ad hoc visant à éviter la falsification de la [théorie biostatistique] par les jugements des clinicien·ne·s […].[41]

Wakefield se montre donc sceptique à l’égard de la distinction théorique/clinique. Selon lui, elle met « la théorie de Boorse […] à risque de devenir une théorie ad hoc et infalsifiable ».[42]

Aux fins de la présente argumentation, il me semble néanmoins acceptable de concéder à Boorse la légitimité de la distinction théorique/clinique. Telle qu’il l’envisage, celle-ci vise pour l’essentiel à laisser ouverte la possibilité que tous les états pathologiques ne soient pas considérés assez graves pour nécessiter un traitement.[43] Les tumeurs bénignes, les petites lésions de la peau et les calculs biliaires chez les personnes âgées sont selon lui des exemples de pathologies ne nécessitant habituellement aucun traitement. Laisser une telle possibilité ouverte semble avisé. Wakefield semble d’ailleurs lui-même reconnaître la pertinence de cette distinction lorsqu’il affirme, dans un article antérieur à celui où il aborde l’enjeu des dysfonctions bénignes, que « le fait qu’un état soit considéré ou non comme un trouble [c’est-à-dire comme pathologique] du point de vue de la théorie HD [c’est-à-dire sa théorie du trouble comme la dysfonction préjudiciable] ou de tout autre point de vue n’a aucune implication nécessaire quant à la priorité que cet état doit se voir accorder en ce qui concerne le traitement, la prévention ou les politiques ».[44] En reconnaissant, dans ce passage, la possibilité que certains troubles (pathologies) n’aient pas besoin d’être traités, Wakefield se trouve semble-t-il à reconnaître implicitement une distinction entre l’anormalité théorique (qui serait, dans l’esprit de sa théorie, définie comme la dysfonction préjudiciable) et l’anormalité clinique (qui serait alors conçue comme la dysfonction préjudiciable qui nécessite un traitement).[45]

Quoi qu’il en soit, il suffira, pour montrer que Boorse ne peut soustraire sa théorie à l’exigence de rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie, de mettre en doute la manière dont Boorse formule cette distinction lorsqu’il définit l’anormalité théorique sans égard à la gravité (c’est-à-dire de montrer que la réponse à la seconde question énoncée ci-dessus est négative).

L’enjeu crucial, afin de déterminer si Boorse peut soustraire sa théorie à l’exigence de rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie, est donc de déterminer s’il est adéquat ou non de définir, comme le fait Boorse, l’anormalité théorique sans égard à la gravité des états. Est-il plausible d’affirmer, comme le fait Boorse, que « le fait de qualifier un état de pathologique n’implique rien quant à sa gravité » et que « [l]es jugements quant à la gravité appartiennent à la pratique clinique et non à la théorie fondamentale de la normalité ».[46] Un certain appui à cette affirmation peut être trouvé dans l’observation selon laquelle un concept adéquat de pathologie semble devoir admettre que certains états non pathologiques sont plus graves que certains états pathologiques. Par exemple, il est la plupart du temps pire de faire faillite que d’avoir le rhume. Admettre une telle possibilité, toutefois, n’implique pas nécessairement d’admettre que l’anormalité théorique peut, comme le soutient Boorse, plausiblement être définie sans aucun égard à la gravité.

Le principal problème posé par une définition de l’anormalité théorique sans aucun égard à la gravité réside selon moi dans la dissociation trop forte qu’elle établit entre la théorie et la pratique médicale. Une telle dissociation me semble incompatible avec la prétention de Boorse que sa théorie fournit une analyse du concept (théorique) de pathologie à la base de la médecine occidentale. Sous une définition de la pathologie sans aucun égard à la gravité, la théorie médicale, sur la base de laquelle certains états sont classifiés comme sains et d’autres comme pathologiques (c’est-à-dire théoriquement anormaux), se trouverait à n’avoir qu’une pertinence faible, sinon nulle, pour la clinique. Il n’y aurait alors qu’un lien ténu (si tant est qu’il y en ait un) entre le jugement diagnostique, c’est-à-dire le jugement à propos du caractère sain ou théoriquement anormal d’un état, et le jugement clinique, c’est-à-dire le jugement à propos de la nécessité ou non de le traiter. Ce lien serait si faible que le premier perdrait toute pertinence au regard du second. D’un point de vue clinique, le jugement à propos du caractère sain ou pathologique d’un état ne semble pouvoir être pertinent que s’il informe dans une certaine mesure celui à propos de la nécessité ou non de traiter cet état. C’est le cas, semble-t-il, même si d’autres considérations doivent évidemment entrer en ligne de compte lorsqu’on formule le second type de jugement. Or, si un grand nombre d’états théoriquement anormaux sont bénins et ne nécessitent, par conséquent, aucun traitement, alors le jugement à propos du caractère sain ou pathologique (théoriquement normal ou anormal) d’un état n’informera que très peu celui à propos de la nécessité ou non de le traiter.

