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Introduction

Dans cet article, je me penche sur les longs métrages de fiction dont l’action se situe en Abitibi, qualifiés ici de films « abitibiens », et sur la représentation de la région, géographique, sociale et culturelle qu’ils véhiculent. La série d’articles sur les « paysages du cinéma québécois » publiée dans Le Devoir, à l’été 2018, a évoqué la ville de Québec, la Gaspésie, le Saguenay, la Côte-Nord, l’Outaouais, les Îles de la Madeleine et les Cantons-de-l’Est, mais pas l’Abitibi. Or, une douzaine de cinéastes ont tourné des longs métrages de fiction en Abitibi, sans parler des courts métrages et des documentaires. Déjà en 1995, Blanchard présente une liste des films, longs et courts métrages, de fiction ou documentaires, tournés en Abitibi entre 1929 et 1985, et qui court sur huit pages. De plus, se tiennent à Rouyn le Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue, fondé en 1982, et le Festival du DocuMenteur de l’Abitibi-Témiscamingue, qui existe depuis 2004. L’Abitibi est bel et bien une terre de cinéma : on y tourne et on y visionne des films. Mais lesquels ?

Un pays neuf

Le documentaire En pays neuf (Maurice Proulx, 1937[1]) est le premier long métrage tourné en Abitibi. La région y est présentée comme une « terre promise » (Morissonneau, 1978) où des chômeurs frappés par la crise économique des années 1930 peuvent refaire leur vie à titre d’agriculteurs. C’est toutefois l’exploitation minière qui a d’abord favorisé l’essor de la région, ce que reflètent les noms bien évocateurs de Val-d’Or et Normétal. Amos a été fondée dès 1910, Lasarre en 1917, Rouyn en 1927 et Val-d’Or en 1935. Qu’il s’agisse de villes minières ou de villages agricoles, dans tous les cas, il a fallu d’abord défricher, d’où ce sentiment de construire un territoire, de « front pionnier » nordique (Harvey, 1994 ; Vincent, 1996), qui n’est pas sans rappeler l’Ouest américain. Cette similitude repose notamment sur la ruée vers les métaux, et si l’Ouest est peuplé de cowboys et d’Autochtones, Arcand et Bouchard (2002) ont montré que les cowboys sont présents dans l’imaginaire québécois, à travers tant la musique que la figure du camionneur (Bouchard, 1980) ; quant aux Premières Nations, elles habitent depuis longtemps le Nord du Québec.

Quelle est la représentation de l’Abitibi dans le cinéma de fiction ? Y retrouve-t-on ces thèmes de pays neuf et de front pionnier ?

Cinéma et espace

La perspective dans laquelle j’aborde les films abitibiens est celle de la représentation de l’espace. Une représentation sociale se forme à travers les expériences individuelles, notamment la socialisation, ainsi que divers discours sociaux, en particulier ceux de l’art et des médias (Jodelet, 1989). Lorsqu’on parle d’imaginaire social[2], c’est pour insister, premièrement, sur la dimension collective de ces représentations, notamment la contribution de l’art à leur formation, et deuxièmement, qu’il ne s’agit pas d’un simple reflet du réel ; Jodelet parle d’ailleurs de distorsions, supplémentations et défalcations. L’art reflète des imaginaires, mais contribue également à en façonner de nouveaux (Fortin, 2011). Cette prémisse est à la base de plusieurs analyses du cinéma, et ce, depuis plusieurs décennies (par exemple, Aristarco, 1976 ; Poirier, 2004).

Pour analyser l’imaginaire de l’espace, il faut en scruter les dimensions objectives ainsi que l’appropriation subjective et, selon Marc Augé (1992), les composantes identitaires, relationnelles et historiques. Dans le cas du cinéma, il faut aussi saisir comment les films « font de [l’espace] non un décor mais un actant à part entière » (Staszak, 2014 : 599). De plus, au-delà de la vision de l’un ou l’autre cinéaste et de la fortune critique des films, « l’analyse d’une oeuvre doit engager d’abord d’autres oeuvres, leurs modèles communs, leurs différences et leurs variations respectives » (Esquenazi, 2007a : 43, 2007b et 2009). En effet, la prise en compte de plusieurs oeuvres révèle « un ensemble de voix évoquant un espace commun qui nous permet de les inscrire à l’intérieur d’un jeu d’échos » (LeBel, 2012 : 33). « Même un lieu en apparence modeste, primaire, discret […] est à proprement parler inépuisable, susceptible des approches les plus différentes, si tant est que l’on soit en mesure [de] plonger dans son imaginaire, c’est-à-dire dans la manière dont il a été rêvé, fabulé, foulé, vécu » (Carrier-Lafleur, 2017 : 21).

