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Malgré quelques publications sur les femmes de lettres ou sur la sociabilité de certaines figures bourgeoises emblématiques comme Julie Bruneau- Papineau, l’histoire des femmes au Québec manque cruellement d’études sur les milieux populaires ou sur les femmes marginalisées au début du XIXe siècle. Cette traduction par Hélène Paré de Beyond Brutal Passions : Prostitution in Early Nineteenth-Century Montreal, étude tirée de la thèse de doctorat de l’autrice, Mary Anne Poutanen, parue en 2020, contribue à combler ce silence historiographique. L’approche sociale mettant l’accent sur les expériences quotidiennes des présumées prostituées est privilégiée par l’autrice pour traiter de l’histoire du commerce sexuel. Poutanen espère détacher son étude des tendances historiographiques assez dominantes jusqu’à présent dans l’histoire de la prostitution, développant pour leur part l’analyse des valeurs bourgeoises à l’origine de la construction idéologique du phénomène et de la conception politique de la répression de la prostitution. Poutanen s’intéresse aux femmes qui ont pratiqué la prostitution comme métier ou à l’occasion – selon leurs besoins économiques –, à leurs modèles de sociabilité, à leur place dans le tissu humain urbain, à leurs recours juridiques, à leurs résistances face à l’imposition d’un certain modèle sexuel et à leur place dans les archives, entre autres. L’autrice insiste sur le fait que les femmes au coeur de cette étude ont prétendument pratiqué le commerce sexuel à un moment ou un autre de leur vie. Le fait qu’elles aient été identifiées comme « prostituées » dans les archives judiciaires du XIXe siècle ne veut pas dire qu’elles s’identifient elles-mêmes comme telles ni qu’elles ont véritablement pratiqué ce métier de manière permanente ou temporaire. Nous apporterons aussi cette nuance dans ce compte rendu en les désignant comme « prétendues prostituées ».

Dans cette étude qui allie analyses qualitatives et quantitatives – de nombreux tableaux statistiques facilitent la présentation d’importantes données sociodémographiques – plusieurs exemples illustrent l’expérience individuelle des femmes ayant pratiqué différentes formes de prostitution. Cette perspective permet d’insister sur l’agentivité de ces femmes – soit leur pouvoir d’action – et témoigne d’une rigoureuse recherche en archives. Il est en effet très difficile de suivre des femmes de classes populaires à la trace et de relever leurs expériences quotidiennes. Pour ce faire, Poutanen s’est entre autres appuyée sur plusieurs types de documents judiciaires montréalais produits entre 1810 et 1842 (Cour des sessions trimestrielles de la paix, Cour des petites sessions et Tribunal de la police), les registres de police, les rapports du coroner, les recensements, les registres paroissiaux et les journaux de l’époque. Afin de reconstituer le parcours de vie des présumées travailleuses du sexe sur lesquelles l’autrice s’est penchée, la prise en compte des limites de ces types de documents est omniprésente dans son analyse (contextes, objectifs, rapports de genre et de pouvoir dans la production de ceux-ci).

L’ouvrage est séparé en deux grandes parties, la première explorant les lieux de travail des présumées prostituées montréalaises entre 1800 et 1850 et la deuxième portant sur les modes de régulation formelles et informelles de la prostitution à cette époque. La première partie, intitulée « Les prostituées, tenancières et tenanciers de bordel et leurs lieux de travail », comporte trois chapitres analysant la géographie urbaine de la prostitution. Les lieux de prostitution s’inscrivent dans l’espace urbain plus général, mais sont surtout concentrés dans certains quartiers, sans être circonscrits dans des espaces isolés. Le fait que la prostitution de rue et en maison s’intègre dans le tissu urbain amène inévitablement des relations de voisinage de plus en plus conflictuelles au milieu du XIXe siècle à cause de la densification de la population montréalaise. Les bordels ne sont pas que des lieux de commerce sexuel, ils sont avant tout des lieux de vie où hommes, femmes et enfants, employeurs, employeuses et employées cohabitent et interagissent, ce qui mène parfois à des conflits en raison des intérêts divergents de tous ces individus. Vocation, possibilité de s’assurer un revenu constant ou d’appoint, fuite d’un parent ou d’un mari violent, plusieurs décisions ou impératifs peuvent expliquer le choix de tenir un bordel dans sa demeure. Les présumées prostituées de rue, surtout celles qui n’ont pas de domicile stable, subissent des conditions d’existence beaucoup plus difficiles, mais peuvent tout de même bénéficier de certains réseaux de solidarité. En effet, elles ont tendance à se regrouper entre elles ou avec d’autres « vagabonds » et à partager leurs maigres ressources, ce qui ne se déroule pas toujours sans conflit.

La deuxième partie, intitulée « Entre loi et coutume : la régulation de la prostitution », montre les dynamiques et interactions entre présumées prostituées et différents acteurs et actrices au sein du système judiciaire. Voisins ou voisines, amis ou amies et parents peuvent porter plainte contre une maison de désordre ou en poursuite privée, menant à des procédures judiciaires peu favorables pour les présumées prostituées (amendes salées ou peines d’emprisonnement). Les relations entre ces dernières et les agents de la paix sont des plus ambiguës ; ceux-ci fréquentent parfois les bordels, protègent certaines de leurs connaissances ou abusent de leur position d’autorité pour échanger des services sexuels contre l’abandon d’accusations, par exemple. Poutanen montre dans le cinquième chapitre de l’ouvrage l’étendue des relations d’entraide et de répression ainsi que les procédures judiciaires menées entre ces deux groupes d’acteurs et d’actrices. Devant la justice, les présumées prostituées, au même titre que tous les citadins, utilisent les cours de justice pour régler divers conflits personnels (vols, menaces, agressions sexuelles, etc.). Dans les procès intentés contre elles, les présumées prostituées de rue sont généralement trouvées coupables et reçoivent de sévères peines, alors que les tenanciers et tenancières de bordel poursuivis en justice sont souvent acquittés ou évitent d’une manière ou d’une autre le verdict de culpabilité. Enfin, Poutanen démontre, comme plusieurs historien.ne.s du XIXe siècle, que les prisons sont utilisées par les présumées prostituées et autres personnes marginalisées comme refuge temporaire et comme stratégie de subsistance dans des moments difficiles, bien que les modes de punition et de condamnation évoluent au cours de la période étudiée.

Insister sur l’agentivité des femmes, sur leur connaissance des possibilités qui s’offrent à elles, sur leur compréhension ou leur utilisation éclairées du système judiciaire et sur les choix qu’elles font à dessein permet de donner une voix à une population qui, dans l’historiographie, est trop souvent perçue comme étant strictement en position d’oppression, soumise aux dirigeants civils, économiques et religieux qui régulent le vivre-ensemble sociétal par la création d’institutions diverses et de contrôle des milieux de travail. Mary Anne Poutanen adopte ainsi une approche intéressante et nécessaire, mais qui laisse parfois sous silence la violence et les rapports de domination genrés qui rythment l’expérience de ces travailleuses du sexe. Il n’en demeure pas moins que cette étude portant sur un sujet et une période peu traités dans l’historiographie francophone consiste en une pierre d’assise pour le développement de l’histoire des femmes marginalisées au Québec.