La dissociation quasi complète entre le jugement théorique et le jugement clinique découlant d’une définition de l’anormalité théorique sans égard à la gravité est à mon avis incompatible avec la prétention de Boorse de formuler une définition du concept théorique d’anormalité à la base de la médecine occidentale. Même si on concède à Boorse, en accord avec sa distinction théorique/clinique, que le concept de pathologie à la base de la médecine occidentale ne fait pas l’équivalence entre la classe des états pathologiques (théoriquement anormaux) et la classe des états nécessitant un traitement (cliniquement anormaux), il semblerait faux d’affirmer que ce concept n’a, dans la médecine occidentale, qu’une pertinence faible ou nulle pour la clinique. Avant de se demander, en concertation avec un·e patient·e, si un état l’affectant nécessite un traitement, les médecins formulent d’abord, en règle générale, un jugement diagnostique visant à déterminer si celui-ci appartient à une classe de pathologie ou s’il est sain. Cette première étape est généralement considérée comme informative de la seconde, autant par les médecins que par leurs patient·e·s (et ce, encore une fois, même si d’autres considérations doivent évidemment entrer en ligne de compte à la seconde étape). La première étape ne peut toutefois être pertinente pour la seconde que si l’anormalité théorique n’est pas entièrement dissociée de toute considération à propos de la gravité. En contradiction avec la dissociation que fait Boorse du jugement théorique et du jugement clinique, le concept de pathologie à la base de la médecine occidentale ne semble donc pas pouvoir être entièrement dissocié des considérations à propos de la gravité des états. Ce concept semble avoir une portée pratique, et ce, même si, avec Boorse, on le considère comme distinct d’un concept clinique désignant les états ayant besoin d’être traités. Soustraire la théorie de Boorse à l’exigence de rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie compromettrait donc sa prétention à fournir une définition du concept de pathologie à la base de la médecine occidentale.

La distinction théorique/clinique ne permet donc pas à la théorie de Boorse d’esquiver la version de l’objection des dysfonctions bénignes présentée ci-dessus. Même si on concède la distinction théorique/clinique, on demeure néanmoins contraint de retenir une portée pratique pour le concept théorique d’anormalité. L’implication de la théorie de Boorse selon laquelle un grand nombre de pathologies (c’est-à-dire d’états théoriquement anormaux) sont bénignes pose donc encore problème. Boorse ne peut éviter que cette implication fasse échouer sa théorie à traiter adéquatement l’enjeu de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie qu’au prix de l’abandon de sa prétention à fournir une définition du concept de pathologie à la base de la médecine occidentale. Plutôt que de trivialiser la pathologie en impliquant qu’un grand nombre de pathologies sont bénignes, une définition prétendant se coller à ce concept devrait circonscrire une classe d’états dans lesquels il n’est généralement pas souhaitable de se trouver et qui, pour cette raison, méritent une attention médicale.

Il s’ensuit que la réponse stipulative de Boorse au cas de la cellule morte unique et son éventuelle réponse stipulative aux cas de dysfonctions bénignes présentées par Wakefield sont illégitimes. Ces réponses ne favorisent pas une définition de la santé et de la pathologie qui s’accorde, mieux qu’une définition alternative se collant davantage à l’usage, avec les rôles théoriques et pratiques que jouent ces concepts dans nos institutions médicales. En accord avec ce que j’ai suggéré ci-dessus, il s’ensuit de surcroît que, même si Wakefield avait tort quant à l’usage médical à propos des dysfonctions bénignes, il demeurerait avisé de favoriser une définition qui, comme la sienne, ne considère pas les dysfonctions bénignes comme pathologiques. L’exigence de rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie motiverait l’affirmation qu’au regard de ces dysfonctions, c’est l’usage qui doit être réformé de sorte à les considérer comme saines.

Intégrer les apports méthodologiques de l’explication philosophique à l’évaluation de la théorie de Boorse et prendre acte de l’enjeu de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie conduit donc à renforcer l’objection des dysfonctions bénignes soulevée par Wakefield contre celle-ci. Ceci permet de voir qu’au-delà de la question de la conformité de la théorie de Boorse à l’usage des professionnel·le·s, cette objection soulève l’enjeu de son aptitude à rendre compte de la portée pratique du concept de pathologie à la base de la médecine occidentale. Un rôle important joué par ce concept dans nos institutions médicales consiste à circonscrire une classe d’états dans lesquels il n’est généralement pas souhaitable de se trouver et qui, pour cette raison, méritent une attention particulière d’un point de vue médical. En circonscrivant plutôt une classe d’états dont un si grand nombre sont bénins qu’à peu près tout le monde se voit attribuer un état pathologique, la théorie de Boorse rate sa cible. Plutôt que de fournir une définition du concept de pathologie à la base de la médecine occidentale, elle se centre sur un concept qui ne joue qu’un rôle restreint pour la médecine : celui joué par le concept de pathologie qu’appliquent les pathologistes aux parties des organismes.