Plusieurs géographes québécois se sont intéressés à la représentation de l’espace dans la littérature (Bédard et Lahaie, 2008 ; LeBel, 2012). Le cinéma a moins attiré leur attention (Lukinbeal et Zimmerman, 2006), même si des études cinématographiques ont, depuis, été menées sur l’espace dans le monde francophone, notamment par Gardies (1993) et Mottet (1999) jusqu’à Lévy (2013) et, dans le cas du Québec, de Véronneau (1992) à Larochelle (2007) puis Bélanger et Carrier-Lafleur (2017). Ce qui a retenu l’attention des géographes, en matière de cinéma, c’est le paysage (Collot, 2007), les plans et les mouvements de, dans et entre les espaces (Aitken et Dixon, 2006 ; Escher, 2006). Quand on s’est penché de façon plus approfondie sur l’espace dans le cinéma québécois, c’est soit pour cartographier les lieux de l’action (Caquard et al., 2012), soit pour analyser des espaces génériques comme la ville, la banlieue et la campagne (Fortin, 2015 et 2017), soit enfin pour se pencher sur le néoterroir ou la « dé-montréalisation » (Bélanger et Carrier-Lafleur, 2017). Plus rarement a-t-on analysé la représentation d’un lieu précis, Montréal (Véronneau, 1992 et 1995) ou Saint-Armand (Carrier-Lafleur, 2017). Ma démarche se situe dans cette perspective ; elle ne porte toutefois pas sur une municipalité, mais bien sur une région.

Un film, tant documentaire que de fiction, c’est des images et du son organisés en récit. Aussi, ma grille d’analyse tient compte de la présence et de la connotation – autrement dit des dimensions objectives et subjectives – des éléments suivants : les lieux de l’action, les lieux de résidence et de travail des personnages, les déplacements et modes de transport, la temporalité (passé, présent, futur), la saison, ainsi que les propos. Les éléments retenus dans la grille sont essentiellement visuels. La connotation est apportée par les cadrages, plans et couleurs, ou par le son ambiant, la musique et les commentaires des protagonistes. Comme le suggèrent Esquenazi (2007a) et Lebel (2012), j’étudie les films « en écho » les uns des autres.

Ma question de départ est donc : quelle est la représentation de l’Abitibi dans le cinéma de fiction ? Dans l’analyse, j’ai retenu tous les longs métrages de fiction, diffusés entre 1959 et 2020 et dont l’action se déroule en tout ou en partie en Abitibi. La liste des films du corpus se trouve en annexe. Je ne fournis pas leur résumé, qu’on trouve tant sur le site Films du Québec (2021) que sur celui d’Éléphant, mémoire du cinéma québécois (2021), mais mon texte comprend plusieurs éléments descriptifs pour faciliter la lecture de celles et ceux qui n’auraient pas vu ces films.

Le paysage

Le paysage abitibien, plus que le décor ou le contexte des films de fiction, est un élément essentiel, tant dans les images que dans les récits. Ce paysage a deux composantes principales, « le bois », autrement dit la forêt, et les cours d’eau, et il est sans cesse parcouru par les protagonistes.

Le bois « deboutte »

« Y a pas longtemps, c’était encore un pays neuf ici […] Tout ça, c’était du bois deboutte », explique le docteur Rainville, parlant des colons qui ont défriché « à main d’homme » (La donation, Bernard Émond, 2009). Le bois n’est pas seulement un défi lancé aux défricheurs, il ne se réduit pas aux arbres qui le composent, car l’Abitibi « est le paradis sur terre », notamment grâce à la chasse à l’orignal et aux aurores boréales, selon le mineur Richard Bombardier (Je me souviens, André Forcier, 2009). Le bois est aussi le lieu d’ébats amoureux (Je me souviens ; Les corps célestes, Gilles Carle, 1973) et de scènes oniriques (Chasse au Godard d’Abbittibbi, Éric Morin, 2013[3]). Roberge et Stéphane cherchent, pour leur part, l’inspiration dans une « retraite fermée » d’écriture dans le bois (Le cas Roberge, Raphaël Malo, 2008).

Profiter de la nature et du bois, cela passe par la pêche et la chasse, et « il y a des camps de chasse partout » (Pierre, La donation). Il n’empêche, la chasse n’est pas montrée dans les films analysés ici et la pêche ne l’est, rapidement, que dans Miséricorde (Fulvio Bernasconi, 2017). Il faut traverser le bois pour se rendre en Abitibi, mais surtout pour se déplacer entre les différentes agglomérations. Le bois défile à travers les fenêtres des véhicules, dans la circulation des embarcations et dans de nombreuses vues aériennes. Les trajets sont longs : « C’est beaucoup de géographie » selon le député Steve Guibord (Guibord s’en va-t-en guerre, Philippe Falardeau, 2015[4]). « Qu’est-ce que je fais ici, à 700 km de chez nous ? » se demande le Montréalais Roberge, à Rouyn (Le cas Roberge), et quand sa blonde Julie vient le rejoindre, elle se plaint : « 12 heures d’autobus ! » « Installe-toi comme il faut, on n’est pas rendus », explique un gars de chantier à son passager belge (Une manière de vivre, Micheline Lanctôt, 2019).

