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L’essence scripturaire de la géographie – étymologiquement, écriture (graphie) de la terre (géo) – appelle à de nécessaires rapports avec la littérature, dérivé de litteratura, c’est-à-dire « ce qui est écrit ». Ces rapports sont néanmoins d’intensité variable selon les époques et les écoles de pensée. L’école vidalienne, par exemple, qui domina la pensée géographique pendant les premières décennies du XXe siècle, constituait, si l’on s’en rapporte au jugement de l’historien Fernand Braudel (1901-1985), un genre littéraire en soi : « L’école géographique française, issue du vigoureux enseignement de Vidal de la Blache, n’aura pas reculé devant l’entreprise, elle a voulu voir et elle a su bien voir. Elle aura même atteint à [sic] une sorte de perfection dans cet art de décrire la terre, perfection jamais égalée à l’étranger à ma connaissance, et pas toujours signalée chez nous comme il en conviendrait. Et pourtant, c’est une de nos vraies réussites littéraires ! » (Braudel, 1997 : 71). Lors d’une émission de France Culture consacrée à Vidal de La Blache, Jean-Louis Tissier émet, pour sa part, l’hypothèse selon laquelle le style du célèbre géographe puiserait dans l’oeuvre d’Eugène Fromentin, auteur d’un célèbre roman et de récits de voyages, renforçant du même coup cette intime filiation entre géographie et littérature.

Cet art d’écrire mena même certains géographes à embrasser une carrière littéraire. Ce fut le cas de Louis Poirier (1910-2007), spécialiste de géomorphologie qui, sous le nom de Julien Gracq, élabora une oeuvre romanesque qui demeure marquée par un indéniable caractère géographique. Le géographe Henry Petiot (1901-1965), élève de Raoul Blanchard (1897-1965) et auteur d’une monographie sur la géographie urbaine de Briançon (1921), devint un écrivain et académicien célébré en son temps, sous le nom de Daniel-Rops. Le critique Albert Thibaudet (1874-1936), agrégé d’histoire et géographie, recourut fréquemment, dans ses Réflexions sur la littérature, à de nombreuses métaphores empruntées à la discipline géographique et esquissa une géographie littéraire où les oeuvres sont liées entre elles par des solidarités multiples.

L’avènement d’une géographie néopositiviste quantitative relégua en arrière-plan cette affinité entre la géographie et la littérature. Le maître ouvrage d’Éric Dardel, L’homme et la terre, paru en 1952, dressant les rapports entre la géographie et le mythe, matrice même de la littérature, selon Northrop Frye, passa alors tout à fait inaperçu, comme le rappelle, après Claude Raffestin, Bertrand Lévy dans l’un des textes figurant au sein de l’anthologie rassemblée par Bouvet. La géographie, désormais en quête de reconnaissance scientifique et de modèles théoriques, allait dorénavant s’exprimer en langage graphique et mathématique. Dardel lui-même était bien conscient de ce changement de paradigme, affirmant, en conclusion de son ouvrage, qu’« il est difficile d’imaginer à notre époque une autre relation de l’homme avec la Terre que celle de la connaissance objective proposée par la géographie scientifique » (Dardel, 2014 : 241).

Le renouveau insufflé par la géographie humaniste d’inspiration phénoménologique réhabilita la pensée et l’oeuvre de Dardel, et noua de nouveaux liens avec la littérature, notamment chez Armand Frémont (1933-2019), qui mobilisa les oeuvres de Gustave Flaubert et de Guy de Maupassant pour révéler, à travers le jeu des représentations littéraires, les dimensions sensibles profondes de la personnalité géographique de sa Normandie natale.

L’anthologie préparée par Rachel Bouvet, rassemblant des contributions de représentants de ces deux domaines sur les rapports qu’entretiennent géographie et littérature, illustre ce renouveau et la diversité des approches géo-littéraires. Selon Bouvet, l’apparition d’approches théoriques et d’outils d’analyse, dans les années 1980, a permis de baliser « un domaine théorique en émergence dont l’objet d’étude principal est l’espace littéraire » (p. 1).

L’ouvrage est divisé en quatre sections. La première, généalogique, rassemble deux textes fondateurs de Marc Brosseau et de Michel Collot permettant de retracer l’émergence du « dialogue entre littérature et géographie ». Tandis que Brosseau retrace cette filiation chez les sémioticiens russes, Collot s’attarde au tournant spatial des sciences humaines et à la critique littéraire.

La seconde partie porte sur deux grandes catégories de textes géo-littéraires : d’abord la géopoétique, à travers les textes de Kenneth White, Jean-Jacques Wunenburger et Rachel Bouvet elle-même, où sont explorés l’espace romanesque et les multiples dimensions de l’imaginaire géographique ; puis la « géocritique », approche comparatiste définie par Bertrand Westphal qui « s’intéresse aux relations entre les espaces humains et la littérature » (p. 4).

La troisième partie explore un outil fondamental pour l’étude de l’espace littéraire : le paysage. Véritables « filtres esthétiques et culturels », les paysages sont successivement envisagés dans leurs représentations historiques (Berque), les perceptions sensorielles qu’on en a (Corbin) et leur saisie à travers différents couplages lexicaux et poétiques – ici et ailleurs, vertical et horizontal, dedans et dehors (Collot).

Une quatrième partie regroupe des textes offrant un renouvellement des deux outils de base respectifs de la géographie et de la littérature : la carte et le langage. La carte, outil par excellence du géographe, se trouve mobilisée désormais aussi dans les études littéraires, comme en témoignent les apports de Bertrand Lévy, de Liliane Louvel et de Pierre Jourde, qui renouvellent la critique de la carte comme outil de domination à travers son usage littéraire. Matériau de base des écrivains, le langage se voit, par les textes d’Yves Baudelle sur la toponymie et de Luc Bureau sur les métaphores organicistes, envisagé comme modalité du rapport entre le sujet et le monde.

Enfin, saluons la pertinente bibliographie thématique qui conclut l’ouvrage en dressant le panorama de ce domaine de recherche, lequel semble appelé à s’établir durablement dans le paysage épistémologique de la discipline géographique.