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Cet ouvrage restitue les réflexions issues d’une journée d’étude organisée, en 2016, par le Lab’Urba. Son originalité est de réunir des chercheurs venus d’horizons disciplinaires divers, des praticiens dans le domaine de l’aménagement et de l’urbanisme et des « grands témoins » éclairant la notion sous un angle historique, anthropologique et philosophique.

Cette diversité traduit non seulement la pluralité des approches contemporaines des « communs », mais également le succès d’une notion qui percole dans de nombreuses sphères sociales, devenant source de nouvelles pratiques autant que de revendications politiques et constituant, selon les auteurs, une façon alternative de penser et d’agir sur un monde encore traumatisé par l’échec des idéologies du XXe siècle. Cependant, le succès de cette notion, l’ambiguïté sémantique qui l’entoure dans la langue française (le commun, les communs, les biens communs, le bien commun) et la diversité des disciplines qui s’en sont emparées, ont fini par en brouiller les contours.

Le chapitre de Catherine Larrère permet d’en définir les caractéristiques. Cette auteure situe l’émergence des réflexions contemporaines sur les communs dans un contexte marqué, d’une part, par le succès de l’article de Hardin, The tragedy of the commons, d’autre part, par les travaux d’Ostrom, sur la gouvernance des communs. Le premier utilise les communaux comme une métaphore malthusienne des dangers de la surpopulation. La critique de l’article en déplace la focale pour faire une démonstration du danger de l’absence de propriété privée, seul moyen efficace de préservation des ressources naturelles. Les communs deviennent alors une justification des politiques néolibérales. Ostrom, quant à elle, prend le contrepied de la proposition d’Hardin pour montrer l’efficacité de l’action collective dans la gestion des ressources naturelles et donne une définition positive des communs comme des ensembles associant trois éléments : des ressources, une communauté et des règles. Si les analyses d’Hardin et Ostrom sont construites autour de ressources naturelles, la définition apportée par Ostrom peut s’appliquer à d’autres types de ressources. Larrère pose alors la question de la généralisation de la notion de communs à d’autres domaines et d’une « mise en commun généralisée » comme alternative au capitalisme.

Elle suggère que toute ressource ne permet pas d’instituer des communs et que ceux-ci, situés dans les interstices de la dualité marché/État, visent à en subvertir les termes plutôt qu’à les abolir. Augustin Berque propose de voir, dans le succès de la notion de communs, une transformation d’ordre ontologique du rapport de l’individu à son environnement. Formulée d’abord par Aristote, puis par Descartes, la modernité portait une vision de l’être, pouvant s’abstraire de son environnement, perçu comme une chose extérieure à lui-même, chose sur laquelle il peut agir, chose qu’il peut posséder. Berque mobilise ici la mésologie pour suggérer que l’être ne peut être conçu qu’en relation avec son milieu sur lequel il agit (par la technique) et par lequel il est agi (par le symbole), double relation qui se cristallise dans un « corps médial éco-techno-symbolique ».

Comme le montre Perrine Michon, c’est bien cette relation qui est au coeur du commun, non plus envisagé comme triade (ressource, communauté, règles), mais comme principe politique qui préside au processus de mise en relation de ces trois éléments. Allant à contre-courant de tendances dominantes dans les sociétés occidentales contemporaines, le paradigme des communs invite à une triple remise en question : de l’individu envers un environnement qui ne lui est pas extérieur mais consubstantiel, de l’individu envers les autres avec qui les conflits sont porteurs d’institutions communes, de l’individu envers lui-même, devant se penser en perpétuelle coconstruction avec son environnement.

Dans leurs chapitres, Lepart ainsi que Kébir et Wallet développent leurs réflexions théoriques dans le champ des sciences du territoire. Le premier constate un paradoxe : la notion de commun tient une place secondaire dans la gestion de l’environnement. Celle-ci a longtemps été construite sur des approches duales – public/privé, conservation/production – qui se sont cristallisées au fil du temps sur une dualisation des espaces : zones protégées dans lesquelles s’est perpétuée une sanctuarisation d’une nature réputée sauvage, et zones où l’activité humaine peut se déployer sans considération des problématiques environnementales. À ces politiques de land sparing, les réflexions sur la biodiversité ont permis d’opposer une approche de partage du territoire (land sharing) qui recherche la mixité d’usages respectueux de l’environnement et nécessite la mise en place d’une intendance regroupant des acteurs divers.

Kébir et Wallet, eux, montrent que le paradigme des communs renouvelle certaines approches du développement local : l’attention n’est plus tant portée sur la production de ressources locales spécifiques, permettant aux territoires de se positionner dans une concurrence mondialisée, que sur l’usage de ces ressources concourant à la qualité des milieux de vie, dans une perspective de développement durable. L’usager devient un acteur important des dispositifs de développement local. Se pose alors la question de l’équité à l’accès et la gouvernance des ressources territoriales.La deuxième partie de l’ouvrage présente différents modes d’appropriation de la notion de communs par des praticiens de l’aménagement et de l’urbanisme, à travers plusieurs expériences : production d’intelligence collective dans un atelier de réflexion organisé dans le cadre de la journée d’étude (Valérie Kauffman), réflexions sur la création, en Rhône-Alpes, d’un réseau régional Biens publics mondiaux avec l’ambition d’ancrer des problématiques globales dans les gouvernances locales (Véronique Moreira), notions de biens communs et de valeur d’usage du territoire mises au centre de dispositifs de développement local (Atelier national) et de rénovation urbaine (NPNRU) associant État et collectivités locales (David Laborey), accompagnement de collectivités locales pour faire naître des dynamiques de mise en commun dans la gestion de l’eau ou du paysage permettant de briser les fonctionnements en silos et d’associer l’ensemble des acteurs concernés (Boinot et Malinaud). Cette partie se termine par un très beau chapitre relatant le don, par le landlord, de l’île de Scalpay, dans les Hébrides, à la communauté de ses habitants (Emmanuelle Cunningham Sabot), contrepoint aux enclosures des communs dans l’Angleterre de l’époque moderne.

Dans une troisième partie – regards de grands témoins –, l’historien Patrick Boucheron souligne l’importance, dans l’Italie du XIIe siècle, de l’émergence de la commune, comme régime politique dérivant de l’usage communal des biens, référence qui, dans l’Italie contemporaine, nourrit le mouvement des Bene Commune. L’anthropologue Philippe Descola s’interroge sur la notion de « biens » pour mettre en exergue le fait que la conception occidentale des biens communs s’inscrit dans une relation d’appropriation de l’environnement. À partir d’exemples amazoniens et australiens, il évoque d’autres types de relations plus complexes avec l’environnement, milieu de vie, dans lequel humains et non-humains, sujets politiques à part entière, interagissent sur un pied d’égalité. Enfin, le philosophe Patrick Viveret explore l’articulation entre la notion métaphysique du bien commun et des communs et propose d’envisager l’humanité comme un commun à préserver.

Par la mobilisation de regards multiples, intellectuels et pratiques, la mise en exergue d’une approche relationnelle qui nous paraît extrêmement porteuse et l’exploration des apports de la notion aux sciences du territoire, cet ouvrage s’avère une contribution éminente à une littérature francophone, encore émergente, sur les communs.