Les déplacements à l’intérieur de la région sont également nombreux, car l’Abitibi est grande et la population, dispersée. Par exemple, dans La donation, le bureau du docteur Rainville est à Normétal, et celui-ci suggère à Jeanne de dormir à Lasarre ; les femmes qui veulent avorter vont à Val-d’Or ; Jeanne appelle une ambulance qui se trouve à Poulari et fait une visite à domicile à Val Paradis ; le docteur Rainville a un infarctus à Duparquet et est hospitalisé à Macamic ; les dernières images du film montrent une scène d’accident « sur la route du 3e et 4e rangs à Sainte-Hélène ». Dans le même sens, Steve Guibord est député de Prescott-Makadewa-Rapide-aux-Outardes ; le nom du comté renvoie à la région comme entité (Guibord). La route, c’est tant le chemin de rang (La donation), la route de terre qui donne accès aux territoires forestiers et autochtones (Guibord), la route nationale où le bruit des camions est incessant (Écartée) que les rivières. Les premières images de Je me souviens sont celles d’un canot sur la rivière Harricana. Le plan B pour circuler quand les routes sont bloquées, c’est les rivières, parcourues en canot (Guibord). La plupart des scènes de Windigo (Robert Morin, 1994) se déroulent sur un bateau remontant sans fin une rivière. Pour se déplacer « dans le bois », il y a aussi le véhicule à quatre roues motrices qu’utilisent les jeunes autochtones (3 histoires d’Indiens, Robert Morin, 2014[5] ; Miséricorde) et la motoneige (Chasse au Godard), voire la snowmobile (Les corps célestes).

Le camion est un moyen de transport au coeur de plusieurs récits, et 3 histoires montre même un Festival du camion. Aux barrages routiers mis en place par des Autochtones (montrés dans Guibord et Windigo, évoqués dans Miséricorde) en répondent d’autres érigés par des camionneurs (Guibord). C’est dans divers camions que Joseph se rend toujours plus au nord, sur des routes de plus en plus étroites (Une manière de vivre). Les camions font partie du paysage visuel et sonore de l’Abitibi, plus que d’autres régions (Fortin, 2017).

On arrive en Abitibi en avion et on en part aussi en avion : des Corps célestes à Miséricorde, mais aussi dans Chasse au Godard, Guibord, La donation, Nous sommes Gold et Windigo. Le richissime Gilles Roberge habite au bord d’un lac accessible seulement en avion (La donation). Les Corps célestes débute, pour sa part, avec l’atterrissage d’un avion sur un lac gelé ; l’action s’y déroulant en 1938, il appert que l’avion relie la région au Sud depuis longtemps. En fait, plusieurs films peuvent être qualifiés de road movies, tant les déplacements y sont nombreux et tant la route y défile. Le road movie ici ne concerne pas tant le voyage intérieur et la transformation des protagonistes (sauf dans Une manière de vivre) que les déplacements géographiques. Les habitacles des véhicules et des embarcations se révèlent des lieux privilégiés de dialogue, de réflexion (Guibord), voire des huis clos (Windigo).

La mine

La fumée de la mine, on la voit […]. Quand je pense que ça fait 50 ans qu’elle pollue!

Christiane, L’hiver bleu

Il y a souvent des blasts le matin.

Nathalie, Nous sommesGold

L’exploitation minière est centrale dans le corpus, ce qui rejoint l’analyse de Kirouac Massicotte (2018) à propos de la littérature abitibienne. La mine structure l’économie, mais aussi la vie sociale, voire l’identité ; ainsi, Marie dit venir de la « cinquième rue, sur le bord de la mine » (Chasse au Godard). La cheminée fumante est la marque d’une mine en activité (Chasse au Godard, L’hiver bleu, Les corps célestes, Nous sommes Gold) et on ressent dans toute la ville les explosions dans la mine, on en entend partout la sirène (Les corps célestes, Nous sommes Gold). Miséricorde montre une mine à ciel ouvert, mais d’autres films présentent des images de l’intérieur de la mine (Je me souviens, L’hiver bleu, Les corps célestes) : forage, drilles, dynamite qui ouvre les galeries, chariots y roulant : la mine est bruyante, sale et sombre, car la lumière y provient essentiellement des casques des mineurs. Mais c’est tout de même un bon gagne-pain : les mineurs gagnent de « gros » salaires et ne « sont pas communistes » (Brigitte, Les corps célestes) ; dans le même sens, Michel parle de révolution à des mineurs qui le rembarrent (Chasse au Godard). Une mine en activité, c’est la prospérité, même pour ceux qui n’y travaillent pas car, pour s’agrandir, elle achète les maisons sur les terrains qu’elle convoite (Nous sommes Gold). Les personnages entretiennent un rapport complexe avec le monde minier, source de prospérité, mais aussi univers souterrain, avec ce que cela comporte d’étrangeté et de danger.

L’agriculture n’est pas le mode de subsistance des protagonistes des différents films, qui travaillent parfois la terre, soit, mais d’en dessous. Les films du corpus ne font pas écho au rêve agricole du film de l’abbé Proulx, Un pays neuf.