5. Conclusion

Dans la discussion ci-dessus, j’ai présenté une version de l’objection des dysfonctions bénignes à la théorie de Boorse, soulevée à l’origine par Wakefield, qui intègre les apports méthodologiques de l’explication philosophique. J’ai d’abord fait valoir que la version que donne Wakefield de cette objection n’a qu’une portée limitée, étant donné sa situation exclusive dans le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle et les limites de ce cadre méthodologique (voir section 2). Comme je l’ai noté, un problème posé par le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle concerne la libéralité avec laquelle celle-ci est généralement employée par les philosophes discutant les concepts de santé et de pathologie. Cette libéralité, comme je l’ai fait remarquer, donne lieu au « problème des réponses stipulatives », lequel semble voué à tourner en rond les débats appliquant, sans apports extérieurs, le cadre méthodologique de l’analyse conceptuelle. J’ai ensuite revisité la proposition de Schwartz de reconcevoir la théorie de Boorse comme la formulation d’une explication philosophique des concepts de santé et de pathologie plutôt qu’une analyse conceptuelle (voir section 3). J’ai soutenu, à l’encontre de Schwartz, qu’il fallait voir ces deux approches comme méthodologiquement complémentaires plutôt que de voir un clivage strict entre elles et que, de leur complémentarité, se dégage une solution au problème des réponses stipulatives. J’ai également, aussi à l’encontre de Schwartz, relevé la complémentarité de ces deux approches dans la défense que donne Boorse de sa théorie. Finalement, j’ai présenté une version de l’objection des dysfonctions bénignes s’appuyant sur l’observation d’une portée pratique caractérisant le concept de pathologie à la base de la médecine occidentale dont Boorse prétend fournir une définition (section 4). J’ai noté que Boorse reconnaît tacitement le défi potentiel posé à sa théorie par cette portée pratique lorsqu’il discute du lien entre la gravité des états et leur caractère sain ou pathologique. J’ai aussi discuté la manière dont Boorse répond à ce défi, laquelle consiste à tenter de soustraire sa théorie à la nécessité de rendre compte de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie en formulant une distinction entre anormalité théorique et anormalité clinique. J’ai fait valoir que cette réponse échoue, parce que la manière dont Boorse doit, pour qu’elle réussisse, caractériser la distinction théorique/clinique compromet la prétention de sa théorie à se coller au concept de pathologie à la base de la médecine occidentale. Il s’ensuit que Boorse ne peut pas légitimement répondre de manière stipulative aux cas de dysfonctions bénignes et, de surcroît, que les objections bénignes poseraient problème pour sa théorie même si, à leur égard, l’usage se conformait à elle.

Intégrer au débat autour de l’objection des dysfonctions bénignes les apports méthodologiques de l’explication philosophique semble donc renforcer le point soulevé par Wakefield contre la théorie de Boorse quant au caractère insuffisant de la dysfonction d’une partie d’un organisme pour la pathologie de cet organisme. Même si c’est le cas, il serait toutefois au mieux précipité, à ce stade, de conclure de manière définitive en faveur de la théorie de Wakefield, étant donné certaines critiques importantes lui ayant récemment été adressées. Ces critiques prennent pour cible le critère de préjudice dans cette théorie, critère par lequel celle-ci, comme je l’ai noté, parvient à exclure les dysfonctions bénignes de la classe des pathologies.[47] Ces critiques suggèrent que, même si, comme le soutient la discussion ci-dessus, Wakefield a raison quant au caractère insuffisant de la dysfonction de la partie pour la pathologie d’un organisme, son critère de préjudice n’est probablement pas la meilleure manière d’exclure les dysfonctions bénignes de la classe des pathologies. Comme Wakefield l’admet lui-même, sa critique de la théorie de Boorse laisse en principe ouverte la question de savoir si sa théorie hybride est la meilleure alternative à la théorie de Boorse, et il en va de même pour la discussion ci-dessus.[48] Le présent article laisse donc ouverte l’importante question de savoir par quelle alternative la théorie de Boorse doit être remplacée.[49]

Dans cet article, mon objectif, préalable au traitement de cette question, a été de recentrer le débat entre Boorse et Wakefield au sujet des dysfonctions bénignes sur l’enjeu des rôles théoriques et pratiques que jouent les concepts de santé et de pathologie dans nos institutions médicales. J’espère avoir montré que l’enjeu soulevé par les dysfonctions bénignes pour des théories semblables à celles de Boorse et Wakefield va au-delà de la question de savoir ce qui, entre le fait de considérer les dysfonctions bénignes comme pathologiques et le fait de les considérer comme saines, correspond le mieux à l’usage. Ces dysfonctions soulèvent aussi l’enjeu crucial de la portée pratique des concepts de santé et de pathologie, et, plus largement, celui de la relation entre la théorie et la pratique médicale.