Les Abitibiens

L’Abitibi est néanmoins un pays neuf pour plusieurs personnages en quête de recommencement personnel, comme le docteur Rainville après le décès de sa femme (La donation), Scott un ancien détenu qui veut refaire sa vie (Écartée) ou Joseph qui rompt avec sa vie d’intellectuel (Une manière de vivre). Ce qui attire les protagonistes en Abitibi, c’est la nature et l’espace (Miséricorde), mais aussi l’espoir d’une prospérité économique quand, par exemple, le proxénète Desmond aménage un bordel dans une ville minière (Les corps célestes). Leur projet individuel se double parfois d’un autre, de changement social, que cela passe par l’action syndicale (Je me souviens), la production d’émissions de télévision (3 histoires d’Indiens, Chasse au Godard), des assemblées publiques (Guibord), voire la fondation d’un village au mode de vie traditionnel (Windigo).

La communauté et son histoire

Plusieurs films renvoient directement ou indirectement à l’histoire de l’Abitibi. « Abbittibbi » est l’ancienne orthographe du nom de la région, et Chasse au Godard d’Abbittibbi renvoie ainsi implicitement à l’histoire, d’autant plus que l’action se déroule en 1968. Je me souviens, c’est bien sûr la devise du Québec, titre qui fait ici écho à l’histoire du Québec, de la région et du narrateur. Il faut aussi noter que le titre de La donation évoque la transmission, donc le passage du temps, et que Pierre, à la mort de son père, a repris la boulangerie de celui-ci, s’inscrivant ainsi dans l’histoire familiale. Il étudiait auparavant l’histoire : « Je préparais un mémoire sur la correspondance des premiers colons en Abitibi. J’ai passé un été à faire tous les greniers de la région pour trouver les lettres. […] J’en ai trouvé des centaines » (Pierre, La donation). Enfin, Christopher est professeur d’histoire au secondaire, et deux scènes le montrent en classe (Nous sommes Gold).

Qu’apprend-on sur l’histoire de l’Abitibi et des Abitibiens dans ces films ? L’importance de la mine dans la vie collective (Chasse au Godard, Guibord, Les corps célestes, Je me souviens, Miséricorde, Nous sommes Gold). Que dans les fronts pionniers, l’emprise de l’Église n’est que partielle en matière de moeurs quand, en 1938, s’installe un bordel (Les corps célestes) et en matière idéologique quand, en 1949, on chante L’Internationale (Je me souviens). La communauté abitibienne se rencontre parfois à l’église, certes (La donation, Les corps célestes), mais surtout dans des bars ou tavernes (Bulldozer, Chasse au Godard, L’hiver bleu, Nous sommes Gold), au cégep (Chasse au Godard, L’hiver bleu), dans l’action syndicale (Je me souviens, L’hiver bleu), lors d’assemblées publiques (Guibord) ou d’événements commémoratifs (Nous sommes Gold). Il y a aussi, en Abitibi, des associations féminines comme le Cercle des Fermières (Je me souviens) ou l’Association des femmes de chasseurs (Chasse au Godard).

Cette communauté est marquée par la diversité du peuplement, évoquée par le fait que plusieurs personnages principaux ne sont pas « pure laine » : ainsi la grand-mère d’Anita était irlandaise (Je me souviens), la mère de Christopher est anglophone (Nous sommes Gold) et Marie Laforest Kistabish est métisse (Chasse au Godard).

Telle que présentée dans le corpus, l’histoire de la région ne fait généralement pas de place à la religion. Quand les films y font allusion, c’est généralement pour la mettre à mal. Ainsi, en pleine messe de minuit, le curé de Borntown devient fou (Les corps célestes). Le père Cantin, curé de la paroisse, assiste à un souper de famille (L’hiver bleu), mais « a perdu contact avec ce qui se passe, ne remarque pas l’inconfort et l’animosité qui augmentent et gâchent le repas » (Handling, 1981 : 58). Une émule de Kateri Tekakwitha meurt en cherchant à imiter la sainte (3 histoires). Quant à Monseigneur Madore, que le narrateur de Je me souviens présente comme le « directeur de conscience de Duplessis », il conspire contre les syndicats avec le susmentionné premier ministre. Pour contrer le syndicat local, le monseigneur suggère au directeur de la mine « d’engager des orphelins comme mineurs apprentis ; l’Opus Dei paiera leur affiliation syndicale ». La référence à la sulfureuse Opus Dei n’a rien pour rassurer. L’apostolat de l’évêque ne concerne pas que le premier ministre ni même le syndicat, mais toute la région, et la station locale de radio diffuse, selon l’expression de l’annonceur, « l’éditorial matutinal de notre père spirituel, Monseigneur Eugène Madore ». Il y a là au moins autant d’anticléricalisme que de dénonciation du conservatisme. Par les propos du narrateur, Chasse au Godard ironise également sur le conservatisme et l’avant-garde :

L’Abitibi avait l’honneur de recevoir ce qu’on appelle ici de la grande visite. Un cinéaste de solide réputation, parti de France sur les ailes d’un avion supersonique, atterrissait sur nos terres, avec son équipage européen et accompagné d’un sherpa de la grand’ville. Il venait tenter le destin dans le domaine de la télévision populaire. […] Il était venu chez nous car ce qu’il voulait faire, il était incapable de le mettre à l’essai nulle part ailleurs dans le monde. […] Il voulait la révolution, le chaos. […] Ils partirent en mission pour donner la parole au peuple.

Le narrateur, Chasse au Godard

La communauté dont je viens de parler est celle des Blancs ; or, il en existe une autre, en Abitibi, et la rencontre entre les deux n’est pas facile.

Les Premières Nations

Le peuple que Desjardins et Monderie ont qualifié d’« invisible », dans le titre de leur documentaire de 2007 (Le Peuple invisible), est bien visible dans le corpus abitibien et, plus largement, québécois à partir des années 2010 (Demers et Ramond, 2017).

Les Premières Nations, confinées à des réserves (3 histoires, Miséricorde), doivent se battre pour faire valoir leurs droits, ce qui peut même les inciter à déclarer l’indépendance de leur territoire (Windigo). L’action de Guibord se structure autour d’un barrage routier érigé par les Anishnabe, qui protestent contre la coupe du bois sur leur territoire. Dans ce film, les Anishnabe prennent une place importante, premièrement au plan symbolique : Steve Guibord, député indépendant, a quitté le Parti libéral du Canada à cause d’un désaccord à propos des Autochtones ; deuxièmement, dans les interactions quotidiennes (Guibord est entraîneur d’une équipe de jeunes hockeyeurs autochtones) et troisièmement, au plan politique, avec le barrage routier, mais aussi dans le contournement de ceux érigés par les camionneurs blancs, car c’est le chef anishnabe qui trace l’itinéraire en canot permettant à Guibord de se rendre à Ottawa. Windigo s’ouvre sur les images d’un barrage routier érigé par les Anishnabe, encore une fois pour protester contre la coupe forestière.

Le moteur de l’action de Miséricorde est le délit de fuite d’un camionneur ayant causé la mort d’un jeune vivant dans la réserve de Lac-Simon. Ce film montre à la fois le point de vue des Autochtones, ainsi que leurs rites, et les préjugés des Blancs. Selon un camionneur, « les Indiens, là, pour se tuer, ils se tirent par exprès en dessous des roues des camions. […] Ils aiment pas la vie, ce monde-là ». La rencontre entre les Blancs et les Premières Nations n’est jamais simple à cause des barrages et prend rapidement des dimensions politiques, tant dans une comédie (Guibord) que dans des drames (Miséricorde, Windigo) ; mais la violence n’est pas que politique, elle est aussi individuelle et s’inscrit dans les corps comme lorsque Shayne se fait agresser par des jeunes blancs sans raison apparente (3 histoires), ou quand John Cheezo se fait tabasser par un policier avant d’être innocenté : « Je l’ai pogné par le chignon, pis j’y ai pété la face sur le bord de la table. Une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce que toutes ses dents soient par terre » (Gilles, Miséricorde). Une exception, celle de Joseph qui aide une jeune femme crie à accoucher, ce qui constitue pour lui, dépouillé de tout bagage et blessé, une véritable renaissance (Une manière de vivre).

Les Autochtones ont les deux pieds dans la modernité et s’en approprient les techniques dans leurs luttes politiques et sociales. Par exemple, une soucoupe sur le toit de la cabane au coeur du barrage, dans Guibord, permet au chef d’écrire aux Nations Unies, et Érik Papatie construit un émetteur télé à partir d’informations trouvées sur Internet (3 histoires). L’action politique des membres des Premières Nations passe par l’érection de barrages routiers, laquelle se combine avec une maîtrise des technologies modernes, mais s’appuie sur leur mode de vie traditionnel[6]. Cela dit, ces manifestants ne sont pas les seuls à passer à l’action politique.

Réseaux

Vous savez, la plupart des grandes révolutions, ça a commencé en région, à la campagne.

Paul, Chasse au Godard

Le prénom de l’assistant de Guibord, Souverain, originaire d’Haïti, renvoie au projet québécois de souveraineté, comme l’indique le réalisateur Phillipe Falardeau dans une entrevue (Gendron, 2015 : 7). Cela n’empêche pas ce film, comme plusieurs autres films abitibiens, d’évoquer l’ensemble du Québec, du Canada, voire du monde : la région est branchée sur l’ailleurs, grâce à divers moyens de communication et, déjà en 1938, la radio diffuse des discours de Mussolini, d’Hitler, de Franco et du pape (Les corps célestes). Les médias relient aussi les régions du Québec ; c’est pourquoi l’évêque et le premier ministre redoutent l’influence des grèves d’Asbestos et de Murdochville sur le syndicat des mineurs abitibiens (Je me souviens).

L’importance des communications est appuyée par le fait que plusieurs personnages travaillent dans les médias. Anita est téléphoniste (Je me souviens). Chasse au Godard tourne autour d’émissions de télévision : celle à laquelle Jean-Luc Godard participe, à Rouyn en 1968[7], mais surtout celles produites par Marie, Michel et Paul, qui donnent la parole à des travailleurs forestiers, des femmes, des étudiants et des mineurs. Écartée, c’est l’histoire du tournage (qui dérape) d’un documentaire. Le député Guibord, qui détient la balance du pouvoir au Parlement d’Ottawa, est poursuivi par une journaliste de la télévision. Jean, le narrateur de Windigo, est également un journaliste de la télévision et la plupart des images du film sont celles filmées par son caméraman.

Sans y travailler, plusieurs utilisent les médias : Souverain est régulièrement en liaison Skype avec Haïti, et j’ai déjà évoqué la soucoupe sur le toit de la cabane érigée au milieu du barrage routier qui permet aux Autochtones de communiquer avec les Nations Unies (Guibord). Les communications relient l’Abitibi au reste du monde ainsi que divers lieux de la région, entre eux : Érik Papatie construit un émetteur de télévision dans le but de diffuser des images au sein de sa communauté (Lac-Simon) ; le groupe Gold participe à un téléthon présenté à la chaîne locale (Nous sommes Gold) ; le CB permet aux camionneurs de communiquer entre eux (Miséricorde). Les communications internationales passent aussi par des visiteurs. Mentionnons, en vrac, l’irlandais Liam (Je me souviens), Jean-Luc Godard (Chasse au Godard), l’haïtien Souverain, ainsi que des Canadiens anglais (Guibord), Thomas, Suisse (Miséricorde) et le Belge Joseph (Une manière de vivre). Dans Les corps célestes, parmi les prostituées, il y a une française, une canadienne anglaise, une polonaise et une juive.

Du point de vue culturel, la région est bien branchée sur le monde et, en 1938, « les petits gars du collège » jouent Le soulier de satin de Claudel (Les corps célestes). Dans une taverne, un mineur demande à Michel s’il a lu « le chanoine Groulx, ou l’autre pété d’Aquin » (Chasse au Godard). Je ne reviens pas ici sur la visite de Jean-Luc Godard. Le bureau de Guibord est situé à Prescott, où se tient un festival international de poésie nordique, dont l’organisatrice demande une subvention pour faire venir des poètes de Finlande et de Lettonie. Notons aussi la présence de peintres automatistes montréalais invités chez le patron de la mine (Je me souviens). L’ouverture sur l’ailleurs comporte donc une dimension culturelle, ce qui fait dire au montréalais Stéphane que « Rouyn, c’est rendu le creuset de la culture émergente, l’Eldorado des idées, le klondike de la création » (Le cas Roberge).

La représentation de l’Abitibi, terre promise, riche de promesses à saisir, est présente dans tous les films, à l’exception de Bulldozer (Pierre Harel, 1974). Mais le rêve de la terre promise est constamment menacé, voire carrément voué à l’échec.

Le rêve brisé

Nos jobs sont fragiles parce que la mine agonise. Y a des chanteurs qui viennent nous dire qu’on peut pas couper d’arbres. Personne nous demande jamais notre avis quand vient le temps d’exproprier nos maisons. Pis on a le moulin à bois qui marche un peu, mais qui pollue nos rivières. Pis les autochtones qui nous enragent avec leur barrage. Pis là, vous voulez notre avis sur une guerre au bout du monde!

Madame Charbonneau, Guibord

Milieu complexe que l’Abitibi, tout en ambivalences : le paysage est beau, mais la nature se révèle dangereuse, la mine est source de richesse, mais aussi de mort. Le rapport à la nature s’effrite de mille-et-une façons en même temps que le rêve de recommencement personnel de plusieurs protagonistes. Le millionnaire Roberge, dans sa maison accessible seulement en hélicoptère, a besoin d’un médecin pour se faire soigner (La donation). Michel raconte qu’un nommé Gagnon avait un élevage de cerfs rouges : « Une crisse de bonne viande, ça a l’air. Ils servent ça au Château Frontenac. » Mais l’élevage n’était pas rentable et le producteur a préféré tuer ses animaux que les donner (Chasse au Godard). Le projet de réhabilitation de Scott se brise quand sa femme le quitte (Écartée). Plus radicalement, Richard Bombardier, le mineur qui aime tant la chasse à l’orignal et les aurores boréales, meurt accidentellement (Je me souviens). Eddy, leader autochtone qui déclare l’indépendance d’un territoire au nord-est de l’Abitibi est emporté par une pneumonie (Windigo). Le bois regorge de dangers : un orphelin de Duplessis se fait dévorer par les loups (Je me souviens) et Joseph est attaqué par un carcajou (Une manière de vivre). L’hiver, lacs et rivières deviennent dangereux, comme le lac où Mathilde se noie en patinant (Je me souviens) et celui où une jeune fille plonge dans un acte de mortification imitant ceux de la sainte Kateri Tekakwitha et attrape une maladie qui lui est fatale (3 histoires). Pire, la mémoire flanche : « Je sais pas si je serais encore capable de reconnaître une piste de lièvre » (Christiane, L’hiver bleu).

Certains personnages entretiennent un rapport d’étrangeté au bois, non comme lieu de rêve, bon ou mauvais, mais comme espace où il est impossible de prendre pied, où on se perd, ce que révèlent notamment les images de « fardoche ». C’est au coeur de la fardoche, paysage aride, de broussailles, que Peanut cherche sa soeur (Bulldozer). C’est au milieu d’un champ de fardoche, dans un vieil autobus rouillé, qu’on retrouve les enfants qui avaient fugué (La donation). Dans les deux cas, il y a résonance des images et du récit, car la fardoche, c’est la broussaille qui s’installe sur les terres abandonnées, ce qui symbolise l’avortement du rêve abitibien, celui du pays neuf.

De plus, les voitures et camions qui permettent la circulation dans cette immense région donnent parfois la mort (Bulldozer, La donation, Miséricorde). La circulation est bloquée non seulement par des barrages, mais aussi quand des hommes qualifiés par le narrateur de « majorité silencieuse » font exploser la voiture de Paul, émule de Godard, mettant ainsi fin à son projet politique (Chasse au Godard). L’échec du rêve abitibien de prospérité est révélé par l’effondrement d’un chevalement de mine dès les premières images de L’hiver bleu, par le dépotoir où travaillent les hommes dans Bulldozer, par les mines fermées auxquelles font allusion Guibord et La donation. La famille Galarneau habite dans un ancien chevalement minier, en bois, non isolé contre le froid et où il n’y a pas l’eau courante (Bulldozer).

Par ailleurs, même quand la mine est en activité, la mort y rôde et fauche un des orphelins de Duplessis appelés en renfort (Je me souviens) ainsi qu’un mineur « régulier » (Les corps célestes). Mais surtout, Nous sommes Gold raconte à la fois la commémoration d’un accident minier où sont mortes 53 personnes et les répercussions de cette tragédie. Plus largement, un mineur explique : « Tu t’en vas en dessous de la terre ; tu rêves-tu en dessous de la terre ? » (Chasse au Godard). Face à ces conditions de travail difficiles, l’action syndicale se révèle impuissante ; en effet, un des candidats à la direction du syndicat des mineurs meurt et l’autre s’exile (Je me souviens).

Autre signe de l’échec du rêve de recommencement abitibien, les enfants sont majoritairement orphelins. Marie, ses soeurs et son frère n’ont plus de père (Chasse au Godard). Mignonne chante : « Je torche des p’tits qui sont même pas à moi », dont on ne sait rien de la mère (Bulldozer). Après la mort de Manon, ses enfants refusent de vivre auprès de leur père et fuguent (La donation). L’image finale de La donation est celle de Jeanne tenant dans ses bras un bébé dont la mère vient de mourir dans un accident de la route. Une fois Mathilde décédée, sa fille Némésis est placée en orphelinat (Je me souviens). Et que dire des orphelins de Duplessis envoyés travailler à la mine de Sullidor et dont deux trouvent la mort, l’un dans la mine, l’autre dans le bois ? Marianne, qui revient en Abitibi pour le 10e anniversaire de l’effondrement de la mine, y a perdu ses deux parents (Nous sommes Gold). La transmission du projet, celui de recommencement, est compromise pour ces enfants privés de parents.

Les visiteurs internationaux, Liam, Godard et Thomas repartent. Mais des personnages originaires de l’Abitibi quittent aussi la région, et ce sont essentiellement des femmes. Nicole part en Amérique latine (L’hiver bleu), Némésis quitte l’orphelinat pour se rendre en Irlande avec son demi-frère (Je me souviens), Lune, fille de Guibord, va étudier au Danemark, Marie quitte l’Abitibi (Chasse au Godard), Jessie quitte son mari (Écartée) et Marianne, qui était partie après l’accident à la mine, n’y revient que brièvement (Nous sommes Gold) ; dans les trois derniers cas, elles laissent leur amoureux derrière elles. Trois films montrent la mort de deux jeunes femmes : 3 histoires (l’amoureuse de Shayne et une émule de la sainte Kateri Tekakwitha) ; La donation (l’une sous l’effet de la drogue et l’autre dans un accident, sans parler de Manon, la mère des jeunes fugueurs qui décède d’une longue maladie) ; et Bulldozer (Solange et une prostituée). Mathilde meurt également dans Je me souviens. Le départ ou la mort des femmes scelle l’impossibilité de la reproduction, de la transmission.

Et les hommes ? Ceux qui partent sont des visiteurs. Meurent le très âgé docteur Rainville, mais non sans avoir transmis sa pratique (La donation), et un mineur anonyme dans Les corps célestes. Deux orphelins de Duplessis, également anonymes, ainsi que le syndicaliste Richard Bombardier décèdent dans Je me souviens. Deux suicides : dans Bulldozer, Peanut danse avec le susmentionné engin ce qui ne peut que mal finir, et dans 3 histoires, Shayne perpètre un attentat-suicide au Walmart où travaillait son amoureuse décédée. Il n’en demeure pas moins que le rêve de recommencement est porté essentiellement par des protagonistes masculins, qu’il s’agisse des personnages principaux, comme Desmond (Les corps célestes), le docteur Rainville (La donation) et Scott (Écartée) ou de personnages secondaires, comme le père de Nicole et Christiane (L’hiver bleu) ou le beau-frère de Marianne (Nous sommes Gold).

Le son ambiant, ou son absence, vient souvent appuyer le récit et contribue à marquer l’échec personnel. Par exemple, dans deux des 3 histoires, les protagonistes ne prononcent pas un mot et trouvent finalement la mort, par opposition au succès d’Érik Papatie, qui explique son projet en long et en large. Dans Bulldozer, on entend souvent le vent dans le micro, et ce « défaut technique » contribue à construire l’étrangeté du paysage, son côté austère et sauvage. Dans le même sens, on entend aussi beaucoup le vent dans L’hiver bleu, il vente terriblement à Chute-à-Philémon où doit se rendre le député Guibord, et on comprend que la mairesse des Chutes le battra aux prochaines élections. Dans tous ces cas, le vent – et le son du vent – semble emporter le projet des protagonistes.

La musique induit parfois un sentiment d’étrangeté. Elle meuble l’immensité du territoire dans Bulldozer, où on entend le groupe rock Offenbach, ainsi que dans 3 histoires alors que Shayne traverse à pied différents espaces urbains et ruraux, étranger à ce qui l’entoure, ses écouteurs diffusant de la musique classique. Il faut s’arrêter ici aux complaintes des mineurs, complaintes au sens propre et au sens figuré : plaintes et chansons. Mignonne, dans un film où on entend les « classiques » du groupe Offenbach en musique ambiante, entonne une chanson / monologue[8] sur sa vie « plate » et qui met explicitement en lumière sa misère : « Je torche des p’tits qui sont même pas à moi, puis tout ce que je vois, c’est la mine d’à côté. […] Maudit que je voudrais donc sacrer mon camp » (Bulldozer). Un mineur de Rouyn, Réal V. Benoit, coiffé de son casque, chante une chanson qu’il a composée « à 2-3000 pieds sous terre […] à la mine que vous voyez derrière moi » ; la chanson commence ainsi : « Je savais plus quoi faire de ma vie […] j’étais ben découragé, j’ai dit pourtant ça doit ben exister, la vraie liberté dans la vie » (Chasse au Godard). Dans Nous sommes Gold, dont les personnages principaux sont musiciens, Kevin, seul rescapé de l’accident minier d’il y a 10 ans, interprète sa composition I saw the hole, et Marianne, dont les parents sont morts dans le même accident, compose une chanson qui s’intitule Les disparus. Dans L’hiver bleu, les accidentés du travail entonnent une chanson / revendication sur les travailleurs des mines et des industries. Les chansons viennent appuyer, redoubler le thème de l’échec personnel et collectif.

Conclusion : du possible et de l’impossible

Ce qui va se faire ici en 15 jours est impossible dans le monde entier.

Jean-Luc Godard, en voix hors-champ, à propos de son voyage en Abitibi, Le cas Roberge

Ces quelques pages n’épuisent bien sûr pas l’analyse de ces longs métrages abitibiens, mais permettent de cerner la représentation de l’Abitibi dans le cinéma de fiction québécois. Celui-ci, des années 1970 aux années 2010, dans la comédie ou plus souvent le drame, que l’action se déroule dans les années 1930 ou soit contemporaine au tournage, porte un imaginaire bien précis : l’Abitibi comme lieu de recommencement, de possibilités à saisir. L’histoire de la région présentée dans le corpus révèle les composantes de cet imaginaire, qui passe par le bois et, plus largement, la nature, une emprise mal assurée de l’Église, un développement essentiellement minier et forestier, et certes pas agricole. L’éloignement géographique de la capitale ou de la métropole permettrait de prendre des distances de ses problèmes, de son passé, et de repartir autrement, sans pour autant se couper du reste du monde, ce dont témoignent les réseaux entre l’Abitibi et l’ailleurs.

Mais l’Abitibi ne tient pas ses promesses ; cela se manifeste à travers la fermeture des routes et des mines ou la figure de l’orphelin. De plus, au fil des ans, il appert que le pays n’est pas aussi neuf que ne le laisse croire le titre du documentaire de l’abbé Proulx, non seulement à cause du passage des ans (chevalements qui s’effondrent ou sont sur le point de le faire, fardoche qui gagne les terres abandonnées), mais surtout à cause de la place importante, dans le corpus, des Premières Nations et de leur projet politique.

« Au nord du 45e parallèle, la politique est forcément une affaire d’espace et de territoire », déclare Souverain (Guibord) ; citant Léon Gambetta, il rappelle que « la politique, c’est l’art du possible » ; le maire de Rapide-aux-Outardes rétorque que « c’est l’art de l’impossible » et même « l’art de l’impossible possible » (Guibord). Si on remplace le mot « art » par « lieu », ces phrases du maire caractérisent l’imaginaire de l’Abitibi véhiculé par l’ensemble des films analysés ici. L’Abitibi est à la fois le lieu de l’impossible devenu possible, et celui d’un possible qui se révèle impossible. Et ce possible-impossible est tout autant individuel que collectif. Malgré les échecs répétés, les récits véhiculés par les films reconduisent sans cesse cet imaginaire du possible-impossible. L’Abitibi porte la représentation d’un pays immense, lieu du possible et du recommencement individuel et collectif, mais aussi de l’impossibilité d’y demeurer et de se transformer.